Une Allégorie Constructiviste
( ou comment inventer le monde, de l'intérieur d'un
sous-marin)
Les gens qui ne veulent rien faire de rien, n'avancent
rien, et ne sont bons à rien. Voilà mon mot.
Beaumarchais
La connaissance part de données structurées xn,
élaborées immédiatement par le cerveau au contact de l'environnement. C'est la
réflexion sur l'action qui permet d'isoler, parmi les nombreux couples (x; y)
qui pourraient rendre compte de xn,
le couple particulier (xn; yn) qui distingue au mieux, ce
qui est le fait d'une construction cérébrale(x) et ce qui traduit une propriété
de l'environnement (y).
Jacques Richalet
Le
développement psychologique de l'enfant associe, lui, la construction du moi et celle d’un modèle hypothétique du monde
environnant. Mais du fait que ce développement s'effectue dans un cadre social,
la dynamique d'une construction autonome n'y est pas aussi évidente. Cela me
conduit à proposer une parabole pour
expliquer la faisabilité d’un développement du moi en interactivité avec la
construction d’un modèle hypothétique du monde environnant. Cette parabole m'a
été inspirée par la lecture de "The hunt for Red October" et
"Code SSN", de Tom Clancy.
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EN FORME DE PARABOLE :
l’histoire naturelle de la pensée depuis l'intérieur du sous-marin
"Octobre Rouge 001"
Imaginons
un sous-marin nucléaire, Nautilus moderne,
habité et dirigé par un équipage nombreux et compétent, pourvu d'une
grande autonomie énergétique, avec des réserves alimentaires en abondance pour
son équipage, et un convertisseur d'eau de mer en eau douce. Les responsables
de la planète envoient régulièrement un ravitailleur qui renouvelle réserves
énergétiques et provisions, élimine le sel accumulé, sans même qu’initialement
au moins, l’équipage prenne conscience en tant que tel, de ce renouvellement
des ressources et de l'existence de ces responsables encore moins des auteurs
de ce renouvellement.
Dans
les livres de Tom Clancy, les équipages s'efforcent de rendre leurs
sous-marins le plus silencieux
possible, tout en essayant d'avoir le maximum de renseignement sur le monde
extérieur. En revanche, sur "Octobre Rouge 001", tout l'équipage
ignore initialement le fait même qu'il existe un monde extérieur. L'officier
navigateur chargé d’informer le capitaine du sous-marin, ignore initialement
tout, absolument tout de l'environnement marin. En revanche, il dispose de très nombreux appareils, comme
des écrans de télévision sur lesquels s'affichent des données bien
structurées mais qui n'ont initialement aucune signification pour ce navigateur
(principe richalet) ; seul un observateur extérieur pourrait constater que
les écrans enregistrent "visuellement" les déplacements et l'assiette
du sous-marin, ainsi que toutes les hétérogénéités de l'environnement extérieur
de voisinage. Un gyroscope inertiel de navigation enregistre également tous les
déplacements, verticaux, horizontaux, d'assiette, du sous-marin, mais le
navigateur ne sait pas initialement lire les renseignements fournis par ce
gyroscope. Le sous-marin dispose encore de nombreux sonars passifs et actifs,
mais personne ne sait initialement interpréter en quoi que ce soit, les
messages des sonars. Tous les instruments de mesure sont par ailleurs couplés
entre eux, et des écrans particuliers rendent compte des couplages.
Le
capitaine, quant à lui, dispose de très nombreux boutons et manettes, qui
peuvent agir sur le déplacement et l'assiette du sous-marin, mais il ignore
initialement totalement l'effet de ces boutons ou manettes, ne sait même pas ce
qu'est un déplacement ou une assiette. Cependant, les effets extérieurs des
boutons et manettes, modifiant l’assiette et le déplacement du sous-marin, sont
bien évidemment reportés sur les écrans du navigateur ou l'enregistrement du
gyroscope, à titre de modification d'assiette, de déplacement ou de
particularités d’environnement. Par ailleurs, le navigateur et le capitaine
sont en liaison constante, le navigateur informant le capitaine sur les
variations des images d'écran ou autres signaux d'enregistrement, et le
capitaine informant le navigateur à chaque fois qu'il appuie sur un bouton ou manipule
une manette. Mais lorsque le capitaine et le navigateur découvrent des
relations régulières entre l'action sur les manettes et les données
d'enregistrement, ils n'ont aucune idée de l'origine de ces relations ; ils
n'ont même pas l'idée d'envisager que les liaisons puissent se faire ou non par
le câblage propre du sous-marin. Tout cela, et cela seulement, constitue
l'inné, avec notamment, une capacité innée de réflexion sur l'action. Cette
réflexion inclut évidemment la mémorisation des analyses positives.
Le
sous-marin circule initialement à très petite vitesse, si bien que même le
heurt d'un rocher ou d'un iceberg est ressenti, certes brutalement, mais sans
conséquences irréversibles. Le navigateur, prudent, apprend très vite qu'une
modification des images sur certains de ses écrans ou des "échos" de
sonar, ont précédé les heurts. Il apprend à informer le capitaine devant
toute modification rapide d'image ou d'échos, et le capitaine apprend à
ralentir encore la vitesse du sous-marin dès qu'il reçoit l'information du
navigateur, en découvrant par tâtonnement, une manette efficace pour effectuer
le ralentissement de la déformation des images sur écran, sans même avoir
initialement la notion d’un ralentissement conjoint du sous-marin.
Parallèlement, le capitaine, durant les périodes calmes, appuie au hasard sur
un bouton ou manipule au hasard une manette. Le navigateur lui apprend
comment les images sur ses écrans, se sont modifiées secondairement à chaque
fois que le capitaine l'avait informé de ses actions.
Le navigateur et le capitaine apprennent alors très
vite une distinction essentielle :
-
dans un cas, les images d'écran se sont modifiées immédiatement après une
action du capitaine.
-
dans un autre cas, les images d'écran se sont modifiées sans que le capitaine
n'ait rien fait
Le
capitaine et le navigateur conviennent alors d'un code, appelant "nous",
les modifications du premier cas et "pas nous" les
modifications du second cas. Il y a du reste des confusions lorsqu'un effet
extérieur est survenu au moment même d'une action du capitaine, mais cela ne
survient pas à une fréquence suffisante pour rendre sans intérêt la distinction
entre "nous" et "pas nous", et surtout sa valeur
prédictive.
Le
navigateur voit d'un seul coup d'œil l'ensemble de ses écrans et les différents
appareils d'enregistrement. Il constate assez vite que tous les signaux ne se
modifient pas toutes nécessairement en même temps et de la même façon. Il va apprendre
à en tenir compte. Par exemple, il va apprendre que les images des écrans dits
D et G peuvent se modifier ensemble en même temps que des échos de sonar, et
avant un « choc » reporté sur l’équilibre des membres de l’équipage
dans le sens de la longueur du sous-marin. Au contraire, une modification
isolée de D ou de G est plus rarement suivie d'un choc, et surtout alors, le
déséquilibre transmis à l’équipage se fait dans le sens transversal du
sous-marin, et non dans le sens longitudinal.. Pour faciliter la communication,
le capitaine et le navigateur décident d'un nouveau mot de code,
"devant", pour indiquer que les modifications de D et G sont égales,
« bâbord » si l’équipage est déséquilibré vers le côté gauche,
« tribord » s’il est déséquilibré vers le côté droit.
De
même, le navigateur va apprendre à considérer les modifications d'écran et
d'échos sonar particulières, qui suivent telle ou telle action du capitaine. Il
va inventer d'autres mots de code pour désigner, à partir des effets sur ses
écrans ou réception passive de sonar, telle ou telle action du capitaine. Il va
également apprendre à distinguer l'accélération et la vitesse. L'accélération
est une action du capitaine sur une manette, qui a éventuellement un effet
immédiat limité sur les écrans D et G, un effet plus net sur les
enregistrements sonar (Doppler), un effet de gyroscope marqué, mais surtout,
qui provoque une modification d'équilibre en position debout, pour le capitaine
et le navigateur. La vitesse ne provoque par elle-même aucune modification
d'équilibre, ne modifie pas les données de gyroscope, mais les images D et/ou G défilent plus vite, les échos sonar se
modifient plus vite et changent de fréquence (doppler). Les modifications
isolées de D et G n'entraînent habituellement aucune modification d'équilibre,
mais il y a une relation étroite entre un choc et la rapidité de modification
simultanée des écrans D et G.
Peu
à peu, le "nous" va s'enrichir d'une connaissance de l'action de
chaque bouton ou manette. L'action du bouton ou de la manette est innée, la
signification d'un bouton ou d'une manette est apprise. Le "pas
nous" va s'enrichir de la signification des images d'écran ou d'échos
sonar. Le navigateur va apprendre à considérer les liens qui peuvent exister
entre les modifications d'image et il va construire un système représentatif
qu'il va appeler "réalité" et qu'il va transmettre à l'équipage. La
construction des images d'écran, des signaux sonar et gyroscopiques, est
effectuée par des mécanismes innés, mais la signification des images et surtout
celle des groupements d'images est apprise par réflexion sur l'action
L’équipage peut très vite affirmer
l'existence probable d'une "réalité" en soi, mais toutes les
qualités attribuées à cette réalité sont le fait d’une construction à partir
d’expériences antérieures. Ces qualités ont comme fondement, une relation
acquise, et acquise au contact de l'environnement, entre les différents
appareils du sous-marin, récepteurs ou effecteurs. De ce fait, l'équipage peut être conscient d'un système de
relations bijectives et prédictives entre une modification des images d’écran,
signaux sonar ou gyroscopiques, et « l’état » immédiatement ultérieur
du sous-marin, l'authenticité d'une réalité étant contingente.
Lorsque
le navigateur a bien établi la différence entre "nous" et "pas
nous", il peut accorder un sens nouveau aux enregistrements du gyroscope.
Il apprend à tenir un compte séparé du
"déroulement" du signal, généralement en abscisse et du déplacement en ordonnée. Il convient
alors d'appeler "temps" la variable de déroulement et
"espace" la variable de déplacement. Il apprend à reporter ces
variables pour construire une sorte de cartographie topologique qui résume les
déplacements du sous-marin. Les conditions sont réunies pour confronter la
notion de "nous" à la notion de "dedans", la notion de
"pas nous" à la notion de "dehors". En se servant de la
variable temps, le navigateur peut introduire une métrique pour ajouter une
note euclidienne aux données topologiques.
Il devient alors possible de reporter sur une cartographie beaucoup plus
évoluée, les déplacements, les données d'écran attribuées au "dehors"
et que le navigateur convient d'appeler "repères géographiques". Le
navigateur peut alors dresser des cartes d'un "dehors" indépendant
des déplacements du sous-marin, et caractériser de mieux en mieux ce dehors.
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Envisageons
maintenant qu'il y ait, en fait, de nombreux sous marins, ce qu'ignore chaque
nouvel équipage au moment du lancement de son sous-marin. En revanche, il
existe un système audio émetteur/récepteur entre les sous-marins, sur une
portée de dix milles nautiques. Par ailleurs, chaque équipage ignore
initialement totalement le langage parlé par les autres équipages, mais est
sensible à une similitude "musicale" avec son propre langage, ce qui
facilite un décodage ultérieur.
Il
est évident que les processus de construction cognitive vont être
considérablement accrus. La ressemblance d'intonation entre le parler de
l'équipage et les sons émis par les hauts parleurs vont faire suspecter au
capitaine et à l'équipage, dès que la distinction entre "nous" et
"pas nous" est acquise, que ces sons proviennent de personnes
semblables à elles et qui "parlent". Ils vont en tenir compte
lorsqu'ils vont constater conjointement une modification rapide des images sur
les écrans D et/ou G ou les échos sonars, et une forte intensification des sons
des hauts parleurs. Si par exemple, ils notent alors le son qu'ils croient être
"bi ker foul", répété et de plus en plus fort, lorsque l'écran D a
une image modifiée, que l'écran G n'est pas modifié, et qu'ensuite il y a un
choc et une poussée vers la droite, ils vont pouvoir envisager que "bi ker
foul" annonçait le choc. Par la suite, le capitaine manipulera
immédiatement ses manettes, avec plus ou moins de succès, lorsqu'il entendra à
nouveau "bi ker foul".
Mais
surtout, une fois que le capitaine aura envisager que le son des hauts-parleurs
peut provenir d'un "comme nous" extérieur, il pourra envoyer
dans le microphone un son imitant celui qu'il vient de recevoir. Il aura alors
la surprise d'entendre à nouveau le même son et une communication, strictement
"musicale" s'installera. Si parallèlement, le capitaine a envisagé
que la musique reçue pouvait signifier quelque chose provenant d'un "comme
nous", il essayera de dépasser l'analyse musicale et recherchera une
signification.
Or
chaque signification découverte pourra être confrontée avec une autre
signification pour en établir similitudes et différences. Le capitaine
d'Octobre Rouge 001 pourra donc construire un corpus hiérarchisé de
significations. Mais il y aura de plus une réaction circulaire hautement
positive (n.b.2) dans la confrontation avec les messages des autres
sous-marins, car la concordance ou la discordance constatées, permettront de
mettre en harmonie croissante les corpus conceptuels de tous les sous-marins,
anciens et évolués, ou récents. Il en résulte une double ouverture :
-
l'une concerne chacun des équipages de sous-marins, vers un corpus cognitif
personnel croissant.
-
l'autre concerne la culture commune à l'ensemble des sous-marins, culture qui
subsiste intégralement, même si les vieux sous-marins devenus pédagogues, sont
retirés du circuit, et que de nouveaux sous-marins sont régulièrement lancés ;
il y a même un enrichissement constant de cette culture commune avec le temps.
Qu'il
soit collectif ou individuel, le corpus cognitif ainsi construit, outre qu'il
est ouvert aux acquisitions complémentaires, ad infinitum selon la
formulation de Maurice Blondel, présente les caractères suivants :
-
l'existence d'un environnement paraît s'imposer par l'expérience même si le
point de départ est la division arbitraire entre le "nous" et le
"pas nous".
-
la réalité de cet environnement ne s'impose qu'à partir des résistances à
l'action des sous-marins, des faits surprenants spontanés ou en réponse à un
comportement adaptatif, constatés par l'équipage.
-
le matériau qui permet la construction de la réalité de l'environnement est
fait de liaisons propres à chaque sous-marin, entre émetteurs et récepteurs. Il
n'est notamment pas possible de construire des images perceptives de
l'environnement qui soient indépendantes des mécanismes et propriétés des
écrans de réception. Cela n'empêche nullement de construire un système de
correspondances bijectives très précises, aussi "utiles" que des
connaissances "en soi". Une fois les repères extérieurs bien établis,
ces repères constitueront une référence pour qualifier tous les appareils de
mesure. Par exemple, une bonne analyse des déplacements du sous-marin permettra
de préciser la loi de fonctionnement d'un gyroscope, à savoir que lorsque le
gyroscope paraît changer d'orientation, c'est en réalité le sous-marin qui a
changé d'assiette.
-
il n'y a pas de points de départ à partir de certitudes. Par rapport aux
constructions cognitives ultérieures, le départ est réduit à presque
rien, et il est d'une autre nature (n.b.). En revanche, s'effectue spontanément
la construction de systèmes tellement "vraisemblables" qu'il n'y a
pas d'inconvénients dans la vie pratique à les considérer comme certains.
-
c'est seulement sur la frontière des acquisitions nouvelles que l'oubli du
caractère construit des systèmes cognitifs, conduit à de monumentales erreurs.
N.B.1
: H.A. Simon a écrit que les systèmes perceptifs et moteurs humains étaient
totalement isolés à la naissance. Si tel était le cas, aucune
"expérimentation" ne serait possible. Il est cependant vrai que la
communication entre systèmes perceptifs et moteurs est initialement très
réduite, au minimum une capacité d'échange d'information entre le navigateur et
le capitaine, entre les actions du capitaine et la modification des écrans du
navigateur. Il est probable qu'il y a plus comme le montre la capacité du tout
jeune nourrisson à reproduire la physionomie de l'expérimentateur. Mais la conscience étant initialement
adualistique ( sans distinction entre le moi et le non-moi), le jeune
nourrisson n'établit pas si le lien entre perception et motricité est interne
ou externe.
N.B.2
: Par réaction circulaire, J.M. Baldwin, héritier de C. Peirce dans le
mouvement américain du Pragmatisme, entend que devant le constat d'un fait
surprenant, l'individu réagit par une réponse qu'il croit le mieux adaptée
possible. Il enregistre ensuite le résultat de cette réponse et peut la
modifier si elle ne lui paraît pas totalement efficace. Il y a ainsi une
séquence circulaire d'ajustements successifs.