J.C. Tabary

 

Pour un procès du discours premier

(Pensée, connaissance et discours)

 

 

"Plus l'idée qu'on a du langage est nette, moins on le confond avec ce qui est....Le secret de la pensée solide est dans la défiance du langage"

Le rôle du langage est essentiel mais il est transitif, c'est à dire qu'on ne peut s'y arrêter. Tout finalement doit pouvoir se réduire en ceci que je touche du doigt en prononçant un mot, en cela que je fais ou mime en prononçant un mot, en cela que fait ce que je touche du doigt en prononçant des mots.

 

                                    Paul Valéry

 

 

Aucune définition de la pensée n'est pleinement satisfaisante, ni détachée d'une théorie particulière. Par pensée, j'entendrai personnellement l'activité mentale organisée et poursuivie, qui peut être totalement intériorisée, ou bien se manifester en outre extérieurement, notamment dans le langage.

 

Il est cependant manifeste qu'il y a des pensées en images visuelles chez l'individu voyant, sans composante verbale. Inversement, si nous tentons d'explorer la nature habituelle de la pensée, nous trouvons le discours, et même un discours très proche de l'écrit. La question se pose alors de savoir si ce lien entre discours et pensée présente une nécessité neurologique, ou bien s'il s'agit d'un apprentissage dont nous avons oublié qu'il fut tel.

 

Jean Piaget a longuement abordé cette question, et il a conclut à la nécessité de distinguer la pensée et le discours. Il nous propose, preuve à l'appui, de considérer dans la pensée deux aspects distincts :

- le premier est l'intériorité du comportement, où l'activité mentale s'effectue en indépendance des relations  avec l'environnement

- le second est le discours dans la langue maternelle, parfois également  dans une autre langue, voire plusieurs.

 

L'observation des jeunes enfants et de beaucoup d'individus adultes sourds de naissance, démontre aisément, dit Piaget, que ces deux aspects ne sont nullement obligatoirement liés. Il cite les beaux travaux de Fuchs sur les sourds qui indiquent que ces derniers peuvent souvent effectuer des raisonnements extrêmement complexes sur des données non verbales, et se révéler incapables de préciser par le discours, comment ils s'y sont pris. Mais de telles observations ne sont évoquées par Piaget, que pour corroborer les données recueillies chez le jeune enfant.

Jean Piaget et Henri Wallon, qui se sont opposés sur les mécanismes expliquant l'apparition du langage après dix huit mois d'âge, se retrouvent en accord pour parler chez l'enfant plus jeune, d'une intelligence perceptivo-motrice précédant le langage. Les travaux de Gesell et de tous les auteurs qui ont effectué une analyse des comportements du jeune enfant parviennent aux mêmes conclusions. Il y a là une description difficilement contestable, qui postule une activité cérébrale organisée, efficace, régissant des comportements structurés dans l'indépendance du langage.

 

Piaget montre que le contenu des démarches intellectuelles est identique à celui des comportements perceptivo-moteurs effectivement réalisés dans une relation avec l'environnement, et directement observables. L'intériorité est donc la seule particularité originale qui caractérise les activités intellectuelles perceptivo-motrice. Piaget y voit le mécanisme de la naissance de l'intelligence de l'enfant.

Piaget appelle schème, une combinaison d'actions élémentaires, perceptives et motrices. Il parle de schèmes innés et de schèmes appris, les seconds dérivant  des premiers par l'exercice. Ces schèmes constituent un moyen commode de caractériser l'évolution des conduites du nourrisson durant sa première année de vie. Sous l'influence de l'exercice exigé par l'adaptation à l'environnement, les schèmes appris se multiplient et s'enrichissent. Outre la complexité croissante, deux particularités nouvelles apparaissent :

- l'indépendance des schèmes vis à vis de la situation. Par exemple, la préhension manuelle, perfectionnée sur des objets définis,  s'applique immédiatement avec succès, vers huit/neuf mois, à un objet nouveau.

- la permanence en l'absence des objets perçus. Par exemple, le comportement du nourrisson de trois/quatre mois traduit qu'il reconnaît immédiatement le biberon qu'il n'avait pas vu depuis quelques heures.

Indépendants et permanents, les schèmes décrivent une sorte de découpage dans l'activité cérébrale globale et continue. Du fait de ce découpage, les schèmes se prêtent à une mobilisation indépendante de l'activité en cours. L'aspect le plus essentiel de cette mobilisation est la capacité du cerveau de combiner entre eux plusieurs schèmes pour "inventer" un comportement nouveau. Cette combinaison traduit ce que Piaget appelle une opération, et elle peut se dérouler en toute intériorité cérébrale : l'intelligence perceptivo-motrice est née, une "pensée" autonome est apparue.

 

Cette pensée sans langage va marquer le fonctionnement du jeune enfant, entre douze et dix-huit mois, ce qui est un long délai à l'échelle du développement précoce. Parallèlement apparaît un meilleur contrôle de l'analyse et de l'expression auditivo-verbale. La compréhension et l'expression verbales quant à elles, ne sont pas nulles mais extrêmement réduites : en moyenne, trois ou quatre mots à un an, dix-neuf mots à quinze mois, vingt-deux mots à dix-huit mois dans l'étude de Markey (1928). C'est à peu près le nombre d'étiquettes auditives exprimables différentes que l'on peut retrouver chez les primates évolués.

 

Il apparaît après dix huit mois, une transformation brutale. Cent dix huit mots sont identifiés à vingt et un mois,  deux cent soixante douze à deux ans selon Markey. Le discours est apparu et va pouvoir se développer très rapidement, devenant l'élément majeur de l'activité de pensée.

 

Henri Wallon pensait pouvoir expliquer cet envahissement de la pensée par le langage, à partir d'une maturation des zones cérébrales du langage, en rapport avec une transformation des fibres neuronales qualifiées de myélinisation. Cette explication ne tient pas, je l'ai vu. D'une part, l'importance réelle de la myélinisation comme élément de maturation, très à la mode durant la première moitié du XXème siècle, est totalement discréditée aujourd'hui : l'opossum nouveau-né se déplace, se nourrit alors qu'il n'y a pas la moindre fibre myélinisée dans son cerveau. Par ailleurs, l'examen du nourrisson de quelques semaines démontre, comme je le souligne plus loin, une riche activité organisée des zones cérébrales du langage. Il faut donc bien rechercher cette compétence nouvelle du langage dans le développement psychologique.

 

J'ai tendance à me méfier des conclusions tirées des anecdotes isolées. Il me semble cependant que le cas d'Hélène Keller peut servir au moins d'illustration. Sourde et aveugle depuis l'âge de dix huit mois, Hélène Keller a raconté son "illumination" lorsqu'elle a brusquement compris, à l'âge de sept ans, qu'il y avait un rapport entre le tapotement effectué par son institutrice (correspondant aux lettres w, a, t, e et r) et l'impression de fraîcheur perçue par son autre main, placée dans un courant d'eau. Une fois cette relation découverte, Hélène Keller s'est rapidement ouverte à une utilisation systématique d'un langage.

 

Cette anecdote correspond très exactement aux analyses de Piaget. L'enfant de dix huit mois comprend brusquement que l'émission vocale qu'il entendait et celle qu'il effectuait, peuvent être utilisée pour caractériser les objets et les personnes. La pratique d'un test de vocabulaire à choix multiple, le test de Dague et Légé, chez des enfants de vingt et un à trente mois, m'a montré que l'utilisation des mots pour désigner un type d'action (le verbe) est beaucoup plus tardive. Le jeune français de 27 mois peut désigner sans difficulté "l'hélicoptère" alors qu'il échout à désigner "ce qui sonne" ou "ce qui est pour sonner". L'usage des qualificatifs est encore plus tardif.

 

En définitive, l'apparition du langage est expliquée par le fait que l'enfant a appris à établir une équivalence entre une composition auditive et les objets identifiés de son environnement. Il faut souligner à ce propos que l'enfant de dix huit mois établit très facilement une équivalence entre un objet ou une personne représentée en photographie, dessin ou impression, et l'objet ou la personne "réels". C'est cette fonction d'équivalence qui précède le discours et lui ouvre la porte.

 

Dès que le nourrisson comprend qu'une perception auditive peut être liée à une perception visuelle, il va tenter d'établir un lien entre le schème auditif qu'il isole dans le langage adulte et un schème visuel. Bien qu'il n'en ait évidemment pas conscience, il procède par une "hypothèse"qu'il va valider ou invalider à la prochaine occurrence. Ce que les adultes appellent les "bons mots" des enfants sont tout simplement des hypothèses erronées.

 

 

Cette analyse de l'émergence de la pensée et du discours chez le jeune enfant, permet une approche équilibrée des relations entre ces deux fonctions. D'une part, le discours est la forme privilégiée du fonctionnement de la pensée chez l'enfant de plus de trois ans, à plus forte raison chez l'adulte ; le discours ouvre des perspectives quasi infinies à l'exercice de la pensée et rien ne peut le remplacer, en particulier dans l'expression des connaissances abstraites. Mais inversement, le discours n'est pas la pensée, et semble la création progressive d'une pensée sans langage. Une telle vision des choses favorise la conception purement transitive du langage formulée par Paul Valéry : le langage désigne une réalité non linguistique, et ne trouve sa fonction que dans le retour du discours vers cette réalité non linguistique. " Toute production de langage qui ne peut être complètement remplacée par une production de non-langage, ne peut être considérée que comme transitive, et sa valeur, autre qu'affective, ne peut  résulter que de son rôle de conduire à une expression finalement soluble en non-langage.".

"Des mots mis à la place des choses, et les combinaisons de ces mots, cela ne vaut que dans la mesure où nous pouvons, à la fin, remettre des choses à la place des mots".

D'autres approches du discours confortent très largement cette conception du langage.

 

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Evolution phylogénétique du langage.

 

Les animaux évolués peuvent émettre des sons, reproduire des phrases entendues, mais ils ne génèrent pas un discours. Il y a cependant une exception très intéressante qui est celle des grands primates.

Depuis le début du siècle, des tentatives avaient été faites d'apprendre un langage oral à des chimpanzés en milieu humain et aucun succès véritable n'avait pu être obtenu. A. et B. Gartner ont correc­tement interprété cet échec en considérant qu'il y avait de grandes difficultés d'origine anatomique chez le chimpanzé pour la prononciation des sons du langage humain. Aussi, ces auteurs, se basant sur les capacités simiesques d'imitation gestuelle, eurent-ils l'idée de remplacer le langage oral par un système de communication gestuelle et ils utilisèrent à cet effet l'Ameslen, langage des sourds-muets américains. Après quelques difficultés initiales, les succès furent évidents. Il apparaît manifestement aujourd'hui qu'un chimpanzé peut acquérir une centaine de mots, total qui n'est pas très éloigné de celui que l'on observe dans le langage de certaines sociétés humaines dites primitives. Un millier de mots différents apparaît suffisant pour exprimer n'importe quelle idée.

Peu après, D. Premack entreprit une approche un peu différente permettant d'introduire deux données nouvelles, celle de l'arbitraire du symbole et celle de l'articulation en phrase. Premack fit appel à des cartons découpés que l'on pouvait appliquer sur un tableau magné­tique. L'apprentissage conduisait à donner un sens précis à chacun des cartons alors que la forme même du carton découpé n'orientait en rien vers ce sens. L'auteur put constater que le chimpanzé pouvait parfaitement utiliser un symbole visuel quelconque pour en faire le signifié d'un objet concret ou d'un acte simple comme « donner » ou « laver ». Il apparut également évident que le singe pouvait articuler plusieurs symboles pour aboutir à une phrase élémentaire, et que le chimpanzé recourait facilement aux symboles qui lui étaient présentés pour établir une véritable communication avec les expérimentateurs.

L'équipe de Rumbaugh apporta des perfectionnements nouveaux à la technique de Premack en présentant les symboles visuels sur les touches d'un clavier relié à un ordinateur. L'enregistrement systématique de toutes les activités de communication des singes examinés pouvait être facilement établi. Ce fut l'équipe de Rumbaugh qui mit la première en évidence une authentique conversation entre deux singes ayant chacun bénéficié d'un apprentissage linguistique.

Ces résultats ont été bien évidemment très discutés, car toutes les théories du langage sont mises en cause. Le point de savoir s'il existe ou non des caractéristiques innées spécifiquement humaines et indispensables au langage, idée soutenue par Chomsky et Lenneberg, est en effet un des objets de controverse les plus marquants dans la recherche psychologique contemporaine. En envisageant l'ensemble des travaux et des critiques dont ils ont fait l'objet, on devrait pouvoir parvenir aux conclusions suivantes

- le lien entre le mot et un objet concret ou un acte simple, présent dans le langage expérimental des chimpanzés, a exactement la même valeur sémantique que dans le langage humain. Le lien signifiant-signifié est arbitraire, le recours au mot dans la communication avec autrui est indiscutable. Le point de savoir s'il ne s'agit pas d'un simple lien de conditionnement n'apporte rien de particulier, discutable tout aussi bien dans le langage humain que chez le singe.

- les associations symboliques simples semblent à la portée des animaux. Si l'analyse statistique montre que de nombreux segments de phrases sont utilisés de façon rigide avec une signification unique, la possibilité de joindre ce segment à différents mots isolés avec un sens global différent, et à chaque fois que les circons­tances le demandent est certainement possible chez le singe. L'existence d'articulations plus complexes, et en particulier l'acquisition de règles syntaxiques élémentaires, demeurent plus discutables mais ne peuvent être exclues.

Ces travaux sont importants. Ils indiquent l'existence probable d'une "pensée" élémentaire en dehors de l'homme. Ils montrent que l'utilisation d'étiquettes auditives n'est pas exclusive dans la communication sociale, et conduisent à envisager la réalité d'un langage authentique chez nos lointains ancêtres.

Si l'on se réfère à l'apparition de homo sapiens sapiens, le langage humain aurait quelque cent mille ans d'existence. Si l'on fixe la naissance de l'écriture à environ 3 300 ans avant le Christ, celle-ci serait apparue après une très longue période de discours non écrit, dont nous ne pouvons rien savoir.

La thèse selon laquelle une écriture pictographique aurait ouvert la voie au langage oral, a été soutenue à la fin du XIXème siècle, et elle est justement oubliée aujourd'hui. L'observation de certaines tribus indiennes de l'Amérique du Nord, démontrerait, s'il en était besoin, qu'un discours très évolué peut exister avant toutes formes d'écritures. La mise en place d'une écriture, notamment chez les cherokee, a pu être étudiée de façon quasi expérimentale. Vers 1820, Séquoia, un métis cherokee qui avait servi dans l’armée américaine pendant la guerre Creek, élabora le syllabaire de la langue cherokee. Ce syllabaire eut tant de succès dans sa tribu, qu’en quelques mois, presque toute la tribu sut lire. Une constitution fut écrite et on vit naître une littérature religieuse comprenant des traductions de textes chrétiens. Un journal indien, le premier du genre, le Cherokee Phoenix , commença a être publié en février 1828.  Autrement dit, ces indiens récapitulèrent en huit ans, une histoire de l'expression écrite de 5000 ans, ce qui souligne la richesse du discours non écrit antérieur, et l'importance de ce que Paul Valéry a appelé le "possible inné".

L'étude conjointe du développement du langage écrit, notamment chez les Sumériens, et des données ethnologiques de sociétés dites primitives, conduit aisément aux conclusions suivantes :

- le lexique s'est considérablement enrichi au cours des siècles.

L'étendue du lexique ne dépasse pas, dans certaines sociétés, quelques centaines de mots. En excluant les noms d'insectes et de produits chimiques, un bon dictionnaire français peut contenir 300 000 mots, et un homme cultivé peut encore y souligner des manques. Il est donc légitime de considérer que la plupart des mots relèvent d'une création historiquement repérable.

- les mots abstraits semblent bien dériver de mots concrets.

 

les notions abstraites n'apparaissent dans l'écriture qu'avec un retard d'environ un millénaire. On ne peut évidemment pas en conclure que ces notions abstraites n'existaient pas auparavant, mais on ne peut pas exclure non plus le fait que l'écriture ait  favorisé l'apparition de ces notions. Une comparaison avec certains langages actuels non associés à l'écriture est en faveur de cette dernière hypothèse. Le lexique y est pauvre, quelques centaines de mots, et ces mots sont très concrets, correspondent manifestement et directement au vécu.  La dérive des mots abstraits à partir des mots concrets est une opinion courante et qui paraît tout à fait justifié. A titre d'exemple, origine et orient sont tous deux dérivés de oriri qui signifie surgir, se lever. C'est sans aucune hésitation que Littré généralise cette explication. L'étymologie du mot âme, à partir de la racine sanscrite "ana" signifiant respirer,  "montre, dit il,  comment  les mots abstraits dérivent de ceux qui servent à désigner les objets matériels.

 

- la confrontation historique et géographique des langues démontre aisément que les universaux du langage, qu'il s'agisse de mots d'un lexique ou de combinaisons grammaticales sont de très faible importance et peuvent relever des universalités du vécu humain en groupe.

 

Je renvoie sur ce point à l'excellent ouvrage de Claude Hagège, "L'homme de Parole".

 

En définitive, l'étude phylogénétique favorise une conception du langage qui en fait un simple code de transcription de réalités non linguistiques pour favoriser la réflexion intérieure et la communication interindividuelle.

 

Symboles et inconscient collectif

 

Freud, puis Jung, ont remis à l'honneur le fait qu'il puisse y avoir des liens symboliques particuliers, contraignants et transmis comme un patrimoine phylogénétique. Cette thèse a été reprise plus récemment par Gilbert Durand, constatant une forte similitude des contenus symboliques dans de multiples sociétés. En fait, tout s'oppose à une telle thèse. Le rejet habituel de l'hérédité des caractères acquis, l'analyse du contenu informationnel de l'œuf, les conditions du développement embryologique démontrent qu'aucune image traduisant une relation avec l'environnement ne peut préexister à l'expérience. En revanche, les concordances retrouvées par Gilbert Durand s'expliquent facilement à partir d'un point de vue épigénétique : la similitude constitutionnelle, les invariants de l'organisation du groupe social, orient vers des constructions symboliques similaires.

 

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Etude ontogénétique du discours

 

En 1971, la publication du travail de P.D. Eimas & co, dans Science, a ouvert des perspectives entièrement nouvelles sur le développement du langage chez l'enfant. Ce travail repose sur le constat chez le nourrisson de moins de deux mois, que celui-ci perçoit la modification que l'expérimentateur applique sur un phonème répété antérieurement plusieurs fois en séquences, avec un intervalle libre de quelques secondes. Cette modification provoque une réaction comportementale qui peut être enregistrée objectivement.

 

Sans entrer dans des détails complexes, mentionnons les conclusions de P.W. Jusczyck (1982), co-signataire de l'article princeps de P. Eimas :

- une discrimination des phonèmes, voisine de celle de l'adulte, est présente chez le très jeune nourrisson

- le nourrisson est capable d'identifier une grande variété de contrastes phonétiques durant les deux premiers mois de vie

- peu ou pas d'expériences ne sont requises pour établir des distinctions phonétiques, car le nourrisson est capable d'établir des distinctions dans des langues qu'il n'a jamais entendu auparavant. Il peut établir des distinctions dans des sons éloignés de tout langage.

- le nourrisson peut dégager des informations sur des phonèmes qui ne correspondent pas au premier segment d'une émission sonore

- le nourrisson peut différencier tous les contrastes phonétiques qui ont été étudiés

- le nourrisson est d'emblée capable d'une certaine compétence phonétique. Il faut entendre par là que le nourrisson identifie comme identiques des phonèmes identiques émis par différents individus, avec des hauteurs et des timbres variables.

 

Les possibilités discriminatives s'accroissent rapidement avec l'âge et la pratique. En particulier, la compétence phonétique dans la langue entendue, s'accroît beaucoup à partir de quatre mois, pour devenir quasiment optimale à six mois (Kuhl, 1982). Comme jusqu'en 1971, personne n'était conscient des capacités du très jeune nourrisson, il faut bien qu'il s'agisse d'un apprentissage autonome, sans pédagogue, et sur l'initiative de l'intéressé.

 

Le "jargon" spontané du nourrisson a été l'objet d'études exhaustives. Il est apparu tout d'abord que les émissions vocales ne sont pas les mêmes lorsque le nourrisson se pense seul, ou bien s'il s'est aperçu que quelqu'un pouvait l'écouter. Dans le premier cas, le nourrisson semble s'essayer à la voix, et analyser ses propres émissions vocales. Dans le second cas, il semble que le nourrisson essaie de reproduire la voix des membres de son entourage. Ainsi, un spécialiste peut analyser le jargon et en déduire, en Tunisie où il y a des arabophones et des francophones, si l'entourage du nourrisson parle arabe ou français. De même, chez des nourrissons un peu plus âgés dans une peuplade où il existe une langue pour les hommes et une langue pour les femmes, le jargon est marqué d'intonations différentes selon le sexe de la personne présente. Il est légitime d'en conclure que le jargon du nourrisson traduit une tentative de communication avec "l'autre", sans aucun support linguistique véritable, et à partir d'éléments strictement mélodiques.

 

Autrement dit, entre huit et dix huit mois, l'enfant enrichit sa communication sociale avec "l'autre", et la communication vocale participe à cet enrichissement, mais sans aucune signification linguistique. L'enfant doit construire la compréhension des fonctions d'équivalence avant de pouvoir comprendre que ce qu'il prenait pour une musique, peut avoir aussi une valeur d'étiquettes. Quand il développe ces fonctions d'équivalence au point de les appliquer à quelques segments de langage parlé, la signification ne peut être que celles des schèmes nécessairement non linguistiques construits antérieurement.

 

Entre deux et vingt ans, l'enfant accroît considérablement son vocabulaire. Partant d'environ 250 mots à deux ans, 2500 mots à six ans, le jeune anglais identifie environ 100 000 formes verbales à 20 ans. Alors que les mots nouveaux proviennent de l'entourage social, l'enrichissement lui-même en est indépendant. Ainsi, un jeune français de sept ans, avec un vocabulaire apparemment très riche même pour le milieu très cultivé dans lequel il évolue, a un vocabulaire beaucoup plus réduit que celui d'un adulte débile léger de quarante ans.

Les études de Defries sur les enfants adoptées, complètent ces données. Elles démontrent que le vocabulaire s'enrichit en fonction des exigences nouvelles du développement intellectuel, et non par absorption passive. Selon les études de Defries, les aptitudes verbales des enfants adoptés avant le quatrième jour de vie, s'éloignent progressivement des aptitudes de leurs parents adoptifs, et se rapprochent progressivement des aptitudes des parents biologiques. A vingt ans la similitude enfants/parents biologiques est identique chez les enfants adoptés et les non adoptés ; au même âge, la similitude enfants/parents adoptés est devenue pratiquement nulle.

 

La signification des mots évolue également avec le développement intellectuel. Ainsi dans l'étude de Piaget, où il est demandé à un garçon de cinq ans de définir le mot "mensonge", celui-ci répond en disant qu'un mensonge "ça veut dire quand on dit de vilaines choses qu'il fallait pas dire". Lorsque il est demandé au garçon de donner un exemple, il donne "charogne" (juron ou injure genevoise). Ne distinguant  pas bien ce qui est le vrai et le faux, le garçon ne peut construire un mensonge, et donne comme exemple "une autre vilaine chose qu'il ne fallait pas dire".

J'ai pu moi-même étudier l'évolution du mot "fainéant" puis celle de "paresseux". Dans les deux cas, l'évolution est à la même. A quatre ans, fainéant ou paresseux sont traduits par "un enfant méchant". A cinq ans, c'est "un enfant mal vu par les parents ou la maîtresse". A six ans c'est "un enfant qui ne sait pas lire". A sept ans, "c'est un enfant qui ne veut pas lire". Ce n'est guère qu'à huit ans qu'on obtient une définition généralisée, du genre "c'est un enfant qui ne veut rien faire". Dans les premiers tests de Binet, c'est seulement vers douze ou treize ans que l'enfant peut différencier correctement fainéant ou paresseux, et oisif.

 

En définitive, les données de cette analyse ontogénétique du discours sont en tous points conformes à la fonction purement transitive du langage. Une complication surgit cependant avec l'évolution du vocabulaire, notamment l'apparition des mots abstraits. Jusqu'aux environs de quatre ans d'âge, les mots désignant des objets ou des qualités et les verbes d'action sont facilement et directement renvoyés à des entités concrètes non linguistiques, perceptives ou motrices. Par la suite, le renvoi ne peut plus toujours être effectué directement vers une entité concrète, et une évolution se fait vers des abstractions sur abstractions, selon le schéma souligné par A. Korzybski. Un effort est donc nécessaire pour retrouver des données non linguistiques. Cet effort n'est pas toujours fait. Il en résulte un danger dans la manipulation des mots créés par plusieurs abstractions séquentielles. "Ils importent un embarras avec eux dans les autres pensées et le conservent" (P. Valéry). Le remède doit alors être trouvé dans le concept de "définition opératoire" établi par J. Ullmo et que je verrai plus loin. 

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Analyse sémantique

La valeur comportementale du langage est certes fondamentale, mais elle est liée à  la réponse donnée à une question fondamentale : le mot a-t-il un sens "en soi", (dit encore ontologique), indépendant de son utilisation dans une pensée humaine, ou la valeur du mot est-elle réduite à l'usage et au consentement général comme l'indique F. de Saussure ?

Le problème a été nettement formulé pour la première fois dans l'héritage de Platon. Pour ce dernier, le mot commun, à l'exclusion des noms propres, traduit une "idée" qui a une valeur ontologique : les idée existent de tous temps dans le divin, et l'âme les entraîne avec elle en descendant dans un corps. A peine quelques trente ans plus tard, Aristote refuse cet isolement des idées et ouvre la voie à des controverses qui ne sont toujours pas totalement terminées.

Ces controverses ont atteint leur acmé durant la période "scholastique" du Moyen Age, dans un contexte fondamentalement théologique. S'opposent les conceptions dites réalistes qui affirment la valeur ontologique des universaux (ou mots à portée générale), et les nominalistes qui nient l'existence des universaux.

 

Par la suite, le débat a perdu son caractère théologique mais a persisté. Ainsi Leibnitz à la fin du XVIIème siècle affirme que toutes les idées sont en Dieu, de toute éternité. Un peu plus tard, Kant admet l'existence "en soi" du genre dans la classification des êtres vivants. Aujourd'hui encore, quelques mathématiciens comme Alain Connes, pensent que les formes et les vérités mathématiques ne sont pas créées mais découvertes. Mais surtout, beaucoup d'approches contemporaines recouvrent un réalisme implicite et camouflé.

 

L'œuvre de Ferdinand de Saussure, le "Cours de linguistique générale", publié en 1915 après sa mort, marque un tournant essentiel. Ce cours a été reconstitué par ses élèves à partir de notes disparates, mais présente malgré tout, une cohérence remarquable.

Saussure reprend la distinction établie par les premiers stoïciens, et dissocie le mot en deux unités, le signifiant et le signifié, qui n'existent cependant que l'une par rapport à l'autre. Le signifiant est l'image phonétique, le signifié est le contenu sémantique. La pensée de Saussure est extrêmement claire sur le signifiant qu'il déclare arbitraire : n'importe quel ensemble de sons peut traduire un même signifié ; la confrontation des langues étrangères le démontre aisément.

La situation est un peu plus complexe sur le plan du signifié car Saussure ne compare nulle part expressément le signifié linguistique avec le concept et l'idée qu'il traduit ; cette question reste du ressort de la psychologie. De ce fait, il est difficile de savoir si la réduction saussurienne de la valeur du mot  à l'usage et au consentement général, s'applique également au concept et à l'idée.

 

Sans référence à Saussure, A. Korzybski et P. Valéry ont été plus loin. Les êtres abstraits n'existent pas, affirmait Korzybski. Il y a seulement des actions humaines d'abstraction qui, grâce au mot associé, se conservent dans la culture. P. Valéry dit de même "Il n'y a ni concepts, ni catégories, ni universaux, ni rien de ce genre. Ce qu'on prend pour de telles choses, ce sont des signes indiquant des indépendances  ou des dépendances."

 

L'indétermination du mot commun.

 

L'approche de la valeur du langage par Korzybski et P. Valéry ouvre la porte à la question de l'indétermination partielle des mots. Si le mot relève bien d'une fonction d'équivalence entre une étiquette verbale et une catégorie d'objets ou d'actions, une combinaison d'autres mots, il se doit d'être partiellement indéterminé. Si le mot "chien" était saturé par les propriétés communes de Médor et d'Azor, il ne pourrait plus ensuite intégrer Pongo, Ric ou Rac. Le mot commun doit donc être ouvert à des précisions ultérieures. La capacité de généralisation est indispensable dans les suites d'une activité d'abstraction.

 

Cette indétermination n'est guère gênante  si on en prend conscience. Elle aboutit dans le cas contraire aux catastrophes du discours premier.

Remarquons tout d'abord que l'articulation du mot dans une phrase diminue l'indétermination.

"Meuble anglais" est bien plus déterminé que "meuble" et "anglais" pris séparément. "Dès qu'on les isole, les mots s'obscurcissent" dit Valéry, et encore "La phrase est un rapprochement de n significations qui se modifient, les unes mutuellement, les autres modifiant et n'étant pas modifiées".

 

Mais même dans la phrase complète, l'indétermination persiste en partie. La phrase "Il vaut mieux donner que recevoir" n'a pas, a priori, le même sens selon qu'elle est émise par un évêque ou par un boxeur. Il y a donc nécessairement des équivoques et des ambiguïtés dans le discours. Le contexte et le dialogue permettent néanmoins de diminuer l'indétermination.

Cela s'avère particulièrement indispensable avec les mots abstraits. Littré décrit les sens du mot "foi" sur cinq longues colonnes, recouvrant les sens partiellement disjoints de fidélité, confiance et croyance. "Les abstraits purs ne sont pensables que par un contexte" (P. Valéry)

 

Une telle approche de l'indétermination montre d'une part un éloignement encore plus prononcé du réalisme, mais en même temps, souligne quelques précautions permettent d'utiliser des mots partiellement indéterminés, avec plus de succès que des mots soi-disant précis et qui ne le sont pas.

 

Il me semble qu'aujourd'hui, toute personne sensée et quelque peu cultivée, confrontée au problème et ayant accepté de conduire une analyse sémantique, conclurait que raisonnablement, on ne peut qu'adhérer aux conclusions de Korzybski et Valéry, mais ce n'est pas pour autant que les conséquences seraient bien acceptées. C'est encore P. Valéry qui a écrit : "Personne ne croit plus aux idées de Platon, mais cette mythologie intellectuelle a pris rang dans les moyens de pensée de tout le monde." La croyance dans la valeur ontologique des concepts des catégories, des universaux, ne peut devenir cohérente qu'avec l'acceptation parallèle d'un dualisme âme/corps implicite, et celui-ci est souvent maintenu contre toute raison. Le meilleur exemple en est la doctrine de Jacques Lacan qui défend le discours premier, et, pour lui assurer toute latitude, évacue les concordances biologiques envisagées par Freud dans la valeur des préceptes présentés ; ce faisant Lacan reconnaît implicitement un dualisme de la plus belle eau platonicienne et même scholastique. Récusant formellement le dualisme dans une approche qui se veut en accord avec l'esprit scientifique, je ne discute même pas l'approche lacanienne du discours.

 

On peut alors se demander de quelles natures sont les raisons profondes qui militent contre la réduction du langage à une fonction transitive. Les violentes oppositions dirigées contre Hobbes au XVIIème siècle, premier théoricien à affirmer que le mot n'était qu'un signe conventionnel associé aux choses, suggèrent que l'approche de la question pourrait être plus affective, morale ou politique, plutôt que scientifique.

 

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Les raisons d'être du discours premier.

 

Par discours premier, je l'ai mentionné dans l'introduction, il faut entendre ce que K. Popper appelle un discours de type gnostique, qui s'appuie fondamentalement sur une valeur "en soi", ontologique, accordée aux mots ou aux idées utilisés, considérés comme des vérités premières. Le caractère démonstratif de la logique aristotélicienne est implicitement accepté. Un tel discours, totalisant, dialectique, croit pouvoir tout expliquer, absorber toutes contradictions, et trouver partout  des vérifications et des confirmations de son bien-fondé. Pour les adeptes du discours premier, l'expérimentation est inutile et même nuisible. Des raisons multiples et profondes permettent de comprendre un attachement plus sentimental que rationnel au discours premier.

 

1) Le réalisme naïf

 

Dès lors que l'existence ontologique des significations n'est pas acceptée, il faut envisager d'une part comment sont construites ces significations et d'autre part, quand l'individu est capable de discuter de la nature de ces significations.

Le nourrisson de quinze mois prouve aisément par son comportement qu'il a acquis de nombreuses significations qu'il ne peut pas exprimer par des mots. Vers vingt mois, il découvre le langage et traduit sous forme de mots, les significations apprises. Il est cependant incapable de comprendre le caractère arbitraire du lien, et pour lui, le mot "appartient" à l'objet qu'il désigne, l'objet "appartient" au mot. Par ailleurs, le mot et le lien du mot avec l'objet sont fournis par les parents et ne sont donc pas discutables. Il en résulte nécessairement un réalisme accentué où le mot acquiert spontanément un statut d'élément valable "en soi", indépendamment de l'usage.

 

Théoriquement, une analyse critique pourrait débuter avec l'apparition d'un raisonnement abstrait, en début de l'adolescence. En fait, c'est l'inverse qui se produit. La logique formelle apporte à l'adolescent la possibilité de se construire sa propre vision du monde sur le plan du seul discours, et on comprendrait difficilement qu'il renonce délibérément à une telle possibilité.

 

2) Le rôle de l'oubli

 

Lorsque plus tard, les conditions d'une critique sont plus favorables, c'est toute une façon de penser qui s'est installée et qui a organisé toute la culture acquise. Le contexte, les étapes successives des acquisitions culturelles sont oubliées, et seul le résultat final est conservé. La remise en cause est donc très difficile. De plus, l'oubli des conditions d'acquisition des mots du lexique accentue leur indépendance par rapport à des conditions d'acquisition, ce qui tend à en faire des réalités "en soi".

 

3) Des conditions sociales peu favorables

 

Même si la situation a un peu évolué depuis un siècle, la critique du réalisme demeure un domaine de spécialistes. Le raisonnement courant demeure platonicien dans la plupart des domaines qui ne relèvent pas des sciences exactes. Il y aurait même souvent beaucoup à dire sur la façon dont sont aborder ces sciences exactes.  Un véritable effort est donc demandé pour échapper à une ambiance universelle. Cet effort est refusé par la quasi totalité des psychiatres et des psychologues français qui sont des platoniciens qui s'ignorent, se réfugient derrière "l"inconscient langagier" de Lacan, se refusent notamment à toute confrontation entre leurs schémas arbitraires et les notions acquises en neuro-psychologie.

Il faut reconnaître qu'il est moins fatiguant, affectivement plus satisfaisant, de se laisser séduire par un maître à penser, et lui signer un chèque en blanc.

 

4) La mentalité grégaire

 

Cet effet de rattachement à un maître à penser est amplifié par la dynamique de groupe. Rabelais et Panurge n'ont fait que souligner un fait évident : l'homme est un animal grégaire qui préfère emprunter les propos et les croyances du groupe auquel il a adhéré, plutôt que de mettre en avant un jugement individuel qui risque de le conduire à l'exclusion.

Les notions qui relèvent d'une approche scientifique, ont beaucoup de mal à s'imposer, face au discours premier, beaucoup plus séduisant (voir le chapitre "La sagesse des nations"). Bachelard soulignait avec raison que l'expérience scientifique tend à être réfutée car elle est en opposition avec l'expérience commune.

De ce fait, un système cognitif une fois adopté au sein d'un groupe, est spontanément adopté par les membres du groupe, sans esprit critique, et tend à perdurer indéfiniment. L'accord entre les membres du groupe constitue une caisse de résonance dont les effets sont pris pour une validation. Même très artificiel et sans fondements sérieux, tout système une fois admis, tend à se conserver et cela d'autant mieux qu'il ne s'appuie pas sur le raisonnement. "Vous ne pouvez pas espérer détacher quelqu'un par le raisonnement, d'une conviction à laquelle il n'a pas été amené par le raisonnement". Aucune théorie cognitive sérieuse ne peut se prévaloir d'une durée aussi longue, d'une résistance aux détracteurs aussi fortes que l'astrologie, exemple par excellence d'un système de discours premier.

 

5) La capacité d'immunisation du discours

 

C'est encore l'esprit grégaire et la loi du moindre effort qui apparaissent dans ce que K. Popper a appelé la capacité d'immunisation du discours premier. Une bonne théorie dit-il, basé sur l'observation des faits  et sur l'expérience, est une théorie "réfutable" : cette théorie définit par avance la, ou les, expériences contraires qui peuvent suffire à abandonner cette théorie, ou à la reconstruire avec des expériences nouvelles. A l'opposé, une idéologie basée sur le discours premier peut toujours, et sans aucun effort, être corrigée pour s'adapter à l'apparition d'une donnée nouvelle. Comme le discours premier s'appuie sur une succession d'implications sans contrôle, une affirmation supplémentaire s'intègre aisément dans le discours antérieur.

Popper visait ainsi essentiellement la psychanalyse et le marxisme. Un bel exemple d'immunisation par le discours a été vécu vers 1930, peu de temps après la publication de l'œuvre majeure de Popper. Malinowsky, un ethnologue célèbre s'est attaqué à l'explication freudienne de la crise d'opposition du garçon de 3 ans, attribuée à la haine du père,.compétiteur dans la possession sexuelle de la mère, et à la crainte de la castration. Or Malinowski signala que dans certaines populations insulaires de l'océan Pacifique où les garçons sont élevés par l'oncle maternel, l'opposition est dirigée vers l'oncle et non le père ; le garçon constate cependant l'affection qui unit ses parents. Qu'à cela ne tienne, répondirent aussitôt les psychanalystes de l'époque. Si l'opposition était dirigée vers le père sans l'excuse du conflit d'éducation, le motif deviendrait trop manifeste, avec un risque considérablement accru de castration. D'où un "déplacement" de l'opposition au père vers l'oncle !!! Cette modification facile du discours pour éliminer une contradiction, souligne bien qu'aucun fait nouveau, aucune expérience ne peut avoir une valeur de réfutation.

 

C'est exactement ce que recherche la grande majorité des individus depuis les sophistes décriés par Platon, jusqu'au politicien qui cherche à "séduire" son électorat, à l'avocat qui veut "gagner" son procès, au psychothérapeute qui veut faire triompher  son interprétation, au journaliste qui veut accroître son audience.

Renoncer alors au sentiment de puissance, et à la puissance elle-même, qu'apporte le discours premier devient impossible.

Cela d'autant plus que se plier à la discipline du discours bien réglé, apparaît généralement comme une contrainte insupportable.

 

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Du bon usage du discours

 

Malgré tous les biais que peuvent introduire le discours premier, le langage est irremplaçable pour assurer une meilleure communication individuelle et supporter la réflexion intérieure. Un certain nombre de principes très simples permettent de tirer pleinement partie des avantages du discours, tout en évitant les pièges du discours premier.

 

La logique abductive de Peirce doit occuper la place de la logique démonstrative d'Aristote.

 

Les règles d'implication sont évidemment identiques dans les deux logiques, mais les conditions d'application et les conclusions à tirer sont différentes :

 

- pour Peirce, la logique n'a de sens que pour tenter d'expliquer "le fait surprenant", découvert auparavant par observation et confrontation, avec les données admises. La logique vient donc après l'observation.

- la logique ne sert qu'à établir des hypothèses cohérentes à partir de prémisses considérées temporairement comme vraisemblables.

- le but de l'hypothèse est une soumission à une vérification expérimentale.

- si cette vérification est positive, il faut continuer à considérer les prémisses comme utiles, tout comme les conséquences de l'expérimentation

- si la vérification est négative, il faut remettre en cause, soit les prémisses, soit les conditions de l'expérimentation.

La logique est donc seulement un temps intermédiaire de l'approche expérimentale. Elle ne conduit pas aux certitudes mais à des vraisemblances temporaires utiles. Le critère d'utilité doit remplacer le critère de vérité, et bien sûr, l'utilité doit être vérifiée expérimentalement.

 

Une "prémisse considérée temporairement comme vraisemblable" n'est rien d'autre qu'une hypothèse préalable de rang plus élevé, rendue vraisemblable par un contrôle expérimental. Un système optiimal de connaissance est donc un ensemble hiérarchisé d'hypothèses, toutes en accord avec des contrôles expérimentaux, mais toutes provisoires.

L'hypothèse élaborée devant le fait surprenant, n'est donc autre que l'échelon le plus élevé du système cognitif envisagé. L'hypothèse en elle-même n'apporte rien d'autre sur le plan cognitif que de permettre le protocole de vérification expérimentale qui la rendra vraisemblable et utile.

 

La plus séduisante des hypothèses, et cela est peut-être le plus en contradiction avec le plaisir de la discussion, ne peut se valider par elle-même.

 

Il faut remarquer que l'approche de Peirce intègre aisément toutes les logiques qui ont pu être décrite. La logique bivalente étant la plus simple, peut être utilisée avec efficacité dans un premier temps, ce qui a été fait avec un franc succès durant près de 25 siècles. Mais il faut alors conserver un caractère de seule vraisemblance révisable aux conclusions. Les logiques modales peuvent être appliquées en cas d'échec. La logique floue se réduit à un choix initial de mesures insuffisamment précises pour qualifier les prémisses ; un constat d'échec conduit à reprendre les prémisses avec une meilleure précision.

 

Il faut rechercher systématiquement une "définition opératoire" des mots

 

J. Ullmo a introduit deux concepts clés, qui régulent le raisonnement. Le premier est la capacité de répétition, notion plus logique que linguistique. Un fait non répétable a pu être causé par des variables indéterminées, et ne peut donc se prêter à l'analyse. Le second concept est beaucoup plus linguistique : un mot n'a de signification qu'en fonction de l'opération qui l'a généré. Ainsi, la "longueur" est le résultat d'une mesure préalable effectuée par un géomètre. L'activité du géomètre précède nécessairement le concept de longueur. Il est à remarquer que si Newton n'avait pas oublié le géomètre, il n'aurait pas construit l'hérésie de l'espace absolu, évitée par Leibnitz.

La définition opératoire d'Ullmo rejoint le souci de Paul Valéry de rechercher les données non linguistiques derrière les mots

 

D'une façon générale, il ne faut pas confondre la carte avec le territoire qu'elle représente

 

Autrement dit, il faut distinguer le mot et l'objet qu'il représente. Si le mot est correct, il y a au mieux une similitude de structure entre un mot et un objet, ce qui laisse supposer que le rapprochement entre deux mots est une représentation utile du rapprochement entre les objets correspondants. Une fois de plus, il n'y a là qu'une hypothèse qui demande à être vérifiée.

 

Il faut se méfier des longues séquences d'implications qui aggravent les erreurs et les indéterminations contenues nécessairement dans les prémisses.

 

C'est le biais le plus souvent rencontré dans le discours premier. Les conclusions tirées d'une implication sont considérées comme un point solide, car l'indétermination des prémisses fondamentales est "oubliée" ou négligée. Des implications de second ordre, puis de troisième ordre, semblent alors être établies sur des bases solides. En fait, les conséquences de l'indétermination des prémisses se multiplient. Inversement, de ce fait  :

 

Il faut recourir régulièrement à la vérification expérimentale

 

Les risques du discours premier existent au maximum dans les sciences dites non exactes, où justement la vérification expérimentale, telle que Claude Bernard l'a définie, est impossible. Le remplacement par la multiplication d'observations invoquées, également proposée par Claude Bernard est un pis-aller, mais il est seul possible. Encore est-il indispensable de respecter certains principes :

- l'appel à des données rétrospectives n'a le plus souvent aucune valeur, au contraire des données prospectives qui ont presque un statut d'expérimentation. L'exploitation de "dossiers", établis initialement en ignorance du devenir, ont habituellement une bonne valeur prospective.

- l'appel à l'anecdote unique ne peut avoir qu'une valeur d'orientation, car cette anecdote est le plus souvent explicable de multiples façons. L'anecdote peut cependant être utile pour orienter la recherche d'observations comparables, répondant ainsi au critère indispensable d'être répétable.

- l'appel à la quantification, selon les méthodes statistiques  introduites par Fisher vers 1925, est hautement positif s'il n'est pas oublié que les statistiques gomment les particularités individuelles. Remarquons cependant que ces particularités individuelles sont des données extrêmement peu fiables si elles ne reposent pas sur l'application de principes établis statistiquement auparavant. Par exemple, les dimensions de personnalité établies par l'approche statistique, permettent de qualifier un individu par sa position dans une distribution gaussienne, fournissant une évaluation bien plus objective qu'une appréciation directe.

Un exemple récent illustre bien l'intérêt des statistiques. Les médias, se basant sur quelques cas particuliers, avaient lancé l'image des personnes âgées, décédées durant la canicule de l'été 2003, vivant seules chez elles, ce qui suggérait un abandon par les familles ; "l'intérêt" journalistique était évident. En fait, le relevé statistique a montré que 63 % des personnes décédées étaient en institution, 16 % seulement étaient seules chez elles, dont beaucoup étaient régulièrement visitées.

 

Pour terminer ce chapitre soulignons que le discours est fait par et pour le dialogue, c'est à dire la communication avec l'autre. L'enfant ne peut acquérir son vocabulaire que dans le dialogue. Descartes n'a pu dire "Cogito, ergo sum", qu'après avoir appris ces mots, de son père ou de ses professeurs.

Le sens même du langage est dans le dialogue : "Le langage, moyen de tenter de rendre l'autre semblable à soi (P. Valéry)". René Thom a repris la même idée en disant que le langage permet la "mise en résonance" de deux individus.

Le dialogue contradictoire est sûrement l'une des approches les plus fiables pour éviter les biais de discours premiers.

 

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