CHAPITRE III : L'AUTONOMIE DANS L'EXPLICATION DES DEVELOPPEMENTS BIOLOGIQUES
"Nous trouvons peu de difficulté à comprendre comment la complexité naît de la simplicité, à partir de l'auto-assemblage de molécules de plus en plus complexes et d'assemblages moléculaires; mais nous avons aussi à comprendre comment des objets présentant une certaine simplicité globale, peuvent naître à partir d'un ensemble de micro-étais d'une extrême complexité."
C. H. Waddington
Résumé C'est dans l'analyse des développements biologiques que la théorie de l'autonomie et celle de l'autopoièse se justifient le mieux.
1. Le renouvellement des constituants cellulaires.
Le constituant cellulaire par excellence est la protéine, enzymatique ou structurale. La structure primaire d'une protéine, chaîne d'acides aminés, est hautement improbable et doit être codée dans un milieu prêt à céder de l'énergie libre. Les structures secondaires, tertiaires, quaternaires sont au contraire spontanées.
La protéine peut assurer la charpente des tissus mais elle est très souvent un enzyme, c'est à dire un catalyseur qui assure que seules les réactions chimiques souhaitables ont lieu dans la cellule. L'enzyme se résume à une chaîne précise d'acides aminés, et est le résultat principal des synthèses de protéine, ce qui traduit une boucle manifeste d'autopoièse. L'A.D.N. qui contient le code de la structure des protéines, forme avec la machinerie initiale de l'œuf, un réseau auto-entretenu qui peut assurer le renouvellement autopoiétique ou être dérivé vers un développement.
2. L'auto-organisation intracellulaire.
L'information fournie par la chaîne d'A.D.N. se limite à définir des séquences d'acides aminés. Tout le reste est une auto-organisation spontanée. Cette auto-organisation peut assurer le simple renouvellement autopoiétique de la cellule. Une très légère déviation, issue de l'environnement ou de l'accumulation des effets du vécu, peut suffire à initier un développement et l'apparition de structures qui n'existaient pas antérieurement dans la cellule.
3. Le développement embryologique autonome.
Il traduit des émergences véritables car il n'y a pas de pré-formes de l'individu achevé dans l'œuf. La régularité du développement vient de la détermination des lois internes et d'une régulation possible vis à vis de fluctuations acceptables de l'environnement proche. Un œuf de poule fécondé et placé dans des conditions favorables, donne naissance à un poussin, manifestement sans aucun organisateur extérieur, et alors qu'il n'y a pas de plan concret du futur poussin dans l'œuf. Ces conditions sont également celles du développement de l'embryon humain. Il est possible de concevoir aujourd'hui comment l'individu se forme progressivement, par une succession d'étapes qui se provoquent obligatoirement l'une l'autre, sans qu'il y ait au départ le moindre plan de l'individu achevé. Il est possible de détailler comment apparaît une "forme" osseuse qui n'était pas préalablement dessinée. Le développement embryologique du Système nerveux central mérite une mention particulière car l'absence de préforme y est particulièrement nette et le gain d'ordre particulièrement important.
4. Le développement postnatal.
C'est là encore, l'étude du développement du système nerveux central qui présente le plus d'intérêt, dans ses relations avec l'élaboration individuelle des connaissances. L'étude de l'organisation synoptique postnatale, sensible à l'activité neuronale, est particulièrement intéressante. La croissance musculo-tendineuse et la croissance osseuse constituent un exemple qui nous est très cher, car nous avons tout particulièrement contribué à son analyse, et à la démonstration d'une croissance autonome.
5. L'Evolution des espèces.
La réalité de l'évolution ne se discute plus aujourd'hui, au contraire de sa signification et de ses mécanismes. L'évolution est marquée par une orientation vers une autonomie constitutionnelle croissante et une capacité accrue d'autonomie apprise, puis d'autonomie anticipée, mais l'orthogenèse est "constatée après coup" et ne peut se concevoir indépendamment de "décisions" des organismes individuels, même si la transmission héréditaire d'effets du vécu individuel demeure très problématique.
6. Le Réseau immunitaire.
Son étude, sur le plan systémique, a l'énorme avantage de fournir un modèle complet de fonctionnement autonome plus facile à analyser que le système nerveux central. Les anticorps comportent une partie commune et une partie variable, permettant probablement une enveloppe potentielle de variété de un ou deux milliards d'éléments. Un anticorps "actuel" est généré ou multiplié au sein de cette enveloppe en fonction des exigences de milieu. Un anticorps dont l'activité antigénique est démontrée est ensuite mémorisé et multiplié. .Les anticorps formés s'organisent spontanément en réseau, assurant simultanément un fonctionnement autopoiétique régulé et une ouverture vers un développement. .L'opposition du soi et du non-soi peut être analysée. D'une façon générale, la réaction immunitaire illustre merveilleusement tous les aspects de l'autonomie biologique.
7. L'Apprentissage animal
L'éthologie moderne démontre la réalité de l'apprentissage animal mais un apprentissage autonome et non un dressage imposé par des instructions externes. Les animaux naïfs acquièrent les stéréotypes sociaux de l'espèce, sans modèle, mais à la condition de pouvoir s'exercer, l'un par rapport à l'autre. On peut rapprocher de l'apprentissage, les compléments d'organisation post nataux dont la mise en évidence illustre bien des mécanismes d'autonomie.
8. Le développement cognitif ontogénétique humain.
Il est à peine évoqué et sont surtout présentés quelques points complémentaires aux analyses de Piaget. Un exemple est donné chez les enfants adoptés, de la puissance des facteurs constitutionnels de régulation dans l'évolution intellectuelle.
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Il n'est pas suffisant de montrer la cohérences d'une théorie de l'autonomie biologique, il faut encore en souligner la valeur d'explication pour justifier sa généralisation. Il n'est guère utile de rechercher des exemples démonstratifs au niveau des mécanismes homéostatiques. Ce serait réviser toute la physiologie sans grand profit. C'est au niveau de l'autopoièse et des développements que la notion d'autonomie est la plus accessible à la discussion critique. C'est en ces domaines que la valeur d'explication est la plus forte.
1. Le renouvellement des constituants cellulaires.
En l'absence de maladie ou d'accident, l'espoir de vie dans l'espèce humaine est supérieur à 80 ans. L'une des découvertes les plus essentielles de la biologie générale est la mise en évidence d'une vie beaucoup plus courte pour les éléments du corps humain. Les cellules de recouvrement de la peau ou de l'intestin ont un espoir de vie de quelques jours. D'autres cellules comme les cellules nerveuses ne sont pas renouvelées au cours de la vie mais leurs constituants le sont. Or bien évidemment, l'espoir de vie d'un constituant est au plus égal à celui de la cellule qui le contient mais il peut être beaucoup plus court. Effectivement, l'espoir de vie des protéines, constituants cellulaires fondamentaux, peut être limité à quelques heures.
A l'analyse de ces chiffres, il est évident qu'un organisme est le siège d'un renouvellement constant de ses constituants. Il présente donc une émergence permanente de structures nouvelles et la question se pose de savoir comment s'effectue cette émergence. La première réponse qui vient à l'esprit, et elle est globalement exacte, est celle d'une duplication partant de cellules ou d'éléments encore intacts. Mais il convient alors de s'interroger sur le mécanisme de la duplication. Le sens commun nous indique que la reproduction d'un objet existant suppose un plan et un exécutant. Le plan peut être écrit, comme un plan architectural, ou simplement pensé par l'exécutant mais il existe toujours. Qu'en est-il au niveau biologique ?
1.1. Les exécutants enzymatiques.
Les exécutants sont de simples catalyseurs, encore appelés enzymes protidiques. Dans le milieu particulier de la cellule, un grand nombre de réactions biochimiques ne peuvent se produire spontanément si elles ne sont pas favorisées. En présence d'une enzyme adaptée, hautement spécifique, chacune de ces mêmes réactions chimiques est "catalysée" et s'effectue spontanément. Outre leur site actif, les enzymes présentent un site régulateur, pouvant recevoir un agent inhibiteur ou facilitateur qui règle l'activité de l'enzyme. Dans un milieu cellulaire contenant des composants chimiques divers, l'ensemble des enzymes dessine un réseau interactif qui est orienté spontanément vers la formation de telle ou telle structure élémentaire, selon la nature des agents régulateurs présents. Ces structures sont des protéines qui constituent l'élément noble de toute la matière vivante. Certaines des protéines formées constituent des agents régulateurs des enzymes. Le réseau enzymatique interactif est donc récursif et instable, pouvant à tout instant être orienté vers des cycles de synthèse différents ou même vers une suite de transformations irréversibles.
La formation des protéines est donc spontanée sur le plan thermodynamique mais les protéines ne sont pas équivalentes les unes aux autres. Des informations particulières sont indispensables à la formation de protéines particulières. De plus, les éléments cellulaires et à plus forte raison, les cellules complètes, sont des structures beaucoup plus complexes que de simples protéines. Le passage de la structure élémentaire que constitue une protéine aux structures complexes du vivant doit donc également être expliqué.
1.2. L'information cellulaire.
Les travaux accumulés depuis 1940 démontrent que toute l'information qui permet la duplication d'une cellule ou le renouvellement de ses composants est contenue dans une structure chimique très particulière, la chaîne d'acides déxoxyribonucléiques ou chaîne d'A.D.N. C'est une structure linéaire, faite chez l'homme d'une succession de quelque trois milliards d'acides désoxyribonucléiques élémentaires. Chaque acide nucléique porte l'une de quatre bases, symbolisées par les lettres A, C, G et T. C'est l'ordre de succession de ces lettres dans la chaîne, qui a valeur de message. Par ailleurs, l'A.D.N. est habituellement doublé en deux brins accolés qui se ressemblent comme un positif et un négatif de photographie. En face de chaque base A d'un brin, vient se placer une base T de l'autre brin, ou bien évidemment l'inverse. En face de chaque base C d'un brin, vient se placer une base G de l'autre brin. De ce fait, dans le milieu de réactions enzymatiques spontanées que nous avons vu plus haut, un seul brin isolé peut servir de plan en positif pour la construction d'un brin équivalent en négatif, par réunion en chaîne d'acides nucléiques. Le brin en négatif sert à son tour de plan pour la réalisation d'un brin en positif. La duplication de la chaîne d'A.D.N. s'effectue donc aisément et la duplication des informations cellulaires n'offre aucune difficulté. Chaque cellule nouvellement formée se détache d'une cellule mère, portant sa propre chaîne d'A.D.N. et pouvant elle-même donner naissance à des cellules filles.
Plusieurs données sont essentielles pour comprendre le rôle d'information de la chaîne d'A.D.N.
- un brin d'A.D.N. sert de plan pour la formation d'une chaîne correspondante d'acide ribonucléique ou A.R.N. La lettre T de l'A.D.N. correspond à une lettre U sur l'A.R.N. La chaîne d'A.R.N., plus mobile, sert de plan pour assembler les acides aminés constitutifs d'une protéine. Les protéines constituent la portion noble de toute matière vivante
- trois lettres successives de type A,C,G ou U définissent un acide particulier parmi la vingtaine des acides aminés différents qui forment toutes les protéines de la matière vivante. Des groupe particulier de trois lettres, UAA, UGA et UAG, ne correspondent pas à un acide aminé mais marquent l'interruption de la chaîne d'acides aminés.
- la succession de groupes de trois lettres dans une chaîne d'A.D.N. ou d'A.R.N. définissent une succession particulière d'acides aminés, seule donnée qui assure la spécificité d'une protéine. Une comparaison peut être faite avec une écriture qui disposerait de quatre lettres. Une conjonction de trois lettres formerait un mot significatif correspondant à un acide aminé. Une succession de mots spécifierait une protéine. Malgré le caractère dégénéré du code puisque 64 mots différents paraissent ne recouvrir que 21 significations, un segment d'A.D.N. ou d'A.R.N. est hautement spécifique d'une séquence particulière d'acides aminés formant une protéine. Une séquence de 90 lettres d'A.D.N. spécifie une protéine parmi un nombre de séquences différentes de même longueur de 2030.
- la chaîne d'A.D.N. totale est constituée d'un grand nombre de segments fonctionnellement indépendants. En se fixant sur un segment, des protéines du milieu intracellulaire favorisent ou interdisent la lecture de ce segment pour la construction d'un segment correspondant d'A.R.N. Une chaîne d'A.D.N. ne constitue pas une information univoque mais une information modifiable par le contexte (VIII-). Or le milieu intracellulaire qui forme ce contexte est lui même généré par l'information contenue dans la chaîne d'A.D.N. Il se forme donc une boucle récursive éminemment instable où l'information lue peut entraîner un effet modificateur sur son propre contenu.
- cette multiple expression de l'information contenue dans une même chaîne d'A.D.N. est particulièrement nette chez les végétaux. Quelques millimètres cubes de racine de carotte placés dans un milieu de culture convenable se développent en produisant un tissu identique de racine de carotte. Une cellule isolée de même origine donne naissance à un plan complet de carotte, feuilles, tige et racine. Cela n'est qu'un exemple expérimental qui s'explique par une règle universelle: la chaîne d'A.D.N. de l'œuf qui assure le développement embryologique est strictement la même que la chaîne d'A.D.N. qui assure l'autopoièse* de chaque cellule de l'organisme. Mais il s'ensuit un fait capital : l'expression de l'information contenue dans l'A.D.N. dépend de l'environnement dans lequel se trouve cet A.D.N.
- dans de telles conditions, une chaîne d'A.D.N. ne peut constituer un plan défini d'une structure biologique quelle qu'elle soit. La même chaîne d'A.D.N. fournit les informations assurant l'autopoièse dans chaque cellule de l'organisme quel que soit son type, et en même temps constitue toute l'information qui permet la genèse de l'organisme achevé. En fait, il faut plutôt considérer un ensemble très particulier :
a) l'A.D.N. sert de plan pour former et renouveler un ensemble de protéines enzymatiques qui entretiennent un fonctionnement métabolique en réseau à l'intérieur de la cellule.
b) machinerie et enzymes présentes forment un tout en interaction puisque les enzymes sont formées à partir de la chaîne d'A.D.N. et qu'inversement, les produits formés par l'action des enzymes retentissent sur la façon dont est lue la chaîne d'A.D.N., donc sur la formation des différentes enzymes.
c) l'ensemble dessine un réseau auto-entretenu mais dont le déroulement est ouvert aux influences modificatrices. La moindre transformation dans la machinerie cellulaire peut entraîner un biais dans le fonctionnement du réseau, biais dont les conséquences peuvent être considérables. On comprend ainsi que la même chaîne d'A.D.N. puisse assurer un entretien autopoiétique constant, ou au contraire être déviée vers la genèse d'une succession d'étapes non cycliques pouvant réaliser le développement d'un organisme multicellulaire complet.
2. L'Auto-organisation intracellulaire.
En première approximation, l'A.D.N. peut être considérée comme le plan d'une structure primaire, linéaire, d'un grand nombre de protéines différentes. Même si toutes les protéines ne sont pas des enzymes, la fonction d'information de l'A.D.N. ne peut dépasser cette fonction de synthèse ponctuelle d'une protéine. La distribution des protéines régulatrices dans le milieu cellulaire, formées elles-mêmes par l'A.D.N., a une action complémentaire qui précise la portée des informations contenues dans la chaîne d'A.D.N. Celle-ci n'est en rien le plan d'un organisme, d'une cellule, d'un constituant cellulaire, ni même le dessin complet d'une enzyme. C'est le vécu métabolique qui induit des transformations venant compléter ou préciser des informations initiales. Durant ce processus, l'auto-organisation est manifeste :
- la chaîne linéaire d'acides aminés une fois formée ne présente pas de caractéristiques fonctionnelles particulières. Mais les actions de répulsion ou d'attirance entre les acides aminés voisins provoque spontanément dans le milieu cellulaire, une disposition tridimensionnelle particulière qui suffit à faire apparaître une fonction enzymatique ou une protéine de structure. Le processus a été très bien étudié sur le collagène qui acquiert spontanément sa structure physiologique aux conditions de température, de pH et autres constantes du milieu cellulaire alors qu'il adopte des conformations différentes dans d'autres milieux.
- plusieurs protéines synthétisées séparément et représentant les éléments d'un constituant cellulaire, se retrouvent spontanément, se reconnaissent et s'unissent selon une configuration spontanée unique qui est celle du constituant. Aucune synthèse "in vitro" d'un constituant cellulaire n'a encore été obtenue de cette façon mais aucune autre hypothèse de formation ne peut être proposée. Par ailleurs, cette synthèse "in vitro" est observée expérimentalement sur des virus qui se constituent spontanément lorsqu'on mélange dans une éprouvette les différentes protéines qui les constituent.
Les informations de la chaîne d'A.D.N. ne peuvent donc expliquer à elles seules l'autopoièse. Il y a un complément très important d'auto-organisation qui vient se greffer sur l'information de base. Cette auto-organisation est plus ou moins importante par rapport à l'information :
- si on considère le simple entretien autopoiétique de la cellule, les structures nouvellement formées remplacent simplement des structures de même type qui ont disparu par vieillissement.
- si on considère isolément un des constituants cellulaire, les mêmes processus qui avaient valeur de renouvellement autopoiétique au niveau de la cellule, traduisent au niveau inférieur des constituants cellulaires, un développement auto-organisé à partir d'une information très partielle.
- une modification du milieu intérieur de la cellule, par accumulation des effets du vécu ou par l'action d'une substance venue de l'environnement, peut suffire à initier un déséquilibre de l'autopoièse et à amorcer un développement. Ce développement peut se limiter à une duplication de la cellule initiale ou amorcer un véritable "développement embryologique". bien au delà de la cellule initiale.
L'exemple cité plus haut concernant la cellule de carotte montre qu'à partir d'une même information initiale, différentes évolutions sont possibles. Nous verrons (VIII-) que le fait qu'une même information puisse aboutir à des évolutions très différentes selon la nature de l'environnement, est un fait très général.
3. Le développement embryologique.
Pour des raisons en grande partie idéologiques, deux conceptions se sont opposées, du XVIème au XXème siècle, pour tenter d'expliquer le développement embryologique. Elles étaient plus riches des contradictions posées par les thèses adverses que d'arguments positifs:
- les thèses préformistes supposaient l'existence dans le germe, d'une "forme" autour de laquelle s'organisait l'être achevé. L'origine de cette forme n'était pas expliquée, d'autant moins qu'elle devait dans la règle participer des deux formes parentales.
- les thèses épigénétiques* postulaient l'apparition seconde des organes, au cours du développement. Aucun mécanisme créateur d'organes n'était décrit et en aucune façon il n'était possible de comprendre comment un œuf de poule donne naissance à un poussin, un ovocyte fécondé d'éléphant donne naissance à un éléphanteau et un œuf de porcelaine couvé demeure un œuf de porcelaine.
Les progrès considérables effectués depuis cinquante ans conduisent à rejeter les deux thèses, au moins dans leurs aspects extrêmes, et à retenir une explication qui fait la plus large place à l'autonomie.
3.1. Le développement embryologique autonome.
Un œuf de poule fécondé et placé 21 jours dans des conditions fixes de température, d'humidité et de concentrations gazeuses, donne naissance à un poussin. Il est évident qu'aucun facteur organisateur externe n'a pu intervenir et il faut donc bien que l'œuf soit l'unique responsable de son propre développement. Ce développement spontané est tout aussi manifeste pour l'éclosion des organismes plus simples que l'oiseau, mais il est également le fait, quoique de façon moins évidente, des mammifères vivipares. En ce dernier cas, le rôle de l'organisme maternel se limite au maintien d'un environnement constant dont les paramètres sont strictement régulés, au renouvellement des réserves énergétiques ou constitutives, à l'élimination des déchets. Il est du reste manifeste que la détermination
héréditaire du mâle est très exactement identique à celle de la femelle, ce qui ne serait pas si l'organisme maternel avait une action organisatrice.
3.2. L'explication du développement embryologique autonome.
En 1759, G.W. Wolff cassa un œuf de poule et déclara qu'il n'y voyait que le blanc et le jaune, sans aucune forme de poussin. Un microscope lui aurait appris qu'en fait cet œuf contenait un organisme très élaboré dans lequel on aurait pu distinguer deux éléments :
- un ensemble de cellules, quatre ou huit le plus souvent, qui sont le siège de réseaux autopoiétiques* parfaitement fonctionnels grâce à l'e@tence d'une riche machinerie métabolique.
- une chîcine d'A.D.N. présente dans chaque cellule et qui contient des instructions régissant le fonctionnement des réseaux autopoiétiques*. Ces instructions sont disposées linéairement et sont relativement indépendantes les unes des autres. Comme nous l'avons vu plus haut, chaque instruction peut être lue ou ignorée en raison de la présence ou de l'absence d'un promoteur de lecture.
Le fonctionnement, à température convenable, des réseaux autopoiétiques* induit à l'intérieur de l'œuf une production des différents constituants, supérieure à ce qui est nécessaire pour un simple renouvellement; cela permet la continuation spontanée des divisions cellulaires. Dès le stade de seize cellules, des différences se dessinent entre cellules, en fonction de leur emplacement. Ces différences sont accentuées parce qu'elles provoquent un changement dans les promoteurs de lecture de la chaîne A.D.N. et donc les instructions lues changent d'une cellule à l'autre. Ainsi s'est amorcé un processus de différenciation entre cellules qui peut ensuite s'amplifier pour par-venir à l'ébauche des différents organes. C'est donc bien l'œuf lui-même qui a initié sa propre différenciation.
3.2.1. La sienification de l'A.D.N.
La chaîne d'A.D.N. présente la particularité d'être une structure linéaire qui se prête aisément à la duplication. Cette duplication est une réponse évidente aux difficultés du préformisme concernant l'apparition d'une "tonne" dans l'œuf. Cela a conduit malheureusement à une dérive préformiste de la conception de l'A.D.N., certains auteurs y voyant une sorte de raccourci de l'individu achevé. Lorsque le rôle de l'A.D.N. dans la transmission des caractères héréditaires a été précisé, les erreurs d'înterprétation sur le sens exact des gènes lui ont été immédiatement appliquées. Les travaux de Mendel.. isolant des unités fonctionnelles, ont longtemps conduit à voir dans un gène le déterminant d'un caractère phénotypique, c'est à dire un caractère de description de l'organisme achevé. Il a ensuite été découvert ce qui fut appelé la pléiotropie: un même gène gouverne partiellement plusieurs caractères phénotypiques et la plupart des caractères phénotypiques dépendent de plusieurs gènes. L'analyse de l'A.D.N. a permis d'aller beaucoup plus loin dans la dissociation entre gènes et phénotypes. Un segment d'A.D.N. représente le plan d'une protéine, et le plus souvent d'une protéine enzymatique, c'est à dire d'un catalyseur de réactions métaboliques. La correspondance du gène avec un phénotype particulier est donc presque complètement perdue.
En fait, l'A.D.N. est un ensemble de données qui module le fonctionnement du réseau autopoiétique* avec une double fonction:
en fournissant toutes les instructions nécessaires à la formation d'un enzyme, l'A.D.N. permet le renouvellement autopoiétique* des enzymes et de ce fait, la continuité du fonctionnement métabolique.
- mais par une rétroaction des protéines nouvellement formées par le réseau autopoiétique*, la lecture des différentes données n'est pas immuable. La variation de lecture induit la différenciation cellulaire et par là même, l'épigenèse* des organes.
L'A.D.N. n'est donc en aucun cas le raccourci d'un individu achevé. C'est bien l'œuf lui-même qui construit cet individu sans forme pré-dessinée. La similitude du réseau autopoiétique* initial, la similitude de l'A.D.N., la constance de l'environnement lointain expliquent seules que deux cellules initiales du même œuf pourraient être à l'origine de deux individus strictement identiques. Inversement, la variation de l'environnement immédiat explique
à elle seule que deux cellules initiales identiques, porteuses de la même chàlne d'A.D.N., puissent donner naissance des organes différents.
Par ailleurs, de nombreuses données expérimentales soulignent qu'un fragment d'A.D.N., parfaitement défini, provoque un résultat qui dépend pleinement des autres fragments auxquels il est associé. Quelques exemples sont particulièrement probants:
- le petit chromosome 21 dans l'espèce humaine est indispensable au développement de l'oeul Pourtant, si ce chromosome est présent trois fois au lieu de deux, apparaissent les malformations graves du mongolisme.
- un même gène chez une souris mâle de race A a un effet inverse selon la race de la souris femelle traitée par la cortisone, à laquelle la première est accouplée. Ce gène favorise l'apparition d'un bec de lièvre en cas d'accouplement avec une femelle de race A (100 pour cent des cas dans les conditions expérimentales), diminue nettement ce risque de bec de lièvre en cas d'accouplement avec une femelle de race B (4 pour cent des cas), par rapport à ce qui est observé en cas d'accouplement de mâle B avec une femelle B (20 pour cent de becs de lièvre dans les mêmes conditions expérimentales).
- c'est la simple multiplication exagérée d'un même fragment d'A.D.N. qui explique l'apparition d'affections neuro-musculaires très graves comme la myotonie de Steinert ou la chorée de Hutington.
3.2.2. L'Orthogenèse constatée après coup.
On comprend alors la justesse de l'analyse de Waddington (1-4.2) lorsqu'il décrit le développement embryologique, pourtant apparemment prédéterminé, par une succession d'étapes sans programme prédessiné. Chaque étape nouvelle dépend:
- des structures permanentes formées antérieurement
- des conditions d'environnement
- de l'accumulation des effets du vécu.
Que les conditions initiales et le vécu dans un environnement constant soient définies et les étapes se succèdent bien de façon prévisible. Mais qu'un incident survienne, rompant la ligne d'évolution et le déroulement des étapes risque d'être très profondément modifié. En pratique, quatre éventualités sont alors possibles :
1) les capacités homéostatiques de l'œuf ne sont pas dépassées. La régulation est totale, les conséquences de l'événement sont pratiquement éliminées. Ainsi, l'alternance de chaleur et de refroidissement qui marque une couvée par une mère poule quittant ses œufs de temps à autre, synchronise le développement entre différents œufs mais ne provoque aucune modification qualitative. Si la température est maintenue strictement constante dans une couveuse artificielle, l'éclosion des différents œufs est étalée dans le temps. Si des modifications thermiques sont introduites, les éclosions sont synchrones, avec des poussins normaux.
2) la régulation peut être incomplète. Le sujet à la naissance peut présenter une malformation locale définitive, plus ou moins grave. Dans ce cadre, il est très intéressant de souligner le cas très particulier du bec de lièvre. Cette malformation est manifestement d'ordre génétique, le risque par rapport à la population général étant multiplié par 40 lorsqu'il existe déjà un cas familial et par 400 chez un jumeau monozygote lorsque l'autre jumeau est atteint. Pourtant le nombre de paires de jumeaux monozygotes concordantes n'est que de 40 pour cent. Une cellule initiale identique avec exactement la même chaîne d'A.D.N., un environnement lointain identique n'empêchent pas une évolution locale nettement différente, ce qui souligne bien le fait des régulations.
3) la régulation est nettement insuffisante, le développement se poursuit de façon anarchique et aboutit à un monstre, puis à la mort.
4) quoique cela soit sûrement très rare et n'ait jamais été obtenu expérimentalement, on peut envisager que le biais dans la croissance fasse apparaître un bénéfice adaptatif.
En pratique, il est extrêmement vraisemblable que les développements embryologiques normaux relèvent en fait de la première éventualité. Le contrôle parfait de l'environnement est impossible et des déviations de la ligne évolutive normale doivent se produire en permanence. Normalement, ces déviations devraient s'accentuer avec le temps. S'il n'en est rien, c'est qu'il existe également des forces de convergence, liées à l'instabilité introduite par les déviations. L'aspect de développement autonome s'en trouve renforcé. C'est le principe des créodes* et de l'homéorhésis*.
3.2.3. La régulation durant le développement embryologique.
La régulation du développement embryologique est un fait bien établi mais elle est surtout facile à mettre en évidence lors de modifications expérimentales, ce qui n'implique pas obligatoirement une régulation lors du développement normal. Cependant, il est très difficile de concevoir que toutes les régulations expérimentales soient pré-réglées par un plan de construction préalable. Il est plus logique de conclure que la régulation est toujours prête à s'effectuer parce que la dynamique même du développement s'effectue pour chaque étape, en fonction de l'étape précédente et corrigeant les déséquilibres induits par l'expérimentation. Par ailleurs, il existe des effets de régulation qui apparaissent dans un développement pratiquement normal:
- les travaux de Driesch sur l'oursin ont démontré que la potentialité évolutive d'une cellule de l'œuf dépend fortement de son environnement. La séparation des deux cellules de l'œuf d'oursin, pratiquée après la première division cellulaire, donne naissance à deux oursins. Chaque cellule qui aurait donné normalement naissance à une partie d'organisme, conserve donc une propriété de former un individu entier. De la même façon, deux œufs d'oursins accolés ne donnent naissance qu'à un individu unique.
Plus récemment, il a été possible d'obtenir une grenouille normale à partir d'un œuf dont le noyau avait été remplacé par le noyau d'une cellule intestinale de têtard. Ce noyau qui aurait normalement entretenu de façon stable l'autopoièse* d'une cellule intestinale, est capable, placé dans un milieu différent, de donner naissance à un organisme complet.
La régulation existe aussi chez les mammifères. Une cellule embryonnaire détachée de l'œuf au stade 8 ou 16 cellules peut donner naissance à un organisme complet. Ce processus joue dans le développement embryologique normal puisqu'il explique la naissance des jumeaux monozygotes, univitellins ou non.
- une régulation particulièrement intéressante à considérer est celle qui concerne le système nerveux. Chez l'amphibiens l'ablation d'un membre au début du développement embryologique provoque une réorganisation de la moelle épinière avec une diminution du nombre des motoneurones. La greffe d'un membre surnuméraire adjacent au membre normal, provoque un accroissement du nombre de motoneurones, bien au delà du nombre habituel. Cet aspect de la régulation s'inscrit dans le gain d'ordre considérable qu'apporte le développement embryologique du système nerveux central.
3.3. Un exemple de morphogenèse : la formation du squelette.
L'une des données qui illustre le mieux l'absence d'une configuration morphologique définie dans les informations de la chaîne d'A.D.N. est la genèse morphologique au cours du développement embryologique. Elle est évidente, encore mal connue mais nous voudrions en donner un exemple particulièrement probant. Dans l'espèce humaine, c'est quatre semaines après la fécondation qu'apparaissent les deux bourgeons qui marquent les ébauches des membres inférieurs. Au centre des bourgeons, on trouve un noyau de tissu cartilagineux unique correspondant aux os du bassin et aux fémurs. Il n'existe initialement aucune ligne de séparation, aucune différenciation cartilagineuse entre bassin et fémur. Les tractions contrariées des muscles insérés sur le futur bassin et les futurs fémurs se reportent sur le noyau cartilagineux à sa partie moyenne et initient des déformations élastiques variées. Les cellules cartilagineuses se multiplient tout spécialement de part et d'autre des lignes de déformation et ainsi se dessine une ligne circulaire, amorce de la cavité cotyl6idienne qui sépare ultérieurement fémur et bassin. Il en résulte également le dessin de la tête fémorale et de la cavité de la hanche.
En définitive, ce sont les lignes de force induites par les muscles au sein de noyaux cartilagineux qui assurent le dessin des os futurs. Or inversement, nous verrons plus loin que la croissance osseuse détermine la croissance musculaire. C'est donc le vécu interactif entre muscles et cartilages qui dessinent la forme corporelle globale. Ce point, particulièrement bien étudié au niveau de la formation des membres, a manifestement une valeur universelle
d'explication.
3.4. Le développement embryologique du Système Nerveux Central.
Le système nerveux central humain comporte probablement quelque cent milliards de neurones qui sont les cellules nobles du système nerveux. La très grande majorité de ces neurones occupent une place bien définie qui détermine leur fonction, place qui doit peu au hasard puisque la cartographie neuronale est extrêmement proche d'un individu normal à un autre. Il est absolument impossible que cette cartographie soit préinscrite dans l'œuf initial, ni dans l'A.D.N., ni sous toute autre forme d'information comprimée. L'A.D.N. notamment ne comporte que trois milliards de lettres unitaires mais il faut trois lettres pour définir simplement un acide aminé dans une protéine. La quantité d'information que représente la cartographie neuronale est tout simplement immense par rapport à celle que peut représenter la chaîne d'A.D.N. totale. En pratique, la formation du système nerveux central doit tout autant à l'auto-organisation et au gain d'ordre que le renouvellement des éléments de la cellule.
3.3. 1a trame neuronale primaire.
Un tube neural se forme très précocement sur l'axe de symétrie de l'embryon. L'une des extrémités présente un développement considérable qui doit donner le cerveau. C'est évidemment à ce niveau que l'organisation neuronale devient la plus importante. Les cellules nerveuses primitives se multiplient de façon apparemment anarchique dans la région centrale du tube neural. Puis elles migrent vers la périphérie le long de cellules gliales. En périphérie, tout se passe comme si chaque neurone contrôlait un territoire, limitant 1'extension des autres neurones.
Il en résulte l'apparition d'une trame neuronale régulière, faite de plusieurs dizaines de milliers de neurones.
Plus tard, il se fait en région centrale une nouvelle prolifération de cellules neuronales qui migrent à leur tour vers la périphérie et viennent se placer en position superficielle, sur la trame neuronale présente. De migrations en migrations, un nombre toujours accru de neurones se dispose de façon organisée. Cette construction est précise et fragile. La mutation "Staggerer" se traduit régulièrement chez la souris par des troubles cérébelleux sévères; l'explication en est une malformation du cortex cérébelleux liée à un retard dans l'une des migrations neuronales.
Les migrations cellulaires sur le cortex cérébral aboutissent à la formation de microcolonnes formées de 1 10 neurones, sauf au niveau du cortex visuel strié où le nombre de neurones est environ double. Ces microcolonnes semblent constituer de véritables unités fonctionnelles, globalement toutes identiques et dont la spécificité est liée aux afférences et efférences, établies ultérieurement.
Par ailleurs, un mécanisme d'accroissement d'ordre très particulier a été mis en évidence par N. Ledouarin. Il explique la distribution du système sympathique cholinergique formant le parasympathique aux extrémités céphalique et caudale, du système sympathique adrénergique formant l'orthosympathique entre ces extrémités. Tous les précurseurs des neurones sympathiques sont cholinergiques, sont formés en région dorsale et migrent vers la région ventrale. Durant cette migration, seuls les neurones de la région centrale rencontrent une structure provisoire appelée chorde. C'est la proximité de la chorde qui assure la transformation des neurones cholinergiques en neurones adrénergiques. La chorde n'atteignant pas les régions céphaliques ou caudales, les neurones de ces régions demeurent cholinergiques. Ainsi s'établit spontanément la différenciation en deux systèmes sympathiques, différenciation qui assure un rôle fonctionnel très important.
3.3.2. L'origine des interactions neuronales
Comme nous l'avons vu, les unités fonctionnelles formées isolément acquièrent ensuite une spécificité par leurs connections. Il est manifeste que ces connexions ne sont pas complètement programmées, mettent en jeu des mécanismes formateurs traduisant un authentique gain d'ordre.
Entre 1940 et 1968, R.W. Sperry (095) effectua de très nombreux travaux de section ou transposition de nerfs. Après section des nerfs optiques chez des grenouilles, il imposa aux yeux des animaux une rotation de 180 degrés. Les animaux récupérèrent mais présentèrent des comportements visuo-moteurs inverses de la normale. Cela ne pouvait s'expliquer que si les axones issus de la rétine avaient retrouvé leur cible normale sur le tronc cérébral. R.W. Sperry en déduisit une hypothèse générale de "chemotaxis" selon laquelle les axones seraient attirés chimiquement par une cible spécifique. Bien que séduisante, cette théorie d'affinité chimique n'est certainement pas suffisante pour expliquer totalement l'arrivée d'axones sur leur cible. L'attraction chimique a bien été démontrée par T. Ebendal et C.O. Jacobson (095) mais pour des distances n'excédant pas un millimètre.
Un autre mécanisme a été mis en évidence par G. Edelman et ses collaborateurs. Les axones porteraient en surface des facteurs d'adhérence qui imposeraient une même route à un ensemble d'axones de même origine. Il n'est pas impossible que le trajet axonal soit grossièrement déterminé par les obstacles à éviter et l'adhérence entre fibres, permettant une approche suffisante de la cible pour que l'attirance chimique puisse avoir lieu.
3.3.3. Le Darwinisme neuronal.
C'est le nom que G. Edelman (055) a donné très récemment à un mécanisme décrit bien avant lui et qui met en évidence une sorte de lutte pour la survie des neurones apparaissant au cours du développement embryologique. Il a été établi depuis longtemps que la morphogenèse embryologique n'est pas seulement le fait de construction mais aussi de destruction. Certains éléments ayant présenté un début de développement et qui auraient donné naissance à un organe complet et bien différencié dans une espèce, présentent une involution dans une autre espèce. Le système nerveux n'échappe pas à cette évolution qui est une véritable création d'ordre par l'élimination du non-adapté. M. Jacobson (095) qui a particulièrement bien étudié les morts cellulaires durant le développement du système nerveux, distingue trois mécanismes :
- la mort phylogénétique. Le système nerveux suit une évolution comparable à celle de l'organe auquel il correspond. A l'involution de l'organe, s'associe la mort des neurones correspondants.
- la mort morphogénétique est liée à la disparition de neurones ayant joué temporairement un rôle durant le développement et qui n'ont plus de signification.
- la mort hystogénétique est l'éventualité la plus intéressante à considérer. Un grand nombre de neurones disparaissent, faute d'avoir trouver une cible libre, toutes les cibles existantes ayant déjà reçu les prolongements d'autres neurones. Le processus peut être très important puisque le nombre des neurones d'un noyau du tronc cérébral chez l'oiseau peut passer de 22000 initialement à 6000.
On peut donc penser qu'il se forme initialement un excès de neurones et donc que le nombre précis des neurones définitifs n'a pas à être programmé. Les neurones qui ne peuvent trouver leur place dans une organisation existante ou qui ne peuvent entrer en relation avec d'autres unités neuronales disparaissent. Une structure ordonnée avec un nombre défini de neurones peut ainsi appar2Cltre alors même que la multiplication initiale des neurones est anarchique. Le gain d'ordre au cours du développement est évident. En revanche, le terme de darwinisme neuronal pourrait être discuté car il n'est nullement confirmé que ce sont les neurones les plus aptes qui survivent. La chance, le moment de la formation peuvent fort bien être les seuls facteurs intervenants.
Ainsi, l'ordre considérable que représente le système nerveux central apparaît aujourd'hui établi durant le développement embryologique à partir d'un nombre d'instructions réduit, compatible avec ce qui peut être contenu dans une partie de la chaîne d'A.D.N. L'essentiel est un complément d'organisation qui se produit spontanément.
Au total, du point de vue de l'information, on pourrait affirmer que l'ensemble des informations contenues dans l'œuf initial et dans son environnement conditionne assez exactement l'évolution de l'œuf à l'échelon macroscopique; cela conduirait cependant à une redéfinition de l'information qui devrait intégrer toutes ses conséquences prévisibles dans le temps, ne plus être descriptive mais fonctionnelle (VIII-). Il n'en resterait pas moins une part très importante d'indétermination à l'échelon microscopique, tant pour la succession des étapes que pour le détail de l'organisation finale.
4. Le développement postnatal.
Nous envisagerons le développement du système nerveux et celui du système musculo-tendineux.
4.1. Le développement postnatal du Système nerveux.
Le darwinisme neuronal démontre l'influence de l'usage dans la précision de l'ordre neurologique. Il est hautement vraisemblable que la relation entre le fonctionnement des neurones et la mise en place définitive du système nerveux dépasse le mécanisme de destruction et présente un caractère très général. La démonstration peut en être faite dans l'évolution postnatale. La naissance ne marque pas nécessairement un instant crucial dans le développement cérébral. Elle survient du reste à un moment très variable de la croissance cérébrale selon les espèces. Ainsi, la maturité cérébrale du raton à la naissance est celle d'un agneau à mi-termne. Le développement "embryologique" du cerveau se prolonge donc certainement après la naissance dans la plupart des espèces. Mais il est intéressant de considérer également un développement cérébral authentiquement postnatal. Deux faits apparaissent alors particulièrement importants. L'un concerne la myélinisation, l'autre concerne le complément de l'organisation cérébrale au contact de l'environnement.
4. 1. 1. La myélinisation et son rôle sur la maturité fonctionnelle.
En 1876, Fleschvig constata que la myéline, substance "blanche" qui entoure les axones des neurones présentait à l'autopsie, un degré de développement très variable d'un faisceau à l'autre, chez le nouveau-né humain. Il utilisa cette particularité pour isoler le chemin des faisceaux nerveux dans la moelle épinière et le cerveau. Quelques trente ans plus tard, il émit l'hypothèse que la myélinisation traduisait le degré de maturité fonctionnelle des différentes structures cérébrales, opposant notamment des structures primaires matures à la naissance et des structures d'association dont la maturation s'effectuait progressivement avec l'âge, jusqu'à l'adolescence.
Le fait fut repris par de nombreux psychologues, notamment A. Gesell et H. Wallon. Ils attribuèrent l'apparition des fonctions psychologiques durant la croissance de l'enfant, à la myélinisation progressive. Ainsi, pour H. Wallon, le langage se développe seulement vers deux ans, faisant suite à la myélinisation de l'aire corticale du langage. Cette thèse est aujourd'hui rejetée. Il est notamment certain que le fonctionnement du système nerveux central précède la myélinisation. Le jeune opossum à la naissance mange, se déplace, joue et il n'y a pas une trace de myéline dans son organisme (216). Les potentiels corticaux du chaton présentent une très forte évolution durant les trois semaines qui suivent la naissance, puis se stabilisent tout au long de la vie; la myélinisation ne commence pourtant qu'à un mois d'âge.
En fait, la myélinisation est vue aujourd'hui sous un aspect très différent des thèses de Fleschvig
- le rôle de la myéline est surtout d'assurer une transmission beaucoup plus rapide des influx. Il n'est pas impossible que la myéline assure une séparation plus complète des influx entre axones à l'intérieur du nerf. - c'est sans doute le passage des influx dans les axones qui favorise la myélinisation. Celle-ci a donc une certaine valeur d'indication de maturité mais postérieure et non antérieure à l'usage.
4.1.2. L'organisation synaptique.
La communication entre neurones du système nerveux central est assurée par des renflements ou boutons aux extrémités d'un neurone en amont qui viennent s'appliquer sur les prolongements dendritiques ou sur le corps cellulaire du neurone en aval. L'ensemble d'une jonction est appelée synapse et il peut exister plusieurs dizaines de milliers de synapses assurant la transmission d'un neurone en amont vers un très grand nombre de neurones en aval.
Il y a un consensus général pour considérer que la distribution architecturale des neurones est extrêmement stable après la mise en place du système nerveux central, pratiquement terminée dans l'espèce humaine au cinquième mois de la vie foetale. Le même consensus attribue au système synoptique un rôle majeur dans la plasticité du système nerveux, assurant la précision du développement neurologique initial et l'apprentissage. M. Jacobson fait remarquer que de nombreuses synapses qui sont considérées comme permanentes, pourraient fort bien être continuellement dégradées et remplacées. Une variation dans cette régénération pourrait alors assurer l'essentiel des transformations durables fiées aux apprentissages. Plusieurs travaux démontrent la disparition chez l'animal adulte, de dendrites existant à la naissance.
Ramon y Cajal, fondateur de l'étude histologique du système nerveux fut le premier à suggérer que la formation de collatérales à l'extrémité des neurones est fréquemment excessive durant la phase embryologique initiale de l'innervation, et donc que le nombre de terminaisons nerveuses en amont excède le nombre de sites synoptiques disponibles en aval-, il en résulte la compétition entre neurones dont nous avons vu plus haut l'importance. En 1949, D. Hebb proposa un mécanisme selon lequel, au delà du seuil de l'activité épisodique et aléatoire, le fonctionnement intense du neurone en amont serait l'élément déterminant de la formation de synapses avec les neurones en aval. L'existence d'un tel mécanisme fut démontré par T. Lömo en 1966. J.P. Changeux et A. Danchin (039) ont repris ces données en 1976, proposant un modèle L.S.D. synoptique. Les synapses apparaîtraient initialement sous forme labile (L) puis, selon l'activité neuronale, évolueraient vers la stabilité (S) ou la disparition (D).
Un tel mécanisme reliant la distribution des synapses à l'activité neuronale est hautement probable mais la question se pose de savoir s'il joue seulement un rôle dans la mise en place définitive précoce du système nerveux ou s'il assure également la pérennité biologique des apprentissages. En ce sens, les travaux sur le cortex visuel de jeunes animaux sont extrêmement suggestifs, démontrant une modulation des formations synoptiques après la naissance et incluant l'exercice du système nerveux central au contact de l'environnement.
D. Hubel, T. Wiesel et leurs élèves ont montré vers les années 1960:
a) que le cortex visuel du chaton de deux mois ou du jeune macaque contient des colonnes de dominance oculaire
alternées et en nombre égal pour les deux yeux. Une colonne ne reçoit que des signaux provenant de l'oeil droit, les colonnes adjacentes ne reçoivent que des signaux provenant de l'oeil gauche. b) que ce développement cérébral normal impliquait une mise en jeu d'une vision et d'une vision normale. Si une paupière est suturée à la naissance, empêchant la vision de l'un des deux yeux, les colonnes alternées ne se forment pas.
Il faut rapprocher ces travaux histologiques d'analyses neurophysiologiques. D. Hubel et T. Wiesel avaient créé une véritable révolution en affirmant que le chaton de quelques jours, avant toute vision puisque les yeux ne s'ouvrent qu'à quinze jours, présentait des cellules du cortex visuel répondant spécifiquement à une orientation déterminée d'une ligne lumineuse dans le champ visuel. Cela évidemment était en contradiction avec le dogme sacré des empiristes américains qui refusaient toute idée d'organisation cérébrale avant expérience.
Vers 1975, M. Imbert et ses élèves (089,032) ont précisé le mécanisme d'acquisition des spécificités cellulaires chez le chaton:
a) il existe à la naissance, une sensibilité spécifique des cellules du cortex visuel à la direction mais bien
moindre que chez l'adulte.
b) la spécificité se précise dans les trois jours qui suivent l'ouverture des yeux, entre 15 et 18 jours, mais seulement s'il y a une activité visuelle effective dans un environnement lumineux. Aucune évolution n'est notée à six semaines si le chaton est maintenu depuis la naissance en obscurité totale.
c) chez le chaton de six semaines maintenu antérieurement dans l'obscurité, puis exposé à un environnement lumineux, un accroissement de la spécificité vis à vis d'une direction privilégiée est déjà observé au bout de six heures. La spécificité continue à s'accroître lorsque le chaton est remis dans l'obscurité après une exposition de six heures à la lumière.
d) cet accroissement de spécificité est intégralement obtenu même si le chaton est privé de toute expérience motrice globale, notamment par un plâtre empêchant tout mouvement. En revanche, une paralysie des muscles oculaires empêche tout gain de spécificité.
Les études histologiques ont été reprises, notamment vers 1975 par plusieurs chercheurs, à Stanford et à Harvard (100). Lorsque les axones issus des corps genouillés latéraux parviennent au cortex visuel, ceux qui proviennent de l'oeil droit sont mélangés avec ceux venant de l'oeil gauche et les cellules cibles sont stimulées indifféremment par les deux yeux. Puisque ultérieurement, la dominance n'apparaît qu'avec une vision normale, c'est donc bien l'usage correct et simultané des deux yeux qui assure la formation de colonnes à dominance oculaire. Le fait que les influx issus des deux rétines est bien l'élément déterminant est confirmé par l'absence de dominance des colonnes lorsqu'un produit toxique bloquant la formation d'influx nerveux est injecté dans les yeux.
En définitive, de très nombreux arguments expérimentaux plaident en faveur d'une formation continue des synapses, en rapport avec l'activité neuronale et sa modulation par les conditions d'environnement.
4.2. La croissance musculo-tendineuse et la croissance osseuse.
Nous avons mené nous mêmes, avec C. Tabary, G. Tardieu et C. Tardieu une importante recherche sur la
croissance des muscles et tendons, démontrant que cette croissance traduit une auto-organisation autonome. La fibre
musculaire striée est formée d'une succession d'éléments unitaires, les sarcomères. Un sarcomère a une longueur déterminée, égale chez tous les vertébrés, de 1,8 microns en contraction raccourcie et de 3,2 microns en position étirée relâchée. C'est l'augmentation du nombre de sarcomères en série dans la fibre qui permet une adaptation de ces valeurs à l'ouverture articulaire. La distance entre les insertions musculaires étant habituellement plus importante que le jeu articulaire, le complément de longueur est assuré par une fibre tendineuse prolongeant la fibre musculaire.
Nous avons montré chez l'animal adulte que le nombre de sarcomères en série et la longueur de la fibre tendineuse s'ajustaient très rapidement aux conditions imposées au muscle. Un plâtre en position étirée provoque en quelques jours une augmentation du nombre de sarcomères en série. L'effet inverse est obtenu par un plâtre en position raccourcie. Le rapprochement de l'insertion musculaire vers l'axe de l'articulation, diminuant le jeu articulaire, provoque également une diminution du nombre de sarcomères. Un raccourcissement osseux rapprochant les insertions musculaires sans modifier le jeu articulaire provoque presque aussi rapidement une diminution de la longueur tendineuse. Ainsi, en permanence, la longueur des parties contractiles et tendineuses du muscle sont adaptées de façon optimale à l'activité musculaire.
Qui peut le plus, peut le moins. Nous avons pu aisément démontrer qu'au cours de la croissance, la longueur du muscle est continuellement ajustée aux longueurs osseuses. Aucune programmation n'est nécessaire. Il suffit que la croissance osseuse soit déterminée et la croissance musculaire s'ajuste rapidement.
Or nous avons vu plus haut, qu'inversement, les contractions musculaires assurent le dessin de la croissance cartilagineuse durant les premiers stades du développement embryologique. Au cours de la croissance postnatale, il est manifeste que la transformation du cartilage en os se fait en réponse aux effets mécaniques de la pesanteur et des contractions musculaires. Le développement osseux, le développement musculaire s'effectuent donc par les effets interactifs du vécu, sans plan préétabli et à partir d'une seule dynamique interne.
5. L'évolution des espèces.
La comparaison des fossiles et l'étude des couches sédimentaires dans lesquelles ils ont été retrouvés, rendent l'évolution des espèces évidente. Par ailleurs cette évolution est marquée par une orthogenèse, c'est à dire par un progrès régulier, les espèces les plus tardivement apparues étant les plus performantes.
Cette orthogenèse n'implique nullement la réalisation d'un dessein téléologique pré-établi. L'orthogenèse doit essentiellement être constatée et non expliquée. Elle n'en est pas moins manifeste, portant essentiellement sur le
degré d'autonomie.
5.1. La marche régulière vers une autonomie croissante.
L'espèce homo sapiens sapiens a peut être cent mille ans d'existence et de survie. Il peut donc paraître tout à fait arbitraire de lui attribuer une supériorité par rapport à l'embranchement des algues bleues dont la survie sans grande évolution, est de deux ou trois milliards d'années. Mais ce qui est vrai pour un phylum ne l'est pas pour l'être individuel: ce sont manifestement les individus des espèces les plus récentes qui présentent le maximum de survie, à l'échelle de l'individu et dans les environnements les plus variés et les plus changeante. Ce fait pourrait être exactement exprimé en disant que les espèces les plus nouvellement apparues présentent un niveau d'autonomie individuelle plus élevé.
Cette conquête progressive de l'autonomie résume l'orthogenèse. Elle est un phénomène de très longue haleine, débutée bien avant son apogée chez l'homo sapiens. Elle a exigé des modifications évolutives profondes dans tous les domaines. Certaines, pour être indirectes, n'en étaient pas moins essentielles, comme l'augmentation de taille pour accroître les possibilités d'action sur le milieu et permettre le développement parallèle du système nerveux. De même, l'homéothermie a permis à la fois un affranchissement des variations thermiques extérieures et une température intérieure constante pour optimiser le fonctionnement du système nerveux. Cependant, deux évolutions sont tout spécialement importantes sur le plan de l'autonomie, l'accroissement considérable du système nerveux et le développement de sa plasticité, permettant une plus grande variété comportementale et une meilleure adaptation aux conditions d'environnement effectivement rencontrées.
5. 1. 1. L'accroissement en volume du Système Nerveux Central.
Il va des quelques dizaines de neurones chez les invertébrés primitifs, aux quelque cent milliards du système nerveux central de l'homme. Cet accroissement apparaît très progressif au cours de l'orthogenèse, passant par les 100 000 neurones du cerveau de la mouche, les six millions de neurones du cerveau de souris et les quelques milliards de neurones du chimpanzé. Si on considère une échelle de croissance logarithmique, la cérébralisation s'est effectuée à une vitesse assez régulière tout au long de l'évolution.
Contrairement à une opinion répandue, l'accroissement n'a pas porté uniquement sur les zones cérébrales phylogénétiquement récentes comme le neocerebrum. Les zones phylogénétiquement anciennes de l'archeocerebrum et du paleocerebrum présentent également un développement particulièrement important chez l'homme. Elles contribuent largement à une autonomie accrue et la thèse de la "schizophrénie" et de la compétition entre structures cérébrales qu'A. Koestler défend dans "The ghost in the machine" doit être rejetée. En fait, le cerveau dit "reptilien", marqué par le développement de l'archipallium et du paleopallium marque l'émergence des fonctions du moi, c'est à dire d'une réflexion sur les orientations comportementales. Ces fonctions et les structures qui les permettent demeurent essentielles chez l'homme.
C'est en définitive très progressivement que le développement accru du cerveau, des sélaciens à l'homme se traduit conjointement par un accroissement de l'enveloppe des comportements possibles et par un contrôle réfléchi des choix comportementaux.
5.1.2. L'accroissement de la plasticité du Système Nerveux Central.
Le bombyx survit quelques semaines à la sortie du cocon. Il doit assurer durant ce temps sa subsistance et réaliser les comportements complexes de la reproduction. Il n'y a pas de temps pour un apprentissage et le comportement, bien qu'autonome, repose totalement sur une organisation innée. A l'inverse, le jeune humain passe quelques vingt ans à préparer une autonomie très spécifiquement orientée vers un milieu social particulier. L'évolution est manifestement marquée par le passage d'une enveloppe comportementale limitée et approximative, innée, immédiatement accessible, à une enveloppe étendue, spécifique du milieu rencontré et donc nécessairement en grande partie apprise.
On peut constater de même que les comportements du bombyx sont tous disponibles à la sortie du cocon. Inversement, les comportements innés humains sont très pauvres, même en signification absolue lorsqu'une comparaison est faite avec les oisillons ou les jeunes herbivores. Cette pauvreté des comportements innés humains est évidemment encore beaucoup plus accentuée sur un plan relatif, lorsqu'une comparaison est faite avec l'enveloppe comportementale de l'adulte.
Cette évolution vers les comportements appris est rendue possible par les particularités du système nerveux à la naissance et notamment la plasticité de ce système nerveux. Un bon indicateur de cette plasticité est l'importance de la croissance cérébrale postnatale en poids. Cette croissance est nulle chez les invertébrés et extrêmement réduite chez les mammifères en dehors des primates. Elle est de 60 pour cent chez le macaque rhésus, de 150 pour cent chez le chimpanzé, de 230 pour cent chez les premiers hominiens et de plus de 300 pour cent chez l'homme moderne.
On pourrait attribuer ces différences à un décalage entre la naissance et une croissance cérébrale par maturation interne. La comparaison entre espèces montre que cette explication ne vaut pas. Si on compare le degré de maturité du cerveau à la naissance entre plusieurs espèces, on constate que le degré de maturité du cerveau humain est très avancé (215), proche de celui des mammifères nidifuges comme les herbivores qui présentent la maturité la plus élevée. En un mot, le cerveau humain à la naissance est un cerveau mature mais un cerveau spécialisé vers l'acquisition ultérieure des conduites.
5.1.3. L'Autonomie retardée.
Les conduites apprises sont évidemment bien davantage reliées à l'environnement effectivement rencontré mais elles exigent une spécialisation cérébrale très coûteuse. Il apparaît en effet un délai obligatoire entre les premières relations avec l'environnement et la conquête effective de l'autonomie. Durant ce délai, l'organisme est pratiquement désarmé vis à vis des agressions du milieu. Des transformations évolutives conjointes ont donc été nécessaires pour que l'organisme puisse bénéficier d'une protection extérieure avant qu'il soit en état d'assurer sa propre autonomie:
5.1.3.1. La protection pré-natale. L'organisme potentiellement très autonome est complexe et donc difficile à dupliquer. L'évolution a été marquée par le passage d'une duplication rapide à un grand nombre d'exemplaires des organismes simples à une duplication en nombre très limité, longue et protégée, des organismes complexes. Le passage de l'oviparité à la viviparité est peut-être le pas le plus marqué de cette évolution mais il n'est pas le seul. On note également parmi les vivipares le passage des marsupiaux aux placentaires et plus encore, des placentaires épichoriaux aux placentaires hémochoriaux : - le placenta épichorial diffus des équidés traduit une relation très limitée entre l'organisme maternel et le foetus. - les placentas mésochoriaux des ruminants ou endochoriaux des carnivores traduisent des situations intermédiaires. - le placenta hémochorial décidué des rongeurs et des primates permet des échanges beaucoup plus importants entre foetus et organisme maternel. Cela est indispensable pour assurer le contrôle homéostatique optimal qu'exige le déroulement extrêmement complexe des étapes de la formation du système nerveux central.
5.1.3.2. La protection postnatale. Elle apparaît avec l'évolution du cerveau reptilien. Les petits alligators qui mesurent une vingtaine de centimètres à la naissance sont protégés par leur mère tout au long de leur première année d'existence. La protection parentale se précise et se complexifia chez les oiseaux et les mammifères. Le rôle éducatif de la mère s'associe peu à peu à l'apport alimentaire et à la protection physique. Il ne devient cependant indispensable, s'associant à l'action du groupe social, que chez les anthropoïdes.
5.1.4. La Socialisation.
Il existe de nombreux insectes sociaux mais l'autonomie individuelle y est manifestement faible, sacrifiée en quelques sortes à l'intérêt du groupe. L'évolution comportementale chez les vertébrés se traduit par une socialisation de plus en plus riche qui ne condamne pas l'autonomie individuelle; l'importance des compétitions intraspécifiques souligne cette indépendance des organismes individuels. Le bénéfice de la socialisation n'est pas discutable mais contrairement à ce qui existe chez les insectes, il relève de conduites apprises et doit bénéficier d'un apprentissage. Cela suppose une organisation cérébrale adaptée. Parmi les aspects les plus nets de cette spécialisation constitutionnelle, il faut souligner :
- une aptitude innée à identifier les individus du groupe. Cela se traduit chez le rhésus par une attirance innée pour l'image de la mère. Dans l'espèce humaine, la prosopagnosie ou perte de la reconnaissance des physionomies, traduit l'existence d'un mécanisme spécifique d'identification, orienté conjointement vers la distinction appartenance/non appartenance à l'espèce et plus encore vers les distinctions intraspécifiques.
- l'intérêt pour l'exploration systématique, aisée à observer chez le macaque rhésus et dont H. Papousek a démontré la réalité chez le très jeune nourrisson humain.
- de fortes capacités d'imitation qui apparaissent s'être développées conjointement avec la socialisation, tant chez les oiseaux que chez les primates.
5.1.5. L'autonomie anticipée.
La dernière étape dans ce développement de l'autonomie est la capacité de vivre intérieurement par avance, la conduite construite dans l'instant après l'apparition d'une perturbation. Nous avons vu (Il-) l'intérêt de cette construction retardée des réponses adaptatives qui peuvent être plus spécifiques de la perturbation. Mais le risque d'une construction erronée est grand et le contrôle d'efficience par avance est donc important.
Cette capacité d'un vécu intérieur anticipateur apparaît avec les mammifères, par exemple lorsque la mère guépard capture une jeune gazelle vivante dans le seul but de permettre à ses petits de s'exercer à une conduite prédatrice (040). Cependant, le développement de cette capacité n'est véritablement important que dans la lignée des primates, des andirop6ides jusqu'à l'homme.
Les limites des représentations perceptives internes font néanmoins obstacle à la mise en place d'une activité intériorisée suffisamment riche. La solution apparaît avec la capacité d'attribuer une valeur arbitraire quelconque à un élément perceptif- c'est le couple signifiant/signifié, pratiquement caractéristique de l'homme et ayant nécessité un cerveau permettant une mobilité accrue des schèmes perceptifs.
On peut noter que cette capacité de représentation intérieure est couplée avec le développement de la socialisation, celle-ci étant indispensable pour assurer une enveloppe de couples signifiant/signifié suffisamment étendue. En retour, l'appel aux couples signifiant/signifié permet un développement considérable des liens sociaux.
En définitive, l'orthogenèse évolutive est caractérisée au mieux par une autonomie individuelle croissante marquée simultanément par:
- un accroissement de l'enveloppe comportementale potentielle - un contrôle autonomique accru du comportement - le passage d'un corpus limité de conduites approximatives immédiatement disponibles à un corpus très étendu de conduites apprises, idéalement adaptées aux environnements effectivement rencontrés, même lorsque ces environnements sont changeants au cours d'une vie individuelle. - la capacité d'apprécier par avance l'efficacité d'une conduite adaptative construite dans l'instant, après l'apparition d'une perturbation.
Ces transformations comportementales ont exigé de profondes modifications constitutionnelles mais il est très vraisemblable, comme nous allons le voir, que le comportement autonome individuel a joué un rôle important dans l'évolution constitutionnelle des espèces. Une autonomie phylogénétique a été associée à l'autonomie ontogénéfique.
5.2. Le mécanisme de l'Evolution.
Si l'orthogenèse est manifeste, le mécanisme de l'évolution lui-même prête davantage à discussion. L'explication la plus commune correspond à la théorie synthétique de l'évolution. Elle est marquée par les points suivants:
a) il existe des facteurs de variations qui expliquent l'apparition de différences entre les individus. Deux mécanismes sont particulièrement importants :
- des mutations aléatoires, seul élément supposé de variation durant les deux ou trois milliards d'années où la vie s'est manifestée sans reproduction sexuée.
- la reproduction sexuée. apparue il y a environ un milliard d'années, faisant suite à un accroissement constant des échanges d'A.D.N. entre individus, et qui assure une recombinaison génétique à chaque génération; les spécificités de chaque parent sont regroupées de façon aléatoire.
- il existe probablement des aspects intermédiaires, comme l'échange de plasmides.
Dans tous les cas, la théorie considère que la variation est aléatoire.
b) il existe une régulation de cette variation aléatoire par sélection naturelle des individus les plus aptes pour un milieu donné.
Cette théorie pourrait être présentée comme une théorie de développement non autonome mais les faits sont beaucoup plus complexes. Le schéma proposé a par lui-même, une valeur d'explication assez limitée et ne peut être conservé qu'en acceptant une influence complémentaire de facteurs autonomes de régulation. D'une façon générale, cette possibilité s'ouvre beaucoup plus largement lorsqu'on retient les caractères de l'A.D.N. tels que nous les avons indiqués.
La recombinaison génétique de la reproduction sexuée peut être considérée comme une variation fortement régulée. Elle conduit généralement à l'apparition d'individus viables alors que la plupart des mutations non silencieuses produisent des malformations ou sont causes de décès. Tant que l'analyse complète des chaînes d'A.D.N. ne sera pas faite, il restera difficile de savoir s'il faut attribuer à la seule recombinaison, la dissemblance entre un chien caniche toy de 600 grammes et un chien danois de près de cent kilos, et aux seules mutations la dissemblance entre un gorille et un orang-outang.
La comparaison entre les mammifères marsupiaux et les mammifères placentaires pose un problème plus difficile encore à résoudre. Les mêmes formes, adaptées au mieux à un type comportemental de souris, d'écureuil, de chat, de loup s'observent chez les marsupiaux et chez les placentaires alors qu'il s'agit de deux lignées phylogénétiques qui ont évolué indépendamment. La similitude peut atteindre un tel degré qu'il est très difficile de différencier un crâne de loup placentaire et un crâne de loup marsupial. Pour expliquer un tel fait, il faut envisager un transformisme basé seulement sur la recombinaison génétique ou une très forte régulation sur les mutations aléatoires. La même conclusion peut être faite à propos des adaptations conjuguées des parasites et de leur hôte.
Comme une part importante de la variation est sûrement aléatoire, qu'il existe certainement des mutations sans traduction fonctionnelle, il est très difficile d'infirmer ou de confirmer le fait qu'une partie des mutations seraient orientées par le vécu. A. Koestler et J. Piaget ont proposé chacun de leur côté une thèse intermédiaire qui accorde une place au hasard et une autre à la régulation à partir du vécu. Selon cette thèse, l'adaptation à un environnement très régulier sur un point, commencerait par favoriser des façons d'exister* particulières parmi toutes celles incluses dans les potentialités comportementales de l'organisme. J. Piaget décrit ces façons d'exister* comme des phénocopies, c'est à dire des formes ou fonctions non transmises héréditairement mais traduisant une variation comparable à celle que pourrait provoquer une mutation; celle-ci surviendrait dans un deuxième temps en assurant la transmission héréditaire. Cette fixation héréditaire favoriserait une nouvelle détermination du potentiel de variation comportementale, assurant les conditions d'une nouvelle transformation. Ainsi, une succession de nombreuses mutations aléatoires positives pourraient apparaître avec une probabilité bien supérieure à celle qui résulterait d'une accumulation totalement aléatoire de transformations. J. Piaget n'émet pas une hypothèse hasardeuse mais se base sur ses propres observations concernant les limnées et les sedums. Le recours d'A. Koestler aux travaux de Kammerer est plus discutable.
Peut-être est-on sur le point de faire un pas supplémentaire sur la voie d'une évolution organisée à partir du vécu. La résistance accrue de la mouche à la présence d'alcool dans l'air ou la résistance accrue du moustique aux insecticides, toutes deux transmissibles héréditairement, sont liées à une amplification génique qu'il n'est pas facile d'expliquer par mutation aléatoire ou par sélection naturelle. Très récemment, J. Cairns et B.G. Hall ont démontré l'apparition de mutations adaptatives survenant dans un clône de bactéries identiques, avec une fréquence et une rapidité qui ne pouffaient s'expliquer par le seul hasard. Même un faible taux de mutations orientées par le vécu renforcerait considérablement l'aspect autonome de l'évolution des espèces.
6. Le Réseau immunitaire.
L'étude du système immunitaire présente un intérêt considérable en théorie de l'autonomie biologique. Ce système est beaucoup plus facile à analyser que le système nerveux central d'un mammifère et présente néanmoins des aspects indiscutables de connaissance apprise. Or les modèles de fonctionnement de l'immunité proposés à ce jour sont absolument caractéristiques de la théorie de l'autonomie biologique.
Parmi l'ensemble des agents agressifs pouvant gravement perturber un organisme vivant complexe, les virus, bactéries, toxines protéiniques, constituent une classe particulière. Ces agents sont en effet constitués de la matière vivante universelle qui est également à la base des structures de l'organisme lui-même. Une réaction de destruction de ces agents risquerait donc d'être tout aussi nocive pour l'organisme lui-même, faute d'être suffisamment spécifique. Les agents agressifs, dits antigènes, doivent donc être très soigneusement analysés, permettant ensuite une réponse destructrice hautement orientée. C'est le principe de la réaction immunitaire. Implicite dans les travaux de Pasteur, la science des réactions immunitaires ou immunologie fut rapidement développée par ses élèves ou disciples. Vers 1895, il fut précisé que l'agent des réactions immunitaires, dit anticorps, était une protéine particulière du sang. Très rapidement, il put être établi :
a) que les anticorps étaient hautement spécifiques d'un agent agressif donné. Les anticorps de la toxine tétanique étaient inactifs sur la toxine antidiphtérique et réciproquement. Si les anticorps contre le virus de la vaccine neutralisent également le virus de la variole, en revanche trois anticorps différents sont nécessaires pour neutraliser les trois types de virus poliomyélitiques.
b) que la formation des anticorps opposables à un germe pathogène était généralement secondaire à une première rencontre avec le germe. Il s'écoule après cette rencontre une période de quelques jours à quelques semaines où faute d'anticorps spécifiques, l'organisme est incapable de réagir contre le germe avec sa pleine efficacité. Lors d'une réinfestation, quelques mois ou quelques années après la guérison, un germe identique ou de nature très voisine est neutralisé en quelques heures par une réaction immunitaire rapide. Ce processus homéostatique est quelque peu élémentaire, les temps d'identification et de réponse adaptative étant apparemment confondus. Il n'en traduit pas moins manifestement une connaissance apprise présentant tous les caractères que nous avons précisés (11). L'identification est précise. Elle exige un long délai après la rencontre de l'insolite* que traduit l'infestation par un germe inconnu. La réponse est construite également secondairement, puis mémorisée. La réaction immunitaire a une finalité limitée aux régularités de l'environnement puisqu'elle n'est totalement efficace qu'à partir d'une seconde infestation par le même germe.
c)que les anticorps ont une durée de vie assez courte, ne dépassant pas au mieux quelques mois. Le prolongement habituel d'une immunité acquise au delà de ce délai affirme donc une production renouvelée d'anticorps.
Durant le demi-siècle succédant à la découverte des anticorps, les progrès de l'immunologie furent très importants dans les applications concrètes des vaccinations, de la détection et de la préparation d'anticorps spécifiques. Les connaissances théoriques se développèrent beaucoup moins, mais ce n'était que partie remise car depuis 1950, il y a eu une véritable explosion de découvertes, précédant ou succédant aux interprétations théoriques, permettant aujourd'hui de se faire une idée précise du fonctionnement immunitaire.
6.1. L'enveloppe des anticorps possibles.
La structure des anticorps est très bien établie, commune à tous les anticorps chez tous les vertébrés. Ce sont tous des gamma-globulines formées par la réunion de quatre chaînes d'acides aminés (A.A.), deux courtes d'environ deux cents A.A., deux longues d'environ cinq cent A.A. Ces chaînes sont reliées entre elle selon une structure en "Y" dont les branches divergentes sont doublées.
Il est très vite apparu qu'il existait seulement deux types de chaînes légères et cinq types de chaînes lourdes. Mais surtout, l'analyse des séquences d'A.A. a montré que chaque chaîne possédait deux régions :
- l'une, dite constante, où la séquence des A.A. est rigoureusement identique pour un type de chaîne dans tous les anticorps.
- l'autre, dite variable, où la séquence des A.A. diffère en de très nombreuses positions. C'est dans ces régions variables que réside la spécificité d'un anticorps, et on estime que le nombre d'anticorps différents que peut former un individu est de l'ordre du milliard. Le nombre actuel d'anticorps formés en quantités importantes par un même individu est manifestement beaucoup plus faible, peut-être de l'ordre de quelques milliers.
Fait essentiel, il est bien établi que la variabilité potentielle des anticorps est indépendante d'"instructions" venues des antigènes. Cette variabilité s'explique :
- pour l'essentiel, par une lecture particulière d'une partie de l'A.D.N. selon le mécanisme suggéré dès 1965 par W. Dreyer et C. Bennet. Par recombinaisons différentes, quelques centaines de gènes permettent la formation de plusieurs dizaines de millions d'anticorps distincts.
- pour une part complémentaire, par l'introduction de quelques mutations apparemment aléatoires portant la variété au milliard.
Il existe donc bien une enveloppe constitutionnelle des anticorps possibles, définie indépendamment de la rencontre avec les antigènes.
6.2. La formation et la mémorisation des anticorps efficaces.
C'est une variété de globules blancs, les lymphocytes B, qui forment les anticorps. Chaque lymphocyte B ne peut exprimer qu'une partie de la variabilité totale des anticorps potentiels d'un individu, ce qui réduirait à environ dix mille,, la variété des anticorps qu'un lymphocyte B particulier peut synthétiser. Par ailleurs, les lymphocytes B immatures présentent en surface :
- des récepteurs sensibles à une catégorie d'antigènes, différente d'un lymphocyte B à l'autre.
- des récepteurs sensibles à des messagers émis par d'autres catégories de cellules immunitaires, notamment les lymphocytes T, sous l'influence spécifique d'un antigène. Sous l'effet sur ces récepteurs de la présence simultanée d'un antigène correspondant et de ces messagers, les lymphocytes B immatures se multiplient et se différencient en plasmocytes produisant des anticorps d'un type strictement défini. Ainsi apparaît la formation en grande quantité, d'un anticorps hautement spécifique d'un antigène donné. Interviennent ensuite des processus qui stabilisent la production de l'anticorps en associant des phénomènes de limitation et de mémoire.
Trois mécanismes de mémorisation ont été proposés pour expliquer la permanence d'anticorps spécifiques
1) la persistance d'une production en faible quantité de l'antigène. Cette explication vaut certainement pour les anticorps de la tuberculose, de la syphilis, de la fièvre de malte et probablement pour de nombreuses affections. L'explication ne vaut sûrement pas pour les anticorps opposés à la toxine tétanique à la suite d'une injection d'anatoxine car cette dernière s'altère très rapidement alors que la réaction anticorps persiste souvent toute la vie.
2) la création de cellules-mémoire, lymphocytes B et lymphocytes T, qui pourraient survivre plusieurs années
3) l'auto-entretien des anticorps formés par un réseau autopoiétique* selon le schéma de N. Jerne, que nous allons examiner.
6.3. Les réseaux autopoiétiques* immunitaires.
Nous n'avons fait qu'effleurer toutes les interactions entre agents d'immunité qui marquent l'apparition d'un nouvel anticorps. Ces interactions sont complexes, comportent manifestement des boucles de rétroaction et elles évoquent donc une organisation en réseau. En 1974, N. Jerne émit l'hypothèse selon laquelle ce réseau existait et pouvait s'organiser en l'absence d'antigènes extérieurs. Cette hypothèse reposait sur la notion d'idiotype, c'est à dire sur le fait qu'un anticorps avait obligatoirement une fonction d'antigène dans son propre système immunitaire.
6.3. 1. Les anticgms anti-idiotypiques.
En 1963, H. Kunkel et J. Oudin observèrent indépendamment que des anticorps obtenus chez un premier animal et injectés à un second animal provoquaient chez ce dernier la formation d'anti-anticorps comme si les premiers anticorps se comportaient comme des antigènes. J. Oudin proposa d'appeler idiotype l'ensemble des déterminants antigéniques d'un anticorps. Il a pu être démontré par la suite que ces déterminants étaient des parties constantes ou variables des chaînes lourdes ou légères. Tout anticorps porte donc un idiotype, y compris les antianticorps. Ces anti-anticorps se comportent donc eux-mêmes comme des antigènes, provoquant la formation d'anti-anti-anticorps.
6.3.2. Le réseau idiotypique de N. Jeme.
S'il existe la moindre boucle rétroactive limitant la production excessive d'un anticorps, cette rétroaction doit jouer aussi sur les anticorps anti-idiotypiques. N. Jerne fit alors l'hypothèse qu'il y avait là un mécanisme puissant d'auto-régulation, d'autant plus puissant que les lymphocytes sont porteurs en surface des mêmes idiotypes que les anticorps; à l'auto-régulation des anticorps, s'associe une autorégulation de la prolifération des lymphocytes. On se trouve dans la situation de structure de groupe déjà décrite (Il-):
- la formation spontanée des anticorps débute tôt durant le développement embryologique, avec l'apparition des lymphocytes.
- anticorps et lymphocytes étant porteurs d'idiotypes provoquent immédiatement la formation d'anticorps antiidiotypiques qui freinent la production des premiers anticorps. Mais ce freinage lui-même et la formation d'anticorps anti-anti-idiotypiques limite la production des anti-idiotypes et les premiers anticorps ne disparaissent pas totalement.
- il s'établit donc spontanément un réseau d'interactions qui assure le renouvellement a minima de tous les anticorps formés.
6.3.3. Le réseau des interleukines.
S'il existe certainement des interactions en réseau pour assurer la régulation du fonctionnement immunitaire, le réseau idiotypique de Jeme n'est pas le seul candidat. Ces dernières années ont permis de préciser des interactions extrêmement riches entre les différentes cellules sanguines qui interviennent dans le processus immunitaire.
Parmi les globules blancs, les macrophages ou monocytes agissent directement sur les corps étrangers mais leur rôle ne s'arrête pas là car de plus, ils sont situés au départ des réactions immunitaires spécifiques assurées par d'autres types de gobules blancs, les lymphocytes. Il existe en fait quatre lignées distinctes de lymphocytes :
- les lymphocytes B, évoluant vers l'état de plasmocytes qui libèrent les anticorps spécifiques.
- les lymphocytes T cytotoxiques, capables de détruire des cellules de l'organisme infestées par un antigène donné, notamment un virus.
- les lymphocytes T auxiliaires qui sont indispensables à la maturation de lymphocytes B ou T spécifiques d'un antigène donné.
- les lymphocytes T suppresseurs qui s'opposent au développement de toutes les catégories précédentes de lymphocytes.
Le schéma en réseau est alors le suivant
- les macrophages ayant détruit un corps étranger sont "marqués" par les antigènes de ce corps étrangers. Ces mêmes antigènes sensibilisent également les lymphocytes B d'un clône approximativement efficaces pour former des anticorps spécifiques de cet antigène.
- les macrophages "marqués" par un antigène vont émettre un produit dit "interleukine" qui favorise le développement de lymphocytes T cytotoxiques, auxiliaires ou suppresseurs, correspondant à l'antigène donné.
- les lymphocytes T cytotoxiques ainsi sensibilisés vont se multiplier et agir sur les cellules infectées. Les lymphocytes T auxiliaires vont assurer la multiplication des lymphocytes B et T sensibilisés par l'antigène. Ces lymphocytes auxiliaires vont également permettre une spécialisation des lymphocytes B vers la fabrication d'un anticorps particulièrement efficace. Ainsi naissent les plasmocytes libérant l'anticorps spécifique.
- bien que cela ne soit pas encore totalement établi, on pense que les lymphocytes T auxiliaires favorisent le développement de lymphocytes T suppresseurs qui limitent au niveau d'efficience souhaité, la production des anticorps et des lymphocytes cytotoxiques.
Au total se dessine un réseau qui assure la réponse immunitaire vis à vis d'un antigène pour en assurer la destruction spécifique, mais en contrôlant tout excès de production. Le processus s'établit spontanément mais est maintenu également spontanément à un niveau adapté.
6.3.4. La réponse à un antigène étranger.
Quelle que soit la nature du réseau, qu'il survienne un antigène étranger et l'équilibre autopoiétique* du réseau immunitaire se trouve rompu. Si l'antigène correspond à un anticorps existant, celui-ci est en quelque sorte "consommé" dans la réaction de neutralisation. L'effet freinateur que l'anticorps assurait sur sa propre production est très amoindri et cette production se trouve donc immédiatement stimulée. Si au contraire, l'antigène n'est neutralisé par aucun des anticorps existants, sa présentation conjointe sur les macrophages et les lymphocytes B induit la formation de nouveaux anticorps qui s'intègrent dans le réseau existant. Les anticorps inefficaces sont limités immédiatement alors que la production des anticorps efficaces n'est pas freinée, du moins jusqu'à la disparition de l'antigène. Un nouvel équilibre de réseau s'établit, intégrant les nouveaux anticorps.
6.4. La protection et l'identification du Soi.
Rien ne permet a priori d'identifier un antigène comme appartenant à l'organisme lui-même et donc toute protéine de l'organisme provoque normalement la production d'anticorps. Or il est facile de constater que ces anticorps auto-immuns ne se développent pas normalement, du moins en quantité importante. Il faut donc conclure que des mécanismes freinent cette production d'anticorps auto-immuns. Toutes les études actuelles indiquent que la discrimination entre les protéines du "soi" et les antigènes étrangers est apprise et non automatique ou constitutionnelle. Tous les lymphocytes nouvellement produits doivent ainsi être éduqués, ce qui accentue le rôle qu'il faut attribuer au réseau autopoiéfique* d'interactions.
6.4.1. La marque extérieure de toutes les cellules du Soi.
A la surface de presque toutes les cellules d'un organisme, on trouve des "marqueurs", très variables d'un individu à l'autre et qui constituent une véritable carte d'identité physico-chimique. Ces marqueurs, décrits pour la première fois par J. Dausset et W. Bodmer vers 1955, sont appelés antigènes d'histocompatibilité. Chez l'animal, ils sont regroupés sous le nom de complexe majeur d'histocompatibilité. Chez l'homme et pour des raisons historiques, ils sont dénommés H.L.A. pour "Human Leucocyte Antigènes".
Ces marqueurs du "soi" ont une structure proche de celles des anticorps et proviennent en grande partie de gènes communs. Cela ne doit pas étonner puisque le réseau idiotypique conduit à considérer tout anticorps comme un antigène potentiel. Les antigènes d'histocompatibilité permettent à tous les agents immunitaires de reconnaître les cellules propres de l'organisme et de les respecter. Ainsi s'explique qu'une greffe provenant d'un jumeau monozygote, possédant le même système H.L.A. soit systématiquement acceptée alors que la greffe provenant d'un autre individu de même espèce, même apparenté, est normalement rejetée. En pratique, l'acceptation de greffes d'autres individus est malgré tout possible en recherchant un donneur dont le système H.L.A. est le plus proche possible de celui du receveur et en atténuant par médication, les phénomènes de rejet immunitaire.
6.4.2. La présentation conjointe du Soi et du Non-Soi.
Les antigènes d'histocompatibilité ont une autre fonction que celle de la protection du soi. Pour des raisons qui sont encore peu claires, les réactions immunitaires ne sont mises en jeu que si les macrophages présentent conjointement l'antigène externe et l'antigène d'histocompatibilité aux lymphocytes T. De même les lymphocytes T cytotoxiques n'agressent que les cellules qui présentent conjointement un antigène externe et un antigène d'histocompatibilité.
Quelle que soit la raison d'être de cette conjonction entre le soi et le non-soi, elle a l'intérêt capital que nous retrouverons tout au long des analyses épistémologiques, que la connaissance de l'environnement est indissociable de la connaissance de l'organisme par lui-même.
6.4.3. La mise en place d'un Réseau inactif sur le Soi.
L'immunologie donne encore un exemple très démonstratif de complément d'ordre. La lecture de l'A.D.N. permettant la naissance des clônes de lymphocytes comporte l'introduction d'une variété aléatoire. Tant sur le plan de la reconnaissance du soi, que sur celui de l'agression vis à vis du soi, apparaissent de ce fait des clônes dangereux pour l'organisme :
- ceux de lymphocytes incapables de reconnaître les antigènes H.L.A.
- ceux de lymphocytes pouvant agresser des cellules marquées seulement par des antigènes H.L.A., en dépit de toute addition d'antigène étranger.
Ces deux types de clônes sont systématiquement éliminés au niveau du thymus durant les dernières étapes du développement embryologique, très certainement du fait même des anomalies comportementales de ces clônes. Ainsi s'achève ipso facto l'organisation du réseau immunitaire à la naissance.
Se retrouve donc sur le plan immunitaire, ce que J.M. Baldwin et J. Piaget ont décrit au niveau du fonctionnement psychologique du petit enfant. Dans un premier temps, il y a indifférentiation du "soi" et du "non soi", autrement dit du moi et de l'environnement. Dans un second temps, le soi et le non soi se différencient l'un de l'autre. Cette différentiation active est liée à une confrontation entre ce qui est le soi et le non soi. C'est donc une précision de ce qu'est le soi qui permet de définir le non soi. Par ailleurs, une fois la différentiation effectuée, se précise spontanément une structure dont le rôle essentiel est d'agir différemment vis à vis du soi et du non soi.
6.5. L'Immunité et l'Autonomie biologique.
Depuis la formulation par N. Jerne de la théorie du réseau d'idiotypes, de très nombreuses recherches ont été conduites. La théorie du réseau idiotypique n'est pas unanimement admise mais considérée comme très sérieuse, notamment après les travaux de P.A. Cazenave et J. Urbain. Même si la théorie sous sa forme actuelle était infirmée, l'importance des interactions négatives ou positives entre cellules immunitaires, dont l'existence est prouvée, conduirait obligatoirement à un schéma de régulations auto-entretenues en réseau. Globalement, la réaction immunitaire illustre merveilleusement l'autonomie biologique :
- à la base de l'immunité, se trouve un réseau autopoiétique* qui agit pour lui-même, par lui-même et sur lui-même, avec sa propre finalité et ses propres règles d'équilibration. - ce réseau est une structure dissipative* qui se forme spontanément du seul fait de la juxtaposition d'un certain nombre d'éléments constitutifs, puis s'enrichit à partir de sa propre dynamique, notamment en éliminant les constituants inadaptés.
- l'intégration du réseau dans l'organisme fait apparaître une finalité externe, homéostatique, à côté de la finalité interne expliquant la formation du réseau.
Mais pour notre propos, il est encore plus important de constater que la réaction immunitaire est un exemple particulièrement heureux de connaissances apprises dans un cadre d'autonomie:
- il existe au départ un corpus de connaissances innées, construites dans la ligne de l'évolution embryologique et par un jeu d'interactions internes. Ces connaissances innées annoncent doublement les connaissances apprises. D'une part. les connaissances apprises seront du même type que les connaissances innées. D'autre part, c'est la confrontation des connaissances innées et des données de l'environnement externe qui est le prélude de la formation des connaissances apprises.
- fondamentalement, la connaissance apprise présente les deux caractères envisagés précédemment (11)
a) prise individuellement, la connaissance apprise est une sélection parmi les "façons d'exister" définies préalablement par la constitution de l'organisme, avant toute rencontre avec l'environnement. La connaissance apprise relève bien du mode "sélectif' et non du mode "instructif".
b) globalement, la connaissance apprise traduit une modification ponctuelle du réseau immunitaire pré-existant.
- le processus de mémorisation est strictement du type autonome, étant sous le contrôle du système lui-même
a)ce qui est mémorisé n'est ni l'antigène, ni même le vécu au contact de l'environnement mais une des "façons d'exister" de l'organisme.
b) la mémorisation résulte en quelque sorte, d'une "décision" de l'organisme, après que la façon d'exister* ait été
validée par son efficience sur un antigène.
c) la mémorisation permet d'accélérer la réponse immunitaire en résumant toute l'activité d'identification de l'antigène et d'élaboration d'une réponse adaptée.
d) la mémorisation se traduit par l'existence d'un biais dans le réseau autopoiétique* antérieur et n'a de sens que vis à vis de ce réseau.
- enfin la connaissance de l'agent agresseur extérieur apparaît totalement dépendant d'une connaissance de soi. La meilleure connaissance du non soi est liée à une meilleure connaissance du soi.
7. L'Apprentissage animal.
A la fin du siècle dernier, l'explication du comportement animal par l'instinct a fait place au conditionnement qui remplaçait la notion d'innéité par celle d'apprentissage. Les théories du conditionnement privilégiaient initialement une modulation de quelques comportements innés par l'action répétée de régularités de l'environnement. Très vite, une part croissante a été attribuée à l'apprentissage et le corpus des conduites innées a été minimisé. Cependant, les données expérimentales n'ont guère été concluantes. Il s'est avéré que la prédiction mécaniciste du comportement après conditionnement demeurait très difficile. Inversement, un apprentissage après présentation unique d'un stimulus a pu récemment être mis en évidence pour un organisme aussi simple que la mouche. Un apprentissage sans répétition ne peut se concevoir sans un arrière fond de choix et de décision qui met justement l'organisme en position de juge vis à vis des répétitions du milieu. Beaucoup d'autres arguments peuvent être opposés à l'obtention d'un apprentissage passif par simple répétition, où l'organisme est réduit au lieu géométrique des influences du milieu. Or parallèlement, l'école d'éthologie objectiviste de K. Lorenz et M. Tinberghen a montré la part indiscutable d'éléments innés dans les comportements animaux. L'argument peut-être le plus probant est l'apparition de conduites originales et stéréotypées chez les hybrides, sans effet possible d'apprentissage.
7.1. Le rôle de l'Apprentissage dans l'acquisition des stéréotypes de l'espèce.
T.C. Schneirla et J.S. Rosenblatt (084,175) ont bien montré que l'école objectiviste allait trop loin dans sa démonstration. S'il existe bien des composantes innées dans le comportement animal, l'apprentissage authentique est également présent. Cependant, une particularité fondamentale des apprentissages mis en évidence chez l'animal est qu'ils peuvent s'effectuer sans modèle social, à la seule initiative des organismes. L'expérimentation la plus riche, la plus démonstrative en ce domaine est celle qui a été réalisée par H.F. Harlow et M.K. Harlow chez le singe macaque rhésus:
- de jeunes singes élevés dans un isolement social complet depuis une naissance obtenue par césarienne, survivent relativement facilement mais présentent des anomalies très sévères du comportement. Les conduites habituelles à l'espèce ne se manifestent pas. Les difficultés apparaissent tout spécialement lorsque le jeune singe est mis ultérieurement en présence de congénères de tous âges. Les relations sociales du jeu ou du partage alimentaire ne se manifestent pas. Aucune relation sexuelle n'est possible. Le rôle de l'isolement social est confirmé par la discrétion des troubles lorsque les mêmes conditions expérimentales sont appliquées à des espèces différentes et moins sociales de macaques.
- si le développement se fait au seul contact de la mère, sans aucune autre relation sociale, les troubles du comportement sont beaucoup plus discrets mais il apparaît malgré tout d'importantes difficultés d'ajustement social lors de la mise en relation ultérieure avec des congénères. En revanche, si quatre jeunes singes, deux mâles et deux femelles, sont élevés depuis la naissance, ensemble et sans aucune autre relation sociale, aucun trouble comportemental n'apparaît et ces animaux s'intègrent immédiatement lorsqu'ils sont placés ultérieurement parmi leurs congénères. Il suffit que le temps de contact social lors de la période initiale dépasse une heure par jour pour que le développement comportemental s'effectue de façon optimale.
- dans le cas d'isolement social complet, sans pairs ni parents, les troubles comportementaux sont très durables, pratiquement définitifs. Une situation particulière permet néanmoins une forte correction des troubles. Une femelle élevée en isolement n'a pas de relations sexuelles mais peut être fécondée artificiellement. Elle est incapable d'élever seule son petit, mais peut être aidée. Si le petit bénéficie de larges contact avec des congénères, il constitue un véritable psychothérapeute pour sa mère, lui offrant une relation sociale permettant des progrès comportementaux très importants.
Toute cette expérimentation démontre l'acquisition des stéréotypes sociaux de l'espèce, par apprentissage et en absence complète de modèles sociaux ou de pédagogues. Il s'agit donc manifestement d'une acquisition autonome de conduites nouvelles dans les aspects les plus évolués du comportement animal. De nombreux autres exemples d'apprentissages animaux sans modèles ni pédagogues pourraient être proposés mais aucun ne peut avoir la valeur d'argument des travaux des Harlow.
7.2. Les compléments d'organisation post-nataux.
Nous venons de signaler dans ce chapitre les travaux conjoints de D. Hubel et T. Wiesel d'une part, ceux de M. Imbert d'autre part (III-4. 1). Ils ont une telle importance pour l'étude du développement ontogénétique et la théorie de l'autonomie, qu'il nous parait important d'y revenir. C'est l'exercice des yeux, indépendamment des données d'environnement assimilées et à plus forte raison, sans aucune instruction extérieure, qui assure le complément d'organisation des aires perceptives de la vision. Il est hautement probable que ce fait s'explique par une activité synchrone de fonctions visuelles élémentaires distinctes. Ainsi, l'organisation ne pouvait se terminer en l'absence d'une venue au monde faisant fonctionner les yeux, mais inversement, ce qui est appris est totalement indépendant des caractéristiques de l'environnement et lié uniquement à l'assimilation réciproque du fonctionnement d'une structure cérébrale par une autre. Ce fait a des conséquences capitales :
- une précision, un développement par le seul fait de l'assimilation réciproque de plusieurs fonctionnements cérébraux initialement distincts est une donnée essentielle dans le cadre de la théorie de l'autonomie.
- il apparaît un cadre nouveau d'apprentissage que seul Piaget avait pressenti lorsqu'il disait que l'oeil commence par fonctionner pour fonctionner, avant de fonctionner pour voir un objet.
- d'un point de vue pratique, tout se passe comme si il y avait un prolongement postnatal du développement embryologique et l'organisation perceptive achevée peut être considérée comme innée.
Si des études comparables n'ont pu être effectuées chez l'homme, tout porte à croire qu'en ce domaine, l'évolution humaine est identique à celles de l'animal et qu'il est possible de généraliser les conclusions.
8. Le Développement cognitif ontogénétique humain.
Reprendre le développement ontogénétique humain en terme d'autonomie biologique reviendrait à retrouver l'oeuvre de J. Piaget, qui, avant la lettre, a décrit une dynamique autonome de progrès. C'est l'exercice par l'enfant, des schèmes disponibles à un moment du développement, qui détermine le progrès et le passage à une nouvelle étape d'organisation des conduites. Quelques points nous paraissent cependant importants à souligner en complément:
- les mécanismes innés, notamment sur le plan perceptif, sont beaucoup plus riches et performants que ne le pensait Piaget. Cela précise la dynamique de progrès, notamment dans les premiers mois de la vie. Les données récentes contredisent les analyses de Piaget sur les très jeunes enfants mais confirment ses conceptions théoriques.
- plusieurs travaux récents et sérieux soulignent l'importance de la dynamique autonome dans le développement de l'efficience mentale. C'est vers les années 1950, que Skodak et Skeels notèrent chez les enfants adoptés et passé l'âge de six ans, une corrélation de l'efficience intellectuelle mère/enfant plus forte avec la mère biologique qui n'avait pas rencontré son enfant qu'avec la mère adoptive qui l'avait élevé pratiquement depuis la naissance. M.P. Honzik montra quelques années plus tard, reprenant entre autre les travaux de Skodak et Skeels que les corrélations mère biologique/enfant étaient à peu près identiques que l'enfant ait été élevé par sa mère ou adopté. Il y a quelques années, Fulker et Defries effectuèrent un travail identique, avec encore plus de rigueur et de précision et trouvèrent des résultats encore plus étonnants puisqu'ils montrèrent qu'entre trois et sept ans, la corrélation d'intelligence s'accroissait entre enfants adoptés et leurs parents biologiques (passant de 0,15 à 0,28) et s'abaissaient entre enfants adoptés et leurs parents adoptifs (passant de 0,16 à 0,06). Même si les chiffres doivent être acceptés comme des approximations car le nombre des enfants examinés n'était que de 245, le fait demeure peu discutable et correspond aux travaux antérieurs de Skodak, Skeels et M.P. Honzik. Il paraît devant ces chiffres, que l'enfant, avec sa constitution neurologique innée, est un acteur essentiel de son propre développement.
- l'assimilation de données sociales joue néanmoins un rôle très important dans le développement. Les travaux de Meltzoff que nous verrons plus loin (V-), ont montré que l'imitation se manifestait beaucoup plus tôt que ne le pensait Piaget, dès les premiers jours de la vie. Cette imitation n'est pas de nature représentative et on ne peut lui accorder une valeur intentionnelle. Elle n'en traduit pas moins une initiative de l'organisme dans l'acquisition des conduites. Il est intéressant du reste de noter une évolution conjointe de l'imitation et de la socialisation chez les oiseaux comme chez les primates.
- H. Papouzek a démontré l'intérêt du nourrisson de deux ou trois mois pour l'exploration systématique. Le nourrisson cherche intensément à comprendre comment il peut provoquer lui-même l'illumination d'une lampe électrique, sans guère se soucier du résultat obtenu; il arrête sa recherche en dépit de l'extinction de la lampe dès qu'il estime avoir précisé le mécanisme d'éclairage.
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CONCLUSION
Les différents exemples rapportés soulignent l'importance, dans de nombreux domaines, de l'autonomie biologique. Nous nous sommes concentrés sur les développements parce qu'ils étaient les plus représentatifs. Si un organisme démontre une capacité d'assurer lui-même un gain d'ordre en son sein, il est facile de lui accorder les capacités de maintenir une organisation interne équilibrée en dépit des influences perturbatrices du milieu.
L'exemple des développements autonomes a un autre intérêt. Il suggère la réalité de l'émergence de structures authentiquement nouvelles, internes ou externes, par le seul jeu du vécu de l'organisme au contact d'un environnement dénué de capacités d'organisation. Si la thèse peut être défendue aisément pour les aspects les plus élémentaires du fonctionnement biologique, elle peut également être envisagée dans les formes comportementales les plus sophistiquées. Les fonctions cognitives, notamment, peuvent être conçues comme des émergences du fonctionnement neurologique au contact de l'environnement.
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