Jean Claude TABARY

INTRODUCTION A LA METHODE DE PAUL VALERY

Résumé : De 1894 à 1945, Paul Valéry a noté tous les jours ses réflexions, publiées dans "Les Cahiers" aux éditions de la Pléiade. Pour une très large part, ces réflexions constituent une analyse systémique très moderne du fonctionnement de l'esprit et du sens de la connaissance.  Cet article regroupe de façon thématique, les réflexions les plus caractéristiques sur ces plans. La notion même de système est abordé, mais également le sens du réel, la causalité, le rôle du langage, les fonctionnements conscients et inconscients, sont successivement présentés. Cela devrait constituer un encouragement pour tous les systémiciens à entreprendre une étude approfondie de la pensée valéryenne.

Summary : From 1894 to 1945, Paul Valéry has written down daily, his thoughts of the moment, later published in "Les Chahiers", of La Pléiade collection. Most of these thoughts reflect a modern systemic analysis of how the mind works and of cognition. This paper collects in a thematic way, the most significant thoughts in these particular fields. System notion, reality meaning, causality, language meaning, concious and inconcious fonctionning mode are successively approached. It should induce systemicians into starting an extensive study of Valery's thoughts.   

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                Paul Valéry est universellement connu comme un des plus grands poètes du siècle. Bien peu nombreux cependant sont ceux qui peuvent lire Le Cimetière marin et en suivre complètement le fil abstrait dans la musique des mots, la succession des images simultanément descriptives et métaphoriques, la culture philosophique et les idées personnelles exprimées. Il faut reconnaître encore que dans la prose valéryenne, Monsieur Teste n'a pas seulement la sécheresse de coeur que Valéry lui-même lui reconnaissait; il demande souvent un effort dans la compréhension, que d'aucuns acceptent mal.

                Mais parallèlement à son oeuvre publiée, Paul Valéry a fait un travail admirable, beaucoup plus facile d'accès et d'une richesse d'idées incomparable. Il s'agit des 262 cahiers de notes, écrits par Valéry au jour le jour, depuis 1894 jusqu'en 1945, à quelques semaines seulement de son décès. Il apparaît dans ces Cahiers que Paul Valéry lui-même a considéré qu'ils constituaient son oeuvre essentielle. Or cette oeuvre, cohérente avec elle-même du premier au dernier jour, est celle d'un systémicien avant la lettre. Cela non pas du fait que Paul Valéry fait très souvent référence à "son" système, mais parce que les idées exprimées par l'auteur semblent s'introduire de plus en plus dans la pensée systémique actuelle.

                La découverte des "Cahiers" se fait au mieux dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade. E. Noulet reproche à cette édition son caractère thématique. Cela ne paraît même pas justifié sur le plan du sacrilège car Valéry y a travaillé lui-même pendant de longues années; or, cela permet d'apprécier au mieux la grande continuité de l'inspiration. Le regroupement sous un thème favorise par ailleurs considérablement la lecture et l'analyse; un index facilite encore l'étude approfondie d'un sujet particulier. Je me permets donc de suivre l'exemple de l'édition des Cahiers et de présenter par thèmes quelque peu dissociés, les aspects "systémiques" de la pensée de Paul Valéry.

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Un système

                A lire le chapitre "Système" des Cahiers, le système de Valéry ne traduit pas d'abord une approche systémique du monde mais plutôt une activité psychothérapique pour soi seulement, au travers d'une réflexion sur l'activité propre. Après tout, Freud était beaucoup plus orgueilleux, qui pensait que son auto-analyse avait une portée universelle.

                C'est ainsi une crise sentimentale, "d'amour et d'orgueil" qui a été à l'origine des démarches systémiques de Paul Valéry : "(I-835) Le "Système", "Mon" système, cette reductio ad certum et incertum, que j'ai définie pour me défaire de maux imaginaires et imaginés, en 1892, il y a 42 ans et de laquelle toute ma vie intellectuelle ne s'est plus passée... Mon système et absence de système, jamais publié, gardé comme un secret d'état, comme une faiblesse et comme une arme, qui m'a servi à définir toute chose, à peser, à détruire et à reconstruire, à échapper à toutes les classifications et philosophies, à crever la Fiducia qui se résume en le mot pouvoir...Système que j'ai créé par nécessité pour me défendre d'une douleur insupportable de la chair de l'esprit et d'une autre de l'esprit de l'esprit."

                Avec cette confidence implicite que le plus farouche orgueil naît surtout à l'occasion d'une impuissance, et cette autre qui explique la transition vers l'épistémologie : "(I-848) Pour lutter contre des "idées" (amour et orgueil), je les "observai" et m'efforçai de les réduire à des "phénomènes". Phénomène signifie qu'un observateur indépendant se dessine ou se forme en regard et aux dépens de la chose, avec hypothèse de non-dépendance de ces deux membres. Cet état constitue un événement, et n'est pas stable...Tout le mental devenait donc transitif et limité."

                Cette attitude pourrait sans doute se résumer ainsi : "Je suis atteint non par le fait en soi, mais par mon attitude vis à vis du fait. Je ne peux pas changer le fait mais je peux changer mon attitude en observant et en analysant ce fait". Mais qu'il s'agisse de se protéger, de se reconstruire ou tout simplement de faire fonctionner son cerveau, Paul Valéry a très vite glissé de cette finalité psychothérapique à une véritable approche épistémologique et systémique. Il donne ainsi en 1èî3 la définition d'un système que ne renieraient guère les systémiciens contemporains."(I-786) La psychologie n'est possible (comme ensemble scientifique) que si on consent à regarder l'homme comme un système, c'est à dire un ensemble de parties, isolées ensemble et séparées du tout et qui sont toutes hors de l'œil qui les regarde, soumises semblablement et entièrement à la même connaissance, quelles que soient leurs différences intérieures, entre elles, et leurs relations."

                Fait essentiel, la définition d'une approche systémique par Valéry est un refus des méthodes anciennes de pensée et un appel à une révolution sur le sens même du fonctionnement cognitif : "(I-5î4) Toute la manœuvre intérieure, conceptuelle, logique, tout ce qui se résume en lois, formules, classements, tout ce qui se passe en être et entre choses, eux-mêmes définis par des mots autres, ou par des opérations de pensée, tout cela, selon les anciens, était le but et la science. Ce fut Aristote. Pour les modernes, tout cet appareil est provisoire. On peut raisonner, on peut définir substance, accidents, puissance et acte, force etc.. Mais ce sont des instruments, des langages, des moyens de notation, d'exploration, des intermédiaires. La valeur de ces moyens n'est pas en eux mais dans la puissance qu'ils peuvent donner sur le réel. Le but ou science, est pour eux une manière de penser et non telle pensée. Et la satisfaction de la pensée toujours payée par son arbitraire, son écart du réel." Ce texte, écrit en 1911, résume l'une des idées essentielles de la révolution systémique, qui est de savoir ne pas s'arrêter au sens d'un mot. Une autre idée essentielle bien assimilée par Valéry est la relativité de la connaissance, limitée à la rencontre entre le sujet et son environnement : "(I-769) Nous savons, nous pouvons du moins savoir, que l'esprit ne nous apprend rien par lui-même et ne peut rien nous apprendre que par son rôle dans nos rapports avec ce qui n'est pas esprit. En effet, rien de ce que nous avons appris, l'esprit n'aurait pu le tirer de ses réflexions et combinaisons, d'images ou de jugements et de mots. Aucun raisonnement n'aurait pu même faire soupçonner que l'eau est faite de gaz, que la lumière blanche est composée, etc...Cela a mis tous les siècles pour être compris et n'est pas encore compris. Et pendant tous ces siècles, Dieu sait tout ce que l'on a cru savoir, car on ne savait pas que savoir, c'est savoir faire et rien de plus"..."(I-637) Le savoir n'est plus une fin mais un moyen; or le philosophe fut celui pour lequel il était une fin."..."(I-843) Ma philosophie n'est pas explicante mais opérante. Entre l'être et le connaître, le faire."

                Paul Valéry a donc en fait très vite confondu sa méthode de réflexion et une épistémologie générale : "(I-812) Système de ma philosophie. - fondé sur le seul individu, - représentation de toutes choses rapportées explicitement à un point individuel : , Moi, - réalisation d'un système fini, fermé, - recherche des "fonctions", - critique et élagation des problèmes conventionnels historiques; et des notions indéfinissables ou illimitées. Ni espace, ni temps, ni cause, ni réalité, ni etc.. mais le fonctionnement." Ainsi est mis en exergue le fonctionnement, idée-clef chez Valéry.

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Le "sens" du réel

                L'importance de cette question, cruciale dans l'approche philosophique, n'est certainement pas appréciée au même niveau d'intérêt par tous les systémiciens et le sujet peut sembler essentiellement philosophique. Mais il est évident que, dès qu'un "observateur" est pris en compte, le sens du réel acquière immédiatement une position première. Or Paul Valéry répond par avance à de très nombreuses questions sur ce point.

                Valéry souligne tout d'abord l'importance de l'évaluation du réel et le grand risque de biais : "(I-656) Toute la question de la réalité, célèbre en philosophie, provient de la valeur abusive donnée au mot réalité. Si ce mot e–t été mis au point, et empêché de fuir hors de toute pensée nette, le problème eut disparu ou se fut prodigieusement transformé." Puis Paul Valéry donne sa propre réponse : "(I-528) C'est cette notion vague de l'inépuisable de l'expérience qui a fait poser la notion de réel, c'est à dire d'une provenance de ce qui nous est sensible tout extérieure à notre nature pensante et n'ayant avec elle qu'un contact partiel. Le réel est ce qui peut être expérimenté par plus d'un moyen ou d'un sens; et le plus réel, ce qui semble unifier en soi, coordonner les données de tous les sens." Autrement dit, ce qui est réel, c'est d'abord ce qui explique une convergence entre nos différentes sensation, et donc tout naturellement : "(I-1200) La seule réalité est la sensation pure. La réalité est donc instantanée." Cette affirmation n'est nullement solipsiste. Elle reconnaît une réalité mais une réalité qui ne se manifeste qu'au cours d'une rencontre avec l'environnement, et selon les propriétés du sujet. Le sentiment même de réalité est dérivé : "(I-1192) Toutes les notions en actes se produisent avec des valeurs, c'est à dire excitent des effets d'impulsion, de désir ou de répulsion, de plaisir ou de peine, et parmi eux, l'effet d'existence ou de réalité."

                De ce fait, la connaissance ne peut épuiser le réel : "(I-528) Le réel est l'indépendance que conserve une chose au regard de la connaissance que j'en ai. Tout connu désigne un inconnu dont il est comme la surface. Et l'intérieur de la chose, dans cette figure, c'est tout l'indéterminé qui y demeure attaché."... "(I-544) Le caractère du réel est de primer toute connaissance, de la faire ressentir comme approximation." Dès 1è16, Paul Valéry annonce ainsi l'école de Palo Alto et von Glasersfeld lorsqu'ils affirmeront avec plus de 60 ans de retard, que le réel ne se manifeste que là où nos constructions cognitives échouent.

 

                Tout naturellement, le rôle du sujet observant est donc souligné, mais d'une façon qui anticipe N. Bohr plus qu'elle ne correspond à l'idéalisme transcendental : "(I-810) Trouver le système de conditions, de références constantes ou toujours reconstituables, et d'actes qui permette de représenter un langage minimum, homogène et propre au raisonnement, les phénomènes en tenant compte de l'observateur (lequel introduit l'échelle etc. et toutes ces conditions capitales sans la désignation desquelles le mot phénomène et toute vue des choses ne signifient rien.(1922 !! )." Et Paul Valéry continue en donnant une définition de la matière et de l'énergie qui est relative et probablement relative à l'observateur : "(1233-I) Je dis matière, car qu'est-ce que matière ? Simplement ce qui ne change pas pendant telle opération (n.a. sous entendu, je pense, opération aux yeux de l'observateur, ou telle observation ce qui est la même chose). Je dis énergie. Car qu'est-ce qu'énergie ? Simplement ce qui s'échange moyennant quelque chose."..."(II-866) La matière est seulement l'invariant de certaines transformations, l'invariant de Lavoisier. L'énergie est seulement l'invariant de Mayer."

                Toutes ces données se trouvent reliées dans l'analyse qui explique la genèse de la sensation. Bien avant même que le mot soit créé, Valéry découvre l'interface et son caractère indispensable d'intermédiaire : "(I-1157) Ma théorie favorite sur la sensation est qu'elle n'est pas une entrée ou introduction de quelque chose extérieure, mais une intervention, c'est à dire une transformation interne permise par une modification externe, une variation dans l'état d'un système clos qui forme relais par rapport à un système séparé." Extraordinaire définition du fonctionnement autopoiétique, à la fois autonome vis à vis des effets de l'environnement et pourtant totalement orienté vers l'analyse des sensations. Paul Valéry ne semble pourtant pas avoir eu connaissance du principe d'énergie spécifique de Muller et de la loi neuronale de tout ou rien qui l'auraient totalement conforté dans son analyse.

                Mais la sensation ainsi définie n'est qu'un point de départ : "(I-1193) Ce que nous recevons de nos sens, ce n'est pas le monde extérieur, c'est de quoi nous faire un monde extérieur, par substitution de choses sues à des choses vues et ce savoir contient des pouvoirs virtuels."... "(I-1166) Erreur du sensualisme. Ils ont pris les sensations pour éléments intégrants, suffisants de la connaissance, c'est à dire de tout. Or ce ne sont que des commencements."

                Il y a  donc nécessité d'effectuer des transformations sur les sensations, ce que doit pratiquer le sujet avant de penser connaître le réel : "( I-1162) La vue proprement dite n'est pas instantanée. Ce que nous voyons enfin est le résultat d'une organisation bien autre qu'optique."..."(I-1179) Nous ne percevons pas ce que nous percevons mais ce qu'il faut que nous percevions, nous ne percevons pas l'image rétinienne telle quelle, sphérique, double, renversée, petite, anisotrope. Comment percevons-nous un segment de droite, puisqu'il n'y a pas de droite possible à la surface de la rétine ?".

                Une véritable construction est indispensable, qui prend la forme d'un présent remémoré en tirant une signification d'une confrontation avec le déjà connu : "(I-1182) Nous ne percevons qu'en ajoutant et en modifiant."..."(I-1181) Attraction des fragments d'un entier rompu, disposés sur un champ. L'oeil les réunit."..."(I-1154) Regarder une chose sans la voir, c'est voir sans percevoir. Percevoir, c'est faire correspondre un événement à un autre, lequel fait partie d'un groupe, entièrement connu, de sorte que l'événement soit non seulement connu mais reconnu. On ne perçoit que le significatif."

                Mais ces transformations des sensations accentuent un anthropomorphisme qu'il ne faudrait pas renier : "(I-641) Peut-être faudrait-il expliciter l'anthropomorphisme et en faire un système cohérent, avoué. On verrait alors nettement que toute explication est anthropomorphique. Et comment se pourrait-il autrement ? Ce n'est que la dose qu'on dispute. Quoi de plus homme que de compter ? Echange du distinguer et du confondre  comme les doigts s'ouvrent un à un, se ferment ensemble. Et puis, de chacun de ces 4 arbres, aucun ne sait qu'ils sont 4. Ils ne font nombre que pour Quelqu'un. Rien de plus objectif que le nombre de ces objets. Rien qui exige davantage quelqu'un qui groupe et qui énumère." Et par contraste, "(I-1187) Dieu sait quelles métaphysiques et géométries l'invention des miroirs et des vitres a pu engendrer chez les mouches !". Le résultat global est un réel construit qui environne l'homme et qui est le champ de son activité cognitive : "(I-1189) L'être projette autour de soi une enceinte fermée dont la clôture n'est que la réciproque de l'extension de ses sens, figurée par une surface ou lieu de cette portée. C'est la topologie de la perception et ici topologie embrasse le temps."

                La question se pose alors du pourquoi d'une impression aussi prégnante d'un réel en soi. La réponse doit être trouvée dans la perfection d'un fonctionnement qui va jusqu'à son oubli :"(I-1186) Nous ne voyons pas que ce que nous voyons est de nos sens. Je ne reconnais pas dans cette couleur l'acte de ma rétine. Il faut que cette ignorance ou méconnaissance soit."..."(I-1202) Le fonctionnement parfait exclut ce qui fonctionne en faveur de ce qu'il produit."

                Cette perfection même de l'élaboration perceptive se poursuit dans un temps complémentaire qui est le passage de la perception à la pensée "(I-1189) La pensée comme production ou reproduction est plus pauvre que la perception extérieure comme production, plus pauvre en objets, plus riche en relations...Au lieu d'écrire plus pauvre, il faudrait mettre infiniment plus pauvre. Ainsi la pensée devant digérer la perception brute, doit suppléer à cette infinitude toujours diverse par ce qu'il faut pour revenir à son petit nombre. Elle opère une réduction."  Le résultat final est une construction à plusieurs niveaux : "(I-1203) Il y a comme une succession de niveaux, qui vont de la sensation pure à la connaissance en passant par la reconnaissance qui est une substitution remarquable."

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La Causalité

                Paul Valéry apparaît tout spécialement un systémicien avant la lettre par une extraordinaire étude critique de la causalité : "(I-482) La conception vaine et inutile de cause est la perdition de toute bonne représentation..."(I-525) L'idée de cause telle qu'on la présente d'ordinaire est vaine ; la cause est une réponse."..."(I-493) Un grand avantage de la notation mathématique c'est l'absence de l'idée de cause et par suite la réciprocité des propositions."...(I-494) Ce qui embrouille l'affaire du libre-arbitre, c'est la manie de regarder la série des événements comme linéaire selon l'antique type des causes et effets. Mais le moindre phénomène physique montre déjà une pluralité inextricable de constituants. Le moindre changement réel s'exprime par des produits de facteurs nécessaires, dont les valeurs respectives sont libres dans les limites de l'équation."...(I-767) Absurdité que la prétention de remonter de cause en cause."

                Cependant, l'idée de cause ne peut être totalement rejetée car il est bien difficile de s'en passer durant un raisonnement. Il faut alors lui reconnaître son caractère relatif et surtout subjectif et anthropomorphique : "(I-582) Le mot de cause est nécessaire dans tout système de pensée où l'acte conscient volontaire est pris comme type absolu de la compréhension."..."(I-6î6) L'idée de cause prend son véritable aspect quand on en fait la nature provisoire et transitoire. C'est l'idée de transformation sensible, manifestée à telle échelle donnée. Pour telle approximation, A est cause de B."..."(II-876) Avant de parler de causalité dans l'ordre des électrons, il faudrait revenir sur l'existence des dits électrons et alors on sera conduit à parler du degré d'existence."..."(II-è16) Toute vraie science se réduit à cette forme "Faites ceci et vous verrez cela." Un acte actuel et un phénomène futur. C'est la là seule et vraie causalité."

                Mais cette cause nécessaire est relative au sujet qui analyse : "(I-689) Le principe de causalité est bizarrement anthropomorphique. L'effet réclame une cause, et la cause fait, agit."..."(I-673) Si on parle de cause, quoi qu'on fasse, c'est toujours un homme qui observe."..."(I-525) L'idée de cause telle qu'on la présente d'ordinaire est vaine. A n'est jamais l'unique phénomène qui produit B. Et ce phénomène d'ailleurs n'a pas une individualité par soi, mais on la lui confère sans règle. Le coup de marteau est cause, dira-t-on de l'enfoncement du clou. Mais on ne peut isoler ce coup de marteau sans une autre opération qui n'est pas mentionnée dans la proposition. On peut s'y tenir ou ne pas s'y tenir, remonter plus ou moins; prendre pour cause à peu près ce qu'on veut. Car si l'on admet une liaison générale de l'univers, il n'est pas de particule ni de phénomène advenu à une époque quelconque qui ne soit nécessaire au phénomène produit. On introduit donc toujours (inconsciemment) une autre condition de la cause, et en réalité on appelle cause ce qui satisfait à la fois à la production du phénomène et à une autre question. Et cette question résulte de la considération du phénomène produit, de l'effet, non en soi, mais comme faisant partie d'un certain ordre de choses parmi d'autres. Ainsi le coup de marteau sera cause de l'enfoncement du clou vu sous le rapport d'un agent humain. La déviation d'une planète sera l'effet de l'existence d'un autre corps céleste en tant que je n'ai pas fini d'explorer le système solaire, et que je vise non tant l'explication du mouvement anormal que la découverte d'un nouvel astre. Et en somme quand la question de cause se pose, c'est en réalité quand on cherche une cause non connue, non donnée qui satisfasse à ma question, bien plus qu'au phénomène. La preuve en est que la recherche des causes et la cause reconnue sont limitées, tandis que les vraies conditions du phénomène s'étendent où l'on voudra. On se contente de ce qui répond à la question et non de ce qui constituerait le phénomène à partir de zéro. La cause est donc une réponse; elle n'est pas ce qui fait le phénomène. Déterminer la cause d'un phénomène c'est choisir entre tous les phénomènes que suppose celui-ci, l'un d'eux. Ce qui détermine ce choix est distinct du phénomène à expliquer et est distinct du choix lui-même. Tantôt je vois comme condition de l'enfoncement du clou, le coup de marteau, tantôt la rigidité du clou, tantôt la facilité du mur, tantôt mon besoin du clou fiché, etc. Si on supprime tout motif particulier, il est impossible de commencer à penser à une cause. C'est d'ailleurs ce qui permet de rechercher...et de trouver la cause, c'est à dire parmi le tissu de phénomènes inextricables qui produit tel phénomène, chercher et trouver celui sur lequel j'ai prise ou qui correspond à un acte possible de moi, ou satisfait à ma curiosité actuelle. En somme la notion de cause manque d'objectivité !! Nommer une cause, c'est toujours prendre un peu plus et un peu moins qu'il ne faut. L'idée de cause exclut la précision. Le mot cause ne pouvait résister au degré de pression de précision qu'impose l'ère moderne."

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L'autonomie

                Une causalité "subjective" renvoie évidemment à l'autonomie. A titre personnel, je pense, et Bertalanffy le pensait, que l'existence d'un "moi" autonome et agissant est au cœur de la systémique. Paul Valéry le pensait sûrement et "Ego" est le thème central de toute son oeuvre. Peut-être pour cette raison et paradoxalement, le mot "autonomie" n'apparaît pas à l'index des Cahiers. Pourtant, comment pourrait-on trouver une plus belle évocation de l'autonomie que les deux citations suivantes et tout spécialement la première : "(I-1125) L'être vivant est essentiellement celui, en qui les forces ordinaires s'annulent, sont surmontées, les forces extérieures n'agissent plus comme sur une masse ordinaire. Ceci pour être réalisé, gouverné, rétabli demande une complexité, une variation en sens inverse des forces extérieures, une régulation. Tout se passe comme si le milieu n'existait pas. L'Etre emprunte au milieu de quoi faire comme si ce milieu n'existait pas." Comment pourrait-on mieux résumer en quelques lignes autopoièse et homéostasie ?  Paul Valéry dit encore :"(I-1126) Le moi est le rôle plus ou moins caché du corps vrai dans la conscience. Corps vrai, c'est-à-dire non le corps visible et imaginable, l'anatomique mais l'intime travail et fonctionnement qui est véritablement notre corps, notre facteur."

                En revanche, Paul Valéry a sans doute moins bien compris comment ce moi autonome assurait son propre développement. Certes, la dynamique de la construction personnelle semble bien approchée : "(I-19) J'ai compris une chose quand il me semble que j'aurai pu l'inventer. Et je la sais toute quand je finis par croire que c'est moi qui l'ai trouvée."  Mais n'y aurait il pas une hésitation comme en témoignerait la citation suivante ? "(I-21) Mon fils, je vous élèverai fort mal car je suis incapable de vous donner des préceptes que je ne comprends pas." (En fait, cette remarque ne se situe probablement pas sur le même plan). Valéry se reconnaît certainement construit et construit à partir de lui-même mais il ne s'est guère intéressé au mécanisme de cette construction et il a péché sur ce point comme beaucoup ont péché, par un appel implicite au concept d'une maturation interne, certes dépendant du sujet, mais échappant au détail de ses expériences : "(I-910) Les expériences que fait un être sentant depuis sa naissance, tendent à un classement et un groupement limite, identique chez tous les êtres de même espèce. Cette limite identique qui est atteinte toujours et quelles que soient les expériences, est atteinte par des procédés cachés, propriétés dont l'ensemble peut s'appeler entendement. C'est une éducation fatale. Un ordre pré-existant qui se réalise par tous moyens. Il vient un moment où nulle expérience ne pourra plus modifier ma notion de la distance, du temps, du solide, de l'interne et externe etc. De plus, il y a des raccourcis dans la suite des expériences. Limites et raccourcis dépendent de conditions cachées. A toute impression désormais  une seule classification. S'il y a une limite c'est qu'il s'agit de l'association définitive de fonctions distinctes. C'est une mémoire qui ne peut s'altérer." Valéry a donc bien vu le fait construction. Il a bien vu qu'il était lié à une synergie acquise de fonctions antérieurement indépendantes. Il n'a pas du tout vu le développement autonome, associant une contrainte constitutionnelle et la variété en fonction du milieu rencontré que cela pouvait entraîner; une "homéorhésis" certes mais une homéorhésis qui doit être expliquée. Il a bien évité le piège du behavioriste Watson mais il semble être tombé dans celui de C.L. Morgan qui postulait une maturation interne déterminée dans une planification initiale et indépendante de l'environnement rencontré.

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Le fonctionnement premier et le discours second.

                Paradoxe pour un homme de lettre, le refus du discours premier est au coeur de la réflexion de Valéry. Le discours n'est pour lui qu'un instrument "transitif" pour manipuler les éléments isolés d'un fonctionnement interne propre. Le mot est utile mais il est dangereux car il expose à de nombreux biais cognitifs : "(I-384) Le secret de la pensée solide est dans la défiance des mots. Le langage est plus propre à la poésie qu'à l'analyse."..."(II-230) Plus l'idée qu'on a du langage est nette, moins on le confond avec ce qui est."..."(I-429) Le langage a ces graves défauts d'être : 1)conventionnel,  2) de l'être insidieusement, occultement, 3) d'être à la fois étranger et intime."

1. Le fonctionnement interne premier.

                Le langage ne fait que transcrire un fonctionnement mental qui, fondamentalement, n'est pas organisé autour des mots : "(I-793) Mon but principal a été de me figurer aussi simplement, aussi nettement que possible mon propre fonctionnement d'ensemble, monde, corps, pensée."...et (I-1125) l'esprit est un moment de la réponse du corps au monde". Or ce fonctionnement est fondamentalement distinct du discours : "(I-86î) Ma visée fut toujours de tout concevoir comme fonctionnement ou produit de fonctionnement. En particulier, je fais la chasse aux "abstractions substantives", aux soi-disant êtres de raison, concepts et autres figures de la rhétorique philosophique. Tout finalement doit pouvoir se réduire en :

- ceci que je touche du doigt en prononçant un mot

- cela que je fais ou mime en prononçant un mot."

Même l'espace et le temps sont d'abord des notions verbales : "(I-487) Le temps et l'espace résultent d'une élaboration verbale hasardeuse, historique. C'est une histoire que Kant prenait pour une anatomie."

                L'objet qu'évoque le discours n'a lui-même qu'une valeur d'expression : "(I-805) Chercher une forme pour l'ensemble de la connaissance. Mais se limiter à chercher cette forme en tant qu'expression, et non en tant que réalité supposée, de sorte qu'il faille se borner à démontrer son économie, sa fécondité, son élégance, et non sa nécessité ni son existence inobservable; pas d'ultra-mondes mais un système de relations entre choses observables, ou faisables. Rechercher des problèmes réels. Aveu des lacunes, ne pas les combler par des mots." Mais les choses elles-mêmes doivent être ramenées au fonctionnement : "(I-845) Le "système" comme disait K qui m'excitait à le faire - c'était, c'eut été, c'est, ce fut et serait une espèce de méthode à la Descartes, j'entends la géométrie, puisqu'il s'agirait d'une sorte de traduction systématique de la diversité des objets et des transformations de la conscience ou esprit en éléments ou modes du fonctionnement réel de cet esprit...Il m'apparut toujours plus fortement que ce qui se présente presque toujours et nécessairement comme choses, monde, idées, connaissance était autre part le produit d'un fonctionnement - c'est à dire un système borné et fermé, contraint à revenir sur lui-même après qu'il ait atteint certains points - ou accords de valeurs. Il doit pouvoir produire(entre autres choses) l'illusion qui le masque-- celle d'une infinité de possibles."

                Il est alors évident que le langage ne peut être que relatif et servir seulement de support pour permettre et transmettre le fonctionnement premier : "(I-447) Tandis que pour le vulgaire comme pour le philosophe, tel mot signifie telle chose ou quelque chose, pour moi, il signifie quelqu'un pensant à cette chose. Ceci admis, je n'ai plus affaire à l'indéterminé du mot-chose mais au fonctionnement du semblable. C'est ce qu'ont fait les physiciens modernes, temps = horloge, espace = règle, force = ressort..... "(I-513) On oublie le rôle uniquement transitif des mots, seulement provisoire. On suppose que le mot a un sens et que ce sens représente un être. Cette supposition n'est valable que pour les objets." C'est une attitude inverse de celle du philosophe : "(I-48î) Le philosophe se dit : l'existence de tel mot prouve que quelque chose est sous ce nom. Rien n'est plus faux."..."(I-388) Il n'y a ni concepts, ni catégories, ni universaux, ni rien de ce genre. Ce qu'on prend pour de telles choses ce sont des signes indiquant des transformations, desquelles le mécanisme nous échappe. Les termes de ces transformations sont des représentations. Ce sont des signes indiquant des indépendances et des dépendances." Et le symbole au sens freudien ou jungien n'est pas mieux servi car la généralité est illusoire : "(I-481) La généralité n'apparaît qu'avec les symboles. La nécessité n'est possible que par les symboles, comme résultant des conventions maintenues. C'est la fidélité à une convention."

                Il en ressort une attitude cognitive où, non seulement, il ne faut pas faire du mot un élément premier mais il faut activement se méfier du risque de cette déviation : .."(I-492) Une grande erreur est de confondre un système de notations et les conventions qu'on y introduit pour simplifier le monde et l'écrire, avec le monde."..."(I-385) Excellent de ne pas trouver le mot juste. Cela y peut prouver qu'on envisage bien un fait mental et non une ombre du dictionnaire." Il faut soumettre le langage au fonctionnement qu'il décrit : "(I-4î1) Il faut faire des mots spéciaux à partir des faits."... "(I-401) Une grosse difficulté, un piège est le suivant. Beaucoup ne pensent qu'en parole. La pensée leur vient toute parole, discours. On croit alors au miracle car il y a toujours chez eux de quoi arrondir ce qui vient. Ce qui ne peut être dit et bien dit n'existe pas. Ils ne reconnaissent de viable que ce qui est conforme. Ils ignorent le réel-informe. Ils ne perçoivent que ce qui ressemble à ce qu'ils savent."

2. Le défaut constitutionnel du langage.

                Les défauts intrinsèques du langage tiennent au fait qu'il découpe artificiellement et subjectivement la continuité d'espace et de temps qui caractérise le réel : "(I-382) Il faudrait trouver le moyen de distinguer ce à quoi le langage employé nous force lorsque nous faisons une théorie : - signes invariants fondés sur une loi trop simple de correspondance suffisamment uniforme et réciproque, - fixe des commencements et des fins alors que cela n'existe pas dans la chose, des subordinations, des dépendances qui n'existent pas dans la vue des choses (1900 !!)."..."(I-383) Le langage n'est pas plus commode pour la psychologie qu'il ne le serait pour l'algèbre par la raison qu'étant sans rapport avec les phénomènes, et sans rapport avec lui-même surtout, il n'est ni uniforme, ni univoque, ni suffisamment distinctif."..."(I-384) Le problème du langage consiste à représenter une série relativement continue par des ensembles d'éléments finis."... "(I-382) Ce qui obscurcit presque tout c'est le langage, parce qu'il oblige à fixer et qu'il généralise sans qu'on le veuille."..."(I-390) Tout langage réel comporte un certain système de décomposition plus ou moins exacte, plus ou moins complète, du chaos de la connaissance. Les systèmes des langues existantes sont-ils les seuls possibles ?

3. Beaucoup de difficultés de compréhension sont tout simplement des fautes de langage.

                Comme le signalait au même moment Korsybski, beaucoup de problèmes apparents résultent uniquement d'un mauvais usage des mots. "(I-394) Quand le langage n'est pas pur, comme est généralement impur le langage ordinaire, une contradiction dans les termes n'entraîne pas nécessairement la nullité d'une proposition. Elle peut ne montrer que l'imperfection du langage."..."(I-425) L'avantage et les déceptions/illusions du langage tiennent à ceci que les termes qui ont été institués par un petit nombre de circonstances s'emploient ensuite dans une infinité de combinaisons."..."(I-481) Tout problème qui mène à des antinomies est construit à l'aide d'abus de langage."..."(I-426) Le langage commun qui est celui de notre parole intérieure, exprime notre sentiment à nous-même au moyen et par le détour d'une notation apprise, et insère donc entre notre singularité et sa connaissance, une expression d'origine étrangère et statistique, laquelle nous impose des illusions sur l'étendue de ce que nous pensons, produisons."..."(I-417) Tout le monde s'entend sur les mots, ce qui ne veut pas dire que chacun s'entende et puisse mettre sous les mots une pensée précise. On convient que l'on s'entend. Une idée est claire quand nous faisons convention avec nous-même de ne point l'approfondir."

4. Le langage n'est que transitif.

                Le langage n'est que transitif : "(I-473) Le langage est un moyen de transformations."..."(I-474) Le rôle du langage est essentiel mais il est transitif, c'est à dire qu'on ne peut s'y arrêter."..."(I-455) La plupart des verbes expriment des choses vraies tandis que les substantifs sont le paradis des formations vaines."..."(I-513) On oublie le rôle uniquement transitif des mots, seulement provisoire. On suppose que le mot a un sens et que ce sens représente un être. Cette supposition n'est valable que pour les objets."

5. C'est le développement du langage durant l'enfance qui crée l'illusion du réalisme platonicien.

                L'illusion réaliste qui accorde une valeur ontologique aux mots et aux idées; est liée à l'enfance : "(I-457) La réaction du langage sur la pensée a été beaucoup moins prise en considération que l'action de la pensée sur le langage. La préexistence des mots et des formes d'un langage, appris dès l'enfance et avec une intimité si immédiate que nous ne le distinguons pas de notre pensée organisée, restreint notre production d'esprit, l'attire vers les termes qui nous donnent l'illusion d'être les plus clairs ou les plus forts, façonne cette pensée plus qu'elle ne l'exprime."...(I-45î) Déformation naissante du langage : L'enfant de 3î mois demande : Keséksa ? On lui dit : c'est un arrosoir. Elle répète : arrosoir et la voilà satisfaite. L'acquisition du nom lui suffit. L'objet a perdu son mystère car elle a déjà appris que la possession du nom suffit à disposer de la chose dans la mesure où  les grandes personnes s'en contentent."

6. Le mot isolé a beaucoup moins de sens que la phrase.

                Mais par ailleurs, idée systémique par excellence, le mot a moins de sens que la phrase car celle-ci isole un seul possible parmi tous les sens que peuvent prendre un mot : "(I-351) Le langage confond sous les noms ce qui est précisé dans la phrase."..."(I-409) Qui le premier a eu l'idée de définir les mots ? Celui-là a porté le coup fatal à l'Orient et aux dieux. Pouvoir ne plus s'occuper du contenu pendant qu'on opère."..."(I-438) La phrase est un rapprochement de n significations qui se modifient, les unes mutuellement, les autres modifiant et n'étant pas modifiées."..."(I-411) Parler ou se servir du langage consiste à combiner les événements-signes, en vue de modifier la signification des composants, mais cette modification est momentanée, et il faudra à la fin que les constituants séparés de nouveau retrouvent leur signification initiale."..."(I-4î3) Le verbe est la merveille des langages. Il anime. Les phrases sont l'œuvre du verbe."..."(I-397) Ce qui caractérise le plus le langage, ce ne sont pas les substantifs, adjectifs, mais les mots de relation."..."(I-3è2) Ce qui est clair comme passage est obscur comme séjour. La réflexion les brouille."..."(I-386) Dès qu'on les isolent, les mots s'obscurcissent."..."(I-388) Il n'y a ni concepts, ni catégories, ni universaux, ni rien de ce genre. Ce qu'on prend pour de telles choses, ce sont des signes indiquant des transformations, desquelles le mécanisme nous échappe. Les termes de ces transformations sont des représentations. Ce sont des signes indiquant des indépendances et des dépendances. La difficulté vient du langage. C'est l'emploi du même mot dans p séries ou phrases différentes qui fait croire à un concept sous ce mot. Or nul mot isolé n'a de sens. Il a une image mais quelconque, et le mot ne prend son sens que dans une organisation, par élimination entre ses sens."..."(I-385) On se sert parfaitement et commodément de mots dont on ne saurait dire une définition ni délimiter le domaine. Ne pas confondre les éveils de mots parmi des phrases ou des situations avec leur examen isolé."..."(I-426) Une langue idéale, qui soit à la langue naturelle ce que la géométrie cartésienne est à la géométrie des grecs, excluant la croyance aux significations des termes en soi."

7. Les mots abstraits sont les plus dangereux.

                Le danger de confusion du mot est d'autant plus grand que le mot est plus abstrait : "(I-496) Les abstraits purs ne sont pensables que par un contexte."..."(I-446) Tous les mots créés de main d'homme pour parer à un embarras sont mauvais. Ils importent cet embarras avec eux dans les autres pensées. Ils le conservent. Mais tous les mots créés de main d'homme  pour fixer, conserver, utiliser une clarté et précision d'une pensée, sont bons."

8. La régulation nécessaire du discours.

                Tout cela n'est pas une condamnation du langage mais un ensemble de règles permettant un bon usage. Le mot, aussi artificiel qu'il soit, est indispensable comme support des transformations qu'assure le fonctionnement mental, mais il est indispensable d'en comprendre les règles. "(I-453) La merveille des merveilles est la faculté des hommes de dire ce qu'ils n'entendent pas comme s'ils l'entendaient, de croire qu'ils le pensent alors qu'ils ne font que le dire."..."(I-427) Le langage ordinaire est la condition nécessaire de nos rapports avec nous-mêmes et avec les autres. Le langage commun ne coïncide pas avec celui de nos moyens réels de pensée. Il ne la divise ni ne la compose  exactement. C'est pourquoi les sciences se font un langage qui se réfère toujours à des observations ou opérations sensibles, lesquelles soient toujours  telles que le langage commun puisse les décrire exactement. Ainsi on prend le langage commun en ce qu'il a d'immédiat. On ne lui demande que ce qui en lui n'est que désignation de faits et d'actes et de choses communes toujours à portée. On l'emploie ainsi pour définir des mots nouveaux ou des signes."..."(I-385) Nous n'avons ni corps ni âme, cela est sûr, clair. Mais comment parler ou raisonner sans de tels mots, et qui ne sont que de grossières falsifications, des noms mal découpés, collés sur de grossières images qui elles-mêmes traînent des foules de vagues idées non reliées rationnellement à ces images. Un mot est bien formé lorsque les images y adjacentes et les abstractions qu'il emporte sont déductibles les unes des autres."

Il faut réduire l'usage des mots au nécessaire : "(I-443) Le centaure et la sirène n'existent que dans la mesure où on n'a pas le temps de les disséquer."..."(I-454) Toute existence qui ne peut se passer du langage et s'évanouit avec un mot ou nom, est un mythe."

Il faut aussi comprendre que le mot est parti d'une chose et que le fonctionnement doit être bouclé par un retour à la chose : "(I-471) Toute production de langage qui ne peut être entièrement remplacée par une production de non-langage, ne peut être considérée que comme transitive, et sa valeur, autre qu'affective, ne peut résulter que de son rôle de conduire à une expression finalement soluble en non-langage"..."(I-413) Des mots mis à la place des choses, et les combinaisons de ces mots, cela ne vaut que dans la mesure où nous pouvons à la fin, remettre des choses à la place des mots."

 Par ailleurs, et en cela Valéry annonce une réflexion identique à celle de R. Thom : "(I-463) Le langage, moyen de tenter de rendre l'autre semblable à soi." 

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La concience

                Un dernier point, mais non le moindre, est celui de la conscience. A priori, ce n'est guère une notion systémique mais justement, Paul Valéry lui donne un caractère systémique en en faisant un fonctionnement doué d'un retour sur lui-même et sur une activité automatique et non consciente.

                Paul Valéry refuse tout d'abord toutes les formes de dualisme, aussi bien celui de l'âme et du corps que celui d'une Conscience et d'un Inconscient, implicitement celui d'un "ça" et d'un "surmoi". "(II-221) La plupart imaginent vaguement qu'ils ont au fond de leur être, (quelque chose toujours avec eux et jamais devant eux); que dans ce fond, gisent des puissances, des secrets, des vérités, des volontés et un être vivant à la fois plus élémentaire, plus près de la nature et de Dieu,  (II-239) opinions naïves qui se réduisent à placer un être dans un être, le dit être caché voyant ce que l'autre ne voit pas et lui dictant parfois ou lui traçant des choses importantes."

                En fait, "(II-223) La conscience est un fonctionnement. Prendre conscience est un réflexe." Mais l'inconscient aussi est un type de fonctionnement, spontané, massivement parallèle dirait-on aujourd'hui. Je crois que ce ne serait pas aller au-delà de la pensée de Valéry de dire que la conscience et l'inconscient sont deux types de fonctionnement de l'activité cérébrale, distincts et complémentaires : (II-2î5) L'inconscience est le jeu même de la connaissance, son fonctionnement incessant et son entraînement obligé. La conscience est une tentative pour juger ce jeu, le diriger et l'appliquer. Ces deux choses ne s'opposent pas. La conscience n'a aucune valeur de production, mais de retard, de direction, de limitation  etc. et puis de vision plus ou moins nette. Or cette tentative fait partie aussi de la production. Il est clair qu'il faut savoir laisser produire et savoir arrêter ou réexciter à temps."

1. L'Inconscient.

                L'inconscient est l'activité spontanée du cerveau en face des variations d'environnement. C'est une activité globale, non découpée, et qui de ce fait,  ne se laisse guère explorée. "(II-238) Je suis convaincu que si on pouvait pénétrer, développer le fameux inconscient, on n'y verrait que misère ou quelques lois simples affectant les éléments et les commandes de ce qui se fait sentiments, idées et volontés, de ce qui donne valeurs, perspectives aux choses."..."(II-211) Une inspiration qui me vient n'entre en valeur que si je ne l'écarte pas, mais avant cette décision du moi, elle n'est ni plus ni moins gratuite que telle herbe folle continuelle du cerveau."..."(II-227) Profondeur et niaiserie. Subconscient, esprit, instinct, idole du mystère. Ce qui est et se fait en nous, serait peu de chose s'il était visible."..."(II-216) Les psychologues appellent inconscient ce qu'ils n'entendent pas. Le problème n'est pas d'expliquer la connaissance et la conscience au moyen de rien mais au moyen de tout. Les sectateurs de l'inconscient, de l'inspiration, de la sensibilité considèrent donc le système nerveux comme un oracle ou une machine à oracles; et d'autant plus profond et prophétique qu'il est moins organisé. Le grand sympathique (n.b. on dirait aujourd'hui le cerveau reptilien) plus digne de foi que le cerveau (n.b. on dirait aujourd'hui le neocerebrum). Mais on peut considérer malgré eux qu'il s'agit toujours de réflexions et réfractions successives d'une excitation dans un système compliqué. Si le cerveau (n.b. le neocerebrum) est souvent impuissant, c'est peut-être qu'il n'est pas assez cerveau."

                Par ailleurs, l'inconscient peut agir seul pour les tâches immédiates qui n'ont besoin d'aucun contrôle. "(II-2î6) Les phénomènes bizarres de l'inconscient, - certains mécanismes généraux ou fonction ont appris de la conscience à exécuter certains actes après de nombreuses répétitions, - le rôle de la conscience est alors seulement de commander le début du fonctionnement, - la perfection d'un exercice dépend d'abord de l'intelligence de cet exercice, et puis de l'absence de pensée."

2. La Conscience.

                Le rôle de la conscience est double. D'une part, elle isole par découpage, des éléments significatifs au sein de l'activité inconsciente, ce qui permet l'identification et la manipulation de ces éléments : (II-2î4) La conscience nous montre la pensée en tant que pensée. Donc, elle dégage à chaque instant celui qui pense de chaque pensée particulière. Elle lui permet de considérer chaque idée, chaque relation ou émotion comme un cas particulier. Elle l'engage de suite à supposer ou à figurer toute autre combinaison des mêmes termes, ou même de termes entièrement différents."..."(II-211) La conscience est définie par ceci que nous percevons non seulement des termes correspondants  mais la correspondance." C'est encore la conscience qui découpe les acteurs dans la comédie intérieure : "(II-241) La pensée consciente se propose sous forme d'une correspondance entre parler et entendre, donner et recevoir, subir et agir. Il y a échange. Etre seul, c'est être avec soi, c'est toujours être deux."..."(II-248) Il y a longtemps que j'ai noté que la conscience de veille est un va-et-vient, aller et retour, de sorte que la perception ait connaissance pour réponse et achèvement avec des développements pour effets, qui réservent un retour à quelque "réel" de circonstance, comme Mon corps, Mon monde."..."(II-234) Ce que tu dis, ô Moi, cela se dit comme de soi-même entre soi et soi, dans un circuit qui reçoit ce qu'il émet comme la bouche percevant son propre goût. Le moi est le seul circuit qui reçoit ce qu'il émet." Il est évident qu'une telle description implique une forte réversibilité des opérations conscientes.

                La conscience arrête le temps pour étudier, analyser un contenu. Mais arrêter le temps, c'est aussi focaliser la réflexion sur un point précis jusqu'à ce qu'une analyse satisfaisante ait pu être effectuée. "(II-236) Que la conscience demande du "temps", qu'elle s'oppose à ce qui est trop bref, on n'y pensera jamais assez. Elle n'a donc lieu et prise qu'à l'égard des événements psycho-physiologiques qui sont ou ralentissements ou pouvant être retardés. Elle se marque par les modifications que le retard avec maintien apporte aux introductions." La conscience effectue ce contrôle en se détachant du temps, en s'arrêtant, ce qui demande du temps et peut expliquer qu'une partie seulement de l'activité inconsciente passe sous le contrôle de la conscience : "(II-221) Conscience, se placer en dehors des conditions irréfléchies d'un acte ou des conditions de quelque acte irréfléchi."..."(II-225) La conscience est un acte réflexe qui tend à changer ce qui est en ce qui vient d'être. Elimination du contenu du présent (n.b., au temps t1) pour conserver la forme du présent. (n.b., au temps t0)

3. La conscience est la régulation de l'activité inconsciente.

                 L'inconscient est spontanément anarchique et doit être régularisé par la conscience : "(II-214) L'inconscient est capable peut-être de fournir une solution. Mais de s'assurer qu'elle est bonne, mais de poser le problème, non."

                Comme pour Claparède ou Piaget, c'est l'échec ou l'erreur qui ouvre à la conscience : "(II-227) Si l'homme ne se trompait jamais, il ne "trouverait" rien. Son intelligence aurait la forme d'un instinct et il n'y aurait aucune occasion pour la conscience de se produire. Prendre conscience, c'est faire jouer, au milieu d'une suite interrompue, les ressorts qui éprouvent et essayent d'autres voies. C'est percevoir le possible. Il en résulte quand cela se produit que les objets et les événements de l'état précédent, duquel on se distingue et on se retire, changent de définition et de propriétés. Par ailleurs, la conscience rapproche des parties de l'esprit pour les faire rentrer dans une "unité de présence". Ce peut être encore le doute qui est facteur déclenchant : "(II-222) La conscience est une opération qui tend à faire passer une réponse (d'origine non déclarée) à l'état d'une demande qui exige une réponse nouvelle."

                 Le résultat est une sorte de comédie ou de plaidoirie qui se joue au dessus de l'activité inconsciente : "(II-242) L'acte de conscience défini par un aller et retour qui est re-connaissance. Au dessous est l'automatisme." La conscience est marquée par une forte récursivité et réversibilité, un va-et-vient, quand parallèlement l'inconscient ne connaît pas le retour : "(II-233) La conscience prouve que l'être est en deux parties et que chaque instant est un va-et-vient entre deux pôles."..."(II-225) Prendre conscience consiste à se faire une idée nette et distinctive des relations actuelles de son corps, avec les corps environnants, avec les choses antérieures et les choses prochaines, les possibles, les données, les domaines de transformation en présence."

                 Ce terme de "possibles" est à mon avis, crucial pour s'interroger sur le fait de savoir si Paul Valéry a bien vu que le contrôle conscient est essentiellement une rétroaction, dans la continuité d'un projet, au sein d'un système doué de réversibilité. "Possible" et "va et vient" ont la même signification d'associer la continuité d'un projet et le retour en arrière chaque fois qu'une exploration apparaît infructueuse, le tout bien sûr dans une réversibilité implicite. Cela suppose évidemment que chaque exploration est isolée au sein de l'activité globale, considérée pour elle-même, condition première de sa réversibilité. On pourrait même dire que si Valéry n'a pas insisté suffisamment sur la notion comportementale du retour, Rosenbluth, Wiener et Bigeloè un peu plus tard, ont négligé la continuité du projet qui spécifie seule la rétroaction. Rétroaction continue sur sa propre activité, sur chaque tentative consciente, mais je le pense, également rétroaction sur l'activité inconsciente et ses effets : (II-24è) La bêtise, par insuffisance de conscience de soi, c'est à dire de retour vers soi de ce que soi a émis."..."(II-2î3) Etre conscient, c'est à chaque instant faire le rapport de ce que l'on pense ou fait à ce que l'on pourrait penser ou faire. La conscience consiste à se rendre compte des opérations de la pensée qu'on pense, presque en même temps."..."(I-86î) "L'idée de fonctionnement m'a dominé. J'ai pensé que le type Acte-Réflexe était le fait fondamental - et été conduit à développer les termes de cette relation non réciproque et essentiellement hétérogène, d'une part dans l'analyse du terme excitation, - c'est à dire étude de la sensibilité; d'autre part, le terme Réponse, c'est à dire étude de l'acte - le tout formant la notion d'Action complète - avec sa cyclique...exigée par le retour à l'état de disponibilité." Je suis personnellement tout à fait tenter d'accorder à Paul Valéry au moins la prémonition du bénéfice de la réversibilité et des contrôles récursifs, ainsi qu'une définition de la conscience comme un fonctionnement récursif sur le déroulement spontané de l'activité inconsciente.

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                Faudrait-il terminer par quelques commentaires généraux ? Je ne le pense pas car l'analyse approfondie des notes et aphorismes de Paul Valéry me paraît beaucoup plus importante que les liens ou les classements que j'ai essayé d'établir. Le meilleur serait que cet article soit un point de départ pour une approche première des 3 200 pages des Cahiers. Bon courage aux systémiciens de bonne volonté, mais ils seront récompensés !

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Bibliographie :

Paul Valéry : Cahiers. Tome I et II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris 1973 pour le Tome I, 1974 pour le Tome II. Cette édition est établie, présentée et annotée par Judith Robinson Valéry, d'après la dernière tentative de classement des Cahiers, effectuée par P. Valéry lui-même.

Il n'y a pas de repères numérotés au sein d'un même thème. C'est donc la page qui est notée devant chaque citation, ce qui n'a évidemment de valeur que pour l'édition indiquée.