Du Cerveau à la Pensée:
Théorie de la Connaissance et Autonomie Biologique
par Jean-Claude Tabary
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CONCLUSION




Nous aurions souhaité que le chapitre précédent soit considéré comme un résumé de toute notre réflexion épistémologique. Par ailleurs, nous avons également précisé avant chaque chapitre, ce qui nous y paraissait essentiel. Nous ne voulons donc nullement en cette conclusion, reprendre des idées générales. Nous souhaiterions, en revanche, préciser le sens de notre travail, son but, les applications que nous pensons pouvoir en tirer.


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Que peut apporter un constructivisme rénové qui intègre une organisation cérébrale innée riche, stable au cours de la vie et immédiatement capable d'organisation perceptive ? Tous les aspects de la connaissance nous semblent concernés.



1. Les approches métaphysiques


Bien que Piaget ait été discret sur ce point, ses analyses ont été inspirées en partie par des préoccupations métaphysiques et religieuses, que nous partageons du reste totalement. Le schéma piagétien nous parait capable de résoudre le conflit du dualisme et du monisme, celui de la dichotomie de l'esprit et du corps face à

l'affirmation d'une réduction biologique et unitaire de la nature humaine. Ce conflit est un reliquat de l'épistémé aristotélicienne de la substance et n'a plus guère de sens à l'âge moderne où la relation a occupé progressivement totalement le devant de la scène épistémologique. Aussi, la réponse à donner au conflit n'est-elle pas au milieu des deux thèses. Ce n'est pas une oscillation entre deux vérités ou deux mensonges comme aurait dit Giraudoux, mais un dépassement du conflit.


1.1. L’émergence de la pensée


Bien peu de psychologues, sauf peut-être des psychanalystes, pouvaient accepter de voir proposer un constructivisme psychologique reposant sur l'exercice du réflexe de succion. Le premier chapitre de " La naissance de l'intelligence chez l'enfant", intitulé l'exercice des réflexes appauvrissait considérablement à notre avis l'ensemble des analyses piagétiennes. Il est devenu possible aujourd'hui de réécrire ce chapitre sous le titre de l'exercice des mécanismes cérébraux constitutionnels, ce qui devrait réconcilier en partie les positions de N. Chomsky et Piaget. Il devient possible de récuser le mentalisme excessif de T.G.R. Bower tout en acceptant l'essentiel de ses travaux démontrant l'autonomie du très jeune nourrisson. Une synthèse devient possible qui intègre les travaux de P. Eimas ou de Meltzoff aussi bien que ceux de Piaget sur l'analyse des représentations infantiles. Pour toutes ces raisons, la thèse qui fait de l'esprit, une émergence de l'activité biologique au contact de l'environnement, peut se développer beaucoup plus librement. Au travers de l'innéité et de la permanence des mécanismes perceptifs tout au long de la vie, il devient plus facile de situer la filiation du fonctionnement mental par rapport au fonctionnement biologique, aussi bien que l'originalité

de ce fonctionnement mental.


Si la perception est directement générée par des mécanismes cérébraux et seulement signifiée par l'expérience, il devient facile de comprendre que la perception puisse se détacher des informations sensorielles qui l'ont fait naître et ainsi s'intérioriser. Si le cerveau peut donner immédiatement un aperçu fortement structuré de l'environnement, il devient facile de comprendre que des circuits spécifiques apparaissent, identiques devant des régularités d'environnement qui se renouvellent, plus encore au cours de la réflexion sur les mécanismes mis en jeu à l'occasion de ces régularités. Peu à peu, par facilitation apprise et potentiation synaptique, ces circuits acquièrent une identité au sein du fonctionnement cérébral. Or ils n'appartiennent pas à l'organisation cérébrale innée puisqu'ils ne se sont formés qu'à l'occasion de rencontres effectives avec l'environnement. Mais ils ne reproduisent pas non plus l'environnement puisque le système des interfaces sensorielles ne transmet pas les structurations externes. Ces circuits traduisent donc la rencontre entre l'organisme et l'environnement et sont pleinement originaux par rapport à l'organisation cérébrale innée, comme par rapport à l'environnement. Que ces circuits deviennent mobilisables et deviennent capables de moduler les mécanismes cérébraux, et ils forment l'activité cérébrale intérieure. Que de tels circuits nés dans les centres visuels s'accordent spécifiquement avec des circuits identiques nés dans les centres auditifs et des signifiants se trouvent reliés à des signifiés nouveaux. Ainsi naît l'activité intérieure conceptuelle que nous appelons pensée ou esprit.


Ainsi, la fonction mentale apparaît comme une émergence, à partir de l'activité biologique au contact de l'environnement, une organisation entièrement nouvelle et pourtant totalement générée par l'exercice de structures plus anciennes au contact de l'environnement, "résultats d'une succession de théorèmes qui s'obligent les uns les autres sans être aucunement contenus dans les axiomes de départ". L'esprit diffère du biologique comme l'individu à la naissance diffère de l'ovocyte, comme l'enzyme protidique diffère des acides aminés qui le compose totalement. Comme l'activité biologique persiste, directement pour elle-même et comme support obligé de l'activité mentale, il y a dualité fonctionnelle et non dualisme.


1.2. L'Autonomie biologique


Il nous semble que le point le plus central du conflit opposantle dualisme et le monisme, le spiritualisme et l'empirisme est celui de l'autonomie. Les spiritualistes, à la suite de Descartes, ne pouvaient concevoir une autonomie qui se définisse en termes biologiques; avec raison, ils refusaient une réduction biologique qui scotomisait manifestement l'autonomie. Claude Bernard a donc franchi une frontière décisive en décrivant une autonomie pleinement ancrée sur les mécanismes biologiques. Encore fallait-il traduire cette donnée pour la hisser jusqu'au niveau de l'explication psychologique, ce qu'a fait magistralement Jean Piaget. La précision croissante d'une organisation neurobiologique à la naissance ne fait que renforcer la crédibilité et la cohérence de l'oeuvre piagétienne en gommant les effets néfastes d'extrapolations trop rapides.


La richesse démontrée de l'organisation neurobiologique à la naissance a une autre conséquence essentielle en dessinant une étape intermédiaire bien plus cohérente sur le plan d'une conquête de l'autonomie par elle-même. Si les effets d'une évolution dynamique des espèces, la récapitulation de ces effets au cours du développement embryologique, peuvent aboutir à cette construction extraordinaire de l'organisation innée, il y a moins à s'étonner des conquêtes d'autonomie dont l'homme est capable durant son développement post-natal. La confrontation de toutes les formes de développement effectuée dans "Biologie et Connaissance" devient beaucoup plus cohérente. Du même coup, la conception même d'une connaissance reconstruite par chaque individu à partir de ses expériences, peutlibrement s'affirmer.


1.3 L'Autonomie anticipée et le Projet de libération


Il est essentiel de relier le sens de l'émergence de l'esprit et celui de l'autonomie biologique. Loin de s'opposer, le biologique et le spirituel apparaissent alors en résonance car la conquête de l'esprit vient couronner la démarche de l'évolution biologique vers une autonomie accrue, selon une ligne d'orthogenèse constatée après coup, mais continue. La pensée, issue de l'activité biologique, marque néanmoins une réorganisation profonde. Elle permet une représentation et une réflexion, dirigée vers des situations "à venir" et non encore rencontrées, construite sur les formes moins évoluées d'autonomie mais les dépassant. Les animaux disposent d'une autonomie apprise et d'une liberté réelle mais essentiellement "vécue". La liberté réfléchie y est à peine ébauchée. De ce fait, l'autonomie anticipée y est rudimentaire. Elle est néanmoins présente dans le jeu et l'apprentissage. La mère guépard développe l'autonomie de ses petits en leur permettant d'exercer sans nécessité immédiate, des conduites prédatrices sur une jeune gazelle qu'elle a capturée vivante pour ce faire. L'autonomie anticipée est plus importante chez le chimpanzé qui "apprend" à utiliser un bâton pour se protéger contre le léopard, par imitation du groupe et avant d'être lui-même impliqué dans une rencontre avec le félin. La jeune chimpanzée apprend par observation des mères, les soins à donner aux petits. L'autonomie anticipée manifeste que traduit "l'outil à fabriquer des outils (chopper,enclume)" est apparue plusieurs centaines de milliers d'années avant l'homo sapiens. La ligne de progrès est donc continue. Mais inversement la liberté réfléchie et l'autonomie anticipée ne prennent leur pleine dimension que chez Homo sapiens sapiens, avec le plein développement de la pensée. La liberté humaine est plus riche parce qu'elle est réfléchie. L'homme n'est pas seulement libre, il a de plus conscience de sa propre liberté et de la gestion de cette liberté, ce dont l'animal est incapable.


Il ne faut donc pas aller trop loin dans la réduction biologique. Pour être le résultat d'une histoire, la pensée n'en est pas moins une fonction essentielle, originale, porteuse d'un potentiel de liberté considérable. La nature humaine n'est pas le "paradigme perdu" que voudrait Edgar Morin. L'autonomie anticipée est la forme la plus achevée de l'autonomie, la pensée est la forme la plus achevée de l'activité cérébrale. Mais le sens premier de la pensée est justement de permettre le plein développement de l'autonomie anticipée, ce qui la relie directement aux formes moins élaborées de l'autonomie biologique.


1.4. Une réinterprétation du Fait social


L'une des conséquences les plus essentielles de ces analyses est une réinterprétation du fait social. Nous en avons un grand besoin au moment où les dangers du collectivisme sont devenus manifestes et où du même coup, les dangers de l'individualisme resurgissent. L'analyse conjointe de l'autonomie et des dispositions hiérarchiques des structures démontre que l'élément ne perd pas son autonomie du fait de son appartenance à une structure qui le dépasse. Le comportement de l'élément, qui se définit par rapport à l'environnement rencontré, est seulement spécifié par la permanence d'environnement que traduit l'appartenance à une structure plus large. Mais la réalisation des potentialité d'autonomie dépendant des circonstances rencontrées, l'inclusion de l'individu dans le groupe social, enrichit en fait l'autonomie individuelle.


Le bénéfice de l'appartenance au groupe social ne se limite pas au partage des tâches favorisant une spécialisation, source d'efficacité, et la possibilité de réaliser des tâches inaccessibles à l'individu isolé, notamment la création d'infrastructures permettant pour tous un environnement immédiat sur mesure. Beaucoup plus encore, l'appartenance au groupe permet l'entretien d'une pensée dépassant considérablement, dans le temps et l'espace, celle à laquelle pourrait parvenir l'individu isolé. Nous avons l'impression d'être les créateurs de notre pensée. La moindre réflexion sur les mots ou la logique, démontre que nous empruntons tout le matériel de notre pensée à la culture sociale. Comme Descartes ne l'avait pas vu, l'homme pensant est d'abord un homme social. Personne ne peut dire "Cogito, ergo sum" qui n'en a pas préalablement appris les mots à partir de son entourage social.


D'une façon très générale, l'homme n'est ce qu'il est qu'à partir de son appartenance au groupe. Un système autonome ne précise son autonomie qu'au travers de réponses aux contraintes de l'environnement. L'homme social ne conquiert son autonomie sociale que dans ses réponses aux exigences des relations ou interdépendances sociales. On peut remarquer pour qui se soucierait d'équité, que le groupe n'attend ni la demande, ni l'accord de l'individu pour tout lui apporter ce qui l'autonomise et le spécifie comme être social.


L'homme, dans sa pensée individuelle et collective, doit concevoir cette situation mitigée d'autonomie individuelle et de dépendance vis à vis du groupe, et rechercher l'équilibre holographique qui assure de façon optimale, l'autonomie individuelle de tous, au sein du groupe. Deux attitudes nous paraissent permettre d'atteindre cette harmonie de l'affirmation individuelle dans le respect de l'autonomie des autres :


- l'attitude de Jason, c'est à dire un effort individuel vers une indépendance, un détachement vis à vis de toutes les particularités d'environnement dont dépend initialement l'équilibre de l'individu et qui sont en fait autant de contraintes. Si j'ai "besoin" de beaucoup d'argent pour vivre, je ne suis pas libre vis à vis du manque d'argent. Si j'ai besoin de fumer pour supporter les difficultés de la vie, je ne suis pas autonome vis à vis du tabac. Nous ne craignons pas de valoriser la recherche d'ascèse qui se découvre dans la préparation au voyage qu'effectue Jason.


- la seconde attitude est celle d'une relation à l'autre "sans calcul immédiat", "dépassant le respect et la réciprocité sans les abolir....ménageant pour l'autre un espace de liberté où il puisse exister (M. Domergue)", seul véritable moyen de faire décroître les tensions sociales amorcées, favoriser l'évolution positive du groupe. En quelque sorte, il faut accepter que la finalité sociale englobe la finalité individuelle; le retour sur les véritables libertés individuelles est évident puisque l'environnement social devient plus favorable du fait des actions de chacun. L'homme, être social, est enrichi par l'enrichissement du groupe social auquel il appartient et enrichi veut dire libéré. Chacun s'autonomise en participant à l'autonomisation de l'autre.


Il nous semble que se dessine alors un idéal aussi bien laïc que religieux. Sous une forme laïque notamment, c'est le système idéal d'Edgar Morin, "système fondé sur l'intercommunication et non la coercition, système polycentrique et non monocentrique, système fondé sur la participation créatrice de tous,.... système accroissant ses possibilités organisatrices, inventives, évolutives."


Dans une vision holographique, les deux attitudes que nous avons essayé de définir, sont éminemment complémentaires. L'indépendance individuelle vis à vis des conditions d'environnement permet seule une disponibilité aux autres.


1.5. Le refus vigilant du Discours premier


L'histoire est émaillée des très nombreux crimes commis au nom du discours premier. Roscelin ou Abélard, au Moyen Age, ne sont que les victimes les plus voyantes, les plus directes. Mais tous les martyrs massacrés au nom d'un dogme quel qu'il soit et qu'ils refusaient, viennent les rejoindre. Que de crimes commis au nom seul de liberté ! Le discours premier est le support obligé et principal de toute idéologie et c'est sur le discours premier que s'appuient tous les totalitarismes idéologiques. Le discours premier situe le sens de l'homme en dehors de lui-même et le replace, pour des raisons d'intérêt corporatif et selon les cas, au niveau de l'État, de l'éducateur ou du thérapeute, supprimant autonomie et responsabilité individuelle.


L'action néfaste du discours premier va d'ailleurs bien au delà du crime patent. Combien de contraintes imposées au nom de principes dont le contenu ne dépassait guère les mots qui les exprimaient ! Que penser de tout ce que chacun place à loisir dans ce qu'il appelle "morale naturelle" comme seule justification d'une contrainte qu'il souhaite imposer !


En consacrant le discours premier et en imposant sa dictature, Lacan n'a fait que conclure le mouvement amorcé par Freud depuis 1897 et qui a accru sans arrêt le poids du symbole et du discours premier dans l'explication psychanalytique du comportement humain. Qu'est-ce qu'un symbole dont on affirme sans preuve le caractère premier si ce n'est un discours réaliste d'un autre genre ? Que penser alors de ces pauvres parents découvrant que leurs enfants ne peuvent communiquer et qu'on accuse d'en être les responsables parce qu'ils ont formulé un mauvais discours ?


Mais nous sommes également tout à fait conscients de faire le procès du mot avec des mots. Ce n'est pas pour nous le signe d'une boucle qui se referme définitivement, mais bien une indication du retour constant d'un discours que l'on chercherait à évacuer. Il n'est donc pas suffisant de critiquer le principe du discours premier. Il faut également prendre conscience de l'adéquation du discours à la rationalité restreinte qui caractérise le fonctionnement mental. Il faut reconnaître la prégnance sans égale que le discours premier apporte à l'activité mentale. Une vigilance sans faille apparaît alors indispensable pour refuser de transformer en certitudes, tous les possibles que crée le discours. Il est notamment évident que le discours premier n'est pas toujours aussi explicite que chez Lacan. Tout discours qui se referme sur lui-même, qui cherche en lui-même sa validité, tout discours même que l'on prolonge par de nombreuses démarches logiques en cascade, tout discours qui recherche en lui-même des certitudes est implicitement un discours premier.


Ainsi défini, le discours premier est le moteur, l'outil principal de que C. Pierce appelait les mauvaises convictions : la ténacité qui fait se cramponner aux croyances antérieurement acquises, l'autorité qui impose une unanimité de façon cohercitive, l'apriorisme métaphysique qui fait adhérer d'avance à ce qui séduit.


Le constructivisme psychologique et la théorie de l'autonomie se dressent conjointement contre la dictature du discours premier en affirmant que le discours est créé par l'homme et pour son seul usage, qu'il traduit provisoirement, non une réalité ontologique, mais seulement toute l'expérience humaine accumulée au contact de l'environnement : une expérience qui ne peut être qu'imparfaite, associant des indétermination et des erreurs à côté d'exactitudes possibles, qui ne saurait donc se valider elle-même et qui doit rester ouverte sur des corrections futures. Un discours qui débute comme le dit Gassendi et qui se termine comme le veut C. Pierce. "Omnis idea ortum ducit a sentibus", des sensations à l'origine des idées mais des sensations qui ne traduisent pas fidèlement une réalité ontologique, des sensations à l'origine de constructions perceptives subjectives qui ont besoin d'être corrigées. A son terme, un discours qui établit seulement des propositions de corrections, propositions qui ne peuvent devenir "claires" qu'une fois appliquées concrètement à l'environnement.


Le discours ainsi défini, apparaît encore plus créateur de sens que le discours réaliste puisqu'il génère lui-même, en totalité, un modèle de l'environnement. Mais le discours ne génère que des modèles, des possibles qui se doivent donc d'être contrôlés par une recherche de validation située hors du discours.



2. L'approche systémique


Il est dit que "la systémique regroupe les démarches théoriques, pratiques et méthodologiques relatives à ce qui est reconnu comme trop complexe pour pouvoir être abordé de façon réductionniste et qui pose des problèmes de frontières, de relations internes et externes, de structures, de lois ou de propriétés émergentes, caractérisant les systèmes comme tels, ou des problèmes de mode d'observation, de représentation, de modélisation ou de simulation d'une totalité complexe". Dans cette définition de la systémique par le Collège de systémique de l'AFCET, nous n'apprécions guère l'opposition dialectique qui est faite entre le réductionnisme et les notions de frontières, de relations, d'émergence. Nous avons tenté de montrer que le rapprochement néguentropique des éléments suffisait à l'apparition d'une structure nouvelle et inversement que la disposition hiérarchique est au cœur des structures. Une systémique qui refuserait la réduction d'une structure en éléments devrait se contenter d'explorations comportementales de boite noire et se priverait notamment de toute mise en évidence de finalité, interne ou externe.


En fait, nous pensons que le Collège de systémique condamne l'approche réaliste du réductionnisme, celle qui se fait dans le contexte de la substance et non celui de la relation, celle qui considère un élément impassible vis à vis de son voisinage. Nous voudrions au contraire défendre un réductionnisme qui explique bien une structure par ses éléments, mais en insistant sur toutes les relations entre éléments, notamment les relations de type holographique. Nous avons essayés notamment de souligner combien la biologie est riche d'exemples très démonstratifs en ce domaine.



3. Quelques lignes d'applications pratiques


3.1. Le rôle de l'explication biologique dans l'activité cognitive humaine


Nous avons débuté notre travail en soulignant combien il nous paraissait aberrant que la constitution biologique humaine soit pratiquement négligée dans les analyses épistémologiques. Nous voudrions conclure en soulignant combien cette négligence est coûteuse et absurde. Comme nous le disons plus haut, l'organisation biologique est chronologiquement et structurellement première par rapport à l'organisation mentale; nécessairement donc, le biologique conditionne le mental. Nous pensons qu'aucune démarche épistémologique ou psychologique ne devrait être envisagée avant que soient accumulées toutes les connaissances disponibles sur le fonctionnement biologique du cerveau; nous sous sommes personnellement toujours efforcés de suivre cette règle. Autant, il est vain de rechercher à traduire exclusivement le mental en terme de mécanismes cérébraux, autant il est vain de penser définir correctement un mécanisme mental sans la connaissance des mécanismes cérébraux qui l'ont généré par abstraction réfléchissante des relations avec l'environnement. "Bien que les forces ayant conduit à des modifications plastiques sur le cerveau mature, soient omniprésentes et manifestes, il est important d'insister sur la précision et la stabilité globale du diagramme des connexions cérébrales. Nous ne pourrions pas évaluer l'environnement ou nous mouvoir de façon coordonnée, à plus forte raison penser, s'il en était autrement. Toutes les études des fonctions cérébrales les plus élevées doivent prendre en considération la façon précise et aujourd'hui largement connue, dont les neurones du cerveau sont interconnectés à la naissance (modifié à partir de G.D. Fischbach, Pour la Science, novembre 1992) ".


3.2. La pathologie, la variance génétique et les incapacités mentales


Nous avons tenté de démontrer qu'il est parfaitement cohérent de décrire une organisation cérébrale constitutionnelle relativement stable au cours de la vie et qui dérive d'une réflexion sur son activité au contact du milieu, une forme nouvelle et originale d'organisation que nous nommons esprit ou pensée. Ce schéma a évidemment des conséquences essentielles en psychologie mais il en a également dans l'étude des variations individuelles du fonctionnement mental et dans la pathologie mentale.


L'organisation cérébrale étant première et stable conditionne l'organisation mentale alors que l'inverse n'est pas vrai. Aucune activité mentale ne peut venir altérer directement l'organisation cérébrale, même s'il est évident que la plasticité cérébrale est normalement sensible au déroulement de la pensée. Les seuls effets morbides possibles en retour d'une activité mentale pathogène sont indirects, notamment ceux des habitudes de drogues, alcool, cannabis, cocaïne ou opiacés notamment. Cela n'exclut pas évidemment le fait que de "mauvaises idées" puissent avoir des conséquences dramatiques, mais ces conséquences se situent au niveau du vécu et non des mécanismes cérébraux constitutionnels. L'erreur s'inscrit dans le cerveau exactement comme l'idée juste.


Par ailleurs, il nous parait nécessaire et possible de distinguer dans la variance des activités mentales, ce qui peut provenir des particularités du vécu. La cohérence entre les différentes facettes du développement cognitif notamment permet de préciser dans une déficience, ce qui peut provenir d'un manque d'occasion, d'un environnement social, d'un vécu particulier et d'une variance constitutionnelle. Cela beaucoup plus facilement que F. Jacob ne l'exprime dans le jeu des possibles.


Les travaux qui démontrent une part importante d'origine génétique dans les variations mesurées de l'efficience intellectuelle sont innombrables et concluants si des précisions chiffrées excessives ne sont pas demandées. De même sont évidentes les incidences pathologiques des dysgénésies comme la trisomie 21, l'influence des séquelles des lésions cérébrales à la naissance pour ne citer que les cas favorisant une étude prospective.


Il nous parait en fait beaucoup plus intéressant d'ouvrir le chapitre de la pathologie de l'autonomie. L'autonomie n'est pas de droit divin comme le voulait Descartes. En tous cas, elle ne devrait pas l'être entièrement et directement même pour le croyant. Ce sont des mécanismes cérébraux constitutionnels, précisés au cours de la phylogenèse qui permettent l'exercice le plus élevé possible de l'autonomie, tel qu'on le constate dans l'espèce humaine. Ces mécanismes stables au cours de la vie sont nécessairement soumis à une variance génétique et sensibles aux effets de la pathologie. Les

psychoses, schizophrénies, manies ou dépressions, les névroses

traduisent un déficit des mécanismes cérébraux de l'autonomie. Freud lui-même mentionne le fait, bien qu'il se soit reconnu incapable à l'époque d'en tirer des conclusions pratiques. Nous pensons qu'une définition de l'autonomie biologique et de ces mécanismes devrait ouvrir une voie royale vers l'analyse des affections dites mentales.


3.3. Les applications éducatives


A l'empirisme, latent ou implicite, correspond une image de l'éducation comme une authentique formation par le pédagogue. Théoriquement du moins, la réussite ou l'échec, sont alors attribués aux maîtres et aux parents, selon du reste très souvent un partage rigoureux qui attribue l'essentiel du succès aux maîtres et l'essentiel de l'échec à l'insuffisance affective ou culturelle des parents.


La théorie de l'autonomie biologique ne nie nullement les effets de la variance sociale et de l'affectivité, mais elle les considère autrement. Reconnaissant que l'enfant lui-même gère ses conquêtes d'autonomie et est seul capable de construire ses connaissances, elle conduit à des attitudes très différentes de celles que dicte l'empirisme :


- la variance génétique et pathologiques des capacités est à la fois reconnue et combattue. Reconnue car il est impossible de concevoir une autonomie biologique qui ne fasse pas appel à des mécanismes cérébraux constitutionnels, mécanismes obligatoirement cibles d'une variance génétique et exposés à une pathologie. Mais combattue, car reconnaître une incapacité, un défaut des mécanismes d'autonomie est la condition première qui permet d'optimiser la situation.


- il doit être admis que l'enfant n'apprend qu'en fonction de ce qu'il a déjà appris, de ce qu'il sait déjà. C'est la règle d'or d'une pédagogie qui veut intégrer l'autonomie biologique. Une acquisition cognitive est alors conçue comme une modification ponctuelle au sein d'une organisation cognitive antérieure. Le "bruit" facteur d'auto-organisation ne peut être décrit par lui-même mais à partir du constat d'insolite, de "fait surprenant" qu'il provoque. La structuration dissipative qui peut révolutionner profondément un système cognitif est déclenchée par un epsilon et totalement déterminée par les "conditions initiales".


- le rôle du pédagogue doit donc être de situer son enseignement par rapport à ce qu'il constate du niveau cognitif de l'enfant. Il doit s'assurer que l'enfant a bien rencontré toutes les occasions d'une confrontation avec l'environnement physique et social, pour se faire une idée du potentiel comme de l'acquis. Le pédagogue doit renoncer à espérer une ingurgitation allonomique d'un modèle stéréotypé, conçu pour tous et donc inadapté à chacun. Il nous faut remarquer que cette attitude du pédagogue est particulièrement "respectueuse" de la personne de l'enfant, qu'elle va spontanément avec le respect des consciences et des identités individuelles que demandait Jules Ferry.


Mais inversement, le respect de l'autonomie de l'enfant ne signifie pas un renoncement à toute manifestation d'autorité. Pédagogue et parents doivent comprendre comme Rudyard Kipling, que les capacités optimales d'autonomie ne s'acquièrent pas dans l'expression d'une volonté incontrôlée et qu'un dosage soigneux doit être fait entre la contrainte et le respect de l'autonomie, ne rejetant pas une pression orientant fermement l'enfant vers l'acquisition d'une meilleure autonomie. Pour ne citer que ce cas particulier, il est possible de valoriser la capitulation sans condition ni véritable réflexion, qui marque la fin de ce que les psychanalystes appellent la période oedipienne, et qui traduit en fait l'acceptation du principe de la contrainte sociale. C'est une étape préalable indispensable pour que soit accepté le principe de la règle sociale, permettant ensuite d'intégrer dans un premier temps les lois sociales, en comprendre ensuite le sens d'une affirmation légitime de soi dans le respect des autres et de l'organisation sociale. La théorie de l'autonomie pousse le respect de l'enfant jusqu'à l'autorité qui impose les meilleures conditions d'une optimisation de l'autonomie.


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Nous voudrions pour finir tenter de répondre par avance à quelques critiques. A la thèse de l'autonomie biologique pourrait être adressée le commentaire, favorable pour les uns, pejoratif pour les autres d'être une thèse matérialiste. Cela est peut-être vrai quoique nous contestion que la notion de matière puisse avoir un sens. Mais il s'agirait alors d'un matérialisme qui hausserait la matière aux niveaux des propriétés habituellement réservées à l'esprit et justement déniées à la matière. La théorie de l'autonomie biologique est en tous cas la plus forte dénégation possible d'un matérialisme empiriste qui a nié la responsabilité, l'individualité humaine, qui a ramené l'individu à la fiction grammaticale du "je", à un simple lieu géométrique d'effets sociaux accumulés. Par ailleurs, une analyse attentive de la pensée religieuse la plus traditionnelle révèle que cette pensée a été beaucoup plus hésitante qu'on ne le croit généralement sur une dualité esprit/matière et qu'elle est toujours

restée ouverte à une conception unitaire de l'homme.


De même, la condamnation du réalisme platonicien peut paraître une condamnation de la promulgation d'un dogme quel qu'il soit. Cela est exact dès que le dogme est perçu comme un discours. Cela est faux si le dogme est considéré comme une réflexion maintenue ouverte et toujours enrichie, sur une parole révélée.


Il pourrait être fait également le reproche que la théorie de l'autonomie biologique, et plus encore l'interprétation que nous en faisons, conduit à des positions très réactionnaires sur le plan pédagoqique. La référence éminemment provocante à Rudyard Kipling que nous avons faite en pleine connaissance des risques encourus, ne pourrait que renforcer ce sentiment. Mais l'égalitarisme biologique est une thèse qui n'est généreuse qu'en apparence puisqu'elle doit être immédiatement payée d'une négation de la réalité individuelle. Si effectivement, il existe une variance biologique et pathologique des mécanismes cérébraux, leur reconnaissance est le préalable indispensable pour en limiter les conséquences. Si l'autorité s'avère nécessaire pour orienter un enfant vers la conquête de son autonomie, est-il possible de proposer à un pédagogue un but plus noble que de participer à la conquête de leur propre liberté par les enfants qui leur sont confiés ?


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