La-a Forme, Monseigneur, la-a Forme !!!

 

En 1969, dans un ouvrage révolutionnant la Logique, G. Spencer-Brown écrivait : " Le travail d'Einstein, Schrödinger et autres, semble avoir conduit à la réalisation d'une frontière ultime d'une connaissance du monde physique sous la forme d'un écran au travers duquel nous le percevons. Il devient évident que si certains faits concernant notre expérience commune de la perception, ou ce que nous pouvons appeler le monde intérieur, peut être révélé par une étude extensive de ce que nous appelons, par contraste, le monde extérieur, alors une étude également extensive du monde intérieur, révélera en retour, les faits initialement identifiés dans le monde extérieur : "car ce que nous approchons dans l'un et l'autre cas, d'un côté ou de l'autre, est leur frontière commune."

 

Cette affirmation était initialement hypothétique et théorique. Mais en fait, elle acquérait la même année une grande validité expérimentale, devenait concrète et biologique avec le début des publications sur le sujet, de Semir Zeki. Cet auteur démontrait chez le macaque nouveau-né, que le cerveau de ce dernier élaborait spontanément au niveau des aires visuo-perceptives spécialisées, une "forme" totalement structurée; traduisant très exactement la rencontre d'un spectacle extérieur. Cette forme résultait de la computation de l'état des terminaisons sensorielles en réponse à la rencontre avec ce spectacle. Cas particulier de la vision, elle ouvrait la perspective d'une disposition analogue pour les autres champs perceptifs, audition et olfaction notamment. Deux ans plus tard, la publication des travaux de P. Eimas chez le très jeune nourrisson humain; démontrait que la notion de forme perceptive immédiate, pouvaient également s'appliquer à l'audition.

 

De telles formes perceptives sont très riches d'une information potentielle, alors que chaque terminaison sensorielle considérée isolément, répond en tout ou rien, et ne fournit qu'un bit d'information. Les formes en question, résument dans un ou généralement plusieurs graphes étroitement coordonnés selon des règles constitutionnelles, l'état de l'ensemble des terminaisons sensorielles ayant réagi, face au spectacle (voir "Le neurone ne dit pas quoi" sur le même site).

 

La forme perceptive spontanée est fondamentale au plein sens du terme. Elle ne nécessite aucun apprentissage antérieur, et à l'inverse, elle constitue la base sur laquelle se construit toute l'activité mentale. Les particularités de cette forme sont donc essentielles.

 

A) La forme perceptive spontanée ne peut avoir initialement aucune signification. Elle relève d'une intrication étroite entre des mécanismes particuliers au cerveau et une rencontre avec un environnement également particulier. Or, il est impossible de définir a priori l'une ou l'autre de ces deux entités sans les dissocier, ce que le nouveau-né ne peut faire. De ce fait, aucune signification ne peut être établie immédiatement. Cela est comparable à une définition d'un dictionnaire français-anglais. Faute de connaître le sens du mot français, il est impossible d'avoir la moindre information sur le mot anglais, et réciproquement.

 

B) Ce n'est pas pour cela que la forme perceptive est sans intérêt, bien au contraire :

 

- elle peut immédiatement être mémorisée, ce qui lui permet d'être reconnue lors d'une   occurrence ultérieure. En ce sens, on pourrait dire que la reconnaissance précède la signification. Mais en fait, la mémorisation n'est pas automatique, et suppose un certain intérêt porté à la forme,  donc un début de signification.

 

- les formes perçues au même instant sont immédiatement distinguées les unes des autres. "La conception de la forme repose sur le désir de distinguer" dit encore Spencer-Brown. Cette distinction persiste entre les formes mémorisées, lors d'une occurrence ultérieure.

Derrière la confrontation des spectacles et des activités, il y a essentiellement une confrontation de forme.

 

- le nourrisson a de grandes chances de relier une forme perçue à une autre donnée simultanée, perceptive ou motrice, en donnant un sens à ce lien. Il y a là un début de signification qui ne demande qu'à s'enrichir par la suite.

La plupart des spectacles génèrent conjointement des formes perceptives dans plusieurs champs, par exemple la vision et l'audition en présence de la mère. Il en résulte des associations apprises caractérisant le spectacle rencontré.

 

-   à plus long terme, la manipulation des formes est l'occasion de préciser ce qui est une particularité d'environnement, et ce qui est une façon d'être du cerveau. Ainsi s'ouvre une possibilité de développement cognitif considérable. La précision d'une particularité d'environnement dissocie partiellement le lien cerveau-environnement, et fournit donc l'occasion d'une réflexion sur l'un et sur l'autre. Par exemple, le constat de même couleur sur deux objets d'environnement, aide à prendre conscience d'une catégorisation selon la couleur, qui est une propriété cérébrale, indépendante des objets perçus.

 

Au total, l'observation simple ou expérimentale du comportement du très jeune nourrisson humain peut se conjuguer pour placer la forme perceptive structurée au départ de l'activité mentale. Inversement, aucun mentalisme implicite ou non, n'est plus longtemps nécessaire pour rendre compte des extraordinaires capacités d'organisation perceptive de ce jeune nourrisson.

 

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La forme perceptive et les auteurs

 

A) Il est extrêmement intéressant d'établir un parallèle avec les conceptions piagétiennes.

Pour Piaget, un premier temps du développement mental est marqué par un apprentissage perceptif au contact et en présence des objets perçus. Piaget ne présente aucun argument direct en faveur de cet apprentissage et postule même l'existence de quelques images éidétiques. Mais inversement, il pense que l'activité mentale intériorisée est une réflexion sur une activité sensori-motrice structurée qui postule une capacité d'analyse perceptive, et il pense que cette capacité ne peut provenir que d'un apprentissage.

 

En fait, la différence avec des capacités immédiates d'analyse perceptive n'a que des conséquences très limitées, sauf précisément pour les adversaires de Piaget qui ont lourdement insisté sur les capacités d'analyse précoce, les présentant comme un argument invalidant toute la doctrine. Il me semble personnellement que la perception immédiate s'intègre parfaitement dans les successions de stades qui font l'originalité et la valeur des analyses piagétiennes. Elle permet de remettre en question le primat trop prononcé de la succion-déglution dans le développement psychologique initial, que les observateurs du jeune nourrisson n'ont pas retrouvé.

 

B) La forme perceptive immédiate étaye fortement la thèse du constructivisme radical, défendue par Ernst von Glaserfeld. Elle confirme une genèse complète du psychisme puisque la forme est réductible à une fonction strictement neurologique. En revanche, la "réflexion" sur la forme perceptive ou plus habituellement plusieurs formes perceptives conjointe, est un élément nouveau qui transcende le fonctionnement neurologique. Il est facile d'en dériver une émergence élaborée du psychisme. Le passage progressif d'un mode de fonctionnement strictement neurologique à un fonctionnement que nous appelons mental, devient tout à fait compréhensible.

Parallèlement, "l'invention" d'une réalité devient fortement argumentée. La nécessité de l'objet ontologique disparaît totalement, et avec lui, l'ambiguïté que von Glaserfeld reproche à Piaget, concernant un éventuel réalisme métaphysique.

 

C) La forme perceptive immédiate remet en question l'importance de la motricité postulée par H. Wallon dans sa publication "De l'acte à la pensée". L'exploration bucco-motrice de l'environnement a de strictes limites. L'exploration manuelle ne débute guère avant six ou sept mois de vie prénatale. A 28 semaines, dit A. Gesell, "le nourrisson est toujours plus expert de ses yeux que de ses mains.". L'exploration manuelle ne devient réellement fonctionnelle que vers 40 semaines selon le même auteur. Toute l'activité mentale antérieure, qui est très importante, repose donc sur une manipulation opératoire des formes perceptives.

En revanche, il n'existe aucune indication de formes conceptuelles avant 20 mois, comme l'affirmait H. Wallon, bien que donnant une fausse explication à ce retard.

 

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La genèse des formes conceptuelles

 

Paul Valéry écrivait en 1916 (Cahiers VI) "Personne ne croit plus aux Idées de Platon, mais cette mythologie intellectuelle a pris rang dans les moyens de pensée de tout le monde." Il ne pensait probablement si bien dire. En 1979, G. Bateson écrivait que la plus grande découverte de Platon concerne la "réalité" des idées. Implicitement, toute l'œuvre de J. Lacan, au travers de l'inconscient linguistique repose sur la réalité des idées.

 

J'ai essayé de montrer ailleurs pourquoi le réalisme platonicien sous une forme naïve s'impose chez l'enfant, et même chez la plupart des individus, au-delà de l'enfance. Je reconnais la circularité de l'argumentation, mais même si les formes conceptuelles sont secondes, l'enfant retient les concepts mais non les conditions de leur naissance. Le mot se présente alors comme une structure première, sans le besoin d'une histoire explicative.

J'ajouterai aujourd'hui un second argument : toute explication du fonctionnement mental qui se rapproche des conceptions psychanalytiques ne peut demeurer cohérente qu'à la condition de reconnaître la réalité première des données manipulées. Bateson était probablement conscient que le "double bind" ne peut avoir de sens que dans le cadre de la réalité des "idées". De même, l'inconscient linguistique de Lacan est un équivalent de "l'idée" platonicienne. Lacan marque une rupture avec ses prédécesseurs es psychanalyse, car les fantasmes originaires de la psychanalyse classique ne sont pas des données conceptuelles. M. Klein et Otto Rank, tout en postulant une activité mentale très précoce chez le nouveau-né, ne songeaient pas à une activité verbale.

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            En fait, la recherche de l'origine du langage est très ancienne. On raconte qu'un pharaon désirant connaître "le premier mot" fit élever un nourrisson par une chèvre. Ce premier mot fut "Bèèèèèèèh" comme on aurait pu s'y attendre.

Plus sérieusement, ce furent les stoïciens qui proposèrent la première théorie constituée du langage comme une critique de l'idée platonicienne. Ils opposaient :

- "ce qui signifie" ou signifiant, simple forme acoustique,

- "ce qui est signifié" ou signifié, le contenu du mot,

- et l'objet extérieur lui-même.

F. de Saussure dont l'œuvre est par ailleurs remarquable, n'a fait que reprendre ces distinctions. Il est important de souligner que les stoïciens pensaient que tous les mots avaient une origine historique, alors que Saussure est muet sur le sujet.

Epicure est moins précis, mais il place la répétition d'une même image sensible à l'origine du mot. Gassendi reprit cette thèse et plaça l'origine des mots, soit dans la sensation, soit dans une combinaison réfléchie entre sensations.

A. Korzybski va plus loin en affirmant que les êtres d'abstraits n'ont pas d'existence, qu'il y a seulement les traces d'une activité d'abstraction.

Qu'en est-il aujourd'hui ? Un certain nombre de points de repères sont solidement établis :

 

- quoique puissent en penser certains, jamais la moindre intégration d'une forme conceptuelle n'a été constatée chez un enfant de moins de 12 mois. Il existe certainement chez le jeune nourrisson une communication acoustique avec l'entourage social, mais cette communication ne porte que sur la mélodie. Les intonations sont identifiées, les personnes sont reconnues mais tout s'arrête là. Or parallèlement, une intelligence perceptivo-motrice a fort bien commencé à se développer, donc en indépendance de références conceptuelles.

L'analyse est un peu plus complexe pour la période intermédiaire de 12 à 18 mois. Une activité verbale commence à apparaître mais elle est très limitée, et l'intégration conceptuelle y est possible mais discutable. Le nourrisson de 15 mois peut tendre un objet vers une personne désignée, mais il n'est nullement certain que la consigne soit bien comprise en tant que telle. Le corpus compris et exprimé ne dépasse pas une dizaine de mots, ce qui doit être rapproché du corpus compris de plus de 50 mots, couramment observé chez le chien adulte.

C'est donc une véritable explosion qui se produit entre 18 et 20 mois. Quelques objets ou images sont correctement désignés. Le corpus compris, le seul important en l'occurrence s'enrichit très rapidement pouvant atteindre aisément plus de 100 mots à 21 mois. Or parallèlement, l'intelligence perceptivo-motrice s'est très largement précisée, s'épanouissant dans ce que Piaget appelle un sixième stade, celui de l'invention de moyens nouveaux par combinaison intériorisée. Très naturellement, les images acoustiques entendues dans le cadre de l'environnement social sont intégrées comme des concepts parce qu'elles caractérisent une entité mentale établie dans un cadre d'intelligence non verbale. Il peut arriver qu'une image acoustique soit mémorisée sans application immédiate à une entité non verbale. Ce n'est pas pour autant que cela conduise à la genèse d'un signifié nouveau. Plus vraisemblablement, un nouveau lien signifiant/signifié est stabilisé seulement dans un second temps, par attribution à un schème perceptivo-moteur non verbal, parallèlement formé

 

- si les données bien établies des neuro-sciences sont prises en compte, rien ne peut renvoyer à un inconscient linguistique qui serait établi avant expérience. Rien dans l'information de l'œuf initial ne renvoie à un pré-programme capable de générer cet inconscient. Rien dans le développement cérébral pré-natal ne pourrait expliquer une telle genèse (voir sur le même site, " Le développement cérébral pré-natal"). Pour sauver cet inconscient collectif, il faudrait donc accepter un dualisme corps/esprit avec toutes les conséquences que cela entraîne, notamment sur le plan de la pathologie. L'approche du fonctionnement cérébral et celle de la pensée conceptuelle se trouvent alors totalement dissociée.

 

Au total, et sur un plan théorique, deux conceptions concernant la nature et la genèse des formes conceptuelles, s'opposent radicalement :

 

-une conception platonicienne "d'idées" ayant une existence indépendante de l'expérience. Les "idées" freudiennes ou lacaniennes sont évidemment très différentes des idées platoniciennes proprement dites, mais les explications de leur origine sont tout à fait comparables. La conséquence est une conception "maïeutique" de l'apparition des concepts comme des idées. Tout est présent initialement dans l'esprit, mais un effort d'accouchement est nécessaire pour le passage à une conscience claire. La maïeutique moderne est cependant différente de la maïeutique socratique sur un point, pour le plus grand bénéfice de la pratique psychothérapeutique : les idées importantes, innées ou traduisant le vécu des premières années, sont enfermées dans un inconscient qui ne s'ouvre qu'avec l'aide d'un tiers spécialement formé.

 

-une conception constructiviste dans la ligne des stoïciens. Les formes conceptuelles sont établies ou plus souvent intégrées, par l'utilisateur. Dans la majorité des cas, le premier temps de l'acquisition du concept est l'intégration d'une forme acoustique empruntée à l'environnement social, et on appelle cette forme, un signifiant. La réalité d'une signification ou signifié derrière ce signifiant, est supposée systématiquement à partir de 20 mois d'âge. Par ailleurs, seules les significations déjà construites sont confrontées au signifiant jusqu'à obtenir une concordance, significations strictement non verbales initialement, puis verbales ou non verbales. Le processus se poursuit tout au long de la vie.

Selon le constructivisme, les mots n'ont que des emplois, selon l'expression de Saussure. Ils traduisent un découpage possible, viable dirait von Glaserfeld,  de la réflexion sur l'environnement. Ce découpage est à la fois conventionnel parmi une multitude de découpages possibles, mais également contraint par l'entourage culturel.

 Il faut remarquer que la signification attribuée au concept, est alors en grande partie indéterminée. Il en résulte une facilité d'évolution et un complément de détermination lors de l'insertion dans une phrase. "Le langage confond sous les noms, ce qui est précisé dans la phrase" (Paul Valéry).

Au total, le signifiant est arbitraire et n'est pas productif de signification. Le signifié est relatif, le langage est purement transitif. "Tout finalement doit pouvoir se réduire en :

- ceci que je touche du doigt en prononçant un mot

- cela que je fais ou mime en prononçant un mot."(Paul Valéry)

 

Entre deux conceptions aussi diamétralement opposée, laquelle choisir ? La réponse est une question de critère de choix :

 

- si l'on place la rigueur scientifique en premier, la totalité des arguments va en faveur de la seconde conception. Elle s'accorde parfaitement avec les données des neurosciences. Elle est facilement validée par des études prospectives. Par ailleurs, la conception des "idées" entraîne le dilemme de l'origine des "idées" sans rapport avec la dynamique socio-affective. Y a-t-il un mécanisme unique et on tombe dans le réalisme platonicien intégral, ou faut-il envisager deux mécanismes distincts de formation, ce qui est tout aussi difficile à accepter.

Aucune hésitation n'est donc possible.

 

- si l'on introduit des points de vue subjectifs, la situation est tout autre. Nombreux sont ceux qui reconnaissent la valeur de l'esprit scientifique et en utilisent les bienfaits dans le domaine de la physique et de la biologie, mais le récusent dans l'approche du fonctionnement mental. Il ne leur reste plus qu'à s'enfoncer dans le réalisme naïf et le discours premier. L'absence de toute validité ne les inquiètent guère car ils récusent toute mesure ou évaluation.

Inversement, les réticences vis à vis du constructivisme sont facilement explicables :

a) le constructivisme implique l'autonomie, et l'autonomie implique à son tour la responsabilité, car "si je suis seul à décider comment j'agis, alors je suis responsable de mes actes.. Et, dans la mesure où la règle  du jeu de société la plus populaire aujourd'hui est de rendre les autres responsables de nos propres actes, le constructivisme a nécessairement un impact très impopulaire (von Foerster).

L'acceptation de l'autonomie ouvre la porte à la fatalité constitutionnelle, ce qui pour des raisons les unes avouables, les autres inavouables, est souvent très difficile.

b) ill faut bien reconnaître que le constructivisme attaque les privilèges corporatifs des professionnels de la maïeutique, pédagogues ou psychothérapeutes, qui s'estimeraient dévalorisés par rapport à l'image qu'ils se font de leur action. C'est peut être là malheureusement l'explication la plus probante de la défense, en toute absence de rigueur,  des conceptions paraplatoniciennes.

 

Au total, je partage le jugement de von Glaserfeld : "La résistance rencontrée par le constructivisme ne s'explique pas tellement par des inconsistances ou des failles dans l'argumentation, mais plutôt parce qu'on a soupçonné à juste titre le constructivisme de saper une trop grande partie de la conception traditionnelle du monde."