Le
Développement cérébral, embryonnaire et immédiatement post-natal
Son étude est capitale, bien qu'elle puisse paraître sortir du strict domaine de la neuropsychologie. Elle étudie en effet le point de départ du psychisme, elle règle la question de toutes les structures psychologiques, fantasmes archaïques, symboles obligés et autres concepts linguistiques a priori, qui sont sensés précéder le vécu au contact de l'environnement. Elle permet d'affirmer le caractère purement transitif du discours. Elle traduit un extraordinaire modèle expérimental de développement autonome, applicable à d'autres évolutions plus difficiles à analyser.
Le point de départ théorique :
A partir de la fin du XVIIème siècle, les savants ont recherché des explications au développement pré- natal. Durant plus de deux siècles se sont opposés :
-les partisans d'une "forme" préexistante dans l'œuf, réglant le développement ultérieur,
-les partisans de l'épigenèse, niant les "formes" pré-existantes, et affirmant sans explication, l'apparition progressive des structures.
Les arguments présentés par les uns et les autres ne dépassaient guère les critiques des thèses adverses.
La situation est beaucoup plus claire aujourd'hui :
1) On a pris définitivement conscience que le développement initial vivipare est aussi indépendant d'instructions externes que le développement ovipare. Les preuves sont très nombreuses, trop longues à présenter ici. En dehors d'influences délétères possibles, la mère du vivipare ne fait que renouveler l'apport énergétique et assurer l'élimination des déchets. Chez l'oiseau, ovipare, la neurulation, premier stade de la mise en place du cerveau s'établit entre 24 et 36 heures après le début de l'incubation, et ne peut évidemment s'effectuer que selon un mécanisme autonome. Dans l'espèce humaine, la neurulation apparaît durant la quatrième semaine après la conception alors que l'embryon ne mesure que quelques millimètres de long, mais le mécanisme et la morphologie sont manifestement identiques. Après la neurulation, l'embryon humain et l'embryon d'oiseau présentent le même aspect.
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Le développement embryonnaire humain est donc nécessairement autonome, c'est à dire assuré par l'organisme lui-même, sans instructions venues de l'extérieur. Cela rend cruciale la question de l'existence éventuelle d'une pré-forme.
2)La préforme, si elle existait, ne pourrait être qu'un programme qui se dédouble à chaque division cellulaire, puisque si l'on coupe un œuf qui s'est divisé deux fois en quatre cellules, chacune des cellules donne un sujet complet. Une seule cellule d’un organisme mature peut même suffire à générer un individu complet comme le prouvent les clones réussis.
La chaîne d'A.D.N. aurait pu être un bon candidat de programme. Mais son analyse complète, terminée il y a quelques années seulement, prouve qu'elle n'est pas un programme détaillé, mais un "dictionnaire", c'est à dire une simple suite linéaire et accolée de 30 000 à 40 000 gènes anatomiquement indépendants les uns des autres, dont 98 % au moins servent uniquement au fonctionnement de chaque cellule, ou sont communs à de très nombreuses espèces. Un gène n'est que le programme d'une protéine qui agit en tout ou rien et de façon très variable selon l'environnement rencontré. Comme le mot du dictionnaire, le sens du gène demande à être précisé en fonction du contexte, donc du développement ultérieur. On peut donc dire que le sens du gène dépend autant du développement qu'il ne le permet.
L'information génétique contenue dans l'œuf, est donc initialement ridiculement limitée et fort peu spécifique :
- quantitativement, le programme génétique de la souris est sensiblement de la même taille que le programme humain alors même que le cerveau de souris est environ 3000 fois plus petit que le cerveau humain, et qu'il n'y a pas à expliquer éventuellement des compétences linguistiques innées.
- les gènes humains ne sont distincts de ceux du chimpanzé qu'à la hauteur de un pour cent seulement des maillons de la chaîne d'A.D.N. totale.
En aucun cas, la chaîne d'A.D.N. ne pourrait contenir des informations suffisantes pour expliquer des
"fantasmes originaires" ou un corpus inné de signifiants.
Il est donc parfaitement incorrect d'attribuer à l'exécution d'un programme ou à une forme innée, des structures qui résultent en fait d'une construction vécue. Cela s'applique tout particulièrement à tous les aspects de langage et autres aspects symboliques supposés précéder l'expérience.
En un mot, il faut donc dépasser le préformisme comme l'épigenèse, et envisager le développement pré-natal dans la perspective de ce que Piaget appelle le tertium du développement, appuyé sur la reconnaissance de l'autonomie biologique :
1) un tel développement est assuré par un sujet, c'est
à dire "un être qui existe non seulement
en soi, mais
pour soi, et qui, ne se bornant pas à être un objet visible du dehors ou délimité par des contours
logiques, n'a sa véritable réalité
qu'en contribuant à se faire lui-même, à partir sans nul doute d'une nature donnée et selon des exigences intimement
subies, mais par un devenir volontaire et une conquête personnelle. Le sujet n'est pas comme du fini ; il croît in infinitum.(M. Blondel)".
Ce sujet est nécessairement préalable au développement, et ne peut naître que d'un seul coup, notamment par la duplication d'une structure présente chez un ou deux sujets parents, à la fois tout monté en temps que sujet, mais riche d'un énorme potentiel de développement. Ces caractéristiques s'appliquent parfaitement à l'°uf. On peut comparer la situation à celle d'un musicien qui disposerait d'un recueil d'accords et qui construirait une mélodie au fur et à mesure qu'il la jouerait (J.C. Tabary, 1974). Ou encore celle de Racine devant son écritoire, disposant d'un corpus linguistique d'un millier de mots, et construisant ses différentes tragédies en faisant varier le choix et l'articulation entre ces mots, sans que l'une ou l'autre de ces tragédies soit écrite à l'avance.
2) le fonctionnement
de ce sujet est
assuré initialement
par un ensemble de
lois
internes qui régissent
conjointement
l'équilibre entres les différents systèmes internes
et les
rapports
avec l'environnement.
Ces lois
sont
initialement
très peu différentes des lois qui régissent le fonctionnement autonome
d'une bactérie. C'est très progressivement que des lois plus complexes apparaissent, dérivées d'une "réflexion" sur l'activité et les conséquences mémorisées de cette
activité.
3) la dynamique du développement pré-natal
est à trouver dans un
déséquilibre interne qui
n'est pas immédiatement
rétabli. L'oeuf-sujet
est défini par un ensemble de systèmes fournissant des réponses aux exigences résultant de différentes
conditions d'environnement rencontrées, pour maintenir constant
un milieu interne quel que soit
le milieu externe (Claude Bernard). Mais le principe de Claude Bernard ne s'applique pas seulement
aux relations
entre l'œuf et son environnement. Il
s'applique aussi, selon
un principe
de
subsidiarité,
aux
interactions entre systèmes locaux distincts. Les réponses internes sont, elles-mêmes, cause de déséquilibre dans
les relations entre systèmes. La simple poursuite
du vécu est
donc déséquilibrante. La recherche
d'un nouvel état d'équilibre ne peut être qu'une "découverte" résultant
d'un tâtonnement aléatoire, à la manière de l'homéostat d'Ashby, sinon l'équilibre aurait été immédiatement et
automatiquement
rétabli. Inversement, grâce au mécanisme de la réaction circulaire qui enregistre les effets du tâtonnement aléatoire, celui-ci est riche de progrès, permettant de découvrir des situations d'équilibre
relativement stable. C'est le principe de la structure dissipative, décrit par Prigogine.
4) le développement
est marqué par une
mémorisation des modifications
comportementales efficaces pour une adaptation à la
situation rencontrée, et une intégration dans la structure.
Les réorganisations
successives, rendues nécessaires par l'accumulation des données mémorisées, définissent une succession d'étapes en
cascade,
l'exercice à chaque étape étant réglé par les étapes précédentes et
préparant les étapes suivantes.
En dehors des structures nées initialement par duplication
et présentes
à
l'origine, toutes
les structures résultent
d'une correction active rétablissant un
équilibre, soit
entre les différentes parties
de l'organisme(développement prénatal), soit entre l'organisme
entier et son environnement
(développement post-natal).
5) le développement
se fait
par une
suite de réorganisations, chaque nouvelle organisation
étant la
conséquence de l'activité de l'organisme durant
l'organisation
précédente. Il est parfois difficile de
préciser dans quelle mesure une étape est un moyen commode de description (stades piagétiens p.e.), et
dans quelle mesure elle est une dimension authentique du développement, mais il y a manifestement des
"explosions" successives authentiques qui signent les changements d'étape.
Ces cinq points marquent tous les développements autonomes, phylogénétiques, ontogénétiques ou culturels. C'est l'abstraction réfléchissante définie par Jean Piaget, il y a près d'un siècle, où le sujet se développe en intégrant le résultat de ses activités positives sur l'environnement. C'est également plus récemment "the activity-dependant development" des auteurs anglo-saxons (L.C. Katz et C.J. Shatz) qui est en fait le stricte équivalent de l'abstraction réfléchissante. Il faut noter que le mécanisme s'applique aussi bien à l'organisme entier qu'aux sous systèmes internes, chaque sous système étant une unité autonome dont l'environnement immédiat est constitué par un voisinage interne.
Dans le cas de l'oeuf/cellule initiale, il y a nécessairement, comme pour tout organisme autonome, des flux d'échange
dans la relation avec l'environnement. Ces flux sont différents selon que la cellule est
isolée ou accolée à une autre cellule. Les expériences de Driesch et de Speeman démontrent qu'il y a là l'explication nécessaire et
suffisante, de l'amorce
du développement embryonnaire.
Il faut trouver chez Driesch, l'expérience fondamentale qui établit la validité
a priori universelle, de l'explication
des développements autonomes quels qu'ils soient.
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Par la suite, la multiplication incontrôlée des cellules aboutit
successivement
à la formation d'une petite mure creuse, et à une différenciation des
interactions entre cellules. Une
invagination fait apparaître automatiquement trois feuillets, définissant une "forme" primitive qui n'a exigé aucune programmation.
Au niveau du cerveau, un développement identique sur le plan théorique, est observé. Des structures sont simplement ébauchées de façon quasi aléatoire, et le contact nouveau entre structures nouvelles est initialement facteur de déséquilibre, puis d'organisation.
Les interactions entre structures corrigent les déséquilibres, les font évoluer vers une complexité croissante qui est mémorisée. En fin de compte, les neurones cérébraux sont disposés de façon extrêmement précise et immuable. Le cortex cérébral est constitué de six cents millions de colonnes juxtaposées de 110 neurones chacune. La disposition des colonnes est parfaitement organisée.
L'organisation cérébrale primitive
Le mécanisme de mise en place initiale a été précisé au niveau du tube neural primitif qui dans l'espèce humaine apparaît
durant la quatrième semaine
après la conception alors que l'embryon ne mesure que quelques millimètres de long. Comme je le dis plus
haut, la comparaison
avec l'oiseau permet d'affirmer un développement autonome, mais il est possible d'aller plus loin sur le mécanisme en cause,
compensant l'absence de programmation :
Comment une structure cérébrale organisée peut émerger, sans programme, d'un développement anarchique.
1)dans la zone ventriculaire, de nouveaux neurones apparaissent de façon anarchique, par divisions
cellulaires répétées
2)les nouveaux
neurones migrent vers la
surface corticale, le long des fibres gliales radiales
3)arrivé à destination, le neurone,
devenu neurone cortical, occupe une partie définie de la surface corticale
4)l'accumulation
des neurones fait que
toute la
surface corticale
finit par être occupée, dessinant une trame régulière.
5)les derniers neurones formés qui ne trouvent plus de place, meurent, respectant l'arrangement existant.
C'est un mécanisme
analogue qui assure la mise en forme
du squelette. Il
n'y a pas de dessin préétabli
des os,
seulement
une multiplication anarchique des cellules cartilagineuses qui se transformeront en
cellule osseuse
(A). Ce sont
les contractions musculaires du f°tus qui
créent des déformations, sources de lignes de force électriques (B) selon lesquelles les cellules se disposent en deux couches (C), assurant secondairement une cavité articulaire entre ces couches, et ainsi la forme des os et des articulations.
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Remarque : la naissance humaine est très prématurée si on la compare à celle du jeune macaque Pour expliquer
le fait, les auteurs hésitent
entre des limites dans la
capacité nourricière du placenta, ou l'étroitesse du détroit supérieur de l'os du bassin chez la mère, qui ne laisserait pas passer une tête plus développée. Les
conséquences sont importantes. Il y a une longue période après la naissance pendant laquelle le développement
de type embryonnaire prédomine par rapport à l'apprentissage, alors
qu'inversement il y a possibilité de quelques acquisitions folkloriques
avant la naissance (mémorisation du basson de Pierre et le loup),
et surtout une intégration des effets d'environnement
dès les premiers jours de la vie.
Il est donc impossible de tracer une ligne nette entre un développement de type embryonnaire par interactions intracérébrales entre structures, et un développement post-natal établi sur les relations avec l'environnement physique et social. Après la naissance, coexistent durant plusieurs mois la poursuite d'un développement de type embryonnaire qui permet à l'enfant humain de rejoindre le macaque de la naissance, et un début d'apprentissage du milieu environnant, faisant intervenir la perception bien plus que la motricité. L'accommodation visuelle à la distance n'apparaît qu'à six semaines, la vision binoculaire qu'à quatre mois. Inversement un tampon porté sur l'épaule par la personne qui s'occupe régulièrement du nouveau-né est différencié d'autres tampons, à moins de huit jours de vie. La voix de cette personne, non nécessairement la mère, est différenciée à moins de six semaines de vie.
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1) Le développement embryonnaire est un modèle applicable à tous les développements autonomes, notamment le développement psychologique post-natal. Dans le même esprit que Maurice Blondel, le pape Paul VI a écrit " L'homme n'est vraiment homme que dans la mesure où, maître de ses actions et juge de leur valeur, il est lui-même l'auteur de son progrès, en conformité avec la nature que lui a donné son Créateur et dont il assume librement les possibilités et les exigences." A moins d'adopter un point de vue dualiste, il faut, en psychologie, considérer comme peu valide, le schéma d'un psychisme initialement tout monté, capable d'assimiler immédiatement certaines données d'environnement au moins, et qui pourrait évoluer seulement négativement sous l'effet d'influences sociales extérieures contraignantes et déformantes. Il faut plutôt se tourner vers un schéma centré sur un psychisme crée progressivement à partir des effets autonomes d'initiative et de correction personnelle des déséquilibres. Les difficultés rencontrées au contact du monde physique et des personnes n'altèrent pas un psychisme antérieurement intact, mais sont en fait la clef du développement psychique.
Par ailleurs, comme Claparède l'avait suggéré, il y a continuité entre les étapes de l'organisation neurologique pré-natale, les développements psychologiques pré-verbaux des premiers mois, et les étapes du développement du discours.
2) La signification et la genèse des "formes" doivent être repensées. La formule de Piaget, "Formes d'accord, mais formes qui ont eu une histoire" est un peu insuffisante. En fait, toute forme, dans quelques domaines que ce soit, est totalement réductible à la trace pérennisée d'une activité antérieure du sujet, à la façon dont la "forme" de l'Aphrodite de Cnide pérennise l'activité de Praxitèle. Comme y insiste Jean Ullmo, l'activité de l'arpenteur a précédé et généré le concept de longueur. La "forme" du cerveau ou d'un os ne sont rien d'autre que la trace pérennisée de l'activité embryonnaire.
3) Pratiquement aucune des "formes" dont l'articulation assure l'activité psychique, ne sont présentes à la naissance. La seule exception, tout spécialement réduite chez l'homme, ne peut concerner que des "formes" comportementales résultant d'une expérience vécue d'interaction interne entre aires cérébrales distinctes (intermodalité).
Ce constat est une conséquence logique du mécanisme du développement pré-natal. Le psychisme, verbal ou non, ne peut résulter de l'exécution d'un programme pré-établi puisque celui-ci n'existe pas. Les "formes" psychiques doivent donc toutes être dérivées de l'expérience. Cela est tout spécialement vrai des images parentales ou sexuelles, mais cela peut être généralisé à toutes les fonctions ou concepts. Il n'y a pas de "réalité psychique" au sens freudien du terme chez le nouveau-né et dans les premiers mois. Il ne peut y avoir de fantasmes originaires, archaïques ou relevant d'un système de valeur précédant l'expérience vécue. Il ne peut y avoir un corpus pré-établi d'interdits ou de signifiants.
Le point est évident et peu discuté en ce qui concerne les formes verbales, en dehors de Lacan. Même M. Klein ou O. Rank qui ont postulé une activité psychologique très précoce, n’ont affirmé le caractère verbal de cette activité. H. Wallon, inspirateur trahi de Lacan pour l’activité mentale du tout petit, reporte le début de l’activité verbale à 18/20 mois, reliant ce retard par rapport à la naissance, à l’absence initiale de myélinisation des aires cérébrales du langage, explication qui ne tient du reste plus aujourd’hui. On peut remarquer par ailleurs, que les concepts et les valeurs psychologiques verbales traduisent pratiquement toutes une relation avec l'environnement physique ou social, et ne pourraient donc précéder cette relation que si elles étaient dictées par un programme préalable.
Apparaît ainsi une période d’activité psychologique plus ou moins complètement intériorisée, se prolongeant de nombreux mois avant le début du langage, et donc sans contenu verbal.
Cette période est marquée chez l’enfant :
- par une riche activité opératoire, l’intelligence perceptivo-motrice de Piaget et Wallon
- par de riches réactions affectives, ayant conduit Wallon à parler d’un stade émotif dès l'âge de trois mois
- par une communication interindividuelle non verbale, très développée, portant notamment sur la mélodie du langage.
En revanche, il n’est pas possible, nous l’avons vu plus haut, d’évoquer des « formes », fantasmes originaires, archaïques ou autre, catalogue de signifiants, interdits, relevant d'un système de valeur précédant l'expérience vécue. Il y a donc là une difficulté majeure qu'il convient de dépasser.
Les observations de Harlow chez le jeune macaque, publiées vers 1950, apportent un début de réponse, et on comprend aisément qu'elles aient pu impressionner les psychanalystes anglais, notamment Bowlby et même Anna Freud. De jeunes macaques, de sexe différent, élevés ensemble depuis la naissance, sans parents et sans aucun contact avec des animaux plus âgés, développent un riche système de relations socio-affectives, leur permettant de s’intégrer immédiatement au groupe social rencontré ultérieurement. En revanche, le jeune macaque élevé en isolement total depuis la naissance, présente des troubles considérables et une incapacité totale et quasi-définitive d’intégration sociale. Les jeunes animaux, mâles ou femelles, élevés au seul contact de leur mère, présentent un tableau intermédiaire, très loin de la norme.
Ces observations prennent toute leur signification lorsqu'elles sont confrontées à l’impossibilité de
« formes » précédant l’expérience vécue. Les explications de comportements par l'instinct ou la maturation doivent rejoindre le rayon des licornes, et laisser place à la construction individuelle. Toute
« forme » cognitive, toute évaluation affective, quelles que soient leur nature, résulte d’une acquisition historique individuelle par accumulation des mémorisations de l’activité vécue, où chaque étape est une modification quantitative des transmissions synaptiques.
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Applications
a)l'origine de la conscience de soi et de l'autre.
Elle doit se construire préalablement à toute représentation du moi, d'un autre et d'une relation entre le moi et un autre. Ce préalable vaut en fait pour toutes les fonctions psychologiques.
Le premier temps de l'activité de la conscience, après la naissance, est strictement neurologique, ce que Baldwin appelait la conscience adualistique, ce qu'Edelman appelle aujourd'hui la conscience primaire, et qui est seule présente chez l'animal, sauf peut-être chez les grands singes.
La conscience primaire traduit le fait qu'une modification perceptive de l'environnement est reliée par le sujet à sa propre action immédiatement antérieure. Ce sujet peut donc attribuer à sa conduite les modifications perceptives qu'il provoque, et analyser les effets de sa conduite, mais il le fait sans représentation du moi, comme la poule face à un problème de détour.
En coordonnant plusieurs situations, le sujet dont l'organisation neurologique est suffisamment puissante, finit cependant par opposer :
-l'ensemble des modifications d'environnement qui suivent une action de sa part, c'est l'origine du moi
-l'ensemble des modifications qui surviennent indépendamment de son action, c'est l'origine du non moi.
Parallèlement, s'est précisé l'isolement de l'objet, d'une façon différente de ce qu'avait pressenti Jean Piaget. L'indépendance de l'objet vis à vis des actions et de l'environnement est pratiquement immédiate à la naissance, assurée comme je le dis ailleurs, par les fonctions perceptives innées, visuelles, auditives et olfactives. La permanence de l'objet s'établit progressivement à partir de deux/trois mois, même si elle n'est complète que vers 10 mois.
Ainsi se font les constructions qui permettent finalement le sens de l'autre, et donc la genèse d'une image parentale. Celle-ci est ensuite qualifiée, non pas selon des directions pré-établies, mais à partir des propres évaluations de l'enfant, et formées selon son propre système de valeur. L'évolution se fait spontanément sur le plan de la fonction, donc indépendamment du type de vécu, mais les valeurs
particulières rencontrées sont intégrées. Il n'y a absolument aucune indication d'une différence sexuelle initiale des images parentales, et l'éthologie apporterait plutôt l'image du contraire, notamment dans la rupture de l'empreinte chez l'oiseau coureur.
Remarque : un «sentiment » durable vis à vis d’un autre, ne peut pas s’établir avant la conscience du soi et de l’autre, c’est à dire avant quatre ou cinq mois post-natals.
b)la construction des images parentales est progressive :
-la reconnaissance des particularités perceptives débute quelques jours après la naissance
-les réactions spécifiques à la vue des étrangers culminent à cinq mois, ce qui démontre la prédominance encore à cet âge des aspects purement perceptifs des images parentales
-le stade émotif de Wallon, entre trois et six mois, traduit une évolution capitale : l'enfant attend quelque chose de son entourage. Donc certains objets du non-moi sont en train de devenir des personnes avec qui avoir des relations, sans spécificité de sexe mais à partir de l'intérêt.
-le chiffre de huit mois donné par le psychanalyste René Spitz pour l'apparition de l'image maternelle, est en quelque sorte une bonne moyenne.
-c'est la disparition possible du deuil de séparation vers dix mois qui traduit l'ultime propriété de la permanence des parents en l'absence de toute perception.
c) le développement du langage.
Sa construction débute dès la naissance à partir de fonctions perceptives innées, mais jusqu'à vingt mois, seule est prise en compte la musique du parlé. Le jargon de l'enfant de huit mois est une tentative de communication par la mélodie, dans laquelle il est possible de reconnaître une imitation de structure, comme le montre l'étude des nourrissons dans les milieux bilingues.
Les premiers mots du langage, passés 18 mois, décrivent une "forme" initialement non verbale, perceptivo-motrice, de l'environnement, construite antérieurement. L'enfant dit "ouah-ouah" devant la simple image d'un chien. Il n'y a pas de concepts a priori. C'est l'usage du langage qui crée ensuite de nouveaux concepts, et surtout, rend ouvert aux concepts proposés par l'entourage social, tout cela à partir d’un propre système d'évaluation. "Les êtres abstraits n'existent pas, il y a seulement des activités d'abstraction auxquelles on accroche un mot (Korzybski)".
Il y a là une conclusion manifeste, bien que difficile et rarement acceptée : "Personne ne croit plus aux
"idées" de Platon, mais cette mythologie intellectuelle a pris rang dans les moyens de pensée de tout le monde (P. Valéry)". Je paraphraserais volontiers P. Valéry en disant que personne ne croit vraiment aux fantasmes originaires ou à la préexistence des signifiants en tant que tels, mais que cette mythologie intellectuelle a pris rang dans les moyens de pensée de beaucoup.
La construction du langage associe plusieurs mécanismes :
-la catégorisation, appelée abstraction par Korzybski, basée sur une ressemblance perceptive. La vue de plusieurs chiens distincts conduit à un schème unifiant non verbal, de chien. La catégorisation verbale des actions (trois ans) est plus tardive que celle des objets (deux ans) dans le test de Dague et Léger.
-l'association arbitraire mais principalement empruntée à l'entourage social entre un schème auditif et un schème visuel, selon les critères de l'enfant. L'analyse du sens du mot "mensonge" pour l'enfant de 4/5 ans est particulièrement démonstrative (Piaget).
-l'indépendance et la permanence des schèmes ainsi formés permettent l'articulation de la phrase et l'apparition de mots de plus en plus abstraits, ainsi que l'oubli de l'origine des mots. Le discours acquière alors une indépendance qui explique l'acceptation implicite d'une existence ontologique des "idées", au sens platonicien du terme.
Le retour aux sources, pourtant indispensable, est le stade ultime d'une bonne pratique du langage, malheureusement bien rarement rencontré. Le langage n'est rien de plus qu'un code arbitraire qui
transforme des données non verbales à fin de transmission et de communication. Il ne prend de sens qu'en retournant ensuite à des données non verbales. "Le rôle du langage est essentiel, mais il est transitif, c'est à dire qu'on ne peut s'y arrêter. Tout finalement doit pouvoir se réduire en ceci que je touche du doigt en prononçant un mot, en cela que je fais ou mime en prononçant un mot (P. Valéry)". Il faudrait ajouter "en cela que fait ce que je touche du doigt en prononçant des mots".(je touche la cloche qui sonne).
Le discours est un code commode mais il n'a pas de réalité propre en dehors de cela.
d) les capacités de perception.
Elles sont immédiates, reposant sur des mécanismes innés. Seule la "prématurité" de l'enfant humain explique un retard à la naissance par rapport au macaque. La qualité de perception innée explique que le nouveau-né de quelques jours, peut tirer la langue par imitation, sans intention agressive bien sûr. C'est la grande correction à apporter aux descriptions de Piaget concernant le très jeune nourrisson.
e) la question des significations.
Il n'y a pas d'informations, pas de significations qui aient une valeur "en soi", une valeur ontologique disent les philosophes. L'affirmation de Saussure, "les mots n'ont pas de sens, ils n'ont que des emplois", vaut autant pour les signifiants que pour les signifiés, ce qui justifie paradoxalement l'autonomie lacanienne du signifiant par rapport au signifié. En revanche, Lacan commet une grave erreur lorsqu'il tente d'affirmer que le signifiant précède à la fois le signifié et le sujet humain (P. Guyomard, E.U.S.H.14, pg 2639b). Il s'agit d'un retour totalement gratuit à une variété de réalisme platonicien, avec toutes les difficultés inhérentes, un choix dualiste, et donc une opposition de fond à l'approche neuropsychologique.
En fait, la référence primaire des significations de chacun est à trouver dans l'enveloppe comportementale non verbale de chacun. La concordance interindividuelle entre signifiants comme entre signifiés, doit être apprise, au même titre que les signifiants et les signifiés eux-mêmes. Elle repose à l'origine sur la communauté des organisations neurologiques, ensuite sur la communauté des expériences physiques et sociales. Le grand intérêt des études de Lacan est d'avoir souligné que, sauf chez le très jeune enfant, la communication interindividuelle débute souvent par une tentative de compréhension d'un signifiant nouveau, appris par c°ur sans élaboration correcte du signifié correspondant. L'incompréhension interindividuelle trouve alors souvent son origine dans le fait que les individus placent un signifié différent derrière un même signifiant. Le "bon mot" de l'enfant de quatre ans, qui fait rire, est en fait lié à une erreur dans la transcription signifiant/signifié.
Au total, l'étude du développement précoce fournit une solide argumentation en faveur d'un constructivisme radical et d'une intelligence perceptivo-motrice sans langage, précédant ce dernier, et expliquant le passage de l'organisation neurologique innée à l'organisation psychologique parlée.
La leçon essentielle à tirer du développement embryonnaire vient du fait que l'°uf se fait seul nouveau- né, avec un cerveau dépourvu de significations a priori, mais doté d'extraordinaires outils de perception immédiate, et d'une conscience primaire. Le chemin parcouru avant la naissance est largement aussi important que celui qui suit, et qui, partant du nouveau-né, parvient à l'apparition du psychisme et à l'intégration du milieu social rencontré, marquant le développement ultérieur de l'enfant. Il n'est donc nullement absurde de considérer que l'enfant lui-même est le véritable maître d'°uvre de son épanouissement.
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Aperçu sur le développement post-natal
Oublions un instant qu'il existe un chevauchement durant quelques mois entre le développement de type embryonnaire centré sur les interactions entre différentes régions cérébrales, et le développement
authentiquement post-natal centré sur les interactions entre l'individu et son environnement. Envisageons une frontière nette.
A)Le développement physique post-natal est marqué par une influence très limitée de l'environnement, ce qui est souligné notamment par le fait qu'entre la naissance et deux ans, le nourrisson rattrape la taille imposée par ses gènes et fait disparaître les effets maternels durant la grossesse. Au Japon, les effets de la sous-alimentation dans les années d'après-guerre, ont été compensés par la suite. De même, la terrible famine qu'ont connue les grandes villes des Pays Bas en 1944/45, ont provoqué une forte chute du poids à la naissance, qui a été totalement compensée par la suite.
On peut relever deux facteurs de croissance, conciliables avec le développement autonome :
1)une multiplication anarchique, donc non programmée, des cellules cartilagineuses agissant notamment sur la longueur des os longs. L'exercice musculaire crée et maintient la "forme" osseuse. La croissance musculaire "suit" automatiquement la croissance osseuse (J.C. Tabary).
2)une reprise du développement génital vers 9/10 ans, arrêté temporairement à la naissance. Il y a une interaction manifeste entre ces deux développements.
B)Le développement psychologique: C'est avant tout une spécialisation du fonctionnement cérébral, selon le milieu physique et social rencontré. Certains potentiels innés sont définitivement altérés, comme par exemple l'analyse phonétique des langues non entendues, cela au profit de la ou des langues usuelles, dont l'analyse est considérablement améliorée.
Les unités comportementales sélectionnées (les "schèmes" piagétiens), initialement reconstituées en situation, deviennent à l'usage répété, de plus en plus indépendants des situations, et de plus en plus permanents, en l'absence de ces situations. Ils deviennent alors mobiles, et peuvent s’articuler entre eux.
L’articulation des schèmes fait apparaître, étape après étape, un authentique nouveau. L'articulation d'un schème-image et d'un schème-action permet l'activité intérieure que nous appelons pensée, et qui précède le langage. L'articulation entre un schème-image auditif et un schème comportemental non
auditif ouvre au langage, vers 20 mois. ( en moyenne, 22 mots compris à 18 mois, 118 à 21 mois, 272 à
24 mois, 446 à 30 mois. (Heath 1932). L'apparition du langage ouvre à son tour des dimensions nouvelles, celle du dialogue avec l'autre et avec la culture du groupe, et celle des stades de la structuration logique.
Parallèlement s'installe le réalisme naïf, par oubli de l'origine des schèmes. Des schèmes non personnellement acquis par expérience personnelle, peuvent être directement intégrés avec les avantages et les dangers qui en résultent. Le psychisme est donc une manière de fonctionner du cerveau, né de l'organisation neurologique initiale, mais qui a acquis son autonomie par rapport aux modes initiaux de fonctionnement.
Le
départ : il ne peut y avoir avant expérience, aucune
valeur concernant un point d'environnement, aucun concept qui ne dérive d'une activité perceptivo-motrice ou de concepts antérieurs. Tout doit être dérivé de l'expérience.
Le
but : une meilleure adaptation à l'environnement effectivement rencontré.
Le
mécanisme : la mémorisation des adaptations nouvelles réussies. C'est l'abstraction réfléchissante, et c'est donc la mémoire qui recrée à nouveau les données culturelles psychiques chez chaque individu.
C’est le time-binding de Korzybski, portant tout autant sur les données positives que sur les données imbéciles (Bachelard)
La
relative autonomie : elle est soulignée par l'immense travail de Defries dans le Colorado Project portant sur les enfants adoptés, définitivement séparés de leurs parents biologiques depuis les deux premiers jours de la vie. Un lien de leurs capacités cognitives avec celui de leurs parents, est
sensiblement égal à quatre ans avec les parents biologiques et les parents adoptants. Ce lien va ensuite
aller en décroissant avec les parents adoptants, croissant avec les parents biologiques, jusqu'à atteindre à 20 ans entre enfants adoptés et parents biologiques, la même intensité qu'entre parents biologiques et leurs propres enfants qu'ils ont élevés.
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