Méditations pédagogiques : Faut-il attendre quelque chose des théories du conditionnement et de la psychanalyse en matière de pédagogie ?

 

"Mon Dieu, donne-moi la sérénité d'accepter les choses

que je ne puis changer,

le courage de changer les choses que je peux,

la sagesse d'en connaître la différence."

                                                                                                                                                A.A.

 

                                                       "L'homme n'est vraiment homme que dans la mesure où, maître de ses actions et juge de leur valeur, il est lui-même l'auteur de son progrès, en conformité avec la nature que lui a donnée son Créateur et dont il assume librement les possibilités et les exigences."

                                                                             S.S. Paul VI

 

 

Epictète aurait écrit que le plus grand crime contre l'intelligence est de considérer que le Monde est comme on voudrait qu'il soit. J'ai lu entièrement Epictète, et je n'ai pas retrouvée littéralement cette affirmation, mais il est évident  qu'elle correspond tout à fait à l'esprit de l'œuvre. Ce commentaire d'Epictète s'applique tout particulièrement aux pédagogues qui, dans leur ensemble, privilégient, et cela est normal, toutes les doctrines théoriques qui peuvent  magnifier leur action, même s'ils introduisent presque toujours des points de vue personnels, et ne suivent ces doctrines que revues et corrigées par eux. Au premier chef, il y a le behaviorisme, plus connu en France sous le nom de théorie du conditionnement classique : les acquisitions se font avant tout par la répétition organisée des stimuli, et la personnalité propre et les initiatives des élèves sont considérées en pratique comme secondaires. En second lieu, il y a les diverses conceptions psychanalytiques qui, implicitement du moins, attribuent à tous les enfants, un esprit développé avant l'expérience et égal pour tous, une orientation innée vers les mêmes façons de considérer le monde. Selon ces conceptions,  la pathologie mentale s'explique par les séquelles réversibles d'une mauvaise rencontre initiale avec l'environnement socio-familial, sur un esprit initialement optimal.

 

Remarquons que les articles sur le behaviorisme et son homologue en URSS, le pavlovisme, ont culminé durant la période 1920-1930, que l'essentiel de la psychanalyse était écrit en 1910, et n'est guère modifiée par la "relecture" lacanienne sur le sujet traité ici.

 

Or, en 1865, Claude Bernard a très justement écrit dans son "Introduction à la Méthode expérimentale" :  qu'une théorie, pour rester bonne, doit toujours se modifier avec les progrès de la science et demeurer constamment soumise à la vérification et à la critique des faits nouveaux qui apparaissent. Si on considérait une théorie comme parfaite et si l'on cessait de la vérifier par l'expérience scientifique journalière, elle deviendrait une doctrine. Une doctrine est donc une théorie que l'on regarde comme immuable et que l'on prend pour point de départ de déductions ultérieures, que l'on se croit dispensé de soumettre désormais à la vérification expérimentale.

 

Suivre sans critique pavlovisme ou behaviorisme et psychanalyse traduit donc un refus délibéré de tout un apport ultérieur, pourtant solidement appuyé sur des vérifications expérimentales :

- le constructivisme piagétien, établi de 1925 à 1980

- la révision des techniques statistiques avec Fisher et Gosset vers 1925 et largement développée par la suite,

- la naissance de la pensée cybernétique en 1943, avec l'article princeps de Rosenblueth, Wiener et Bigelow,

- les progrès de la psychométrie, née en 1897 mais s'étant poursuivis tout au long du XXème siècle

- la naissance de l'éthologie, très timide jusqu'en 1945, et très développée ensuite

- l'explosion des neurosciences surtout après 1970

- la publication princeps de P. Eimas en 1971 sur les débuts du langage

Dans l'ensemble de ces données, apparaît l'obligation de modifications profondes des attitudes pédagogiques.

 

Une question d'éthique

 

Mais il y a plus. Théorisant la méthode expérimentale, Claude Bernard pensait avant tout à la biologie et n'incluait pas ce qu'on appelle aujourd'hui les sciences humaines. C'est seulement en 1879 qu'apparut le premier laboratoire de psychologie expérimentale. Encore faut-il souligner que la première méthode utilisée dans ce laboratoire, était l'introspection, méthode peu expérimentale dans son principe, et sujette à caution. Peu à peu, le traitement statistique des enquêtes et les progrès de la physiologie cérébrale, ont radicalement modifié la situation, dessinant de nombreux préalables que toute approche des sciences humaines, pédagogie comprise, doit nécessairement intégrer. L'approche expérimentale a donc envahi tous les domaines des sciences humaines..

 

Parallèlement, sont apparues  des révisions sur le sens et la conduite du raisonnement, incluant nécessairement la méthode expérimentale. Une première révision s'était ouverte avec la "révolution copernicienne" de Kant lorsque le philosophe a affirmé que toute connaissance était liée à la "faculté de connaître". Leibnitz avait tenté de sauver la logique démonstrative d'Aristote en affirmant que cette logique peut s'appuyer initialement sur des vérités d'évidence. La révolution copernicienne conteste en quelque sorte les vérités d'évidence, et les progrès de la physique les invalideront plus lourdement dès la fin du XIXème siècle. Auparavant, Peirce avait déplacé, vers 1875,  le sens de la logique en montrant qu'elle doit se rattacher nécessairement à la méthode expérimentale, car aucune prémisse n'est valide a priori. Aucune prémisse ne peut même être considérée comme certaine a posteriori, mais seulement vraisemblable, et donc nécessairement soumise à la vérification expérimentale.

Une autre donnée essentielle est apparue en 1945 avec Herbert Simon, celle de rationalité limitée. L'approche psychologique expérimentale et la neurophysiologie se rejoignent pour constater les étroites limites du champ de conscience : on ne pense qu'à une seule chose à la fois, et les modifications opératoires du contenu de conscience ne peuvent excéder un rythme de 10 à 20 par seconde. Nous limitons donc subjectivement le champ des investigations sur une question donnée, et cela explique l'acceptation trop facile des "doctrines".

 

Cercle vertueux pédagogique

 

Ce n'est pas qu'une "doctrine" ne puisse être honorable, mais il importe en ce cas, d'annoncer la couleur. Pierre Duhem, grand physicien et chrétien convaincu, l'a bien précisé au début du XXème siècle. Il faut distinguer :

- le plan de la théorie scientifique qui cherche à édifier des lois vraisemblables et utiles, à partir de l'observation, de l'expérimentation et du raisonnement logique, suivant les règles de démonstration admises par la communauté scientifique, privilégiant la prévision par rapport à l’interprétation rétrospective,  mais n'épuisant pas néanmoins la connaissance du réel.

- le plan de la "méta"physique ("après" la physique) qui est un complément nécessaire à l'approche scientifique, celle-ci ne pouvant tout expliquer et laissant de nombreux points de connaissance en suspension. Ce plan repose sur une adhésion de croyance personnelle, et peut échapper de ce fait à l'analyse critique rationnelle.

 

En revanche, le plan métaphysique n'a de valeur que pour celui qui adopte une telle croyance, et après un accord tacite de tous les points déterminés expérimentalement. En aucun cas, ce plan métaphysique  ne peut être constituer un système complet se suffisant à lui-même, ni être imposé, ou servir de base pour une approche sociale universelle ou professionnelle, ce qui est le cas de l'application d'un point de vue pédagogique. Apparaît alors un aspect éthique souligné par P.M. Pouget. Le respect dû à autrui impose que les bases d'une conception soient toujours proposées en précisant s'il s'agit d'une approche scientifique ou d'une approche "métaphysique", dénuée de base expérimentale. Cela suppose implicitement que toute "doctrine" au sens de Claude Bernard s'expose à l'invalidation expérimentale présupposée par K. Popper lorsqu'il affirme que seules les théories falsifiables peuvent être retenues. Cela vaut tout spécialement pour une conception empruntée à "un maître à penser", aussi prestigieux soit-il, et aussi séduisante que soit cette conception.

En définitive, il est possible de définir un cercle vertueux pédagogique. Il y a place pour une éducation, donc une pédagogie,  des modes de pensée pour chacun de nous, ce qui provoque en retour des conséquences sur l"approche pédagogique d'autrui.

 

Evoquons donc quelques points de repères reposant sur une approche expérimentale.

 

Points de repères

 

A) L'apprentissage animal sans pédagogues ni conditionnement, notamment par réaction circulaire

 

En 1937, Konrad Lorenz fit remarquer aux behavioristes qu'ils n'étaient capables de bien prévoir les effets du conditionnement dans le cadre du laboratoire, qu'en cas de conduites très simples, loin des conditions de la vie sauvage. L'école de l'éthologie objectiviste était née, démontrant que de nombreux comportements animaux sont liés à l'espèce, en grande partie indépendamment des milieux rencontrés. Inversement, la multiplication des observations ou expériences démontrant la part de l'inné dans les comportements animaux démontrèrent le rôle indiscutable de modulations par l'apprentissage. Cependant, il s'agissait le plus souvent d'apprentissages sans pédagogue, et mieux expliqués par la correction immédiate d'erreurs que par un  processus de répétition. Ainsi, une simple mouche qui a reçu, une seule fois, une décharge électrique douloureuse dans un couloir de labyrinthe peint en jaune, fuit ensuite tout ce qui est jaune pendant au moins 24 heures.

De très nombreux travaux pourraient être rappelés ici, mais le travail le plus intéressant pour les applications pédagogiques chez l'homme, est celui effectué par Harlow chez le macaque. Un jeune macaque, né par césarienne et élevé sans aucun contact avec des congénères, familiaux ou non, présente des troubles comportementaux très sévères, peu ou pas réversibles, et n'acquière pas les stéréotypes sociaux de l'espèce. Un groupe de quatre petits macaques, deux mâles et deux femelles, nés également par césarienne, puis placés ensemble au moins une heure par jour, mais sans aucun autre contact social, évoluent très positivement, sans troubles comportementaux, avec une bonne acquisition des stéréotypes sociaux de l'espèce, permettant une adaptation immédiate lorsque ces animaux sont introduits secondairement dans un groupe de singes de tous âges, élevés normalement. Un jeune macaque, né par voie naturelle et ensuite confiné au seul contact social de sa mère, présente une évolution intermédiaire, nettement moins favorable que dans la situation précédente.

L'effet apprentissage est manifeste, mais tout aussi manifeste est qu'il s'agit d'un apprentissage sans pédagogue.

 

On peut supposer dans ce dernier exemple, que le macaque sait intégrer ce que J. M. Balwin a appelé le premier, une réaction circulaire : une première tentative d'adaptation dans une situation nouvelle et complexe, a toute chance d'aboutir à un échec. Mais cet échec même a une valeur positive en retour, en fournissant une information supplémentaire pour orienter les nouvelles tentatives. Piaget a démontré chez le nourrisson l'importance de ce mécanisme, mais en fait, il multiple considérablement la rapidité de la plupart des apprentissages complexes.

 

B) Une bonne connaissance des conditions et mécanismes du développement cérébral durant la grossesse devrait être un préalable à toute approche pédagogique théorique.

(pour plus de détail, consulter "Le développement cérébral…"sur le même site.)

 

Trois points sont particulièrement importants à souligner :

 

-le développement embryologique s'effectue sans programme, sans pré-forme, sans instructions venues de l'extérieur. L'œuf initial ne contient guère plus d'informations actives qu'une bactérie. Le développement est l'équivalent d'un apprentissage, et d'un apprentissage sans pédagogue,  traduisant une mémorisation de l'activité interne, réduite aux interactions entre les différents systèmes de l'embryon.

 

-du fait même de ce mécanisme, le cerveau à la naissance est obligatoirement vide de toutes significations comportementales ou cognitives, qui pourraient renvoyer à un environnement extra-utérin, physique ou socio-familial. Ni les fantasmes originaires de Freud, ni les signifiants inconscients innés de Lacan ne peuvent tenir la rampe sans s'engager dans des conceptions résolument dualistes dans le problème corps-esprit, avec toutes les inconséquences dérivées de ces conceptions.

 

-en revanche, l'ensemble des mécanismes innés exigés par un développement autonome, est beaucoup plus évolué qu'on ne l'a longtemps pensé.

 

C) Le rejet de la maturation

 

Pour compléter leur analyse, là où le conditionnement ne pouvait ne pouvait rendre compte d'une évolution, Watson et les béhavioristes firent appel à la notion d'une "maturation" cérébrale interne, qui serait spontanée et indépendante de l'expérience. Le cerveau échouerait initialement car il serait encore immature. De telles idées étaient avant tout spéculatives, mais elles semblaient renforcées expérimentalement par le retard de myélinisation dans certaines zones cérébrales. Ainsi Henri Wallon, pensait pouvoir expliquer la survenue retardée du langage vers 20 mois, par une myélinisation plus tardive de la zone du langage. La myélinisation est un processus de transformation des fibres neuroniques axonales, qui apparaît secondairement, par formation d’une gaine de myéline. Le processus de myélinisation décalée résulte des travaux de Fleshsig dont les premiers résultats, indiscutables furent très utiles pour distinguer différents systèmes cérébraux. Mais de façon beaucoup plus hasardeuse, Fleshsig proposa par la suite la myélinisation comme indispensable à la maturité fonctionnelle, ce qu'invoquait Wallon. En fait, on sait aujourd’hui que les fibres axonales non myélinisées fonctionnent de façon satisfaisante, et le rôle de la gaine de myéline est limité à un accroissement de la vitesse de conduction.

Ces notions sont très complexes pour le non spécialiste, mais elles ont le mérite de démonter la seule donnée biologique en faveur d'une maturation cérébrale post-natale indépendante de l'expérience. C'est donc seulement l'apprentissage qui peut expliquer le développement psychologique.

 

D) L'invention d'une réalité

 

Tous les philosophes sont en accord sur le fait que les sensations sont à l'origine de notre connaissance du monde environnant. Mais chez la quasi-totalité des auteurs, les sensations sont sensées rapporter, es qualité, un monde tel qu'il existerait en dehors de nous. Le développement des neurosciences condamne formellement un tel point de vue. (voir "le neurone ne dit pas quoi" sur le même site, et "La construction d'une réalité" d'Heinz von Foerster, dans "L'invention de la réalité", dirigé par Paul Watzlawick, Editions du Seuil, Paris, 1988).

On sait depuis le début du XXème siècle de façon certaine que les terminaisons sensorielles à l'origine des sensations fonctionnent en tout ou rien. Elles ne savent que rester silencieuses, ou répondre de façon absolument identique, quelle que soit la stimulation. Il en résulte que les données de sensations sont relatives, que l'information résultante est liée uniquement aux différences entre terminaisons sensorielles, les unes répondant totalement, les autres restant totalement silencieuses, devant un spectacle donné. Ce sont des structures cérébrales spécialisées qui assurent la computation des différences, dégageant forme, taille, couleur, mouvement, odeurs..…. Ce que nous prenons pour une image authentique du monde est en fait une façon particulière d'exister des structures perceptives du cerveau. Ces structures fonctionnent sans apprentissage, dès la naissance. La perception immédiate du monde est donc identique chez le très jeune nourrisson, une personne dont on enlève le bandeau après une intervention pour cataracte congénitale, et un adulte évolué. Ce qui apparaît secondairement et se développe, est une réflexion sur les perceptions. Cette réflexion est double :

- elle porte sur l'objet perçu et reconnu, qui est signifié avec une précision croissante.

- elle porte sur les mécanismes cérébraux de la perception qui sont analysés, deviennent mobiles au cours de la représentation.

Il en résulte une conséquence essentielle sur la nature de l'apprentissage. Ce qui est appris n'est pas une donnée qui pourrait être décrite en soi, mais une modification de l'organisation antérieure. Il en ressort la grande loi incontournable de la pédagogie : un enfant apprend en fonction de ce qu'il est et de ce qu'il sait déjà.

 

Par ailleurs, pour une très large part, le développement des capacités générales ou aptitudes, traduit effectivement la réflexion sur l'activité cérébrale en indépendance de l'environnement. Ainsi, le nourrisson de quelques semaines, réagit très correctement à de nombreuses données géométriques (T.G.R. Bower). Il fait la différence entre un jouet à un ou plusieurs exemplaires. "La géométrie spontanée de l'enfant" décrite par Piaget, est donc essentiellement une réflexion sur l'organisation perceptive innée et stable. Les performances peuvent aller très loin, tel cet aveugle de naissance de 16 semaines, également étudié par Bower, qui a rapidement construit seul une géométrie personnelle appliquée à l'objet présent, grâce à un appareil transformant les données spatiales normalement intégrées par la vue,  en données sonores.

 

Il est facile de comprendre que cette "réflexion" sur les systèmes cérébraux soit plus dépendante de la qualité  de cette organisation innée que de l'environnement rencontré. La notion de capacités générales dont le développement opératoire se fait spontanément, et en indépendance des influences sociales, se trouve ainsi justifiée.

 

E) La mise en place du langage

 

En 1971, P. Eimas a inauguré un grand nombre de travaux démontrant que les capacités de compréhension phonétique du nourrisson sont beaucoup plus précoces qu'on ne le croyait. Un nouveau-né de quelques jours différencie fort bien les différentes consonnes et voyelles. Entre quatre et six mois, le nourrisson acquière une "compétence phonétique", c'est à dire qu'il qualifie les phonèmes indépendamment du timbre, de la hauteur et d'autres qualités sonores : le son "o" est reconnu comme tel, qu'il soit émis par un jeune enfant ou apparaisse dans une voix masculine de basse. Le jargon du nourrisson à partir de sept ou huit mois apparaît aujoutd'hui de façon formelle, comme une tentative de reproduire la mélodie langagière des parents qui a été analysée auparavant.

En revanche, l'apparition tardive des capacités conceptuelles n'est pas remise en cause. Le lexique ne se développe pas avant 20 mois, avant d'exploser. La communication plus précoce avec l'entourage familial est affectivement très importante, mais elle est limitée aux aspects mélodiques du langage.

 

Ces travaux démontrent l'importance simultanée de capacités innées et de l'apprentissage. L'apprentissage très précoce en matière de langage, découvert il y a peu, ne peut donc être qu'un apprentissage sans pédagogue puisqu'il était ignoré. Il traduit l'application de capacités innées à la compréhension, puis à l'expression, de la mélodie langagière entendue. Il traduit une spécialisation car les capacités d'analyse des langages non entendus régressent simultanément à la meilleure compréhension du langage entendu.

Si l'emploi de la langue maternelle par l'entourage familial  est la condition sine qua non de l'apprentissage, l'appétence de l'enfant pour la communication mélodique est le facteur essentiel de motivation. Cette appétence est spontanée, toujours extrêmement élevée, et aucune étude n'a montré qu'elle variait avec les attitudes parentales.

 

F) L'apprentissage autonome chez John Dewey et Pierre Vendryès.

 

Durant la première motié du XXème siècle, John Dewey initia un point de vue très nouveau en pédagogie, affirmant qu'il fallait laisser entrer en classe l'expérience individuelle des élèves. Il rejetait à la fois l'individualisme maïeutique de Platon et le poids de la pression sociale, chère à Jean-Jaques Rousseau. Il mettait au premier plan les relations intersubjectives entre maîtres et élèves. Dewey  initiait ainsi le projet pédagogique tenant compte des capacités de chaque élève, ainsi que de son expérience acquise. Sur le plan scolaire, ce qui doit être appris n'est pas une donnée extérieure définie objectivement, mais un processus opératoire interne, efficace pour manipuler cette donnée nouvellement présentée.Tout cela n'est pas très loin de l'apprentissage autonome, et dessine un pont avec les analyses de Pierre Vendryès.

Celles-ci sont plus biologiques que pédagogiques, mais tout aussi fondamentales. Vendryès reprend la notion d'autonomie biologique décrite par Claude Bernard, et que ce dernier met au cœur de l'activité vitale. Vendryès décrit l'autonomie comme une capacité à n'être régenté que par ses propres lois. L'autonomie ne se définit pas en elle-même, mais par rapport à un repère extérieur. L'autonomie n'est pas une donnée établie une fois pour toute. Elle se développe par rapport à un environnement  et à partir des interactions avec lui. Pour être efficace, le pédagogue doit en quelque sorte s'introduire dans ce développement d'autonomie qui se joue entre l'élève et son environnement physique et social, et .

 

G) La variance des capacités

 

Pour qui ne veut pas s'aveugler volontairement, la variance des capacités, la possibilité de mesure précise de ces capacités, et l'incidence sur l'apprentissage et le comportement en général, sont manifestes.

- la fidélité des tests composites lorsqu'ils sont effectués par un psychologue compétant,  tourne autour de 0.95, ce qui est proche du maximum possible, défini à 1.

- de multiples travaux, notamment ceux des pionniers, Gesell et Jean Piaget, montrent que toutes les évolutions psychologiques de l'enfance se font sensiblement selon les mêmes étapes, les "milestones" en anglais, ce qui justifie la notion d'âge mental. L'âge de raison, à 7 ou 8 ans, a été décrit par les stoïciens, il y a plus de 2000 ans, n'a pas varié chronologiquement, et demeure aujourd'hui un repère essentiel. Par ailleurs, l'ordre de succession de ces milestones est la même chez les sujets proches de la moyenne et l'ensemble des sujets pathologiques, qu'un diagnostic d'organicité ait été porté ou non.

- la liaison entre l'efficience intellectuelle générale et la réussite scolaire et professionnelle est élevée. Après correction, le lien est aussi élevé qu'avec les caractéristiques du milieu social (Duncan, 1992). Le lien apparaît dans tous les domaines, y compris celui de l'éthique, comme Piaget l'a souligné (Le jugement moral chez l'enfant).

 

Pour les apprentissages scolaires, le lien entre la réussie scolaire et le niveau d'évolution est très fort. Ainsi la capacité à tracer à main levée une oblique  rectiligne à la fin de la grande section de maternelle, est le meilleur indice de prédiction du niveau d'acquisition de la lecture et orthographe en fin de C.P. (Dr Charles). Au même âge, le fait de savoir enlever une unité à une collection, a tout autant de valeur prédictive pour l'évolution ultérieure en calcul. Le lien entre la note à un test composite excluant l'arithmétique, et le maniement des opérations arithmétiques simples entre 6 et 15 ans est de .75, ce qui est considérable.

Le lien entre le niveau scolaire et la réussite aux tests, est encore plus élevé lorsqu'on apprécie séparément l'efficience en raisonnement, l'aptitude au langage et le niveau d'organisation visuo-spatiale.

 

On peut en discuter l'origine; mais la différence de capacités entre les élèves est indiscutable. Aux tests composites chez les élèves de 10 ans juste, 16 % d'entre eux ont une réussite qui se situent en dessous de la moyenne des élèves de 8 ans et demi, 16 % ont une réussite supérieure à la moyenne de 12 ans juste. Dès lors que le projet pédagogique tient compte, comme il se doit, de l'expérience de l'élève, le point devient essentiel.

 

La question de l'origine de cette différence est beaucoup plus discutable mais tout aussi cruciale lorsqu'il est observé, ce qui est beaucoup plus fréquent qu'on ne le croit, des élèves très brillants issus de milieux très modestes, et des élèves à capacité médiocre vivant dans des milieux culturels hautement privilégiés. L'appel habituel aux situations affectives conflictuelles, n'est guère argumenté. Il devient alors légitime d'envisager une variance d'origine génétique. Il est délicat, difficile, et sans intérêt, d'exprimer l'héritabilité des capacités intellectuelles par un chiffre précis, mais de très nombreux travaux soulignent que cette héritabilité est très loin d'être négligeable.

L'étude qui souligne peut-être le mieux l'importance de cette notion est celle de Defries et du Colorado Project (Pour la Science, décembre 1998). Environ 250 enfants adoptés aux premières heures de leur vie, ont été suivi durant 20 ans. Les capacités ont été mesurées par psychométrie chez les enfants adoptés, leurs parents adoptifs et leurs parents biologiques. Concernant l'aptitude au langage, il a été observé à l'âge de 4 ans chez les enfants adoptés, un lien sensiblement équivalent entre l'efficience verbale relative à leur âge, l'efficience des parents adoptifs et  celles des parents biologiques. Mais par la suite, le lien s'atténue progressivement avec les parents adoptifs, pourtant seuls au contact des enfants, alors qu'il s'accroît régulièrement avec les parents biologiques. A 20 ans le lien entre enfants adoptés et parents biologiques est sensiblement égal à celui d'un groupe témoin d'enfants élevés par leurs parents biologiques.

 

Il ne me paraît pas souhaitable d'utiliser de telles études pour entrer dans une polémique. Je voudrais seulement en retenir que les pédagogues ne doivent pas se faire une idée a priori des capacités individuelles de leurs élèves, à partir de leur origine sociale ou leur histoire affective, et que la personnalité propre de chaque élève joue un rôle important dans la réussite ou l'échec.

 

H) L'exemple de Sequoyah

 

Sequoyah était un métis cherokee élevé par sa mère, initialement loin de tout contact avec les colons britanniques et de la langue anglaise. Comme tous les indiens, il était très impressionné par les "feuilles qui parlent" des colons. Arrivé à maturité, il fréquenta de plus en plus ces derniers, et eut l'idée de créer une écriture pour le langage cherokee. Ses essais débutèrent en 1809, par une transcription idéographique qu'il abandonna assez vite comme beaucoup trop complexe. Il se lança alors dans la création d'un syllabaire qui ne fut achevé qu'en 1821. Quatre vingt six syllabes furent désignées par des lettres empruntées aux alphabets romains, grecs et hébraïques. Sequoyah retourna alors dans sa tribu, et eut initialement quelques difficultés à faire comprendre l'intérêt de son système. Il éduqua alors sa propre fille et put faire une démonstration de la grande valeur de communication de son syllabaire. Enfin convaincus, les membres de la tribu apprirent la pratique de la langue écrite en quelques semaines, beaucoup plus vite que ne le fait l'écolier français moyen de six ans. En moins de deux ans, cette langue écrite se diffusa rapidement dans toute la nation cherokee, aboutissant même à l'édition d'un journal.

Il y a là une démonstration particulièrement manifeste d'un apprentissage autonome, sans nécessité d'une méthode pédagogique particulière dès lors qu'il y a une forte motivation et les capacités nécessaires. L'exemple est encore plus frappant lorsqu'une comparaison est faite avec un apprentissage de la langue écrite difficile : cet apprentissage demande plus de 6 mois chez les écoliers qui n'atteignent qu'à 8 ans les performances requises pour débuter l'apprentissage.

 

I) Les aspects de saturation

 

La pratique systématique des échographies du troisième mois de grossesse, permettant de préciser la date de conception, a démontré combien était précise la durée de gestation. Or aucun programme, aucune horloge ne peut expliquer cette précision, et on ne peut que penser à une optimisation spontanée du développement. De même, les écarts de taille à la naissance par influence maternelle, se trouvent corrigés durant les deux premières années, et la corrélation avec la taille définitive est meilleure à deux ans qu'à la naissance, si les conditions d'alimentation sont satisfaisantes. En ce cas également, on peut évoquer une optimisation. Il est donc raisonnable d'envisager cette optimisation pour le développement des capacités intellectuelles.

Il est évident que l'analyse doit prendre en compte le milieu rencontré, et la recherche d'une optimisation doit être limitée aux seuls cas où une évolution est trop lente pour le milieu rencontré, lorsque est porté un diagnostic d'intelligence médiocre ou faible, inférieure à la limite du dixième centile aux tests composites, dans un environnement culturel au moins acceptable. Je rappellerai à ce propos que la moyenne des notes  aux tests, des enfants nés en France et élevés dans un cadre culturel français que l'on pourrait considérer comme médiocre ou franchement insuffisant, est toujours nettement supérieure à ce niveau du dixième centile, c'est à dire en dessus des 10 % des notes les plus basses.

Lorsque des évaluations sont acceptées et faites régulièrement, qu'on ne se réfugie pas derrière un refus d'évaluer, une forteresse autistique ou autres balivernes, un fait d'optimisation apparaît manifestement sous forme d'une courbe de saturation : les progrès sont d'autant plus rapides que l'enfant est plus jeune, et le progrès se termine en plateau. Ce plateau apparaît d'autant plus tôt que l'efficience est plus basse.

 

Ces données sont évidentes chez tous les enfants dont la déficience a justifié une orientation en milieu éducatif spécialisé, au contraire des enfants de bonne ou très bonne capacité, trop souvent pénalisés par les insuffisances de milieu, et qui, eux, peuvent évoluer très longtemps.

Le plateau survient de façon sensiblement égale dans les cas reconnus comme "organiques", et les cas supposés à tort ou à raison comme non organiques. Sans y mettre aucune idée dévalorisante, il est important de reconnaître que la vitesse du progrès intellectuel chez ces enfants déficients, apparaît beaucoup plus élevée durant les quatre premières années dans un cadre essentiellement familial, qu'elle n'apparaît  dans le milieu spécialisé qui fait suite.

 

Il est manifeste que nombre de professionnels, pour ne pas dire la grande majorité, nient le fait. Si cette négation était correctement argumentée, elle serait d'une importance cruciale ;  je serais le premier à être très heureux de savoir qu'il existe des cas d'évolution tardive franchement favorable qui ne soient pas des erreurs ou des insuffisances de diagnostic. Malheureusement,  en cinquante ans de carrière spécialisée, je n'en ai guère rencontré en dehors de certains cas d'épilepsie initialement traités incorrectement. En fait, une vision plus optimiste relève pratiquement toujours d'affirmations nécessairement a priori, car les auteurs de cette vision ignorent superbement la moindre évaluation, ou se réfugient derrière un diagnostic de psychose déficitaire tardive, tout aussi gratuit.

 

Là encore le plan polémique dans un contexte douloureux pour tous doit être évité, mais il est difficile de nier le fait que les développements psychologiques déficients échappent pour l'essentiel à toute approche curative, pédagogique ou autre, en ce qui concerne les capacités générales. Les prise en charge pédagogiques n'en sont que plus importantes, mais elles doivent être orientées autrement.

 

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Que peut-on conclure de ces différents points de repères ?

 

A) Le développement psychologique durant l'enfance est aussi manifeste que le pensaient les auteurs classiques. La conception d'un "esprit" d'emblée optimum, égal chez tous et ne se manifestant qu'en l'absence de conflits socio-affectifs, n'est qu'une hypothèse pro domo, ne reposant sur rien et au contraire largement contredite par l'observation et la réflexion.

B) L'apprentissage est le seul mécanisme expliquant le développement. La maturation interne indépendante de l'exercice, doit rejoindre le rayon des licornes ou du monstre du Loch Ness.

C) Le mécanisme de l'apprentissage est en premier lieu autonome, laissant la plus grande place à l'initiative de l'individu apprenant, en réponse aux problèmes résultant de la recherche d'une meilleure adaptation à l'environnement rencontré.

D) L'action du pédagogue est fondamentale, mais à la seule condition de savoir s'introduire dans le jeu de l'autonomie.

Cela étant dit, l'action pédagogique n'est pas équivalente dans toutes les formes d'apprentissage.

 

1) L'apprentissage éthique.

 

En ce domaine, les notions pédagogiques les plus traditionnelles restent de mise. Lorsque le nourrisson de quatre ou cinq mois découvre "l'autre", il ne peut que ressentir très négativement toute opposition à ses envies, car il ne peut comprendre les raisons de cette opposition. C'est le personnalisme du petit décrit par Henri Wallon. L'attitude pédagogique d'opposition sous toutes ses formes est donc le seul facteur d'évolution, et le demeure jusqu'à quatre ou cinq ans d'âge mental.
Par la suite, il est indispensable que le pédagogue ait une attitude en rapport avec le jugement moral de l'enfant qui lui est confié. A la contrainte et à l'autorité qui s'imposent longtemps, l'explication vient s'ajouter et prend une part croissante. Pour cela, il est indispensable de tenir compte du jugement moral de l'enfant, lié principalement à son âge mental.

 

2) L'apprentissage des compétences.

 

C'est un domaine complexe où il faut se garder d'être trop précis car il y a de gros risques de sous estimer ou surestimer l'apport pédagogique. Par compétence j'entends la mise en place d'une performance dans un domaine particulier, par l'exercice de capacités générales. Il peut s'agir de la conquête du langage écrit, la pratique des opérations numériques, l'habileté à jouer du violoncelle ou un bon classement au tennis ou au bridge.

 

La question du rôle du pédagogue ne se pose que dans les cas où les conditions de motivation et de rencontres avec l'environnement, ne permettent pas un apprentissage totalement autonome. Ce n'est pas, par exemple, comme je l'ai vu plus haut, le cas du langage chez l'enfant durant les deux premières années. De même, les auteurs hongrois ont démontré que la tenue debout et marche fonctionnelle bénéficiant très probablement de l'exemple d'autrui, mais n'étaient sensibles à une pédagogie concertée.

Inversement, bien qu'ils soient assez limités sauf chez les anthropoïdes, il existe des cas authentiques de pédagogie chez les animaux. La mère guépard attrape de très jeunes gazelles qu'elle présente, vivantes à ses rejetons, pour qu'ils apprennent à développer leurs compétences de prédation. Plusieurs ouvrages décrivant le comportement de fauves élevés uniquement aux contacts d'humains, prouvent que cette compétence de prédation n'est nullement spontanée.

L'apprentissage du langage écrit à 6 ans, peu motivante par rapport aux efforts demandés, est le type même d'une compétence qui exige l'intervention du pédagogue.

 

La distinction entre le développement spontané des capacités générales et l'acquisition des compétences particulières liées à l'environnement rencontré, est justifié. Par exemple, l'hypothèse d'un développement sans intervention pédagogique concertée, des capacités générales pour les enfants nés en France et fréquentant l'école, est très largement argumenté, et traduit au mieux les cursus observés. Ce n'est plus le cas en dehors des sociétés occidentales : la géométrie spontanée se développe de façon comparable chez les enfants citadins des quartiers peu privilégiés du Caire, et les jeunes français ; en revanche, les petits paysans de Haute Egypte, privés des tracés géométriques des villes modernes, présentent un retard important. Cependant, en première approximation et à ne considérer que les écoliers nés en France, le désir d'accroître les capacités générales des écoliers ne devraient pas être la tasse de thé des pédagogues, et il serait souhaitable qu'ils se concentrent sur l'acquisition des compétences particulières, où ils peuvent beaucoup.

 

A) Le domaine du juste un peu inconnu, l'enfant apprend en fonction de ce qu'il sait déjà.

 

Apprendre, c'est modifier positivement une conduite déjà acquise. La situation pédagogique doit donc nécessairement associer une nouveauté à du connu pour que cette nouveauté soit bien perçue. De là, une nécessité de situer l'enseignement à la limite du connu et de l'inconnu. Pour ce faire, l'évaluation du connu par l'enfant est fondamentale, et devrait déterminer ce qui peut être appris rapidement.

 

B) Un projet plutôt qu'un programme

 

"La méditation de l'objet par le sujet doit prendre la forme d'un projet". G. Bachelard en faisait la caractéristique de la pensée scientifique, mais la généralisation à toute situation pédagogique est très souhaitable. Le projet donne autant d'importance à une prise en compte de la capacité de l'élève à intégrer un programme, que ce programme lui-même.

 

C) Les évaluations sont faciles, rapides, tant sur le plan des capacités que sur celui des compétences déjà acquises.

 

Il existe un matériel abondant, mais seul doit compter celui qui est doté d'un bon étalonnage. Au cours de la scolarité, l'évaluation doit porter sur les capacités générales et sur les connaissances scolaires ;

l'évaluation collective est la solution la plus commode, le plus souvent possible, et il existe une forte corrélation entre les différentes mesures. Un complément individuel d'exploration s'impose en cas de résultats dissociés, soit entre capacités et compétences, soit entre différentes capacités ou compétences. Une dissociation qui doit tout particulièrement retenir l'attention est celle qui peut exister entre l'efficience de raisonnement et celle de la pratique du langage.

 

D) Il faut toujours avoir en tête l'activité opératoire des élèves.

 

Par activité opératoire, il faut entendre la construction de liens qui réunissent des données dans un ensemble ou un graphe, de telle façon que chaque donnée puisse être confrontées à d'autres par des opérations logiques de comparaison, d'inclusion simple ou transitive, etc, seul moyen de signifier réellement cette donnée et de la rendre utilisable. Qu'importe que la bataille de Marignant ait été gagnée en 1515, si le contexte est inconnu. Préciser la date de la prise de Constantinople en 1453 n'a de sens que si on la rapproche de la prise de Bordeaux, la même année, mettant fin à la guerre de cent ans, à la découverte de l'imprimerie, aux grands voyages maritimes, etc. Le cours magistral n'a d'intérêt que s'il n'introduit qu'une très faible fraction d'informations nouvelles, dans un graphe déjà construit par les auditeurs.

C'est la proposition de l'exercice bien adapté, au bon moment, qui est la clef de la réussite pédagogique, car cet exercice est la meilleure façon d'établir solidement une règle antérieurement connue de façon seulement approximative. La présentation de variations dans les exercices sur un même thème, renforce l'intégration du noyau commun. Le fait de proposer d'apprendre une définition précise n'a de sens que pour l'élève qui en avait déjà une idée approchée.

L'échec inattendu à l'exercice proposé, est également essentiel. Bien utilisé ultérieurement, un tel échec peut être la meilleure source d'acquisitions de nouvelles connaissances.

 

E) La présentation adaptée de l'environnement est un facteur déterminant

 

Il s'agit  d'offrir artificiellement des occasions d'essayer les stratégies, déjà en partie acquises, pour leur permettre d'évoluer positivement, alors que l'environnement n'offre pas spontanément de telles occasions.

 

F) Les "méthodes" pédagogiques les plus fondamentales sont celles qui sont proposés aux élèves pour qu'ils organisent au mieux leur activité opératoire.

 

Popper a souligné que devant tout problème qui se pose à un individu, il est évoqué immédiatement une réponse qui lui paraît adéquate. Tout spécialement lorsque apparaît un problème qui ne correspond pas à une motivation immédiate, l'individu peut s'engager alors dans une voie menant à une impasse qui n'est découverte que tardivement. Le choix de la "solution de facilité" accroît le risque d'impasse. C'est donc un rôle essentiel du pédagogue que d'éviter l'impasse.

A titre d'exemple, l'identification visuelle d'un mot écrit connu est très facile, et survient pratiquement simultanément à l'enrichissement du lexique, dès deux ou trois ans. L'analyse phonétique d'un texte est beaucoup plus exigeante sur le plan des capacités et des acquis antérieurs. Lorsque l'apprentissage phonétique de la lecture est présenté trop tôt par rapport aux capacités de l'écolier, celui-ci se tourne spontanément vers la reconnaissance visuelle des mots, ce qui parasite gravement l'intégration des phonèmes lus, et peut nécessiter ensuite plusieurs années de rééducation d'une dyslexie-dysorthographie.

Un autre exemple peut être trouvé dans l'apprentissage du tennis. Spontanément, le joueur inexpérimenté tient sa raquette de façon à permettre la plus grande mobilité possible au niveau du poignet. Ce faisant, la force de frappe sur la balle se trouve fortement limitée. Le pédagogue seul peut contraindre à une rotation de 90 degrés, de la prise de raquette, ce qui bloque le poignet et permet une frappe bien plus forte à partir du coude ou de l'épaule, ouvrant une voie d'apprentissage beaucoup plus efficace.

La version latine est encore un autre exemple. Spontanément, la plupart des élèves essayent d'éviter "la construction", et tentent d'assurer une traduction sans y avoir recours, ce qui est cause de contre-sens qui auraient pu être évités.

"La paresse du stylo" chez l'adolescent est devenue courante depuis le développement des médias et de la calculatrice, et il est fondamental que le pédagogue s'y oppose (autant qu'il le peut !!!).

 

Un autre domaine de pédagogie est celui de donner le goût de la recherche de références, chaque fois que cela est utile, qu'il s'agisse de l'utilisation d'un dictionnaire pour définir un mot inconnu, de l'utilisation des index, de la précision des définitions au cours d'un exercice de mathématique. Plus encore, peut-être aujourd'hui les références sur le Web, notamment Wikipedia.

La recherche de référence n'est pas immédiate, car il est beaucoup moins fatigant pour l'élève, de tenter de deviner. Dans la pratique des collégiens, il apparaît immédiatement combien la tâche des pédagogues peut être importante en ce domaine malgré, et peut être justement, du fait de résistances titanesques.

 

C) L'apprentissage de la méthode expérimentale

 

Il ne se différencie pas des autres "méthodes", mais il présente une importance fondamentale de nos jours chez les adultes qui peuvent la comprendre. Dans "Les conditions de l'esprit scientifique", J. Fourastié cherche à expliquer pourquoi 10000 générations de l'homo plus ou moins sapiens ont pu se succéder sans que la méthode expérimentale ait été formulée explicitement. Fourastié conclut que la pensée de l'homme le satisfait pleinement car elle vient de lui, et qu'il se soucie très secondairement qu'elle ait ou non un rapport avec le monde extérieur.

Trois siècles séparent Galilée de la naissance de l'humanisme italien qui a fait naître le désir de faire empiriquement l'inventaire du monde sensible, à la fin du XIIIème siècle. Pourtant Galilée trouvait indigne de lui de vérifier ses hypothèses nées de la seule observation. C'est Gassendi, partisan de "l'expérience sensible" qui fut le premier, un peu plus tard, à faire effectivement tomber une pierre du haut du mât d'un navire en déplacement, démontrant la validité des principes galiléens. La "méthode" cartésienne fait fort peu de place à la validation expérimentale des hypothèses. C'est seulement durant le XVIIIème siècle qu'une méthode expérimentale fut implicitement mise en pratique, notamment par Lavoisier. La théorisation de la méthode n'est apparue qu'en 1865 avec Claude Bernard.

 

L'action d'Aristote a été ambiguë. D'une part, il a introduit la logique formelle, ignorée de toutes les civilisations qui le précédaient. Mais d'autre part, il a cru créer une logique authentiquement démonstrative en se contredisant lui-même sur la valeur qu'il convenait d'attribuer à la dialectique, la considérant initialement comme seulement probable, puis certaine pour les besoins de la cause. Aussi, la pensée d'Aristote a-t-elle eu un double effet. D'une part, il est évident qu'elle a joué un rôle considérable, pour permettre le développement de la pensée scientifique occidentale jusqu'au siècle des lumières. L'extension de la science au vivant durant le XIXème siècle, conduisait inexorablement à la méthode expérimentale. Il n'est donc nullement exagérée de situer cette méthode dans la corbeille d'Aristote. Mais malheureusement, la logique démonstrative aristotélicienne contenait également en germe une valorisation totalement arbitraire du discours premier ou gnostique, replié sur lui-même, dont les philosophes depuis Hegel, puis Lacan, illustrent les formes les plus achevées.

 

L'explication de Fourastié s'applique ainsi totalement aux psychiatres et psychologues lacaniens. Ils sont tellement satisfaits de leur discours, qu'il leur importe peu de vérifier si ce discours a un rapport avec le monde extérieur. A leur décharge, ils pourraient peut-être penser que la méthode expérimentale ne s'applique pas à leur propre domaine ; pourtant le développement récent des neurosciences et la haute validité prospective des études psychologiques respectueuses des règles statistiques, prouvent manifestement le contraire. Plus vraisemblablement, psychiatres et psychologues espèrent être gagnants  car "les grandes œuvres humaines, celles auxquelles vont l'admiration et le prestige, ne sont pas celles qui décrivent le réel ou s'accordent à lui, mais au contraire, celles qui séduisent l'esprit humain par une imagination originale, fut-elle arbitraire, affirmée par une forte volonté, dans une forme brillante(Fourastié)".

Ce serait donc une tâche pédagogique essentielle de remettre les choses au point. C'est probablement aujourd'hui une tâche souvent surhumaine, car comme le dit si bien J.F. Revel : "Vous ne pouvez pas espérer détacher quelqu'un par le raisonnement, d'une conviction à laquelle il n'a pas été amené par le raisonnement". Inversement et heureusement, "Point n'est besoin d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer".

 

Pour finir, je précise que ces quelques exemples d'action pédagogique me sont avant tout suggérés par une activité auprès des enfants en difficulté. Ils ne sauraient avoir une valeur exhaustive. Je ne pense nullement avoir fait un cours de pédagogie pratique, et les positions théoriques exposées sont toutes empruntées à des auteurs célèbres. En revanche, je pense avoir appliqué les points de vue exposés plus haut, notamment en multipliant des approches toujours différentes, mais portant sur les mêmes thèmes, comme des variations musicales dans une composition symphonique :

- l'enfant apprend en fonction de ce qu'il est et de ce qu'il sait déjà

- il faut avoir la sérénité d'accepter qu'il y ait des capacités qui échappent à l'action pédagogique, car spontanément saturées.

 

N.B. Dans le même but de multiplier les approches d'un même thème, je conseille la lecture de l'article de von Glaserfeld : Pourquoi le constructivisme doit-il être radical ?

 

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