J.C. Tabary
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(par la rencontre avec l'autre)
L'appel au cerveau pour
expliquer la pensée et les conduites humaines, évoque habituellement des
conceptions conditionnées du comportement. Celui-ci serait placé sous
l'influence de pulsions biologiques inconscientes et incontrôlables, ou celle
de la pression sociale. Il serait possible d'identifier ces pulsions ou ces
pressions pour interpréter à coup sûr les comportements, notamment celui
d'autrui. Ces conceptions sont habituellement regroupées sous le vocable commun
de déterminisme psychologique ou social. On parle plus communément de
déterminisme psychologique lorsque les pulsions inconscientes sont mises en
avant, de déterminisme social lorsque l'accent est mis sur les pressions
sociales.
Le but de cet ouvrage est à
l'opposé. Je souhaite qu'il apparaisse avant tout, et peut-être paradoxalement,
comme une critique argumentée du déterminisme psychologique et social, au
travers d'une analyse du fonctionnement cérébral. Cette critique passe par la
défense du principe de l'autonomie biologique et des thèses du constructivisme,
en insistant sur les effets, essentiels à mon avis, des relations avec
"l'autre" dans le développement.
Le déterminisme social sous
toutes ses formes, me paraît extrêmement nocif. Entre les mains d'ambitieux
sans scrupules, chefs révolutionnaires ou dictateurs prétendument marxistes, le
déterminisme social a été un alibi pour conduire des dizaines de millions d'innocents
au martyr durant plus de deux siècles. Indépendamment, le déterminisme fait
perdre le sens d'une responsabilité individuelle, ou pire, conduit chacun à la
distribuer sur commande. Aujourd'hui, quoiqu'en perte de vitesse, le
déterminisme psychologique est le support de privilèges corporatifs qui
encombrent lourdement la pratique de la psychologie, de la psychopathologie, de
la pédagogie et de la sociologie. Le ménage me semble donc indispensable.
Déterminisme et explication déterministe
En soi, l'univers est
"irrésolu" selon la belle expression de K. Popper : nous ne pouvons
ni affirmer ni infirmer un indéterminisme à côté des lois déterministes qui
font la base de la physique. Ce qui est critiquable n'est donc pas l'adoption
d'aspects déterministes dans la connaissance, mais d'introduire le déterminisme
universel comme une certitude, et d'en faire sans preuves, la base explicative
de tous nos systèmes de connaissance, notamment en psychologie dans
l'explication des comportements. Laplace, le père fondateur du déterminisme
universel, précisait parallèlement que presque toutes nos connaissances ne sont
que probables. Il faut donc faire la différence entre d'une part, l'acceptation
ou le refus du déterminisme universel qui appartiennent au domaine de la
croyance a priori, et d'autre part le recours au déterminisme comme valeur
d'explication des comportements. Ce dernier point appartient à la science, et
comme tel, me semble accessible à l'analyse, et réfutable.
C'est en fait principalement en raison d'un défaut de conception
des organismes biologiques, défaut issu des animaux-machines de Descartes et
orchestré cent ans plus tard par La Mettrie, qu'un lien serré a été introduit
entre l'explication déterministe du fonctionnement mental et les processus
biologiques. De façon analogue, l'introduction aujourd'hui, de l'indéterminisme
en physique et même en biologie, devrait favoriser l'abandon des vieux schémas
dans l'approche de la pensée.
L'autonomie biologique.
Dès 1878 et la publication des "Leçons sur les phénomènes de la vie", Claude Bernard montra que les organismes biologiques étaient dotés de fortes capacités d'autonomie. Il faut entendre par là, des capacités permettant une résistance aux pressions du milieu, ce qui est à l'opposé du concept des animaux-machines Quelques dizaines d'années plus tard, Pierre Vendryès précisa le concept d'autonomie biologique comme la capacité pour un organisme, de n'obéir qu'à ses propres lois. L'incitation ou "l'instruction", la pression physique ou sociale, la perturbation, ne sont que destructrices si elles ne sont pas préalablement et rapidement intégrées, assimilées dit Piaget, dans le système des règles propres de l'organisme. Ainsi conçue, la réalité de l'autonomie biologique s'est imposée à des niveaux d'organisations bien plus simples que le fonctionnement cérébral. Il devient alors contingent, et peut-être même critiquable sur le plan scientifique, d'envisager la nécessité d'un processus supranaturel pour expliquer l'autonomie humaine, et à travers elle, d'authentiques capacités de liberté, de décisions avec leurs conséquences sur le plan de la responsabilité individuelle. Il devient possible d'expliquer la pensée avec tous ses attributs, à partir du fonctionnement cérébral, sans pour autant rejeter liberté ou responsabilité. Soulignons cependant comme je le dis plus loin qu'il ne faut pas confondre science et métaphysique dans l'approche de ces données capitales.
Autonomie et développement.
C'est essentiellement dans
l'explication du développement des organismes biologiques que s'opposent le
principe de l'autonomie et celui du déterminisme : ce développement est-il le
fait de la pression physique ou sociale comme le voulait Diderot, ou traduit-il
une dynamique interne autonome ?
La seule alternative à l'explication déterministe a paru longtemps
résider dans le vitalisme, notamment dans le dualisme matière/esprit hérité de
Descartes ; cela semblait traduire nécessairement une adhésion de croyance
religieuse, à laquelle beaucoup étaient allergiques. En fait, il existe un
tertium, selon l'expression de Jean Piaget, celui de l'existence au coeur de
tout organisme biologique d'un " sujet ", né tout monté par
duplication simple d’un sujet pré-existant, et pouvant se développer ensuite
par lui-même. Lorsque les conditions sont favorables et que la constitution
initiale le permet, ce développement peut aller jusqu'à la réalisation des
fonctions les plus élevées, et notamment la pensée.
On appelle constructivisme, la
conception qui fait de l'organisme autonome, le véritable responsable de son
propre développement, par une "réflexion" sur ses activités
d'adaptation à l'environnement rencontré. Le terme de réflexion n'est pas pris
ici dans le sens d'une activité mentale, et recouvre tous les aspects de boucles
de feed-back mises en évidence par les fondateurs de la cybernétique.
La construction autonome peut
être envisagée dans trois domaines, comme le fait Piaget dans "Biologie et
connaissance" :
- une "construction" phylogénétique qui peut
traduire l'évolution des potentialités de l'oeuf, et au cours de laquelle
l'activité des sujets en réponse, est partie prenante, quelle soit par ailleurs
l'origine de la variation
- la construction ontogénétique, notamment depuis l’oeuf
humain jusqu'à l’adulte dans son activité psychologique.
- la construction d'une culture propre au groupe social,
transmise par les générations successives.
Piaget souligne la possibilité d'une interaction entre les
trois constructions. Pour lui, le comportement des individus face à leur
environnement constitue un moteur essentiel de l'évolution phylogénétique.
C'est la culture au sein de laquelle naît l'enfant, qui marque l'activité
mentale de l'adulte qu'il devient. Pour toutes ces raisons, il me paraît
possible de mener de paire une affirmation de l'autonomie des individus, et une
explication des plus hautes fonctions de la conscience, à partir du
fonctionnement cérébral.
Remarquons que le constructivisme est plus souvent envisagé par
les auteurs, qu'on ne le pense habituellement. "Le sujet est un être qui
existe non seulement en soi, mais pour soi, et qui, ne se bornant pas à être un
objet visible du dehors ou délimité par des contours logiques, n'a sa véritable
réalité qu'en contribuant à se faire lui-même, à partir, sans soute d'une
nature donnée et selon des exigences intimement subies, mais par un devenir
volontaire et une conquête personnelle. Le sujet n'est pas
comme du fini ; il croît in infinitum", écrivait
Maurice Blondel. Dans le même esprit, S.S. Paul VI a écrit " L'homme n'est
vraiment homme que dans la mesure où, maître de ses actions et juge de leur
valeur, il est lui-même l'auteur de son progrès, en conformité avec la nature
que lui a donnée son Créateur et dont il assume librement les possibilités et
les exigences". Autrement dit, pour ces auteurs, les notions de sujet et
de construction complémentaire du sujet par lui-même deviennent indissociables,
même si la dynamique des interactions entre le sujet et son environnement qui
assurent le développement demeure une question ouverte.
Au total, l'approche conjointe
de l'autonomie et du constructivisme aboutit aux conclusions suivantes :
- c'est l'enfant qui construit
son propre psychisme à partir de son activité cérébrale
- la finalité de cette
construction est une meilleure autonomie dans les relations avec
l'environnement, avant tout avec l'environnement social et
donc avec l'autre
- le mécanisme de la
construction est une réflexion sur le résultat des comportements vis à vis de
l'environnement, donc principalement vis à vis de l'autre.
- compte tenu des capacités
constitutionnelles du sujet et des particularités des autres rencontrés, le
développement mental s'effectue spontanément de façon optimale en termes de
vitesse et d'achèvement.
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Un premier préalable : la défense et les
difficultés du Constructivisme radical
Il faut reconnaître que les
analyses de Claude Bernard, pourtant magnifiquement reprises par Cannon puis
par Vendryès, ont bien du mal à s'imposer. Les déviances idéologiques et les
privilèges corporatifs suffiraient certes à expliquer à lui seul, le succès
persistant des interprétations déterminées malgré le constat de leurs effets
délétères, mais il y a d'autres raisons. L'introduction d'une
"histoire" individuelle, indispensable pour comparer le cerveau et la
pensée et combler le fossé qui paraît les séparer, n'est guère discutée ; la
simple observation du nourrisson et de ses limites comportementales, est
suffisante pour démontrer la réalité de cette dimension historique.
L'originalité du constructivisme radical vient de ce que le développement est
attribué à l'activité du sujet lui-même. La pensée apparaît alors comme une
émergence du fonctionnement cérébral.
Cette conception de l'émergence est encore loin de faire
l'unanimité. Il est manifeste que l'évolution scientifique durant le XXème
siècle, a accumulé les arguments critiques contre un déterminisme simpliste
sous toutes ses formes, et a favorisé l'idée d'un sujet biologique capable
d'assurer son propre développement. Pourtant, les thèses du constructivisme
demeurent à beaucoup d'égards, confidentielles et sans guère d'application
pratique. On pourrait s'interroger alors sur cette situation paradoxale. Il me
semble que von Glasersfeld fournit une réponse convaincante : "la
résistance au constructivisme ne s'explique pas tellement par des
inconsistances ou des failles dans l'argumentation, mais plutôt parce qu'on a
soupçonné à juste titre le constructivisme de saper une trop grande partie de
la conception traditionnelle du monde". Avant de présenter une synthèse
expliquant au mieux l'individu comme un sujet, conquérant par lui-même le
complément de son organisation initiale, il me paraît donc important de
souligner les causes de l'opposition au constructivisme.
Le constructivisme implique
l'acceptation de toutes les conséquences de l'autonomie.
L'autonomie implique la responsabilité : si je suis seul à
décider comment j'agis, alors je suis responsable de mes actes. Dans la mesure
où la règle du jeu de société la plus populaire aujourd'hui est de rendre les autres
responsables de nos propres insuffisances, l'impact de l'autonomie est
nécessairement impopulaire. Ce jugement sévère a été porté par l'informaticien
von Foerster, mais j'y ajoute un complément encore plus sévère : l'idéal du
confort intellectuel, pratiqué depuis Diderot, Rousseau ou Durkheim, est de
nier l'autonomie, tout particulièrement celle de l'autre quand cela est
nécessaire à l'édification de thèses sociales, et d'y faire appel lorsqu'il y
est trouvé un intérêt ou une glorification personnelle. Une telle contradiction
pourrait paraître irrationnelle mais elle n'a aucune difficulté à s'intégrer
dans les raisons du coeur, et il est d'autant plus difficile d'y renoncer.
Le constructivisme conduit à
récuser la logique démonstrative aristotélicienne.
L'intérêt de la logique comme méthode n'est évidemment pas
en cause, et la récusation porte
seulement sur la prétention d'Aristote de pouvoir atteindre
le Vrai par la logique. Nietzche a écrit très justement : "Qu'est-ce alors
que la vérité ? Une troupe mobile de métaphores, qui après un long emploi sont
tenues pour solides, canoniques et fiables. Les vérités sont des illusions dont
nous avons oublié qu'elles sont telles". Il y a, de fait, antinomie entre
la logique démonstrative telle que la définissent Aristote ou Leibnitz, et le
constructivisme. Celui-ci s'efforce de déterminer la genèse historique des
structures, données, gestalts, et de n'accepter que les entités dont nous
savons comment elles sont nées. "La connaissance doit signifier que nous
savons comment une chose naît" disait déjà Giambattista Vico en 1725. Or
la logique démonstrative, ou logique aristotélicienne, pense pouvoir être la
science qui a pour objet le jugement d'appréciation en tant qu'il s'applique à
la distinction du Vrai et du Faux, en partant de vérités premières
irréfutables, acceptées a priori à la base de tout raisonnement. Il n'y a pas à
conduire la réflexion très loin pour s'apercevoir, que ces vérités premières
irréfutables renvoient aux "idées" platoniciennes, explicitement
rejetées mais implicitement communément acceptées. En fait,
comme le souligne Korzybski, la logique démonstrative ne
peut s'appliquer sans risque de biais qu'après une détermination complète et
certaine des prémisses, ce qui ne se rencontre que dans les conditions très
artificielles de certains problèmes logico-mathématiques.
Mais sur le plan de la valeur séductrice des thèses, la
palme revient sans conteste à la logique démonstrative. "Ce qu'aiment les
hommes, ce que tu aimes, ce n'est pas connaître, ce n'est pas savoir : c'est
osciller entre deux vérités ou deux mensonges" déclare le spectre de
Giraudoux. Il est alors facile d'oublier que la logique d'Aristote incluait une
escroquerie, lorsque l'auteur affirmait simultanément que la dialectique repose
sur des arguments seulement probables, et qu'elle permet néanmoins de fonder la
connaissance du vrai. Vingt siècles de progrès scientifiques s'appuyant sur la
logique démonstrative font négliger sans difficultés, les impasses découvertes
depuis la fin du XIXème siècle, même en logique, en mathématique ou en
physique. Il demeure plus confortable de penser qu'il y a du "vrai"
dans toutes les positions philosophiques, même contradictoires, que seule
compte la réflexion individuelle effectuée sur le seul plan du discours, en
l'absence de toute vérification expérimentale.
Le constructivisme conduit à
adopter la logique abductive de Peirce.
Il n'y a donc pas à s'étonner du
peu de succès de la réforme pourtant essentielle introduite par C.S. Peirce, à
la fin du XIXème siècle, présentant ce qu'il a appelé secondairement une
logique abductive, après l'avoir nommée plus justement une logique rétroductive
:
- la logique n'a de sens que pour tenter d'expliquer
"le fait surprenant", découvert auparavant par observation et
confrontation avec les données admises. L'application de la logique vient donc
après l'observation.
- la logique ne sert qu'à établir des hypothèses cohérentes
à partir de prémisses considérées temporairement comme vraisemblables.
- le but de l'hypothèse est une soumission à une
vérification expérimentale.
- si cette vérification est positive, il faut continuer à
considérer les prémisses comme utiles, tout comme les conséquences de
l'expérimentation
- si la vérification est négative, il faut remettre en cause,
soit les prémisses, soit les conditions de l'expérimentation.
La logique est donc seulement un temps intermédiaire de
l'approche expérimentale. Elle ne conduit pas aux certitudes mais à des
vraisemblances temporaires.
La plus séduisante des hypothèses, et cela est peut-être le
plus en contradiction avec le plaisir de la discussion, ne peut se valider par
elle-même.
Par discours premier, j'entends
ce que K. Popper appelle un discours de type gnostique, qui s'appuie
fondamentalement sur une valeur ontologique accordée aux mots ou aux idées
utilisés, considérés comme des vérités premières. Un tel discours, totalisant,
dialectique, croit pouvoir tout expliquer, absorber toutes contradictions, et
trouver partout des vérifications et des confirmations de son bien-fondé. On
imagine alors difficilement quel type de faits ou d'expériences pourrait avoir
une valeur de réfutation. La logique devient la seule voie qui règle les
applications concrètes, et permet de partir des vérités premières acceptées,
pour élaborer de nouvelles certitudes.
Après les travaux linguistiques de Saussure analysant
l'arbitraire du mot, on aurait pu penser que l'abandon d'une valeur ontologique
des mots et des idées n'est pas un grand sacrifice. En fait, il n'en est rien,
tellement le discours "gnostique" paraît séduisant. En 1927, Whitehead
pensait encore pouvoir écrire : "The safest general characterization of
the European philosophical tradition is that it consists of a series of
footnotes to Plato", et il semble bien que Whitehead s'en félicitait. En 1979, G. Bateson écrivait que la plus célèbre découverte
de Platon concernait la réalité des idées. Il est manifeste qu'aujourd'hui une
part majeure des études ou pratiques de psychologie et de psycho-pathologie se
situe dans une ligne implicitement platonicienne. "Personne ne croit plus
aux idées de Platon, mais cette mythologie intellectuelle a pris rang dans les
moyens de pensée de tout le monde" fait remarquer très justement Paul
Valéry.
L'exemple le plus typé du discours premier est le discours
lacanien. Lacan en était certainement conscient, et cela l'a conduit à rejeter
toute idée de support biologique de la libido. Ce faisant, Lacan introduisait
un dualisme corps/esprit implicite, indispensable à la cohérence de sa
doctrine, mais introduisant également les difficultés majeures propres à tous
les parallélismes psycho-physiologiques, et l'incapacité d'expliquer les effets
manifestes du fonctionnement biologique sur l'activité mentale.
Il faut reconnaître que l'articulation des implications
logiques peut, dans le discours premier, décrire de longues chaînes
séquentielles, qui font sombrer dans l'oubli la validité des prémisses
initiales et libère la pensée de toute contrainte. Cela n'est pas trop grave en
Physique où il est admis et reconnu que l'expérience demeure reine, mais cela
est habituellement très lourd de conséquence dans les sciences moins
expérimentales. Freud donne un exemple frappant d'un tel mécanisme. Il s'est en
effet dégagé progressivement de toute contrainte biologique originelle et s'est
enfermé dans le discours, mais en même temps, il était tout à fait conscient
des risques qu'il prenait, puisqu'il écrivait en 1920 alors que l'essentiel de
son oeuvre était publié : "La biologie est le domaine des possibilités
infinies, une science dont nous sommes en droit d'attendre les explications les
plus étonnantes, sans que nous puissions prévoir les réponses qu'elle pourra
donner aux questions que nous nous posons. Ces réponses seront peut-être telles
que tout notre édifice artificiel d'hypothèses s'écroulera comme un château de
cartes." Le temps écoulé et la succession des générations a suffi pour que
les élèves "oublient" les conditions dans lesquelles le maître a
établi ses hypothèses, et ils en ont fait des certitudes.
Il est alors facile de comprendre que les thèses récusant
le discours premier soient rarement énoncées et fort peu suivies. C'est
pourtant bien un écrivain célèbre qui a écrit : "Le secret de la pensée
solide est dans la défiance des mots. Le langage est plus propre à la poésie
qu'à l'analyse. Plus l'idée qu'on a du langage est nette, moins on le confond
avec ce qui est. Le langage a ces graves défauts d'être, 1)conventionnel, 2) de
l'être insidieusement, occultement, 3) d'être à la fois étranger et intime. Les
abstraits purs ne sont pensables que par un contexte. Tous les mots créés de
main d'homme pour parer à un embarras sont mauvais. Ils importent cet embarras
avec eux dans les autres pensées. Ils le conservent".(Paul Valéry)
En fait, il est légitime d'accepter l'aphorisme de
Korzybski, affirmant que les êtres abstraits n'existent pas, qu'il y a
seulement des actions humaines d'abstraction qui se survivent dans l'histoire
culturelle. Cet aphorisme qui renvoie à la nécessaire "définition
opératoire" des mots, défendue par J. Ullmo, fonde véritablement le
constructivisme, mais n'est pas du goût de tout le monde.
Or c'est là que réside le
travers le plus habituel des approches de types psychanalytiques. Cela peut
prendre un aspect extrême. "La grande majorité des psychanalystes
reconstruisent encore de nos jours la vie psychique du jeune enfant à partir
des verbalisations de l'adulte"(H. Gouin-Décarie). C'est faire l'impasse
sur les particularités des mécanismes mentaux des jeunes enfants, dont rien ne
permet d'affirmer qu'ils sont comparables à ceux de l'adulte. Toutes les études
sérieuses, nécessairement prospectives et non rétrospectives, démontrent la
vanité de ces reconstructions. Les psychanalystes omettent à mains égards de
tenir compte des données assemblées par la psychologie de l'enfant, et cette
omission a eu pour résultat de nombreuses incongruités (Hartmann et Kris).
En fait, c'est l'ensemble de ce que Freud appelait les
fantasmes originaires qui pose tout spécialement problème : la haine pour le
père, l'angoisse de castration organisant le cours de la pensée, quelles que
soient les expériences personnelles. Aucun argument ne peut établir l'origine
héréditaire supposée par Freud. Les psychanalystes Laplanche et Pontalis ont
bien proposé une explication "apprise" de ces fantasmes à partir d'un
noyau héréditaire mal définis mais ils n'ont guère été suivis. C'est donc toute
l'approche psychanalytique qui se trouve mise en question par l'adoption du
constructivisme.
Le constructivisme demande de
ne pas assimiler le territoire à la carte.
Le réel existe indiscutablement
puisque nous sommes une partie du réel, et le nier reviendrait à nous nier
nous-mêmes. Mais les qualités du réel échappent encore plus aux certitudes de
l'entendement humain que ne le voulait Kant. " Toute la question de la
réalité, célèbre en philosophie, provient de la valeur abusive donnée au mot
réalité. Si ce mot eût été mis au point, et empêché de fuir hors de toute
pensée nette, le problème eut disparu ou se fut prodigieusement
transformé." dit Paul Valéry qui donne ensuite sa propre réponse : "
C'est cette notion vague de l'inépuisable de l'expérience qui a fait poser la
notion de réel, c'est à dire d'une provenance de ce qui nous est sensible tout
extérieure à notre nature pensante et n'ayant avec elle qu'un contact partiel.
Le réel est ce qui peut être expérimenté par plus d'un moyen ou d'un sens; et
le plus réel, ce qui semble unifier en soi, coordonner les données de tous les
sens.
Autrement dit, ce qui est réel, c'est d'abord ce qui
explique une convergence entre nos différentes sensations, et donc tout
naturellement, la seule réalité est la sensation pure. La réalité est
instantanée : " Il faut accepter la réalité mais une réalité qui ne se
manifeste qu'au cours d'une rencontre avec l'environnement, et selon les
propriétés du sujet connaissant, c'est à dire nous mêmes. "Le sentiment
même de réalité est dérivé. La connaissance ne peut épuiser le réel. Celui-ci
est seulement l'indépendance que conserve une chose au regard de la
connaissance que j'en ai. Tout connu désigne un inconnu dont il est comme la
surface. Et l'intérieur de la chose, dans cette figure, c'est tout
l'indéterminé qui y demeure attaché. Le caractère du réel est de primer toute
connaissance, de la faire ressentir comme une simple approximation"(P.
Valéry). Ainsi, malgré tous ses progrès, la neuro-psychologie ne parviendra pas
à caractériser ontologiquement ce qu'on dénomme aujourd'hui les qualias, c'est
à dire les impressions subjectives correspondant à "la couleur" d'un
objet ou à "l'odeur d'un parfum".
Il faut en conclure une distinction entre le réel,
inaccessible en soi, et la connaissance du réel qui relève d'une construction
humaine. Cette analyse rejoint celle de Korzybski, l'auteur premier de la
formulation : "la carte n'est pas le territoire".
Nous ne devons pas confondre le réel avec la connaissance que nous en avons
dérivé. De même que le "big bang" ou "les trous noirs"
renvoient à notre connaissance de l'Univers et non nécessairement à l'Univers
lui-même, de même, toute analyse de l'homme et de son comportement renvoie à la
connaissance de nous mêmes que nous avons construite.
Aujourd'hui, cette notion que les objets ne sont peut-être
pas en eux-mêmes tels qu'ils nous paraissent, est devenue une doctrine bien
considérée par de nombreux philosophes. Ce n'est pas pour autant qu'elle ait
envahi le "bon sens" de tout un chacun. Selon les thèses
constructivistes elles-mêmes, l'enfant commence nécessairement par croire que
les choses sont ce qu'elles lui paraissent. Il a fallu vingt siècles de
réflexion après Platon et Aristote pour que la distinction entre l'apparence et
la réalité soit effectuée. On comprend alors combien il est souvent difficile,
même chez l'adulte, de ne pas assimiler la carte au territoire.
En définitive, seule une profonde réorientation de la
pensée connaissante permet de découvrir les mérites du constructivisme, et il
est facile de comprendre à quel point cette réorientation peut être
douloureuse. Mais l'enjeux est à la taille des difficultés,
et G. Bachelard n'a-t-il pas écrit en substance que le progrès scientifique
s'établit contre le bon sens ? Justement parce que le constructivisme est en
opposition avec trop de positions établies, ne faut-il pas le considérer de
près, éventuellement pour qui voudrait le rejeter ensuite sur des bases moins
passionnelles ?
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D'une façon générale, je ne
chercherai pas à établir une analyse exhaustive du passage de l'activité
cérébrale à la pensée. Par ailleurs, je reprends avant tout, des thèses
formulées avant moi, de Peirce à H. Simon en passant par Maurice Blondel,
Piaget et Valéry. Il y a cependant un domaine où j'ai le sentiment de faire
oeuvre plus originale, celui de l'importance toute spéciale de la relation à
l'autre dans tout développement d'un organisme biologique. Ce faisant, je suis
conscient de devoir beaucoup à Henri Wallon et René Zazzo qui m'ont introduit
au "socius", mais pour moi, "l'autre" est à la fois plus
dynamique, plus général et moins personnalisé que "le fantôme d'autrui que
chacun porte en soi", évoqué par Wallon.
Dans "La naissance de
l'intelligence chez l'enfant", Piaget montre fort bien comment
l'accommodation qui termine l'adaptation à une perturbation de l'environnement,
après une réflexion sur des échecs successifs, est la clef du développement
cognitif. Le schéma est généralisable à tout organisme biologique. Cependant,
dans ce schéma, les modifications de l'environnement introduites par l'enfant
lorsqu'il parvient à s'adapter, se diluent en quelque sorte, et l'environnement
lui-même, considéré comme un continuum mal défini, demeure ce qu'il était
antérieurement. Il en est tout autrement si l'environnement est représenté de
façon prépondérante par un système, de taille et de constitution voisine de
celles de l'organisme index. C'est un tel système que je dénomme "l'autre".
En ce cas, l'accommodation effectuée par l'organisme index, constitue elle-même
une perturbation pour "l'autre" qui doit s'adapter à son tour, ce qui
crée une nouvelle perturbation en retour pour l'organisme index. Il peut s'en
suivre un cycle d'interactions qui se prolongent ad infinitum,
expliquant mieux les développements complexes que ne le fait le schéma
piagétien. Ce cycle d'interaction est tout spécialement manifeste dans le
développement de l'embryon, et cela explique pourquoi je reprends ce
développement, à titre de justification des thèses constructivistes.
Mais sur un plan pragmatique,
l'appel à l'autre est considérablement plus important pour expliquer le
développement psychologique post-natal.
La caractéristique de l'autre est d'être lui-même un sujet,
et donc d'évoluer au contact du sujet index. Il y a donc une chance réelle
d'évolution positive du groupe des autres à partir du développement du sujet
index. La dynamique de développement s'applique donc au groupe, avec des règles
identiques.
Ainsi Moïse, Bouddha, le Christ, Descartes ou Einstein se
sont construits dans une relation avec leur groupe, puis ils ont communiqué aux
autres, le résultat de leur propre développement, faisant évoluer les autres
sur les plans cognitifs et moraux. Cette évolution a optimisé les
développements individuels ultérieurs.
Au schéma stalinien d'une société supposée idéale et
pouvant "modeler" un enfant pour permettre
une insertion sociale "politiquement correcte, il faut
substituer un schéma d'interactions à double sens entre individus et société,
assurant conjointement l'évolution de l'individu et celle des autres.
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L’effet des cycles d'interaction
avec l’autre est tout spécialement manifeste dans le développement de
l'embryon, et cela explique pourquoi je reprends ce développement, à titre de
justification des thèses constructivistes. Le développement
embryonnaire chez l’ovipare est manifestement autonome, mais il n’est pas
difficile de démontrer qu’il en est tout autant chez le vivipare. D’un autre
côté, la chaîne d’A.D.N. ne peut en aucun cas représenter une préforme de
l’individu achevé. Il ne reste qu’une seule explication possible :le
développement est dû à l’accumulation des effets d’interactions avec « l’autre ».
Cet autre peut être une partie différente de l’oeuf par rapport à une autre
partie. Ce peut être, après division de l’oeuf, une cellule par rapport à une
autre cellule. Ce peut être l’ensemble de l’oeuf par rapport à son
environnement. Mais dans tous les cas, le mécanisme est celui que les auteurs
anglo-saxons appellent « activity-dependant developpement ». Si l'oeuf est
ainsi capable de se faire lui-même cerveau, il est plus aisé de considérer que
le cerveau peut se faire pensée.
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Le premier point que j'aborde
concernant directement le passage de l'activité cérébrale du nouveau-né à la
pensée, concerne la genèse des perceptions, question cruciale qui a pris un
tour nouveau après les travaux d'Hubel, Wiesel, et surtout de Semir Zeki.
La quasi totalité des
philosophes ont considéré que la sensation était à l'origine de la connaissance
; non seulement les empiristes comme Démocrite, Gassendi ou Locke, mais même un
réaliste comme Saint Thomas d'Aquin : "Nihil est in intellectu quod non
prius fuerit in sensu". Néanmoins, jusqu'à une époque récente, bien peu de
données étaient connues ou acceptées sur la façon dont la sensation pouvait
être intégrée. Le premier développement, fondamental, repris par von Foerster
dans son exposé sur "l'invention de la réalité" est le principe de
l'énergie spécifique formulée vers 1830 par Joachim Müller : une terminaison
sensorielle qui n'est pas inactive, fournit une réponse identique quelle que
soit la nature de l'excitant. La variété des sensations est donc seulement
introduite par 1)l'emplacement de la terminaison sensorielle, 2)une sensibilité
particulière de chaque type de terminaison sensorielle à un excitant physique
particulier, et 3)une fréquence de décharge qui traduit uniquement l'intensité
relative de l'excitant. Von Foerster résume ces données en disant que la
terminaison sensorielle peut dire "combien" mais ne peut pas dire
"quoi". Helmholtz, le successeur de Müller en a bien conclu à
l'existence d'un "écran" modificateur entre la sensation et la
conscience, mais son analyse s'est arrêtée là. En raison peut-être d'un manque
d'intérêt de la part des penseurs, c'est seulement vers 1920 que les principes
de Müller ont pu être définitivement démontrés. Ensuite, le succès temporaire des
thèses behavioristes a constitué un frein puissant, reportant à 1953, les
publications de Kuffler, puis un peu plus tard, celles de Hubel et Wiesel, qui
ont démontré la réalité d'une intégration centrale immédiate des sensations,
indépendante de l'expérience. Ces travaux, politiquement non corrects, ont été
longtemps combattus avant que les études sur le macaque nouveau-né n'apportent
des arguments concluants. C'est cependant un peu plus tôt, en 1970, que John
Allman et Jon Kaas, travaillant sur le singe hibou, Semir Zeki travaillant sur
le macaque, ont introduit des données révolutionnaires. C'est surtout ce
dernier qui sut tirer la conclusion qui s'imposait : la couleur, la forme,
l'emplacement, le mouvement et sans nulle doute d'autres caractéristiques du
monde visible sont élaborés séparément et immédiatement par le cerveau pour
constituer ensuite des images complexes. Ces images, chez le macaque nouveau-né
mature à la naissance, sont identiques aux images perçues par l'animal adulte,
et présentent d'emblée leur richesse définitive. En revanche, ces images sont
pratiquement dénuées de toute signification, de toute valeur comportementale, à
l'exception de quelques déterminants perceptifs innés.
La situation est un peu
différente chez le nouveau-né humain du fait de la poursuite d'une maturation
de type embryologique, durant les premiers mois de la vie. Cependant, une même
conclusion peut être tirée qui révolutionne la psychologie cognitive : l'image
perceptive élaborée précède la signification et la connaissance. L'opposition
sensation/perception, bien établie par Henri Piéron entre 1923 et 1945 ne peut
donc plus être acceptée aujourd'hui, puisqu'en quelque sorte, une notion
intermédiaire a été découverte, celle d'une intégration sensorielle immédiate par
un cerveau naïf. Dès lors, et tout au long de la vie, le monde perçu est au
mieux un modèle hypothétique du monde réel, puisque profondément marqué par les
fonctionnements cérébraux humains dont il ne peut être détaché. Le
développement cognitif ontogénétique consiste à élaborer des hypothèses sur la
signification des images, puis à les valider, notamment par les relevés
croisés, chers à Karl Popper.
Les conséquences sur toutes les approches philosophiques
sont incommensurables.
L'une des révisions les plus importantes lié à cette
avancée de la neuropsychologie concerne le sens des études de Piaget portant
sur la première année de vie du nourrisson, révision essentielle puisque Piaget
a été le pionnier des thèses constructivistes. Pour Piaget, un apprentissage
perceptif au contact des objets doit précéder l'apprentissage de la
représentation perceptive qui ne peut donc débuter qu'avec retard par rapport à
la naissance. En fait, l'intégration centrale immédiate rend inutile cet
apprentissage, et le nouveau-né peut débuter immédiatement l'acquisition de la
signification des images qu'il perçoit.
Toute l'analyse comportementale du très jeune nourrisson
doit donc être réinterprétée. Cette réserve étant faite, les conséquences pour
les thèses piagétiennes ne sont nullement totalement négatives. Les critiques
formulées contre toute l'oeuvre piagétienne à partir de l'observation du tout
jeune nourrisson se trouvent minimisées. Par ailleurs, les descriptions
comportementales piagétiennes chez le nourrisson de plus d'un an ne sont pas
mises en cause. Après ajustement, la conception piagétienne retrouve sa
fonction de support très puissant du constructivisme, tirée de l'observation du
jeune enfant en situation expérimentale.
Les travaux de Piaget font comprendre que le développement
cognitif portant sur la signification des images perceptives, présente deux
facettes :
- la première, exclusive chez le nourrisson, réside dans la
signification, une à une des images perçues.
- la seconde, qui débute au cours de la deuxième année de
vie, réside dans la construction de cadres de référence pour tirer des règles
générales d'acquisition des significations. Au premier plan apparaissent ce
qu'Henri Poincaré appelle "les cadres dans laquelle la nature nous paraît
enfermée, et que nous appelons l'espace et le temps". Très justement,
Poincaré considère que ces cadres sont relatifs : "ce n'est pas la nature
qui nous les impose, c'est nous qui les imposons à la nature parce que nous les
trouvons commodes".
Poincaré aurait pu ajouter que ces cadres sont dérivés
d'une pratique de la signification immédiate des images perçues, correspondant
à la première facette. L'élaboration est double, individuelle et collective.
C'est parce qu'il rencontre des "autres" plus expérimentés, que l'enfant
peut construire à une vitesse optimale, ses propres références d'espace/temps.
L'histoire nous révèle que les arpenteurs ont inventé la chaîne pour améliorer
les évaluations intensives (au sens scholastique du terme) de distances. A son
tour, la pratique de la chaîne a conduit peu à peu à l'élaboration du concept
de longueur, tel que nous le connaissons aujourd'hui.
Cela dit, la découverte du rôle
constructif des structures cérébrales innées à l'origine des perceptions, ouvre
un jour nouveau sur la question de la comparaison entre la carte et le
territoire. Trop souvent sont confondus le territoire et la carte, c'est à dire
le réel et la connaissance du réel que nous avons construite. Il en résulte des
difficultés et des confusions qui pourraient être évitées. Il devient manifeste
qu'aucune qualification de l'environnement ne peut être indépendante de
l'organisation perceptive innée. La connaissance de l'environnement est donc à
la mesure de l'homme et pour son seul usage. Le rôle de la connaissance
scientifique s'en trouve relativisé, ramené à un "tout se passe comme
si" qui respecte l'introduction de la métaphysique et de la croyance. Il
n'y a donc pas lieu de refuser, au nom des approches scientifiques, ce qui
relève de démarches de croyances. Heisenberg souligne que le mot
"croyance" peut ne pas signifier "percevoir la vérité de quelque
chose" mais n'être compris que sous l'angle de "prendre cela comme
base de vie " et pourrait-on ajouter, comme sens de l'homme. Si une telle
croyance respecte les conséquences de l'analyse scientifique, et se situe après
elle, comme le voulait P. Duhem, elle prête difficilement à la critique. Je
n'ai nullement le sentiment, au travers des thèses proposées, d'attaquer des
positions métaphysiques ou religieuses, mais seulement les éventuels excès
explicatifs de ces positions. Cette dernière remarque m'a paru indispensable,
compte tenu du sujet traité.
Par ailleurs, un des domaines où
apparaît le plus nettement la distinction entre la carte et le territoire,
concerne le déterminisme lui-même. Ontologiquement, l'univers est
"irrésolu" : nous ne pouvons ni affirmer ni infirmer un déterminisme
ontologique total. Ce qui est en revanche critiquable est d'introduire le
déterminisme comme une certitude, et en faire la base de tous nos systèmes de
connaissance, notamment en psychologie.
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Le
langage, fonction transitive.
Un second point concerne la
genèse du langage et l'intériorisation de l'activité perceptivomotrice, deux
données fortement liées.
En 1973, Peter Eimas a publié les premiers travaux
démontrant que l'apprentissage du langage commence dès la naissance. Mais ce
premier apprentissage porte uniquement sur la mélodie du langage, mélodie
reconnue et exprimée. Cet aspect mélodique prédominant se poursuit jusqu'aux environs
de vingt mois d'âge. C'est à ce terme seulement que l'enfant généralise le fait
que les sons du langage peuvent avoir une signification, et être autre chose
qu'une mélodie. Or, à cet âge, l'enfant a déjà construit un catalogue très
riche de schèmes perceptifs, perceptivo-moteurs ou moteurs. Ce sont ces schèmes
que l'enfant va désigner par les mots. Autrement dit, le langage initial
exprime uniquement des connaissances non linguistiques acquises antérieurement,
ce qui remet en cause l'origine première du symbolique défendue par Lacan. Tout
porte à généraliser ce point de vue chez l'enfant plus âgé ou chez l'adulte, à
cette exception près que très vite, les mots nouveaux vont servir à exprimer
une combinaison particulière de mots plus anciens ; le primat de l'expérience
non linguistique sur le langage ne doit pas, pour autant, être remis en cause.
On peut donc dire que les découvertes de Peter Eimas vers 1973, marquent une
coupure épistémologique essentielle : toutes les théories sur l'apparition du
langage formulées avant 1973 doivent être révisées.
Le mécanisme de l'intériorisation progressive de l'activité
perceptivo-motrice, remarquablement décrit par Piaget, vient compléter
l'histoire naturelle de la pensée. L'auteur décrit sous le terme de
"schèmes" les premières combinaisons dérivées du
comportement et apprises. Ces schèmes perceptivomoteurs sont initialement
isolés, et évoqués seulement au cours des situations vécues auxquelles ils sont
rattachés. Mais peu à peu et uniquement à partir de l'usage répété, ces schèmes
deviennent indépendants des situations qui les ont fait naître. Devenus
indépendants, ces schèmes sont aisément mobilisables et peuvent s'articuler
entre eux pour former des entités complexes. Ces entités peuvent reproduire un
vécu et traduire ainsi une intériorisation des conduites. Mais il y a, dans le
même mécanisme, la possibilité d'imaginer des entités nouvelles, indépendantes
du vécu antérieur et traduisant ce que nous appelons la représentation
imaginative. En définitive, il est possible de décrire très simplement la
naissance de la pensée représentative à partir de l'intériorisation du
comportement perceptivo-moteur. Il est évidemment essentiel de souligner que
cette naissance précède l'accès au langage, même si le langage apporte ensuite
ses lettres de noblesse à la pensée représentative.
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Une réduction comparable peut
être établie, concernant le développement de la conscience. Une forme
élémentaire de conscience a été mise en évidence chez des animaux aussi
rudimentaires que la mouche. Qualifiée de conscience adualistique par Baldwin
et de conscience primaire par G. Edelman, cette conscience élémentaire permet à
l'organisme de rattacher une modification de l'environnement à une action
immédiatement antérieure effectuée par cet organisme lui-même. Cette action est
ainsi "appréciée", ce qui assure le contrôle de la conduite, et
permet la mise en place de séquences comportementales ultérieures. Très justement,
G. Edelman oppose cette conscience primaire à ce qu'il dénomme la conscience
d'ordre supérieure, et qu'il définit de façon relativement floue, comme la
conscience d'être conscient, la représentation d'un moi, une opposition du
passé, du présent et du futur. Il faut y ajouter le sentiment que quoique fasse
l'intéressé, il décide en connaissance de cause et n'agit que conformément aux
raisons qu'il a choisies et approuvées.
Le passage de la conscience
primaire à la conscience évoluée est un point crucial. Si l'on souhaite inclure
une fonction transcendante pour expliquer la liberté humaine, c'est entre la
conscience primaire et la conscience d'ordre supérieur qu'il faut la placer.
Mais cela ne doit pas empêcher de rechercher des explications plus biologiques.
Certes, en ce cas, un complément d'organisation cérébrale est indispensable, et
il est probablement limité aux primates supérieurs, ce qui explique que la
plupart des espèces animales ne parviennent pas aux formes évoluées de la
conscience. Cela n'exclut pas un effet complémentaire de l'exercice de la
conscience primaire, selon le point de vue de Baldwin, repris par Piaget.
Des expériences sophistiquées récentes, enregistrant le
fonctionnement du cortex cérébelleux, ont montré que, pour une même excitation
cutanée, l'activité recueillie est différente selon que l'excitation est le
fait du sujet lui-même ou liée à l'action d'un tiers. Une qualification
différente est donc attribuée à une même perception selon qu'elle fait suite à
une action du sujet immédiatement antérieure, ou qu'elle en est indépendante.
C'est là, une base essentielle pour l'exercice de la conscience primaire. Mais
il me semble légitime de voir dans cette différence de l'activité cérébelleuse,
l'amorce d'une distinction entre ce qui est "moi", c'est à dire le
résultat de "mon" activité, et ce qui est "non moi", parce
qu'indépendant de mon activité. Selon ce schéma, c'est en quelque sorte une
"réflexion" sur l'activité de la conscience primaire qui permet le
passage à la conscience évoluée. La thèse d'une conscience évoluée, rattachée à
la fois à une organisation neurologique innée particulièrement riche, et à un
processus constructif subjectif,
s'en trouve considérablement favorisée.
Il est manifeste que la
conscience d'ordre supérieur comporte des degrés. Les travaux de Piaget
décrivent bien l'évolution depuis l'intelligence perceptivo-motrice jusqu'au
stade de la logique formelle, et je ne peux qu'y renvoyer mon lecteur. Je
reprendrai cependant les descriptions piagétiennes pour souligner l'importance
de la relation avec l'autre, aussi bien dans le passage de la conscience
primaire à la conscience évoluée que dans l'évolution propre de cette
conscience évoluée. Par ailleurs, je pense souhaitable de prolonger l'évolution
de la conscience au delà du stade de la logique formelle, en introduisant un
stade ultime qui est celui d'une réflexion sur la valeur comportementale de
l'appel aux logiques.
Reste alors à considérer le problème de l'inconscient, ce
qui ne peut se faire sans une analyse biologique de la mémorisation.
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Freud et Bergson ont envisagé un
processus d'hypermnésie qui fixerait en totalité dans la mémoire, l'historique
du vécu. Comme l'introspection révèle facilement que cet historique ne peut
être toujours évoqué immédiatement et facilement, il est fait appel à un
inconscient pour effectuer la fixation mnésique. Or, biologiquement, ce schéma
est inconcevable. La mémoire de souvenir, communément appelée mémoire
épisodique, est extrêmement coûteuse en mécanismes neurologiques. Le
développement de l'informatique permet une analyse quantifiée. Pour une
"étendue de conscience instantanée" de 256 bits, un ordinateur
familial moderne est doté d'une mémoire immédiate quelques huit millions de
fois plus étendue. Encore faut-il souligner que la fixation mnésique d'un
"état de conscience" résulte d'une décision préalable du système, et
que la plupart des états ne sont pas fixés. Or cette mémoire immédiate est tout
à fait insuffisante et doit être couplée à des mémoires non immédiatement
disponibles qui sont encore facilement cent fois plus étendues. Chez l'homme,
la moindre image perceptive instantanée mobilise des dizaines de millions de
neurones et se répète au rythme de dix fois par seconde; les capacités
cérébrales de mémoire seraient immédiatement saturées.
Freud lui-même, dans une analyse
remarquable, écrite en 1895 mais publiée seulement en 1955, émet la théorie des
trois neurones soulignant la distinction nécessaire entre neurones de la
perception immédiate, neurones de la mémorisation, et neurones permettant une
comparaison entre les données présentes et les données mémorisées. Pour
accepter à la fois le schéma freudien des trois neurones et l'hypermnésie
freudienne, il faudrait considérer que la quasi totalité des neurones devraient
être réservés à la mémoire ; il devient encore plus difficile d'évoquer une
mémorisation qui ne soit pas hautement sélective.
Il faut encore insister sur le fait que la mémorisation
résulte d'une décision et ne peut être effectuée qu'en état de pleine vigilance
consciente. Par ailleurs, il est aisément démontré que la fixation s'étend sur
plusieurs heures au moins après la donnée mémorisée, et peut être
"bloquée", ce qui exclut une mémorisation d'une part importante du
vécu. Par ailleurs, des lésions cérébrales bien identifiées altèrent
profondément ou suppriment la fixation mnésique à long terme.
Toutes ces données conduisent à conclure que la
mémorisation du vécu sous forme épisodique ne peut qu'être limitée, qu'elle
très hautement sélective, qu'elle implique la conscience et résulte d'une
décision de mémoriser. Il y a une tendance spontanée à ne pas fixer tout le
déroulement du vécu, mais seulement les conclusions que la conscience a
estimées intéressantes. Les faits mémorisés se détachent alors des conditions
d'acquisition, comme c'est le cas par exemple pour les bilingues qui ne
souviennent plus dans quelle langue a été lu un texte, tout en ayant
parfaitement mémoriser le sens.
Ces conclusions vont manifestement à l'inverse des thèses
freudiennes ou lacaniennes de la mémoire et de l'inconscient. Elles conduisent
à légitimer la conception de l'inconscient formulée par Paul Valéry, et elles
ouvrent notamment la porte à la valeur structurante de l'oubli, soulignée par
William James et Arthur Koestler.
Au total, la confrontation des explications
psychanalytiques et de la biologie fait apparaître des difficultés
difficilement surmontables. Les conséquences sont essentielles lorsqu'il est
tenu compte du fait que les explications psychanalytiques sont des
"possibles" dont rien ne démontre la nécessité. Une cohérence peut
être retrouvée comme je l'ai signalé plus haut dans l'acceptation d'un dualisme
corps/esprit implicite par Lacan ("Tout n'est pas dans le cerveau
!!"), mais avec les difficultés propres aux conceptions dualistes.
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Les différents points étudiés
permettent de mieux concevoir l'accession à la pensée représentative, mais ne
suffisent pas à définir les conditions de l'autonomie comportementale chez
l'adulte. Manquent notamment une approche du mécanisme de la décision et tous
les aspects relevant de ce qu'il est habituel de définir comme le contrôle de
l'affectivité. Il faut bien reconnaître que sur ce plan les progrès n'ont guère
été importants depuis les descriptions de von Papez en 1937. L'expérimentation
animale démontre très largement que l'intégrité du fonctionnement cérébral est
indispensable, mais la localisation précise des différentes fonctions et
l'application à l'homme restent à faire.
En revanche, un point essentiel à aborder, qui résume sur
un plan pratique, de nombreux aperçus différents, est celui de la rationalité
restreinte ou limitée, décrite par H. Simon depuis 1945.
Se placer sur un plan biologique pour expliquer le
fonctionnement mental conduit à accepter plus aisément les limites obligées de
l'autonomie biologique, limites variants beaucoup selon les espèces et à
l'intérieur de l'espèce. Il est logique de reconnaître une autonomie à l'amibe,
mais cette autonomie n'est pas celle du chimpanzé. Ce principe s'applique
totalement au raisonnement humain, aussi autonome qu'il soit.
Justement parce qu'elle traduit un fonctionnement biologique dont les capacités sont limitées, la rationalité est forcément également limitée. Ces limites sont par ailleurs variables chez les humains en fonction de l'âge, des constitutions, et pas seulement des cultures. Une fois admise la rationalité limitée, nombre de comportements a priori aberrants deviennent beaucoup plus facilement expliqués, autrement qu'à partir des schémas psychanalytiques. Il devient possible de comprendre autrement que par le déterminisme, comment peuvent s'établir des résistances dites inconscientes, sans pour autant y voir une preuve de l'existence des formes traditionnelles d'inconscient. De même, il devient possible de concilier l'autonomie et le fait, manifeste, des influences pernicieuses sur les membres du groupe, que peuvent imposer des individus peu scrupuleux. Il m'a semblé que cette rationalité restreinte, déjà remarquablement analysée dans ses conséquences, par "La psychologie sociale" d'A. Demailly, pouvait bénéficier de précisions à la lumière de données récentes.
Ce sera un dernier chapitre technique mais non le moindre, car la rationalité limitée et l'autonomie sont deux concepts en contrepoint qui ne peuvent être dissociés dans l'étude du comportement humain. Ce sont les deux clefs de voûte de l'étude du "socius" que je souhaite présenter en conclusion de cet ouvrage.