Le neurone ne dit pas quoi

 

De Thalès à Kant, tous les philosophes ont épuisé les connaissances scientifiques de leur temps, avant de commencer à disserter sur un plan philosophique. Par la suite, Hegel fut le grand responsable d'une rupture entre science et philosophie dont les effets néfastes ne sont pas près de disparaître. Le domaine de la sensation dans ses aspects les plus généraux révèle un aspect majeur de cette nocivité.

 

Tous les philosophes, qu'ils soient rationalistes comme Saint Thomas d'Acquin, ou empiristes comme Locke ou Gassendi,  ont insisté  sur le rôle majeur de la sensation dans la prise de connaissance du monde. En revanche, ces auteurs n'ont formulé aucune hypothèse sur le mécanisme de la sensation, faute de support scientifique. Pour la plupart d'entre eux, en dépit de quelques voix discordantes, les sensations révélaient un monde environnant tel qu'il était "réellement", indépendamment des propriétés de l'observateur.

 

C'est à peu près au moment même où mourrait Hegel, en 1831, que Johannes Müller publia ses propres travaux sur l'œil complexe de crustacés, travaux qui auraient dû révolutionner complètement la philosophie. Venant après les études de Bell et Magendie, isolant sur le plan neurophysiologique sensation et motricité, Müller s'interrogea : chaque qualité de sensation exige-t-elle un récepteur spécifique ou une même fibre transmet-elle des influx de formes différentes correspondant aux différentes qualités d'excitations, donc de sensation ? Muller conclût que chaque organe sensoriel répond de façon identique à différentes variétés de stimuli; il faut donc qu'il y ait autant de types de récepteurs sensoriels qu'il y a de sensations différentes. C'est seulement un seuil plus bas pour un excitant physique d'un type particulier qui caractérise un récepteur sensoriel par rapport à un autre. Muller ne prit même pas totalement conscience lui-même de la révolution conceptuelle considérable qu'il rendait possible: nous sommes conscients de la décharge d'un neurone sensoriel, et non  d'un stimulus externe es qualité.

 

            H. Helmholtz étendit la portée des analyses de Muller en suggérant que la vision des couleurs était permise par l'existence de trois types de récepteurs visuels, chacun sensible à une couleur primaire différente. H. Helmholtz proposa également la thèse selon laquelle il existerait des récepteurs sensoriels particuliers pour chaque hauteur de sons. A l'heure actuelle et depuis 1920, les conceptions de Muller et de Helmholtz sont globalement démontrées, et elles peuvent être étendues à tous les neurones quelle que soit leur fonction. Cependant, extrêmement rares sont les penseurs contemporains qui ont intégré la portée de la découverte de J. Müller. Heinz Von Foerster  est parmi eux, et il a reformulé le principe mullérien sous le nom de principe d'encodage indifférencié : la réponse d'un neurone n'encode pas la nature des agents qui ont provoqué cette réponse. Autrement dit, 'le "quoi" n'est pas encodé mais seulement le "combien", un neurone donnant des réponses toujours identiques mais avec une fréquence qui dépend de l'intensité énergétique du stimulus. La carrière de spécialiste de l'intelligence artificielle de von Foerster le préparait à une telle conclusion : dans un ordinateur, la frappe d'une touche de clavier peut éventuellement encoder le temps d'appui, mais elle n'encode ni le mouvement qui a établi cette frappe, ni la personnalité de celui qui est à l'origine de cette frappe.

 

            Mais si les qualités des stimuli ne sont pas encodées dans l'activité nerveuse, la question fondamentale est de savoir comment le cerveau peut fonctionner, et notamment comment notre cerveau peut faire apparaître  l'extraordinaire variété du monde coloré dont nous faisons l'expérience à tout instant. La réponse est double :

 

- tous les neurones ne sont pas identiques sur le plan du seuil de réponse en fonction de l'énergie stimulante. Ainsi la chaleur, le choc, un courant électrique, appliqués à un neurone de la rétine, feront naître la même impression de lumière et de couleur qu'un rayonnement lumineux, mais le seuil de réponse sera considérablement plus bas pour une stimulation lumineuse que pour toute autre qualité énergétique. D'autres neurones seront plus sensibles à un stimulus sonore, d'autres à un stimulus tactile ou odorant. C'est que Müller a qualifié de principe d'énergie spécifique. Donc, en présence d'un stimulus défini, tous les neurones ne réagiront pas de la même façon; et la différence sera une source d'information considérable, finalement la plus importante.

 

- tous les neurones du corps n'ont pas le même emplacement. Dès lors que cet emplacement est encodé, la variété supplémentaire introduite est tout aussi considérable.

 

Prenons un exemple chiffré : soit un système très simple qui ne comporterait que quatre neurones pouvant être inactif ou répondre à l'un sur 4 niveaux de fréquence identifiés possible, avec une lecture de l'état de ces neurones revenant tous les huitièmes de seconde. Le nombre d'événements qui pourraient être reconnus ou différenciés est de l'ordre de 64000. Or l'organisme humain comporte 107 à 108 terminaisons sensorielles, distinctes par l'énergie spécifique et/ou l'emplacement sur le corps. Le nombre de dispositions différentes identifiables est donc immense.

 

Mais ce qui est gagné en variété, est perdu en facilité de calcul. Von Foerster insistait sur la nécessité d'une computation mais en 1973, date d'une communication princeps, il y avait peu de données pouvant expliquer cette computation. Les travaux d'Herbert Simon ne faisaient même que souligner les impossibilités de calcul rapide au niveau du cerveau. Le nombre d'opération successives était au mieux d'une vingtaine par seconde, et ces opérations ne pouvaient porter que sur 3 ou 4 unités d'information. La solution devait venir de Hubel et Wiesel à qui cela valut un prix Nobet en 1978. Ces auteurs démontrèrent l'existence de traitement extrêmement sophistiqués en parallèle des données visuo-rétiniennes, donc beaucoup plus rapide qu'un traitement sérié pour des données complexes. Par la suite, Semir Zeki décrivit des zones cérébrales spécialisées pour les différentes données visuelles, la forme, la taille, la couleur, le mouvement, en tout une trentaine de données. Incidemment ces auteurs démontrèrent que ces analyses des objets visuellement perçus, était possible dès la naissance chez animaux matures à la naissance comme le macaque rhésus. Il devient alors évident que ce ne sont pas des organisations de l'environnement qui « instruisent » le cerveau, mais bien des aires cérébrales spécialisées qui fournissent une coordination des informations ponctuelles qui leur est propre.

 

On voit mal comment on pourrait aborder le mécanisme de la sensation en négligeant ces données. Du même coup, c’est le problème de la réalité qui doit être envisagé de façon totalement renouvelée. Dans la ligne de l’opposition noumène/phénomène postulée par Kant, deux sens différents doivent être accordés au concept de réalité :

 

-une réalité en soi ou nouménale. Une telle réalité peut être logiquement postulée car nous appartenons à cette réalité. La nier conduirait à nous nier nous-mêmes, ce qui n’a aucun sens. En revanche, une telle réalité échappe à toute description en dehors de l’existence.

 

-une réalité perceptible ou phénoménale. Cette réalité est accessible à notre connaissance mais sous une forme subjective. C’est une réalité particulière parmi un grand nombre de constructions possibles, déduite du fonctionnement de notre cerveau perceptif, indissolublement liée aux particularités de nos moyens de connaître, et limitée à nos rencontres effectives avec notre environnement

 

A priori, on pourrait penser qu’il n’y a aucun moyen pour différencier dans la connaissance perceptive, ce qui revient aux mécanismes cérébraux, et ce qui est propriété d’environnement. En fait, cela n’est pas exact, comme le formule indirectement Spencer-Brown : " Si certains faits de notre expérience commune de perception, ou ce que nous pouvons appeler le monde intérieur, peuvent être révélé par une étude étendue de ce que nous appelons par contraste, le monde extérieur, alors une étude également étendue de ce monde intérieur, révélera en retour les faits initialement rencontrés dans le monde extérieur, car ce que nous approchons dans les deux cas, par une face ou par l’autre, est leur frontière commune ". La mise en jeu d'une même organisation perceptive sur le cerveau en présence de cibles différentes, permet une réflexion sur ces mécanismes cérébraux. A son tour, cette réflexion permet une meilleure définition des cibles. Ce processus d'amélioration réciproque peut se poursuivre indéfiniment, et signe un constructivisme.

 

Ainsi, les principes envisagés par J. Muller et largement confirmés, implique que nous n'avons accès qu'à une réalité phénoménale, déterminée par les propriétés de notre cerveau. Mais si le nouveau-né ouvrant les yeux, a immédiatement accès à une réalité, celle-ci est initialement dénuée de signification et s'enrichit ensuite considérablement avec le vécu.  Le nouveau-né voit en couleur, en forme, en objets délimités sur un fond, mais il ne peut accorder aucune signification aux objets qu'il perçoit ; il doit construire les significations. Le constructivisme radical sur le double plan philosophique et psychologique, n'apparaît donc plus comme une simple option, mais bien comme l'approche la plus cohérente, la seule satisfaisante, dans l'état actuel de la Science.

 

Tous les cerveaux ne sont pas égaux dans la construction d'une réalité phénoménale. Le daltonisme n'est qu'un exemple de différentiation. Il est donc légitime de considérer qu'au départ, chaque individu construit sa réalité, tant en fonction de l'environnement effectivement rencontré qu'en raison des variations cérébrales. L'enfant construit lui-même son sens de l'espace mais cet espace n'est pas le même pour le jeune pygmée de la forêt dense et le jeune esquimau des solitudes glacées. S'ouvre alors une situation essentielle d'ajustements réciproques et donc de progrès, qui est la confrontation sociale des réalités phénoménales individuelles.