TABARY J.C., 2005

Introduction chapitre IV Thèse

"Du Cerveau à la Pensée"
Théorie de la Connaissance

et Autonomie Biologique


Confrontation Monisme / Dualisme


Le simple rapprochement entre le concept de cerveau et celui de pensée, réveille immédiatement le conflit ente "monisme" et "dualisme". Toute personne cultivée adopte implicitement une position dans l'approche des relations entre le corps et l'esprit, entre le cerveau et le psychisme. Encore faudrait-il préciser ce que chacun place derrière ces mots. S'agit-il d'universaux dont la réalité n’est pas à discuter ? S'agit-il simplement de mots abstraits créés pour parer un embarras et qui importent cet embarras avec eux dans d'autres pensées ?


Selon le dualisme, la nature est composée de deux substances, le mental et le physique, irréductibles l’une à l’autre. Au contraire, le monisme, habituellement physicaliste, postule qu’on peut réduire toute la nature à un seul type de substance.


Pour établir un choix argumenté, il me semble qu’il faut commencer par distinguer deux plans (P.Duhem, 1908) :

- le plan de la théorie scientifique qui cherche à édifier des lois vraisemblables et utiles, à partir de l'observation, de l'expérimentation et du raisonnement logique, suivant les règles de démonstration admises par la communauté scientifique, privilégiant la prévision par rapport à l’interprétation rétrospective, mais n'épuisant pas néanmoins la connaissance du réel.

- le plan de la "méta"physique ("après" la physique) qui est un complément nécessaire reposant sur une adhésion de croyance personnelle, et pouvant échapper de ce fait à l'analyse critique rationnelle.


Face à ces deux approches, le dualisme doit être envisagé de façon totalement différente. Le dualisme métaphysique est tout à fait cohérent, plus peut-être que toute autre position. Mais il traduit un engagement personnel, éventuellement religieux, qui ne peut être imposé à autrui.

En revanche, un dualisme intervenant dans une conception qui se voudrait scientifique doit être discuté. Or l'attitude la plus fréquemment rencontrée en France aujourd'hui, est celle d'un dualisme qui n'ose pas se reconnaître comme tel. Ce dualisme résulte avant tout de l’héritage non analysé d’un maître à penser, notamment S. Freud pour un dualisme latent, J. Lacan pour un dualisme manifeste. Par dualisme latent, j'entends des échappatoires du genre "mais tout n'est pas dans le cerveau", qui ne demeureraient cohérentes qu'à la condition de reconnaître une adhésion au dualisme.


Les conceptions dualistes peuvent aisément séduire par leur défaut même. "Ce qu'aiment les hommes, ce que tu aimes, ce n'est pas connaître, ce n'est pas savoir : c'est osciller entre deux vérités ou deux mensonges (J. Giraudoux)". Renvoyant implicitement à une forme de réalisme platonicien, les conceptions dualistes s'entendent pour soutenir le droit de se servir de notions acceptées a priori et non vérifiées, de concepts fluides et en état de perpétuelles métamorphoses. Elles permettent ainsi à tout un chacun de rester l'arbitre de ses choix théoriques, acceptant toutes les distorsions qui peuvent éliminer facilement les incohérences manifestes, sur le plan du discours ou de l’observation. Le dualisme admet tous les possibles même s'il ne peut en confirmer aucun. Ainsi s'expliquent peut-être les choix dualistes de penseurs récents aussi prestigieux que Pavlov, Wittgenstein, Whitehead, Huxley, Sperry, Popper.


En pratique, l'adoption des thèses dualistes, lorsqu'elle ne relève pas d'une extension abusive d'un point de vue religieux, témoigne avant tout d'un désir de pouvoir penser librement et d'échapper aux conclusions de l'observation et de l'expérimentation. "C'est comme si, jouant aux Echecs, on se permettait, sans en avertir l'adversaire, d'en modifier continuellement les règles de façon à être toujours gagnant (L. Rougier, 1955)." Les réponses des psychanalystes aux travaux de Malinowski, en 1930, en sont un triste exemple. Soutenant la thèse d'une émergence de l'esprit en opposition au dualisme, von Glaserfeld au nom de l'école de Palo Alto, a fait très justement remarqué "La résistance au constructivisme, rencontrée depuis Giambattisto Vico, et par Silvio Ceccato et Jean Piaget dans un passé plus récent, ne s'explique pas tellement par des inconsistances ou des failles de l'argumentation, mais plutôt parce qu'on soupçonne à juste titre le constructivisme de saper une trop grande partie des conceptions traditionnelles du monde." (1981) Cela explique le succès du dualisme, implicite ou latent.


L'adoption aujourd'hui de conceptions dualistes n'est peut être pas obligatoirement incohérente, mais elle se devrait d'être rigoureuse. Le dualisme ouvre à tous les possibles, mais cela n'exclut pas les contradictions manifestes. La moindre honnêteté intellectuelle ne devrait pas se suffire d'un discours de type gnostique à la manière de R. Mizès, et devrait conduire à exiger des explications raisonnables aux influences évidentes des états et structures cérébrales sur le psychisme, ainsi qu'à toutes les découvertes de neuropsychologie. Il n'est pas concevable de postuler des propriétés cérébrales à la demande et sur mesure, pour mieux édifier des théories "non falsifiables". Il faut récuser un éclectisme, faisant un choix personnel entre certaines données neuropsychologiques considérées comme acceptables, alors que d'autres, gênantes, seraient récusées au fallacieux prétexte que "tout n'est pas dans le cerveau". La formule "le cerveau n'est pas une machine à calculer ou un ordinateur" ne peut être utilisé de façon positive qu'à la condition de proposer soi-même un fonctionnement cérébral bien défini.


En définitive, il est illusoire de penser pouvoir établir scientifiquement un dualisme nécessaire. Inversement, le monisme strict, implicitement dérivé des animaux-machines de Descartes revus par La Metrie, et bien difficile à admettre. Une réponse à ce dilemme peut être trouvée en complétant l'approche moniste par celle d'émergence secondaire du psychisme, à partir de l'activité cérébrale au contact de l'environnement. Celui-ci traduirait une forme nouvelle d'organisation et fonctionnement cérébraux, et non une substance nouvelle. Cette thèse, formulée pour la première fois par Claparède dès le début du XXème siècle, élimine de nombreuses difficultés du monisme.


Un développement de cette confrontation monisme/dualisme, constitue le cœur du chapitre IV de la thèse, et je me permets d'y renvoyer le lecteur curieux du sujet.