J.C. TABARY

 

Une Allégorie Constructiviste

 

( ou comment inventer le monde, de l'intérieur d'un sous-marin)

 

Les gens qui ne veulent rien faire de rien, n'avancent rien, et ne sont bons à rien. Voilà mon mot.

 

Beaumarchais

 

La connaissance part de données structurées xn, élaborées immédiatement par le cerveau au contact de l'environnement. C'est la réflexion sur l'action qui permet d'isoler, parmi les nombreux couples (x; y) qui pourraient rendre compte de xn, le couple particulier (xn; yn) qui distingue au mieux, ce qui est le fait d'une construction cérébrale(x) et ce qui traduit une propriété de l'environnement (y).

 

Jacques Richalet

 

 

 

Une approche multidisciplinjaire devrait aboutir à une conception constructiviste de tous les organismes vivants : ceux-ci naissent d'emblée comme des « sujets » autonomes élémentaires, par duplication d’un organisme parent. La duplication peut être totale (bactérie) ou porter seulement sur une sorte de noyau central fondamental (organismes sexués multicellulaires). Une fois nés, ces sujets assurent eux-mêmes leur développement, par une réflexion sur les interactions qu'ils établissent avec l’environnement rencontré. Transformations internes et meilleure analyse de l'environnement sont confondues dans un gain unique d'organisation.

 

Le développement embryologique apporte à mon avis, le meilleur argument possible en faveur de ce schéma constructiviste, notamment par ce qu'il n'y a pas d'alternative sérieuse d'explication. Il y a cependant deux points faibles :

-         une solide culture biologique est indispensable pour apprécier pleinement la valeur de l'exemple.

-         l'assimilation de l'environnement n'y est pas réflexive, en ce sens  que ce sont essentiellement les interactions entre les différentes parties de l'organisme qui assurent le développement de l’ensemble.

 

Le développement psychologique de l'enfant associe, lui,  la construction du moi et celle d’un modèle hypothétique du monde environnant. Mais du fait que ce développement s'effectue dans un cadre social, la dynamique d'une construction autonome n'y est pas aussi évidente.  Cela me conduit à proposer  une parabole pour expliquer la faisabilité d’un développement du moi en interactivité avec la construction d’un modèle hypothétique du monde environnant. Cette parabole m'a été inspirée par la lecture de "The hunt for Red October" et "Code SSN", de Tom Clancy.

 

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EN FORME DE PARABOLE :

 

 l’histoire naturelle de la pensée depuis l'intérieur du sous-marin "Octobre Rouge 001"

 

Imaginons un sous-marin nucléaire, Nautilus moderne,  habité et dirigé par un équipage nombreux et compétent, pourvu d'une grande autonomie énergétique, avec des réserves alimentaires en abondance pour son équipage, et un convertisseur d'eau de mer en eau douce. Les responsables de la planète envoient régulièrement un ravitailleur qui renouvelle réserves énergétiques et provisions, élimine le sel accumulé, sans même qu’initialement au moins, l’équipage prenne conscience en tant que tel, de ce renouvellement des ressources et de l'existence de ces responsables encore moins des auteurs de ce renouvellement.

 

Dans les livres de Tom Clancy, les équipages s'efforcent de rendre leurs sous-marins  le plus silencieux possible, tout en essayant d'avoir le maximum de renseignement sur le monde extérieur. En revanche, sur "Octobre Rouge 001", tout l'équipage ignore initialement le fait même qu'il existe un monde extérieur. L'officier navigateur chargé d’informer le capitaine du sous-marin, ignore initialement tout, absolument tout de l'environnement marin. En revanche,  il dispose de très nombreux appareils, comme des écrans de télévision sur lesquels s'affichent des données bien structurées mais qui n'ont initialement aucune signification pour ce navigateur (principe richalet) ; seul un observateur extérieur pourrait constater que les écrans enregistrent "visuellement" les déplacements et l'assiette du sous-marin, ainsi que toutes les hétérogénéités de l'environnement extérieur de voisinage. Un gyroscope inertiel de navigation enregistre également tous les déplacements, verticaux, horizontaux, d'assiette, du sous-marin, mais le navigateur ne sait pas initialement lire les renseignements fournis par ce gyroscope. Le sous-marin dispose encore de nombreux sonars passifs et actifs, mais personne ne sait initialement interpréter en quoi que ce soit, les messages des sonars. Tous les instruments de mesure sont par ailleurs couplés entre eux, et des écrans particuliers rendent compte des couplages.

 

Le capitaine, quant à lui, dispose de très nombreux boutons et manettes, qui peuvent agir sur le déplacement et l'assiette du sous-marin, mais il ignore initialement totalement l'effet de ces boutons ou manettes, ne sait même pas ce qu'est un déplacement ou une assiette. Cependant, les effets extérieurs des boutons et manettes, modifiant l’assiette et le déplacement du sous-marin, sont bien évidemment reportés sur les écrans du navigateur ou l'enregistrement du gyroscope, à titre de modification d'assiette, de déplacement ou de particularités d’environnement. Par ailleurs, le navigateur et le capitaine sont en liaison constante, le navigateur informant le capitaine sur les variations des images d'écran ou autres signaux d'enregistrement, et le capitaine informant le navigateur à chaque fois qu'il appuie sur un bouton ou manipule une manette. Mais lorsque le capitaine et le navigateur découvrent des relations régulières entre l'action sur les manettes et les données d'enregistrement, ils n'ont aucune idée de l'origine de ces relations ; ils n'ont même pas l'idée d'envisager que les liaisons puissent se faire ou non par le câblage propre du sous-marin. Tout cela, et cela seulement, constitue l'inné, avec notamment, une capacité innée de réflexion sur l'action. Cette réflexion inclut évidemment la mémorisation des analyses positives.

 

Le sous-marin circule initialement à très petite vitesse, si bien que même le heurt d'un rocher ou d'un iceberg est ressenti, certes brutalement, mais sans conséquences irréversibles. Le navigateur, prudent, apprend très vite qu'une modification des images sur certains de ses écrans ou des "échos" de sonar, ont précédé les heurts. Il apprend à informer le capitaine devant toute modification rapide d'image ou d'échos, et le capitaine apprend à ralentir encore la vitesse du sous-marin dès qu'il reçoit l'information du navigateur, en découvrant par tâtonnement, une manette efficace pour effectuer le ralentissement de la déformation des images sur écran, sans même avoir initialement la notion d’un ralentissement conjoint du sous-marin. Parallèlement, le capitaine, durant les périodes calmes, appuie au hasard sur un bouton ou manipule au hasard une manette. Le navigateur lui apprend comment les images sur ses écrans, se sont modifiées secondairement à chaque fois que le capitaine l'avait informé de ses actions.

Le navigateur et le capitaine apprennent alors très vite une distinction essentielle :

- dans un cas, les images d'écran se sont modifiées immédiatement après une action du capitaine.

- dans un autre cas, les images d'écran se sont modifiées sans que le capitaine n'ait rien fait

Le capitaine et le navigateur conviennent alors d'un code, appelant "nous", les modifications du premier cas et "pas nous" les modifications du second cas. Il y a du reste des confusions lorsqu'un effet extérieur est survenu au moment même d'une action du capitaine, mais cela ne survient pas à une fréquence suffisante pour rendre sans intérêt la distinction entre "nous" et "pas nous", et surtout sa valeur prédictive.

 

Le navigateur voit d'un seul coup d'œil l'ensemble de ses écrans et les différents appareils d'enregistrement. Il constate assez vite que tous les signaux ne se modifient pas toutes nécessairement en même temps et de la même façon. Il va apprendre à en tenir compte. Par exemple, il va apprendre que les images des écrans dits D et G peuvent se modifier ensemble en même temps que des échos de sonar, et avant un « choc » reporté sur l’équilibre des membres de l’équipage dans le sens de la longueur du sous-marin. Au contraire, une modification isolée de D ou de G est plus rarement suivie d'un choc, et surtout alors, le déséquilibre transmis à l’équipage se fait dans le sens transversal du sous-marin, et non dans le sens longitudinal.. Pour faciliter la communication, le capitaine et le navigateur décident d'un nouveau mot de code, "devant", pour indiquer que les modifications de D et G sont égales, « bâbord » si l’équipage est déséquilibré vers le côté gauche, « tribord » s’il est déséquilibré vers le côté droit.

 

De même, le navigateur va apprendre à considérer les modifications d'écran et d'échos sonar particulières, qui suivent telle ou telle action du capitaine. Il va inventer d'autres mots de code pour désigner, à partir des effets sur ses écrans ou réception passive de sonar, telle ou telle action du capitaine. Il va également apprendre à distinguer l'accélération et la vitesse. L'accélération est une action du capitaine sur une manette, qui a éventuellement un effet immédiat limité sur les écrans D et G, un effet plus net sur les enregistrements sonar (Doppler), un effet de gyroscope marqué, mais surtout, qui provoque une modification d'équilibre en position debout, pour le capitaine et le navigateur. La vitesse ne provoque par elle-même aucune modification d'équilibre, ne modifie pas les données de gyroscope,  mais les images D et/ou G défilent plus vite, les échos sonar se modifient plus vite et changent de fréquence (doppler). Les modifications isolées de D et G n'entraînent habituellement aucune modification d'équilibre, mais il y a une relation étroite entre un choc et la rapidité de modification simultanée des écrans D et G.

 

Peu à peu, le "nous" va s'enrichir d'une connaissance de l'action de chaque bouton ou manette. L'action du bouton ou de la manette est innée, la signification d'un bouton ou d'une manette est apprise. Le "pas nous" va s'enrichir de la signification des images d'écran ou d'échos sonar. Le navigateur va apprendre à considérer les liens qui peuvent exister entre les modifications d'image et il va construire un système représentatif qu'il va appeler "réalité" et qu'il va transmettre à l'équipage. La construction des images d'écran, des signaux sonar et gyroscopiques, est effectuée par des mécanismes innés, mais la signification des images et surtout celle des groupements d'images est apprise par réflexion sur l'action L’équipage peut très vite affirmer  l'existence probable d'une "réalité" en soi, mais toutes les qualités attribuées à cette réalité sont le fait d’une construction à partir d’expériences antérieures. Ces qualités ont comme fondement, une relation acquise, et acquise au contact de l'environnement, entre les différents appareils du sous-marin, récepteurs ou effecteurs. De ce fait, l'équipage  peut être conscient d'un système de relations bijectives et prédictives entre une modification des images d’écran, signaux sonar ou gyroscopiques, et « l’état » immédiatement ultérieur du sous-marin, l'authenticité d'une réalité étant contingente.

 

Lorsque le navigateur a bien établi la différence entre "nous" et "pas nous", il peut accorder un sens nouveau aux enregistrements du gyroscope. Il apprend à tenir un compte séparé  du "déroulement" du signal, généralement en abscisse et  du déplacement en ordonnée. Il convient alors d'appeler "temps" la variable de déroulement et "espace" la variable de déplacement. Il apprend à reporter ces variables pour construire une sorte de cartographie topologique qui résume les déplacements du sous-marin. Les conditions sont réunies pour confronter la notion de "nous" à la notion de "dedans", la notion de "pas nous" à la notion de "dehors". En se servant de la variable temps, le navigateur peut introduire une métrique pour ajouter une note euclidienne aux données topologiques.  Il devient alors possible de reporter sur une cartographie beaucoup plus évoluée, les déplacements, les données d'écran attribuées au "dehors" et que le navigateur convient d'appeler "repères géographiques". Le navigateur peut alors dresser des cartes d'un "dehors" indépendant des déplacements du sous-marin, et caractériser de mieux en mieux ce dehors.

 

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Envisageons maintenant qu'il y ait, en fait, de nombreux sous marins, ce qu'ignore chaque nouvel équipage au moment du lancement de son sous-marin. En revanche, il existe un système audio émetteur/récepteur entre les sous-marins, sur une portée de dix milles nautiques. Par ailleurs, chaque équipage ignore initialement totalement le langage parlé par les autres équipages, mais est sensible à une similitude "musicale" avec son propre langage, ce qui facilite un décodage ultérieur.

 

Il est évident que les processus de construction cognitive vont être considérablement accrus. La ressemblance d'intonation entre le parler de l'équipage et les sons émis par les hauts parleurs vont faire suspecter au capitaine et à l'équipage, dès que la distinction entre "nous" et "pas nous" est acquise, que ces sons proviennent de personnes semblables à elles et qui "parlent". Ils vont en tenir compte lorsqu'ils vont constater conjointement une modification rapide des images sur les écrans D et/ou G ou les échos sonars, et une forte intensification des sons des hauts parleurs. Si par exemple, ils notent alors le son qu'ils croient être "bi  ker  foul", répété et de plus en plus fort, lorsque l'écran D a une image modifiée, que l'écran G n'est pas modifié, et qu'ensuite il y a un choc et une poussée vers la droite, ils vont pouvoir envisager que "bi ker foul" annonçait le choc. Par la suite, le capitaine manipulera immédiatement ses manettes, avec plus ou moins de succès, lorsqu'il entendra à nouveau "bi ker foul".

 

Mais surtout, une fois que le capitaine aura envisager que le son des hauts-parleurs peut provenir d'un "comme nous" extérieur, il pourra envoyer dans le microphone un son imitant celui qu'il vient de recevoir. Il aura alors la surprise d'entendre à nouveau le même son et une communication, strictement "musicale" s'installera. Si parallèlement, le capitaine a envisagé que la musique reçue pouvait signifier quelque chose provenant d'un "comme nous", il essayera de dépasser l'analyse musicale et recherchera une signification.

 

Or chaque signification découverte pourra être confrontée avec une autre signification pour en établir similitudes et différences. Le capitaine d'Octobre Rouge 001 pourra donc construire un corpus hiérarchisé de significations. Mais il y aura de plus une réaction circulaire hautement positive (n.b.2) dans la confrontation avec les messages des autres sous-marins, car la concordance ou la discordance constatées, permettront de mettre en harmonie croissante les corpus conceptuels de tous les sous-marins, anciens et évolués, ou récents. Il en résulte une double ouverture :

- l'une concerne chacun des équipages de sous-marins, vers un corpus cognitif personnel  croissant.

- l'autre concerne la culture commune à l'ensemble des sous-marins, culture qui subsiste intégralement, même si les vieux sous-marins devenus pédagogues, sont retirés du circuit, et que de nouveaux sous-marins sont régulièrement lancés ; il y a même un enrichissement constant de cette culture commune avec le temps.

 

Qu'il soit collectif ou individuel, le corpus cognitif ainsi construit, outre qu'il est ouvert aux acquisitions complémentaires, ad infinitum selon la formulation de Maurice Blondel, présente les caractères suivants :

- l'existence d'un environnement paraît s'imposer par l'expérience même si le point de départ est la division arbitraire entre le "nous" et le "pas nous".

- la réalité de cet environnement ne s'impose qu'à partir des résistances à l'action des sous-marins, des faits surprenants spontanés ou en réponse à un comportement adaptatif, constatés par l'équipage.

- le matériau qui permet la construction de la réalité de l'environnement est fait de liaisons propres à chaque sous-marin, entre émetteurs et récepteurs. Il n'est notamment pas possible de construire des images perceptives de l'environnement qui soient indépendantes des mécanismes et propriétés des écrans de réception. Cela n'empêche nullement de construire un système de correspondances bijectives très précises, aussi "utiles" que des connaissances "en soi". Une fois les repères extérieurs bien établis, ces repères constitueront une référence pour qualifier tous les appareils de mesure. Par exemple, une bonne analyse des déplacements du sous-marin permettra de préciser la loi de fonctionnement d'un gyroscope, à savoir que lorsque le gyroscope paraît changer d'orientation, c'est en réalité le sous-marin qui a changé d'assiette.

- il n'y a pas de points de départ à partir de certitudes. Par rapport aux constructions cognitives ultérieures, le départ est réduit à presque rien, et il est d'une autre nature (n.b.). En revanche, s'effectue spontanément la construction de systèmes tellement "vraisemblables" qu'il n'y a pas d'inconvénients dans la vie pratique à les considérer comme certains.

- c'est seulement sur la frontière des acquisitions nouvelles que l'oubli du caractère construit des systèmes cognitifs, conduit à de monumentales erreurs.

 

N.B.1 : H.A. Simon a écrit que les systèmes perceptifs et moteurs humains étaient totalement isolés à la naissance. Si tel était le cas, aucune "expérimentation" ne serait possible. Il est cependant vrai que la communication entre systèmes perceptifs et moteurs est initialement très réduite, au minimum une capacité d'échange d'information entre le navigateur et le capitaine, entre les actions du capitaine et la modification des écrans du navigateur. Il est probable qu'il y a plus comme le montre la capacité du tout jeune nourrisson à reproduire la physionomie de l'expérimentateur. Mais la conscience étant initialement adualistique ( sans distinction entre le moi et le non-moi), le jeune nourrisson n'établit pas si le lien entre perception et motricité est interne ou externe.

 

N.B.2 : Par réaction circulaire, J.M. Baldwin, héritier de C. Peirce dans le mouvement américain du Pragmatisme, entend que devant le constat d'un fait surprenant, l'individu réagit par une réponse qu'il croit le mieux adaptée possible. Il enregistre ensuite le résultat de cette réponse et peut la modifier si elle ne lui paraît pas totalement efficace. Il y a ainsi une séquence circulaire d'ajustements successifs.