Du Cerveau à la Pensée:
Théorie de la Connaissance et Autonomie Biologique
par Jean-Claude Tabary (rev.2005)
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CHAPITRE IV: THEORIE DE L'AUTONOMIE
ET THEORIES DE LA CONNAISSANCE



"Nous devons nous rendre compte que nous ne sommes

pas spectateurs mais acteurs dans le théâtre de la vie."


Niels Bohr


Résumé: 1. Réalisme et Autonomie.


Il y a des aspects du réalisme qui sont compatibles avec l'autonomie mais un certain nombre de problèmes doivent être résolus. Si on envisage le dualisme et le monisme pour qualifier le biologique et le mental, aucune des deux thèses n'est très satisfaisante. Il faut donc favoriser l'hypothèse de "l'émergence" du mental à partir de l'exercice biologique au contact de l'environnement. Il faut préciser le sens exact et le rôle du symbole; cela conduit à expliquer l'apparence du réalisme des "idées" par des idées ou des formes qui ont une histoire repérable mais qui se sont détachées secondairement des conditions de leur genèse. C'est le troisième monde de K. Popper.


2. Idéalisme et Autonomie.


Il est difficile de concilier l'autonomie biologique et l'idéalisme kantien traditionnel puisque cette doctrine refuse toute analyse du sujet lui-même, considéré comme premier. L'accord est au contraire excellent avec les néo-kantismes de Lange et Helmholtz.


3. Vérité et Cohérence


La théorie de l'autonomie biologique conduit à récuser la possibilité de définir une vérité, et donc à admettre la nécessité de faire appel au concept de cohérence. La cohérence peut être envisagée dans le cadre du réalisme mais est beaucoup plus essentielle en dehors de lui.


4. Les Significations.


Une comparaison est effectuée au niveau des significations avec la "réduction" phénoménologique qui a une très grande portée épistémologique mais les thèses du constructivisme conduisent à remplacer l'appel aux "essences" par une recherche d'ontogenèse, retrouvant les conditions d'origine d'un concept, d'une idée, d'une signification. Il est devenu possible aujourd'hui d'envisager comment les significations apprises se détachent de l'activité neurobiologique initiale. La théorie de l'autonomie biologique conduit également à revoir la valeur des significations : significations utilitaires selon les critères de nécessité de l'homéostasie et dans une moindre mesure, de l'autopoièse, significations subjectives par rapport au sujet qui les manipule, significations conformes au point de vue "sélectif' et non "instructif' (Jeme), significations authentiquement nouvelles par combinaisons dans le temps, de perceptions ou d'opérations.


Dans la connaissance humaine, le lexique des significations est marqué par la particularité des organismes supérieurs, qui est de reconnaître les objets (identification) indépendamment de leur valeur vis à vis de l'organisme (signification). Dans le monde animal, il faut distinguer significations innées et significations apprises mais de plus, il faut retenir le double intérêt des significations innées: permettre une adaptation immédiate à la naissance mais aussi constituer la référence indispensable des connaissances apprises. Le schéma est comparable pour les significations humaines, mais le détachement des significations apprises par rapport aux significations innées est encore plus important. L'observation du très jeune nourrisson et les données neurophysiologiques récentes conduisent à revoir complètement ce que sont les images perceptives permanentes. Elles sont à la base des significations apprises mais ne peuvent guère évoluer avec elles, d'où l'appel indispensable aux couples signifiant/signifié, reliant arbitrairement une signification apprise à une image perceptive. Cela conduit au symbole, terme ambigu car de nombreuses définitions ont été données, souvent contradictoires. Nous primons le contexte symbolique où le point essentiel est la dissociation signifiant/signifié. Le concept est le noyau structural, universel du symbole. Il n'est pas complet car il ne précise pas comment le symbole est considéré en situation, comment il est subjectivisé. Une redéfinition de la prégnance est donnée, en dehors de la gestalttheorie, pour expliquer la différence entre un symbole prégnant et un concept.


Les différents exemples de fonctionnement biologique analysés précédemment (III-), permettent d'envisager très positivement une théorie de l'autonomie biologique. Il est alors logique de rechercher quelles conséquences une telle théorie peut avoir sur une conception de la connaissance.


Une conclusion s'impose immédiatement, celle d'une contradiction complète entre la théorie de l'autonomie et l'empirisme psychologique du béhaviorisme ou des théories du conditionnement classique. Implicitement, l'empirisme envisage une connaissance qui s'impose aux organismes connaissants et fait de ceux-ci des systèmes passifs, simples lieux géométriques d'inscription des habitudes liées aux régularités du milieu. Cela est évidemment à l'opposé de l'autonomie.


Inversement, la théorie de l'autonomie ne peut que s'accorder avec un constructivisme cognitif où la connaissance est élaborée par l'organisme au contact du milieu, à partir d'une réflexion sur le résultat des actions. L'aphorisme général de l'auto-organisation, "Le Vivant, maître de son évolution" prend l'aspect particulier du vivant créateur de ses connaissances apprises. Cependant, cette adéquation ne fait pas disparaître tous les points d'interrogation de l'approche épistémologique et il est important de confronter la théorie de l'autonomie biologique à de multiples positions théoriques.



1. Réalisme et Autonomie.


Nous avons pu constater qu'un réalisme minimal est mieux que défendable. Cependant, de nombreux aspects du réalisme qui, a priori, ne semblaient pas poser de problèmes particuliers, vont ouvrir des points d'interrogation dès lors que la thèse de l'autonomie biologique est défendue.


1.1. Dualisme ou Monisme ?


Au réalisme traditionnel est relié une distinction de nature ou de substance entre le fonctionnement biologique et le fonctionnement mental. Leibnitz, Malebranche et Spinoza, continuateurs de Descartes, ont bien perçu les difficultés de ce dualisme, et ont chacun à leur manière, proposé des solutions philosophiques qui n'emportent guère la conviction. L'attribution au fonctionnement biologique de qualités d'indépendance, de choix, de libre-arbitre classiquement réservées au fonctionnement mental, renouvelle complètement les données de l'analyse.


Lorsque ces qualités sont attribuées conjointement à l'organisme biologique et à un hypothétique "animus" de nature distincte, il y a toutes les conditions d'un conflit entre deux systèmes autonomes, ayant en partie au moins une finalité qui leur est propre. Sans arguments très solides, A. Koestler a ainsi décrit les conditions d'un conflit comparable lorsqu'il oppose un paléo-cerveau émotif et un néo-cerveau intelligent. Cette situation conflictuelle est d'autant plus difficile à envisager qu'une véritable théorie de l'autonomie biologique suppose au contraire une coopération entre les différents niveaux de l'organisation interne. Qu'on parle ou non de parallélisme psychophysiologique, toute conception qui suppose l'existence conjointe de deux structures autonomes en partie disjointes, disposant chacune de processus de décision, se heurte immédiatement à des difficultés du même genre.


Inversement, on peut qualifier de monisme la thèse qui récuse le sens d'une distinction de substance entre le biologique et le mental. Par définition, le monisme rejette le réalisme de natures, semble a priori mal s'accorder avec les autres principes du réalisme, et rejoint le plus souvent l'empirisme.


1.2. L'Emergence du Mental.


En fait, la théorie de l'autonomie biologique favorise un monisme, mais un monisme non réducteur qui ne cherche pas à définir un fonctionnement mental purement et simplement par un déroulement d'activités neurologiques. Les thèses les plus satisfaisantes sont celles qui voient dans l'activité mentale, une émergence à partir de l'activité neurologique, mais avec un niveau de fonctionnement ayant une finalité propre. Deux conceptions théoriques illustrent bien cette émergence.


1.2.1. La conception d'E. Claparède,


E. Claparède voit dans le fonctionnement mental, un prolongement de l'activité sensori-motrice lorsqu'il devient nécessaire pour l'organisme, de construire des adaptations spécifiques aux particularités du milieu rencontré.


1.2.2. Le Fonctionnalisme américain.


Le "fonctionnalisme" est défendu notamment par J.A. Fodor et il l'a été dans un premier temps par H. Putnam. Les auteurs décrivent ainsi des propriétés cérébrales que l'on peut définir "sans mentionner la physique ou la chimie du cerveau". J.A. Fodor résume l'explication du fonctionnalisme par les points suivants :


- il est indispensable d'apprécier un élément mental par rapport à leurs relations avec d'autres états mentaux et il ne faut pas relier un à un, un événement neurologique limité et un événement mental isolé. Un état mental peut et doit être défini par ses relations causales avec d'autres états mentaux.


- il faut définir le "software" du fonctionnement mental indépendamment du "hardware" du fonctionnement neurologique. En revanche, dit Fodor, événements cérébraux et interactions fonctionnelles peuvent suffire à définir un état mental.


1.2.3. La conjonction des points de vue de Claparède et du Fonctionnalisme.


Ces deux conceptions apparaissent extrêmement riches, mais il est essentiel de les rapprocher car c'est l'assimilation des données d'environnement qui assure l'originalité du fonctionnement mental au-delà du fonctionnement neurologique. Isolé, le fonctionnalisme nous parait manquer de bases explicatives. Il nous semble que la pensée du fonctionnalisme serait encore mieux traduite s'il était évoqué une émergence d'une activité mentale qui pourrait être définie sans mentionner obligatoirement le fonctionnement neurologique qui pourtant, la supporte. Repris dans le cadre d'une émergence, le fonctionnalisme devient très positif.


Quelques remarques complémentaires nous paraissent devoir être faites:


- l'indépendance d'un niveau d'organisation par rapport aux niveaux plus élémentaires doit être prise à la lettre. H. Putnain fait remarquer qu'une même fonction peut être assurée par des systèmes de constitution très différente, ce qui assure bien une originalité: "Les robots connaîtront peut-être des jours de colère". Il serait sans doute plus exact de dire que nous aurons sans doute besoin un jour d'utiliser le concept de colère pour décrire le comportement des robots. Ce faisant, une "fonction" devient une dimension particulière de la description de tout système et pas nécessairement un type d'activité indépendante au sein du système.


- l'émergence du mental par rapport au neurologique est de même signification que l'émergence de la matière atomique par rapport aux différentes formes fondamentales de l'énergie, l'émergence de la vie par rapport au métabolisme physico-chimique complexe, l'émergence de l'individu achevé par rapport à l'oeuf. La notion de niveaux d'organisation emboîtés et ayant chacun une finalité propre nous parait fondamentale. Selon le schéma du holon d'Arthur Koestler, l'exercice des éléments de rang inférieur suffit à générer le fonctionnement et la finalité de rang supérieur. Cette finalité n'en est pas moins pour autant, originale et spécifique.


- l'émergence du mental est donc l'aspect diachronique de l'organisation cérébrale synchronique qui associe la poursuite d'un fonctionnement biologique et la superposition d'un fonctionnement mental. Au dualisme postulant une différence de substance entre le corps et l'esprit, il faut substituer une dualité fonctionnelle, distinguant un aspect biologique et un aspect mental de l'activité cérébrale. Cependant le second aspect ne remplace pas le premier, au même titre que l'individu achevé occulte l'oeuf initial. L'activité mentale est plutôt une "façon particulière de fonctionner" de l'activité biologique, générée secondairement par cette dernière activité, du fait de l'exercice au contact de l'environnement physique et social.


1.2.4. Les conditions de l'Emergence de la Pensée.Trois conditions expliquent la genèse d'un niveau d'organisation et d'une finalité complémentaires


a) la réflexion de l'expérience vécue et sa pérennisation. Par réflexion, nous entendons la possibilité de confronter le résultat d'une action avec l'information ou l'intention, qui sont à l'origine de cette action. L'activité métabolique de l'oeuf se réfléchit sur la lecture de l'A.D.N. pour en infléchir la transcription. Les organes nés de cet infléchissement sont pérennisés et constituent les éléments de base qui préludent à une nouvelle organisation. De même, l'activité neurologique durant les premiers mois de la vie, au contact de l'environnement, renforce certaines liaisons et en atténue d'autres. Il en résulte une modification de l'organisation cérébrale avec apparition de groupements d'activité originaux, correspondant aux "schèmes" des descriptions piagétiennes. Ces schèmes, en s'articulant entre eux, forment la base d'un nouveau plan d'organisation, ébauche de la pensée.


b) la rencontre régulière avec un autre système ou l'absorption dans un autre système. Englobées dans un fonctionnement commun durant le vécu, des structures cérébrales initialement indépendantes, apprennent à fonctionner l'une par rapport à l'autre. Il en résulte un nouveau niveau de fonctionnement. Ainsi, l'oeil gauche apprend après la naissance, à fonctionner en tenant compte des données de l'oeil droit et réciproquement. Apparaît la vision binoculaire et une appréciation de la profondeur, très supérieure à la vision monoculaire que pouvait donner l'oeil isolé.


c) une mobilité suffisante des schèmes pour permettre une activité cérébrale portant exclusivement sur une confrontation des schèmes. Au cours de l'activité adaptative, les schèmes appris ont tendance à s'appliquer à tout objet. Le schème acquiert ainsi une permanence et une indépendance vis à vis de l'objet de son application. Le schème devient très mobilisable et peut s'appliquer, non plus à un objet extérieur mais à d'autres schèmes. C'est la combinatoire dynamique et intériorisée des schèmes qui qualifie la pensée.


Ces trois conditions sont indispensables à l'émergence du fonctionnement mental. Dans les trois cas, une situation nouvelle de vécu modifie le fonctionnement des éléments existants, et fait apparaître une organisation nouvelle avec des propriétés nouvelles et une finalité nouvelle. C'est le contact de l'organisme humain avec un environnement présentant des régularités qui initie, comme le pensait Claparède, le fonctionnement mental. Environnement et organisme forment une entité nouvelle avec apparition d'interactions structurantes, y compris au sein de l'organisme. Ces interactions sont en quelque sorte, cristallisées et deviennent les éléments de base d'une activité dynamique que les articulent.


C'est donc la réflexion de l'activité neuro-cérébrale sur elle-même dans ses relations avec l'environnement, qui initie des modifications ponctuelles de structure, conduisant à une organisation nouvelle qui ne pouvait être définie, ni à partir des seules propriétés d'environnement, ni à partir des seules données du fonctionnement neurologique.


1.2.5. La manipulation des symboles.


L'originalité et l'indépendance du fonctionnement mental résident également dans ce que H. Simon appelle la manipulation de symboles, c'est à dire d'éléments qui peuvent être coordonnés en structures, qui sont accessibles à des opérations logico-arithmétiques réversibles et qui peuvent être porteurs de significations quelconques. Suivant le point de vue du fonctionnalisme, ces caractéristiques sont également présentes dans un ordinateur. La particularité du vivant est de présenter conjointement ce niveau opératoire et symbolique, et de l'appliquer sur les niveaux perceptivo-moteurs neurologiques, ce qui réalise une autonomie comportementale que ne présente pas l'ordinateur. Les significations initiales des entités symboliques sont dictées par la constitution biologique et elles évoluent ensuite sous l'influence du vécu, notamment du vécu social. Le langage assure ainsi une transformation profonde des fonctions symboliques.


1.3. La réduction du Réalisme des Idées.


La théorie de l'autonomie biologique conduit-elle à brûler Platon et le réalisme de l'idée, des espèces naturelles, ou plus largement, ce que les auteurs anglo-saxons appellent le réalisme de natures ? Autrement dit, la théorie de l'autonomie biologique admet-elle qu'un organisme puisse assimiler directement des "formes" ou "structures" de l'environnement ? La réponse est complexe et doit faire intervenir au préalable, la distinction de N. Jerne entre les modes instructifs et sélectifs d'acquisition des connaissances (Il- et VI-).


- le mode instructif supposerait l'intégration de structures externes porteuses d'informations étrangères à l'organisation interne de l'organisme et en perturbant donc le fonctionnement. Cela est évidemment difficilement conciliable avec le principe d'autonomie.


- le mode sélectif dans une perspective réaliste, reviendrait à découvrir une correspondance entre des structures externes de l'environnement et des structures internes de l'organisme, préexistantes ou actualisées. Rien n'est alors a priori en opposition avec le principe d'autonomie mais il faut démontrer l'existence de telles structures internes et préciser comment elles apparaissent au cours du développement embryologique. Or la façon dont s'effectue le développement embryologique du système nerveux central laisse peu de place à l'élaboration de structures internes qui auraient également une signification a priori pour décrire un environnement non encore rencontré. La même réflexion peut être reportée au niveau du développement cognitif de l'enfant, marqué manifestement par la construction de schèmes dérivés des formes établies durant le développement embryologique.


En définitive, il y a bien une certaine antinomie entre le réalisme de natures et l'autonomie biologique. Cependant les contraintes qui pourraient en résulter sont relativement limitées. La théorie de l'autonomie biologique ne rejette pas, loin de là, une assimilation directe d'une "gestalt" qui a une histoire' selon l'expression de Piaget, et qui s'est détachée ensuite de cette histoire, comme "la toile de l'araignée" se détache de l'araignée, selon l'expression de K. Popper. Nous avons vu qu'il y avait là une alternative au strict réalisme des idées ou concepts. Un tel processus impose cependant que l'organisme fasse correspondre les "formes" extérieures, après les avoir rencontrées, avec des configurations internes qui lui sont propres.


En pratique, l'assimilation directe de formes qui paraissent à priori parce qu'elles ont perdu leurs racines historiques, est une nécessité. C'est le seul moyen pour un individu de bénéficier des expériences d'autrui qu'il n'a pas eu l'occasion de faire lui-même. Tout le bénéfice socioculturel est donc soumis à l'assimilation de formes apparemment premières. Par ailleurs, toute la dynamique stratégique de la rationalité restreinte décrite par H. Simon ) suppose également le maniement de formes perçues comme des à prioris. Sous conditions, un tel schéma s'intègre très aisément dans une théorie de l'autonomie biologique :


- la forme extérieure, première pour l'utilisateur, est intégrée par assimilation à une forme interne que cet utilisateur a lui-même élaborée, antérieurement ou immédiatement après la rencontre avec la forme extérieure. C'est ainsi que le mot entendu pour la première fois, forme auditive a priori, est assimilé et "compris" ou signifié par application à une expérience antérieure particulière du sujet.


- le lien entre une forme a priori et une configuration interne est initialement approximatif. Il doit donc être provisoire et peut être remis en cause ultérieurement, laissant la place à des liens plus précis. Au cours de cette évolution, la forme qui semblait initialement première peut fort bien apparaître secondairement réductible. Nous reprendrons cet aspect ontogénétique essentiel dans l'analyse de la dégénérescence (X-).


1.4. Les limites du point de vue sélectif.


En immunologie, point de départ des réflexions de Jerne, il est possible de se cantonner au strict point de vue sélectif si on considère des façons d'exister potentielles à côté de façons d'exister immédiatement disponibles ; les anticorps traduisent chacun authentiquement une "façon d'exister" par combinaison dans l'espace d'éléments préexistants. Il ne peut pas être exclu que tous les anticorps possibles ne soient concrètement édifiés durant la vie embryonnaire. Le passage d'une combinaison potentielle à une combinaison actuelle est donc simple. Il n'en est pas de même au niveau des connaissances "mentales".


Lorsque nous nous représentons un "paysage complexe" réalisé par conjonction de plusieurs scènes perceptives élémentaires, apparaît déjà la nécessité d'une séquence temporelle qui dépasse une "façon d'exister" unique, même potentiellement définie. Cet aspect temporel est encore plus accentué lorsque nous évoquons un "souvenir" événementiel. Le processus est exactement comparable lorsque nous associons plusieurs opérations élémentaires pour constituer un algorithme. Le point de vue strictement sélectif ne peut rendre compte de ces faits car les séquences elles-mêmes ne renvoient évidemment à aucun élément constitutionnel, même potentiel. Inversement, nous constatons que J. Piaget avait donné par avance une explication de conditions voisines à propos de son interprétation de la mémoire. Pour Piaget, la mémorisation proprement dite se limite à quelques traces qui permettre de revivre totalement un présent équivalent au souvenir passé. On peut supposer une même prolongation au principe sélectif :

- chaque processus instantané correspond bien à une "façon d'exister" au sens strict du terme,

- la mémorisation entraîne la fixation indépendante d'une ou de plusieurs "façon d'exister*" qui décrivent l'organisation séquentielle,

- la succession prévue des façons d'exister peut alors être revécue dans le temps présent.


Il est bien évident qu'une telle manière de faire dépasse le cadre du mode sélectif mais ne dérive pas pour autant vers le mode instructif.


2. Idéalisme et Autonomie.


Le primat du sujet que postule l'idéalisme kantien s'accorde évidemment avec une affirmation d'autonomie de ce sujet. Il n'en est que plus important de souligner combien cette autonomie kantienne n'est pas totalement conciliable avec une autonomie biologique. L'idéalisme kantien est dualiste, tout au moins dans sa formulation fondamentale. La correction néo-kantienne introduite par Helmholtz et F. A. Lange résout une partie des difficultés en reliant l'a priori du temps et de l'espace à un inné biologique. Un obstacle demeure néanmoins qui est celui de la conscience, à laquelle la conception kantienne, nous semble-t-, attribue une transcendance qu'elle n'explique pas.


3.Vérité et Cohérence*.


Réalisme et idéalisme traditionnels ont en commun de fournir des critères de vérité, que ces critères existent sous forme de vérités d'évidence, de concepts significatifs a priori ou en raison des propriétés constitutionnelles de l'entendement. Inversement, les critères de vérité ne peuvent se trouver que dans les aspects traditionnels du réalisme ou de l'idéalisme. L'abandon de toute référence de vérité pose évidemment un véritable défi à toute conception épistémologique qui ne s'appuierait pas sur ces aspects traditionnels. Ce défi concerne la recherche de critères de validation dans la mise en place des données cognitives nouvelles, et de critères de significations puisque celles-ci ne sont pas définies a priori.


3.1. Cohérence et Réalisme.


A la notion manquante de vérité, peut être substituée la notion de vraisemblance s'appuyant sur une cohérence des constructions mentales. Le schéma réaliste, implicite dans toute l'élaboration scientifique occidentale depuis le XVIIème siècle, favorise deux formes de validité, indépendantes de toute notion de vérité, et qui s'appliquent directement à une analyse de cohérence :


- une validité externe qui traduit une cohérence par l'accord entre un modèle hypothétique et le déroulement effectif d'un phénomène extérieur prévu. C'est la résistance du monde environnant qui canalise un imaginaire qui, lui, peut se permettre n'importe quelle construction. La méthode expérimentale proprement dite a seulement complété cette recherche de validité en montrant l'intérêt de contrôler le maximum de variables au cours de la vérification de l'hypothèse. Ce contrôle est à l'origine de deux propriétés fondamentales de validation :

a) l'expérience est indéfiniment "repétable", ce qui permet sa reprise en cas de doute

b) l'échec expérimental est aussi significatif que la réussite, puisque le résultat avait été intégralement prévu à partir de l'hypothèse. De ce fait, une seule mise en échec d'une prédiction suffit à contester une hypothèse. C'est le principe de réfutabilité des "bonnes" hypothèses.


- une validité interne, assurant une cohérence en reliant par la voie de la logique, les hypothèses aux données établies et acceptées. Cette validité est évidemment moins "forte" que la précédente mais elle est plus économique et elle est la seule possible lorsque les conditions requises pour une véritable expérimentation ne sont pas réunies.


3.2. Cohérence et Théorie de l'Autonomie.


Lorsque les vérités d'évidence sont refusées en tant que telles, la technique de validation par constat de la cohérence, n'en est pas pour autant complètement modifiée.


- la validation externe est indépendante d'un réalisme ou d'un idéalisme sous-jacent. La méthode expérimentale est un outil de validation essentielle, indépendamment d'un choix philosophique.


- la logique demeure un outil de validité extrêmement puissant pour relier, non plus les hypothèses aux vérités d'évidence mais les hypothèses entre elles. Comme Humberto Ecco le fait dire à son héros, il y a des milliers de façons différentes d'expliquer un fait isolé. Mais si ce fait isolé est relié à un autre fait, le nombre d'explications possibles pour expliquer conjointement les deux faits est beaucoup plus réduit. Seul un petit nombre d'hypothèses peuvent demeurer explicatives devant un très grand nombre de faits reliés entre eux.


Les analyses épistémologiques de J. Piaget donnent toute sa valeur à cette réflexion sur la concordance des hypothèses, lorsque l'auteur démontre les liens de dépendance existant entre les différentes disciplines scientifiques. La physique est directement reliée aux opérations logico-mathématiques. La biologie trouve chaque jour davantage, sa validation dans une caractérisation physico-chimique. La psychologie intègre de plus en plus les contraintes du fonctionnement neurologique mais discute du bien fondé et de la signification des opérations logico-mathématiques. La recherche d'une cohérence avec les données des différentes disciplines scientifiques, traduit une rigueur de pensée à la fois souhaitable et difficile à réaliser, et qui pourrait largement en remontrer à tout mouvement scolastique ou dialectique.


4. Les Significations.


La théorie de l'autonomie conduit à penser que la référence de toute donnée comportementale, donc de toute connaissance est une valeur rapportée à l'homéostasie, rejoignant la finalité fondamentale des organismes qui est de conserver leur identité. Cette référence est cependant manifestement insuffisante pour préciser les significations et leur origine, notamment vis à vis des courants de pensée modernes concernant la sémantique, et qui tentent d'affirmer bien souvent un discours premier comme source de significations.


Toute connaissance, innée ou apprise, suppose la présence dans l'organisation interne du sujet de connaissance, d'une référence de l'objet connu. Le principe d'autonomie impose que cette référence ne soit pas une "instruction", initialement étrangère au sujet, et qui vienne s'intégrer secondairement dans son organisation. Sur ce point, il n'y a pas nécessairement opposition avec le réalisme.


4.1. Signification et Réduction phénoménologique.


Platon supposait la présence conjointe des idées chez le sujet de connaissance et dans l'environnement. Selon le mécanisme de la "maïeutique", le vécu était l'occasion de retrouver "l'idée" au coeur des objets de l'environnement où elle était présente sous une forme camouflée. Ainsi Platon pouvait affirmer simultanément que la connaissance des mots précède la connaissance des choses et dire dans le Cratyle que ce n'est pas des mots qu'il faut partir pour chercher le réel. C'est le contact avec le réel qui permet de retrouver l'idée contenue à la fois dans le mot et l'objet.


La notion de maïeutique était quelque peu sommaire et guère convaincante. Il nous semble que la dynamique décrite par la phénoménologie est beaucoup plus positive. La prise de conscience de l'idée passe par de nombreux processus subjectifs et déformants. La découverte de l'idée dans l'objet relève d'une décision personnelle. Par la suite, l'organisme décide une généralisation dans des limites qu'il définit lui-même. Au cours des transformations successives qui marquent l'élaboration de significations apprises, deux phénomènes se produisent:


- une distorsion de plus en plus prononcée apparaît, du fait de la part d'erreur qui marque obligatoirement tous les jugements subjectifs successifs.


- la disparition des critères permettant éventuellement une correction, par oubli d'une grande partie des événements déterminant l'évolution des significations. La signification innée initiale notamment, est totalement oubliée, cela d'autant plus que la prise de conscience initiale est particulièrement fruste.


Ces processus de distorsion et d'oubli concernent l'évolution ontogénétique de l'organisme humain mais aussi l'évolution culturelle qui pérennise longtemps les erreurs une fois formulées, et accumule les certitudes invérifiables. Le vécu entraîne ainsi obligatoirement une distorsion des significations, sur laquelle la phénoménologie a insisté avec raison. Une "réduction" s'impose pour retrouver les distorsions et préciser alors les "essences" ou les normes".


Ce schéma n'est cependant pas pleinement satisfaisant puisqu'il est marqué des défauts du réalisme de natures. Entre autres défauts et indépendamment de la notion même des idées et de leur existence propre:


- le schéma phénoménologique, au moins chez Husserl, semble nier les significations essentielles authentiquement apprises, ou les réduit à une combinaison de significations innées. Par ailleurs, ce schéma phénoménologique n'offre pas les critères permettant d'affirmer qu'une "réduction" a été effectivement réussie.


- mais surtout, il y a rupture avec l'explication biologique car il n'est pas possible d'expliquer comment l'idée interne d'essence ou de norme s'est insérée dans l'organisation cérébrale au cours du développement ontogénétique. Il est impossible de rendre compte de l'adéquation existant entre les formes internes et les objets externes qu'elles décrivent dans un environnement étranger à l'organisme durant le temps de sa genèse à l'abri de l'environnement. Il faut donc reporter jusqu'à l'oeuf initial, la présence des essences et des normes. La connaissance que nous avons de l'oeuf et de son contenu informationnel ne laisse guère de place aux idées. Dès lors, la phénoménologie semble imposer un dualisme qui réduirait évidemment toutes ces difficultés.


4.2. Significations et Constructivisme.


Les mêmes objections faites au réalisme, s'appliquent à l'idéalisme. Affirmer l'existence dans l'entendement de significations a priori directement applicables à l'environnement reviendrait simplement à internaliser le discours premier, sans pouvoir expliquer sa genèse. Ni le réalisme, ni l'idéalisme traditionnels ne peuvent donc expliquer comment les significations de l'environnement peuvent s'ancrer sur l'organisation biologique et neurologique de la naissance. Cet ancrage est évidemment imposé par la théorie de l'autonomie qui récuse une origine des significations à partir d'instructions allonomiques (I-). Mais de plus, la théorie de l'autonomie ancre l'organisation néo-natale sur l'oeuf et sa dynamique, ce qui rend très difficilement acceptable toute forme de représentations innées de l'environnement. Il devient alors manifeste que le constructivisme est la position qui traduit le mieux l'origine des significations en respectant la théorie de l'autonomie.


J. Piaget a proposé le premier une réponse en reliant le schème sensori-moteur appris à l'exercice des "réflexes", considérant évidemment que ces réflexes sont innés. Si le principe explicatif nous parait essentiel, l'usage qu'en a fait Piaget ne nous paraît pas convaincant et une profonde révision est pour nous, indispensable.


- après avoir énumérer de nombreux réflexes, Piaget se cantonne au réflexe de succion-déglutition et il apparaît bien difficile de concevoir une émergence du fonctionnement mental sur ce seul réflexe. Peut être Piaget a-t-il été influencé par la théorie psychanalytique mais de nombreux travaux ont infirmé l'importance de la fonction alimentaire, même dans la genèse des relations sociales (222). De plus, Piaget accorde au nourrisson des capacités opératoires extraordinaires sur le plan de compétences perceptives au contact de l'objet, qu'il considère comme apprises et caractéristiques de l'intelligence sensori-motrice. L'élaboration de perceptions à partir des informations sensorielles liées à la mise en jeu de mécanismes innés, est très complexe. L'appel à des "formes" innées étant récusé par Piaget, il ne resterait donc plus pour expliquer les perceptions, que des mécanismes opératoires d'organisation des données sensorielles, à la fois puissants et déduits du seul exercice des réflexes ou des premières adaptations apprises; cela est bien difficile à admettre.


- les observations renouvelées du très jeune nourrisson ont fait apparaître des compétences perceptives beaucoup plus précoces et beaucoup plus élaborées que les descriptions de Piaget ne le laissaient supposer (V-). Le nourrisson de quelques jours reproduit la physionomie d'un expérimentateur. Le nourrisson de deux mois qui vient d'accéder à l'accommodation visuelle à la distance, témoigne d'une intégration de la constance de la taille, ce qui suppose une analyse conjointe de la forme et du contour. Le nourrisson de quelques jours présente des capacités de discrimination acoustiques très développées conduisant à la construction d'une compétence phonétique avant six mois.


- les travaux neurophysiologiques récents (111-3 et 111-7) démontrent des capacités d'organisation perceptive pratiquement innées et qui expliquent donc aisément les performances des jeunes nourrissons.


Il est bien évident, dans ces conditions que l'ancrage des significations sur les fonctions biologiques doit être complètement revu à la lumière de ces données nouvelles. Cela ne condamne nullement le constructivisme piagétien comme trop d'auteurs se sont précipités à le dire, mais bien au contraire, cela rend plus cohérent la naissance des significations symboliques à partir de l'activité biologique. En définitive, et pour rejoindre les thèses phénoménologiques, la réduction est indispensable mais le seul moyen pour l'épistémologue d'assurer une réduction est la recherche de l'ontogenèse des significations jusqu'à la référence fondamentale que constituent les significations innées et le catalogue des "façons d'exister" à l'échelon neurologique. Si donc les significations sont apprises, il est indispensable de conserver un oeil critique sur ces significations. Les seuls moyens d'assurer cette critique et d'étayer solidement la connaissance, résident dans l'analyse de l'histoire individuelle et la précision de l'organisation neurologique innée.


4.3. Significations et points de vue sélectifs.


Le point de vue "instructif" d'élaboration des significations est récusé à priori par le principe d'autonomie. Admettre une construction des significations implique donc l'acceptation du point de vue "sélectif". Nous remarquons que d'une certaine façon, le point de vue sélectif est platonicien: toutes les idées existent à priori dans l'entendement et une sélection de la "bonne idée" doit se faire lors de la rencontre du réel.


Il est cependant évident que le réalisme platonicien cadre mal par ailleurs avec le point de vue sélectif. Pour Platon, les "idées" existent simultanément dans l'entendement et dans l'environnement. Pour G. Edelman (052), la sélection porte sur "des façons d'exister" propres à l'organisme, ce qui est bien plus conforme aux thèses de l'autonomie biologique. Aux "essences" et aux "normes" du réalisme, se substituent les "mécanismes" de l'entendement décrits par Kant et qui construisent par application, la signification de l'objet. Autrement dit, ce que Kant appelait l'entendement serait limité à un ensemble de mécanismes biologiques et les significations traduiraient les réponses coordonnées obtenues par l'application de ces différents mécanismes lors des rencontres avec les objets de l'environnement. Ce point de vue est celui du constructivisme mais lorsque J. Piaget l'a émis, il était loin de connaître la richesse des mécanismes cognitifs constitutionnels.


Ainsi apparaît tout spécialement la précision du point de vue sélectif, exprimé par N. Jeme lui-même (Il- et III-). Il est possible de concevoir des éléments constitutionnels innés qui ont peu de valeur de signification par eux-mêmes mais peuvent former très rapidement des configurations bien plus significatives vis à vis de l'environnement. Il devient alors possible de préciser ce que pourrait être une signification qualifiant l'environnement:

- ce serait avant tout une configuration d'éléments constitutionnels. De ce fait une signification serait réductible et modifiable.

- l'élément de cette configuration serait une "façon d'exister" élémentaire de l'organisme, sélectionnée par les mécanismes de conduite.

Nous suivrons ce point de vue dans notre tentative de définir ce que pourrait être une signification.

4.4. Connaissance vécue et connaissance réfléchie.


Dans son analyse du développement cognitif de l'enfant, Piaget distingue bien la connaissance vécue et la connaissance réfléchie.

- par connaissance vécue, il faut entendre une connaissance qui se manifeste seulement en face de l'événement, même s'il y a nécessairement en dehors de l'événement une trace permanente dans l'organisation interne pour expliciter cette connaissance.

- par connaissance réfléchie, il faut entendre une signification non seulement permanente mais encore indépendante par rapport à l'événement auquel elle correspond. C'est donc une représentation mobilisable au cours d'une activité intériorisée, en dehors de l'assimilation concomitante du vécu.


Un bon exemple de la différence entre une connaissance vécue et une connaissance réfléchie est la possibilité fréquente, de reconnaître l'auteur d'un tableau vu pour la première fois, sans pouvoir pour autant expliquer sur quels critères exacts s'est effectuée la reconnaissance. De même, la reconnaissance d'un visage est une tâche facile accessible au petit enfant, même sur dessin ou photographie, sans pour autant que puissent être données les raisons de cette reconnaissance. Ce n'est du reste pas une raison motrice mais bien la pauvreté de la trace de reconnaissance qui explique qu'il soit beaucoup plus difficile de faire un dessin ressemblant du même visage, que de le reconnaître.


Trois points doivent être précisés :

- la trace nécessaire à la reconnaissance vécue, assemblage de quelques indices, est habituellement beaucoup plus rudimentaire que le modèle interne qui traduit la connaissance réfléchie.

- on peut, avec J. Piaget, considérer que la connaissance réfléchie est dérivée d'une connaissance vécue préalable. Ainsi s'explique la nécessité d'une activité perceptivo-motrice vécue durant de longs mois, avant que ne se manifestent des significations réfléchies autres que rudimentaires.

- le même mécanisme d'une combinaison d'éléments constitutionnels peut être invoqué pour la connaissance vécue comme pour la représentation interne de la connaissance réfléchie.


4.5. Identification et Signification.


Dans les organismes autonomes simples, les stimuli identifiés par les structures d'interface sont directement reliés à une réponse adaptée. Il y a bien une autopoièse métabolique et une capacité d'homéostasie mais il n'y a pas d'autopoièse comportementale et l'organisme n'isole pas les significations en tant que telles. C'est le cas du bombyx mâle qui se dirige vers l'odeur de la femelle sans intégrer la signification de l'odeur ni celle de sa propre conduite. Le nourrisson à la naissance est dans la même situation. Contrairement à l'affirmation de H. Simon d'une séparation totale des systèmes moteurs et perceptifs à la naissance (185), les significations innées perçues par l'observateur extérieur témoignent seulement d'un lien entre le stimulus perceptif et la réponse motrice, non une signification isolable. Il n'y a aucun arrêt de réflexion pour le nourrisson lui-même entre stimulus et réponse. Il ne peut donc y avoir de signification du stimulus ou de la réponse.


Dans les organismes évolués en revanche, il y a un temps d'arrêt (II) entre stimulus et réponse. Initialement, cet arrêt est provoqué par une réflexion sur l'échec adaptatif et la recherche de sa cause. C'est ainsi qu'apparaissent les significations subjectives authentiques, perçues par l'organisme lui-même en tant que telles, en même temps que naît l'autopoièse* comportementale. Seules ces significations, découpées et isolées de leur contexte méritent véritablement le qualificatif de signification. Mais il faut alors décrire deux catégories de configurations significatives, ce qui peut encore prêter à confusion:

- les configurations d'identification qui sont relatives à la capacité de reconnaître un stimulus.

- les significations comportementales qui définissent la valeur d'une réponse adaptative, essentiellement homéostatique au sens très large du terme.

On retrouve ainsi les schèmes piagétiens d'assimilation et d'accommodation et une véritable concrétisation sur le plan des significations de la distinction entre assimilation et accommodation.


Cependant, sur le plan de la représentation, la signification d'accommodation ne peut être évoquée que lors d'un déroulement sur une configuration assimilée. Il n'est pas possible de se représenter une action sans faire appel à un objet sur lequel porte cette action. Les significations réfléchies d'accommodation ne peuvent avoir d'existence propre et se traduisent par une action intérieure modifiant une configuration réfléchie d'assimilation.


Au total, il se dessine une théorie cohérente de ce qui peut être regroupé de façon un peu abusive sous le terme de significations, innées ou apprises. Une difficulté surgit cependant dans cette théorie, car la prise de conscience des significations suppose une prise de conscience préalable des mécanismes de l'entendement. Or, la connaissance de soi n'est certainement pas pleinement donnée a priori et elle est donc secondaire aux premières significations. Il n'y a pas de difficultés à envisager des significations authentiques apprises, secondaires à une connaissance de soi, mais il est difficile de comprendre ce que pourrait être une "signification" innée authentique pour un sujet. Le développement des significations authentiques va de paire avec une connaissance apprise de soi. L'existence d'un stade initial de connaissances purement vécues lorsque la connaissance de soi est nulle ou élémentaire, permet de répondre à l'objection. L'étude des significations chez l'animal fournit des précisions supplémentaires.


4.6. Les Significations dans le comportement animal.


Les observations des éthologistes permettent d'isoler dans les explications du comportement animal, des "significations" innées et des significations apprises.


4.1.1. Les "Significafions" innées.


En réaction contre l'empirisme qui considérait toute conduite animale comme provenant d'un apprentissage, K. Lorenz, N. Tinbergen et leurs élèves se sont efforcés depuis les années 1930 d'isoler des significations innées dans le comportement animal. Ils démontrèrent la possibilité d'induire des comportements stéréotypés par présentation de leurres à de très jeunes animaux sans expérience préalable. Ils en déduisirent l'existence d'authentiques "mécanismes innés de déclenchement" dont le rôle est essentiel dans le comportement animal.


Cependant, si l'existence de réactions spécifiques devant un déclencheur chez l'animal naïf ne peut être niée, il ne faudrait pas en conclure sans plus à l'existence de significations innées bien étayées, autrement que pour l'observateur. Le bombyx mâle au sortir du cocon se dirige immédiatement vers la source d'émission d'une odeur caractéristique de la femelle, mais il n'y aurait aucun sens à affirmer que cette odeur "signifie" la femelle pour le mâle. Il n'y aurait même aucun sens à dire que le bombyx perçoit l'odeur dans un premier temps, lui accorde même simplement une connotation "agréable" dans un second temps, et part à la recherche de la source d'odeur dans un troisième temps. Les trois temps sont confondus, pour le bombyx, vécus et non réfléchis. L'observateur constate simplement qu'un comportement particulier survient en réponse à un déclencheur dont il a pu préciser le caractère spécifique et le bombyx lui-même ne réfléchit aucune signification. Par ailleurs, nous retrouvons le fait signalé plus haut que la reconnaissance est possible à partir de quelques indices rudimentaires et qu'elle ne témoigne en rien de l'existence et de la richesse d'un modèle interne.


4.1.2. Les Significations apprises.


Sans que soient véritablement mise en cause l'existence des déclencheurs innés, les éthologistes contemporains, sous la direction de J.S. Rosenblatt et de T.C. Schneirla (078,169) ont bien montré que le vécu était indispensable pour coordonner des composantes innées en comportement significatif ou spécifier un comportement initialement imprécis.


- Rosenblatt en a fourni une démonstration précise dans l'analyse du comportement alimentaire du chaton à la naissance; ce comportement s'améliore durant les premiers jours, permettant une anticipation dans la réalisation des comportements moteurs. J. M. Emlen a démontré l'existence chez un passereau d'une impulsion innée à migrer de nuit en se référant à une étoile fixe. Cependant, l'exposition préalable à un ciel étoilé est indispensable à l'activation du comportement inné. Dans l'exemple célèbre de l'empreinte, il y a bien chez le jeune oiseau coureur, une impulsion innée à s'attacher à un objet perçu visuellement mais cette impulsion ne prend sa signification qu'avec le vécu. Dans ces exemples, la précision comportementale s'accompagne certainement de l'édification de significations apprises authentiques, détachées des comportements globaux.


- par ailleurs, si on suit l'évolution phylogénétique des oiseaux ou des primates, la part qui doit être attribuée aux significations apprises va croissante. Les oiseaux phylogénétiquement anciens ont un chant fixé par l'espèce alors que les oiseaux plus récents ont un chant totalement ouvert à l'apprentissage social. Dans l'évolution des primates, le point le plus marquant est celui des significations sociales et nous avons vu que chez le macaque rhésus, ces significations étaient apprises.


En définitive, l'étude du comportement animal démontre l'existence conjointe de configurations innées déclenchant des comportements spécifiques et significatives aux yeux de l'observateur, et de significations apprises. Il devient fondamental d'étudier la relation existant entre ces deux types de significations.


4.1.3. Le passage des "significafions" innées aux significations apprises chez l'animal.


Le vécu peut venir préciser une signification innée incomplètement définie, mais cela ne résume pas les relations entre significations innées et significations apprises. Deux notions apparemment contradictoires peuvent être conjointement formulées :

- l'attribution d'une valeur comportementale définie à certaines configurations perceptives est indispensable à l'élaboration des significations apprises.

- les significations apprises peuvent se détacher totalement des configurations spécifiques innées qui les ont permises.


Un exemple particulièrement probant peut être donné. Un rat mâle pubère élevé depuis la naissance en isolement social et mis en présence d'une femelle, présente immédiatement un comportement sexuel adapté. Cela ne se produit pas si le rat mâle a été privé antérieurement d'olfaction. Inversement, un rat mâle expérimenté sur le plan sexuel et chez qui on a supprimé l'olfaction, ne présente aucune modification de son comportement sexuel en face d'une femelle. Autrement dit, l'odeur de la femelle est une "signification" innée indispensable à l'acquisition du comportement sexuel, mais qui devient contingente, une fois le comportement appris, car la signification "femelle" s'est précisée et est devenue relativement indépendante de l'olfaction et du comportement sexuel global.


Ce mécanisme est absolument fondamental, généralisable et hautement caractéristique d'une théorie de l'autonomie :

- l'existence d'un corpus de configurations innées spécifiques, perceptives et motrices, est indispensable au comportement initial.

- ces "significations" innées sont ouvertes et modifiables selon les résultats effectifs des comportements.

- les significations apprises sont ainsi initialement dérivées des configurations significatives innées.

- l'évolution des significations apprises peut être marquée par un détachement complet vis à vis des significations initiales qui les ont permises.


4.7. Les Significations de la Connaissance humaine.


La caractéristique fondamentale du système nerveux central humain est de n'inclure qu'un corpus très limité de configurations innées immédiatement significatives, et d'être orienté vers la construction de significations apprises. C'est donc tout spécialement chez l'homme que doit être envisagée la relation entre "significations" innées et significations apprises, suivant les précisions données ci-dessus.


Le nourrisson à la naissance présente un corpus de conduites spécifiques innées, obligatoirement perceptivo-motrices, comportant donc un temps d'identification perceptive. Chez l'individu éduqué, ces significations innées sont presque inutiles et noyées dans le corpus des significations apprises. En revanche, ces significations innées sont essentielles aux premiers comportements du nourrisson et c'est obligatoirement à partir d'elles que s'élaborent les significations apprises. De plus, le rejet du réalisme de natures conduit à affirmer que ces significations innées, immédiatement utilisables et utilisées, aussi pauvres et limitées soient-elles, constituent la seule référence universelle de significations. En pratique, il ne faudrait pas oublier que pour un être humain en voie de développement, les significations apprises "par les autres", autour de lui et avant lui, et qui lui sont ensuite présentées, acquièrent du même coup une valeur subjective, sont qualifiées en fonction du propre corpus de significations de cet être humain et qu'elles sont directement assimilées avec cette valeur,


Il est intéressant de constater qu'un parallélisme pourrait être établi entre l'évolution des significations durant le développement ontogénétique et l'évolution qui pourrait être observée sur un ordinateur sous système expert. Initialement, les significations sont imposées du dehors par le concepteur. Mais admettons que le résultat des appréciations du système expert soit réintégrées dans le programme, les pondérations initiales étant diminuées en cas d'échec, renforcées en cas de réussite. Peu à peu, les significations initiales vont devenir des significations apprises. Peu à peu, le poids de l'expérience va augmenter par rapport aux définitions initiales. Les significations seront de plus en plus liées à une réflexion de l'ordinateur sur son activité. Ce seront de moins en moins les significations dictées initialement par le rédacteur du programme.


Inversement, de nombreux auteurs ont insisté sur le fait que dans les conditions d'utilisation habituelle, l'ordinateur ne fait que manipuler des symboles dénués de signification propre. Nous tenterons de montrer plus loin que cette utilisation habituelle mime l'aspect de l'activité mentale. Celle-ci traduit la forme la plus achevée d'une évolution qui part des "significations' innées vers les significations apprises, puis qui est marquée par l'apparition de significations nouvelles toujours plus riches et le quasi abandon des significations premières.


4.8. Significations et Images perceptives.


Auparavant, nous voudrions nous arrêter sur la nature de l'image mentale, intermédiaire développemental obligé entre la signification apprise et le symbole. J. Piaget semble faire de l'image mentale une imitation intériorisée. C'est là une explication cohérente, pratiquement obligée lorsque l'organisation à la naissance est réduite aux "réflexes" posturaux et surtout de succion. L'explication ne vaut plus lorsqu'il est constaté que l'enfant structure dès la naissance les impressions sensorielles en image coordonnée. Nous avons vu et nous verrons plus loin (V-) que l'observation renouvelée du très jeune nourrisson, comme l'étude neurophysiologique, démontrent l'existence de mécanismes perceptifs très puissants, opérationnels pratiquement dès la naissance et ensuite stables au cours de la vie.


Il faut alors considérer l'image perceptive qui se forme au contact de l'environnement et l'image intérieure. L'image formée au contact de l'environnement est contraignante, ce qui explique notamment l'illusion d'optique où nous "voyons" ce que nous savons ne pas exister. Les images ainsi formées immédiatement au contact d'un objet, l'isolant de son environnement, permettent pratiquement dès la naissance :

- de reconnaître l'objet, ce qui lui donne un début de permanence, sensible dès les premières semaines de la vie,

- de lui attribuer très rapidement une signification en le reliant au contexte d'actions motrices et d'autres perceptions dans lequel l'objet est rencontré.


Les images d'intégration perceptive au contact de l'objet sont donc très précoces mais elles sont également très riches et très stables pour un même objet tout au long de la vie. Une fois de plus, l'illusion d'optique est là pour en témoigner. Il y a là l'origine d'une correction très importante à apporter à l'oeuvre de Piaget, mais les conséquences ne s'arrêtent pas à la perception au contact de l'objet, car la construction et la nature de l'image intérieure s'en trouvent également profondément modifiée. L'image perceptive au contact de l'objet est à peu près immédiate, dès les premiers jours de la vie et précède donc considérablement l'image intérieure correspondante. Il est alors possible de concevoir que cette image interne soit une transcription simplifiée de l'image perceptive beaucoup plus riche qui se forme en présence de l'objet. Simultanément, il devient évident comme le souligne Korzybski, que l'objet "interne" traduit un processus d'abstraction, étant le point commun stylisé de toutes les perceptions vécues différentes de ce même objet.


La reconnaissance perceptive est absolument évidente à l'âge de trois jours pour l'olfaction, un mois pour l'audition, deux mois pour la vision. Il serait absurde de considérer que ce type de reconnaissance est "d'un autre ordre", "qu'il n'est pas conscient", "qu'il traduit un conditionnement passif lié à la répétition". Signalons en effet que la mouche est capable de retenir plusieurs jours, la signification péjorative du bleu ou du jaune, reliée une seule fois à une impression très douloureuse. La reconnaissance impose donc la permanence d'un schéma perceptif minimum après le départ de l'objet perçu hors du champ perceptif. Ce schéma est initialement au moins fort peu mobile, ce qui explique qu'il ne s'actualise qu'au cours de la reconnaissance perceptive.


Chez le voyant, la plupart des reconnaissances perceptives d'un objet défini sont visuelles. Par simplification, nous envisagerons seulement les images visuelles dans les analyses qui suivent. On peut penser que le schéma perceptif mémorisé est situé à un niveau d'intégration très éloigné des interfaces sensorielles et qu'il ne les inclut pas. Ce schéma persiste donc en toute indépendance des configurations de ces interfaces, de leurs perpétuelles transformations lors du déroulement du vécu. Ce schéma mémorisé résulte certainement d'une très forte simplification ne retenant qu'un nombre très limité d'indices, néanmoins suffisants à la reconnaissance lorsqu'ils peuvent être projetés sur l'image perceptive reformée au contact de l'objet. Malgré cela, ce schéma, qui a la qualité et le défaut d'une relation directe avec l'objet reconnaissable, demeure très figé, très limité, se prêtant mal à une évolution de signification.


Même Giotto ne conservait pas dans son esprit l'image du cercle parfait qu'il pouvait tracer. Il nous suffit de tenter d'évoquer intérieurement un cercle pour percevoir à quel point, l'image intérieure du cercle est loin de ce que nous percevons au contact d'un cercle de l'environnement. Nous sommes totalement incapables de créer une image visuelle du fruit, qui puisse inclure la groseille et l'ananas. Nous avons en définitive le plus grand mal à construire et à mémoriser des séquelles d'images intérieures formées durant la vision. Or inversement, au fur et à mesure que se précise l'intelligence perceptivo-motrice, les significations apprises deviennent de plus en plus complexes et donc de plus en plus difficiles à exprimer par des images internes dérivées de perceptions instantanées.


Il y a donc d'étroites limites à la réalisation d'une activité mentale intérieure basée uniquement sur des images perceptives internes dérivées par abstraction des images perceptives construites en présence des objets. Cette réflexion vaut d'une façon générale pour tous les signifiants dits "naturels" parce qu'ils traduisent un lien non arbitraire avec le réel; ainsi s'explique l'intérêt considérable des signifiants arbitraires.


L'image perceptive interne ne peut donc être une construction par imitation, car alors tout schème représentatif devrait pouvoir être imité sous forme d'image. Plus proche des objets d'environnement, l'image intérieure se prête fort mal à une évolution des significations. Cela explique sans doute la difficulté des anthrop6ides à construire des concepts dont le signifiant est arbitraire, car la vision est le seul système de représentation intérieure dont ils disposent. Il leur faudrait dédoubler les schémas internes entre ceux qui traduisent un signifiant arbitraire et ceux qui mémorisent un vécu perceptif. Ce qui est construit sur le plan des significations est donc tout autre qu'une modification apprise d'une représentation perceptive. Sans même envisager les plus hauts niveaux d'abstraction, deux processus relativement simples de l'activité perceptivo-motrice se prêtent mal à la traduction par une image perceptive interne statique :

- la réunion dans une même image interne, de perceptions d'un même objet fait de points de vue différents dans l'espace ou le temps

- la représentation d'une classe d'équivalence réunissant des objets ayant une même signification comportementale, et très différents sur le plan de la perception.


Une dissociation entre les images internes signifiantes et la connaissance signifiée devient indispensable, ce qui peut se faire de différentes façons :


- un schéma de reconnaissance ou de connaissance réfléchie peut être caractérisé par une séquence apprise et organisée de plusieurs images perceptives internes. Le mot "fruit" pourrait ainsi être évoqué par une séquence de plusieurs fruits, groseille, banane, raisin, pomme, ananas.... La reconnaissance ou l'évocation d'une seule image de la séquence peut suffire à évoquer, caractériser une signification nouvelle associant des perceptions et des actions antérieurement indépendantes et proches de l'objet reconnu. La présence effective de l'un des éléments de l'association suffit pour évoquer les autres.


- surtout dans la transcription vécue et mimée, un objet disponible peut en remplacer un qui est inaccessible. Ainsi, la petite fille de Piaget se dresse debout très droite et dit qu'elle est une église. Ainsi peuvent se créer des liens d'analogies entre objets distincts, liens qu'il est possible de rapprocher des métaphores symboliques et qui sont d'apparition extrêmement précoce chez l'enfant.


Mais ces moyens sont de portée limitée. S'impose alors la liaison pleinement arbitraire entre un signifié et un signifiant. C'est la clef de la formation symbolique. Remarquons tout de suite que sous le nom de liaison arbitraire, nous regroupons tous les intermédiaires concevables :

- une correspondance partielle entre le signifiant et le signifié peut fort bien expliquer le choix du signifiant, bien que cela ne soit pas une nécessité.

- le signifiant peut fort bien suivre des règles de contraintes linguistiques, sinon la linguistique même ne pourrait pas exister en tant que science.

- la pression sociale peut fort bien contraindre au choix du signifiant. C'est du reste la règle dans l'élaboration ontogénétique du langage humain au contact de l'environnement familial.


4.9. Signification de la Connaissance humaine et Symbole.


L'achèvement du processus évolutif des significations dans la connaissance humaine est donc le symbole. Encore faut-il prendre garde au sens attribué à ce mot car beaucoup de contradictions, de confusions apparaissent chez les auteurs, notamment dans la distinction du signe et du symbole. Pour définir symboles ou concepts, mais également formes, essences* ou normes, nous partirons de l'idée que rien n'oblige à voir dans une notion abstraite, autre chose qu'une association plus ou moins arbitraire, plus ou moins motivée, entre une étiquette (signifiant) et un algorithme reliant plusieurs opérations et assurant une abstraction construite sur des significations plus proches des significations constitutionnelles (signifié). C'est là, la thèse de Korzybski et nous la suivrons totalement.


4.9.1. Les différents sens du Symbole.


Etymologiquement et initialement, le symbole désigne un signe de reconnaissance formé par les moitiés d'un objet brisé dont on peut apprécier la concordance. Ce sens ne s'est guère conservé et deux significations très différentes ont fait suite :


- très souvent, le symbole recouvre une analogie emblématique, une métaphore à la fois prégnante et contraignante, par exemple "rouge, symbole de la révolution" parce que le rouge évoque le sang versé. Nous ne nous intéresserons pas à cette signification si ce n'est pour récuser une conception "réaliste" de la contrainte entre un symbole et ce qu'il désigne, ne reconnaissant qu'une contrainte par extension acceptée, d'une analogie partielle et surtout par l'usage.


- dans l'utilisation logico-mathématique, le symbole est une étiquette arbitraire qui n'a aucune signification par elle-même et sert à désigner un algorithme, un objet concret précis ou quelconque, une entité abstraite. Le " x " de l'algèbre ou le signe " = " expriment au mieux cet aspect du symbole. C'est en ce sens, pensons nous, que H. Simon introduit le symbole dans le fonctionnement mental.


On peut cependant se demander dans ce deuxième cas, où commence et ou s'arrête le processus symbolique:


- le " x " de l'algèbre est un symbole mathématique mais la démarche qui consiste à définir un ensemble imaginaire incluant des valeurs numériques entre deux limites n'appartient-elle pas également à la fonction symbolique ?


- le signe traduit une fonction d'équivalence qui n'est totalement définie que dans les règles de mathématiques ou de logique bivalente, et qui est donc arbitraire ou imprécise dans les situations concrètes. La fonction d'équivalence traduit donc une démarche de l'esprit qui pourrait être considérée comme symbolique.


- le symbole chimique "Cu" ne remplace pas un cuivre matériel mais le concept construit de cuivre qui a relié de façon active et subjective de nombreux objets en fonction de propriétés communes sélectionnées. Le signifié "cuivre" n'est-il pas lui-même symbolique ?


Il apparaît donc un problème de définition du symbole que nous nous garderions bien de tenter de résoudre, même si nous en avions la capacité. Nous nous contenterons de considérer que le symbole logico-mathématique est la forme la plus achevée d'une activité symbolique qui a créé également des symboles moins détachés de leur objet.


4.9.2. Le contexte symbolique.


Nous n'ajouterons pas à la confusion existante en donnant une vision personnelle du symbole. Il nous parait préférable de décrire un contexte global de ce qui peut être qualifié de symbole, ou du reste de concept car les deux notions nous semblent voisines. Ce contexte symbolique ne fait aucune référence à un réalisme de natures et intègre totalement les conceptions de Korzybski. Ce auteur considère le symbole ou le concept, comme une création que chaque individu doit refaire à partir de ses expériences propres. Le symbole est le fait d'une signification apprise, et apprise activement et subjectivement par une abstraction réfléchissante au contact d'un environnement effectivement rencontré. Aucun symbole ne fait donc référence à un lien ontologique contraignant, à un inconscient collectif quel qu'il soit, à des fantasmes originels, qui n'ont pas leur place dans l'organisation neurobiologique de la naissance. En revanche, il est tout à fait légitime d'envisager les pressions épigénétiques évoquées par Laplanche et Pontalis, qui peuvent rendre plus probables des liens symboliques analogiques en raison des particularités de la constitution biologique.


Pour des raisons proprement biologiques, nous avons vu que les images mentales évoluent peu avec l'expérience. Il n'est donc pas possible que les images mentales directement issues d'une activité perceptive puissent intégrer les acquisitions de l'activité perceptivo-motrice, construisant des significations nouvelles par confrontation des objets perçus, leurs ressemblance, leurs différences. Toute signification nouvelle ainsi formée doit alors être supportée par une image perceptive entièrement nouvelle, dont le lien avec la signification ne peut être qu'arbitraire. C'est encore pour des raisons biologiques que I'image perceptive auditive se prête beaucoup mieux que l'image visuelle à ce lien arbitraire. Derrière tout symbole, il y a donc une double réalité, celle de la création d'une signification nouvelle, de nature opératoire, et celle d'un étiquetage par un signifiant, de nature perceptive.


- derrière tout contexte symbolique, il y a un processus de dénomination par étiquetage. Que le choix de l'étiquette soit arbitraire ou motivé ne nous parait pas essentiel. Ce qui est important c'est que l'attribution d'une étiquette permet de considérer comme unitaire, l'ensemble complexe du symbole. Il nous semble que l'étiquette ainsi définie est très voisine du signifiant de F. de Saussure.


- mais ce qui spécifie le symbole est ce que F. de Saussure appelle le signifié. Dans le nom propre, le signifié est un objet de l'environnement. Dans tous les autres cas, le signifié est un algorithme, un processus d'abstraction ou son résultat selon A. Korzybski, un schème représentatif selon J. Piaget. A la base de tout symbole, se trouve un ensemble d'opérations mentales d'abstraction, extrayant des éléments significatifs d'un objet ou d'une collection et négligeant les autres, bref associant un certain nombre de relations. Même à un niveau très simple, celui d'une abstraction des caractères concrets communs à plusieurs objets, le processus marque déjà un aspect opératoire et un certain détachement par rapport au réel. Le symbole "oiseau" est dérivé tout à fait subjectivement de caractères communs au pigeon, à l'aigle, au moineau, etc. Il nous parait tout à fait correct d'affirmer que le mot "oiseau" est un symbole qui peut prendre la place d'un pigeon, d'un aigle, d'un moineau, etc., un symbole qui traduit une activité subjective d'abstraction en partie indépendante du réel. En revanche, on ne saurait accorder obligatoirement l'existence au symbole "oiseau" et nous rejetons personnellement cette possibilité.


- les premiers niveaux d'abstraction sont le point de départ de nouveaux niveaux d'abstraction, encore plus détachés du concret. C'est le cas de la classe "animal" pouvant s'appliquer aux oiseaux, insectes, poissons, batraciens, mammifères. Le contact avec le concret est alors extrêmement réduit car le processus opératoire de rapprochement d'indices communs à de multiples objets, pèse beaucoup plus lourd que ces indices. Le contact peut même être perdu comme en témoigne le fait que l'abstraction "poisson" est aujourd'hui condamnée comme sans signification scientifique. Le symbole devient alors en très faible partie un ensemble de données concrètes, en partie croissante l'algorithme qui a réuni ces données.


4.9.3. Symbole et Concept.


Selon un tel schéma, on peut se demander ce qui marque la différence entre symbole et concept. Effectivement, à nos yeux, la différence est très limitée en terme de contenu, si le concept est envisagé dans une perspective constructiviste, conceptualiste et non réaliste. Le concept pourrait être décrit comme la structure sociale commune ou universellement acceptée, du symbole; un noyau orienté vers la communication, dépouillé des particularités subjectives, et bien entendu une structure provisoire, qui a une histoire antérieure et qui est ouverte aux évolutions. Inversement, le symbole peut être pris dans deux acceptions distinctes :

- une acception générale qui inclut le concept à titre particulier,

- une acception restrictive, incluant seulement les analogies figuratives, les métaphores.


La première acception rejoint la seconde si nous considérons que le symbole peut traduire le concept en situation, vécu par un individu qui l'enrichit de données subjectives. Cet enrichissement est plus marqué lorsque des valeurs perceptives et métaphoriques accentuent la prégnance.


4.9.3.1. La richesse perceptive de l'image symbolique. Le signifiant du concept est physiquement fort peu en rapport avec le contenu du signifié. Hors de la poésie, c'est une qualité, car cela permet à 1'utilisateur de se centrer totalement sur le contenu du signifié. Le symbole subjectif au contraire est riche d'évocation perceptive qui en accentue le caractère de réalité. Ce caractère de réalité peut être du reste lui-même très subjectif. "A" est noir pour A. Rimbaud parce qu'il évoque le noir corset velu des mouches éclatantes. "I" est pourpre parce que c'est le sang craché, le rire des lèvres belles dans la colère ou les ivresses pénitentes. Nous admirons personnellement beaucoup le sonnet de Rimbaud tout en voyant le "A" rouge orangé et le "I" jaune très clair. Contrairement à Rimbaud, nous ne saurions dire pourquoi.


4.9.3.2. La prégnance du symbole. A. Lalande fait remarquer que la notion de prégnance est floue dès qu'elle est détachée du cadre de la gestalttheorie. Dans cette théorie, la prégnance traduit un accord aisément constaté entre une perception et une "bonne forme" qui lui correspond. Dans un cadre réaliste, la gestalttheorie admet l'existence "en soi" des bonnes formes, leur présence à la fois dans le cerveau et l'environnement. Si nous considérons maintenant que la "bonne forme" est une façon d'exister propre au sujet, constitutionnelle ou apprise, le sens de la prégnance est légèrement modifié et en même temps, enrichi. La prégnance devient le sentiment de plénitude, de satisfaction pour ne pas dire de plaisir, lorsque le sujet constate l'accord existant entre un objet extérieur et le modèle qu'il en a construit. La traduction en est également un sentiment d'appartenance : " j'emprunte un concept qui appartient à autrui, je vis un symbole qui m'appartient". On comprend alors plus facilement pourquoi la métaphore symbolique est ressentie affectivement. Beaucoup plus proche du réel, elle permet de revivre véritablement le lien métaphorique.


Au total, concept et symbole subjectif correspondent chacun à l'une des deux fonctions essentielles de l'imagination :

- créer un modèle explicatif possible d'un "fait surprenant", d'un insolite, et le concept est alors l'étiquette de choix qu'il convient d'associer au modèle.

- recréer un vécu intérieur effectivement riche et satisfaisant, éventuellement ou systématiquement différent du monde réel, et le symbole prégnant devient préférable.


Nous nous permettons de penser que ces caractéristiques s'appliquent également aux essences ou normes de la phénoménologie.


Au total, symboles, concepts, normes, essences, ainsi définis, deviennent des cristallisations provisoires des relations du sujet avec l'environnement, caractérisant l'équivalent représentatif de ce que Claude Bernard appelait le milieu intérieur, correspondant au troisième monde de K. Popper. On peut y voir le passeport qui relie le moi et l'environnement. Le symbole, comme tous les schèmes, a un versant subjectif interne puisqu'il traduit des actions du sujet, qu'il est une combinaison acquise et signifiée par le sujet, non inscrite dans son organisme biologique commun. Mais il a aussi un versant externe puisque le sujet n'a pris conscience de ses actions possibles que dans une relation avec l'extérieur, que le schème ne se caractérise qu'en fonction de cette action et que sa signification profonde est de permettre une représentation, un modèle de l'environnement. Cette caractérisation du symbole doit être perçue comme un arrêt provisoire, interne au moi, dans un cheminement qui part de l'environnement et qui y retourne. "Omnis idea ortum ducit a sentibus" disait Gassendi, et ce qui vaut pour le concept vaut également pour tout symbole. Mais l'idée ne devient claire dit C. Pierce qu'après une application à l'environnement, application seule capable de valider l'idée.


Ainsi définis, les processus d'abstractions ou de symbolisations emboîtées ont de multiples propriétés :


- l'étiquette est beaucoup plus facile à mobiliser que l'objet, l'algorithme ou la collection qu'elle désigne. Il est donc beaucoup plus facile d'établir un scénario intériorisé par une succession d'étiquettes plutôt que par une succession d'images perceptives et de représentations d'actions. L'étiquetage permet encore d'isoler le concept ou le symbole des circonstances de son élaboration. Cela certes, va favoriser la déviation "réaliste" consistant à considérer que l'étiquette traduit une réalité extérieure au sujet et en ce sens, l'étiquetage est néfaste. Mais il va également favoriser les abstractions de rang supérieur et devenir même indispensable aux niveaux les plus élevés d'abstraction, regroupant par concepts emboîtés interposés, des indices pratiquement impossibles à rassembler concrètement. Les données les plus abstraites ne peuvent donc être manipulées qu'au niveau des étiquettes qui les désignent ou qui ont servi à les définir. Il faut remarquer que cela concerne aussi bien le concept de "délocalisation" dans le Service Publique que la bactérie ou le neutron qui ne désignent qu'un ensemble de données expérimentales, une bactérie ou un neutron particuliers échappant à toute analyse.


- les étiquettes des données les plus abstraites sont reliées entre elles par la communauté des opérations bien plus que par une communauté de données concrètes. A la limite, les concepts se confondent avec des algorithmes strictement opératoires. Les opérations peuvent seules assurer les comparaisons conceptuelles. Il devient alors indispensable de définir les opérations logico-mathématiques utilisées indépendamment des concepts qu'elles manipulent mais il faut pouvoir également combiner ces opérations entre elles pour continuer le jeu des abstractions emboîtées. Il est alors commode de faire porter les opérations sur des symboles dont il a été décidé qu'ils exprimaient un objet quelconque, un concept "dénaturé". Considérons la formule de Cobelli traduisant la régulation du glucose :

xl = Ql(xl,ul2,u2) - Q2(xl,ul2) - Q3(xl) - Q4(xl,ul3) - Q5(xl) + lx

La formule n'a pu être écrite que sous forme symbolique en remplaçant des éléments ou fonctions biologiques par des lettres "symboliques". La formule n'a d'intérêt qu'en permettant des opérations algébriques faciles, remplaçant les expérimentations concrètes lourdes à effectuer et surtout à comparer. Se trouvent justifier l'utilisation du symbole représentant un objet "dénaturé" ou quelconque et celle des opérations totalement abstraites qui portent sur ces symboles.


Ainsi apparaît l'intérêt du symbole recouvrant toute la gamme des abstractions depuis l'objet individuel ou la collection concrète jusqu'à l'objet arbitraire simplement utilisé pour suivre le déroulement d'une succession d'opérations. Le symbole logico-mathématique traduit donc l'aboutissant ultime d'une fonction symbolique qui crée des significations apprises de plus en plus détachées des significations innées et donc de toute signification "réelle". Inversement, le symbole n'acquiert une pleine signification que par le cheminement inverse qui retrouve la succession d'abstractions qui lui a donné naissance. Le symbole est donc tout à la fois plus ou moins détaché des significations biologiques et toujours rattachable historiquement à ces significations.


Un processus identique marque l'évolution des opérations mentales. C'est très progressivement que l'opération intérieure peut être considérée indépendamment des objets sur lesquels elle porte, ainsi que des actions concrètes qu'elle reproduit. Le symbole logico-mathématique a un contenu quelconque, l'opération logico-mathématique de la logique formelle s'applique indépendamment des propriétés des objets sur lesquels elle porte. Il y a donc dissociation totale de l'objet et de l'opération et de ce fait, une liberté quasi totale est offerte pour combiner les représentations d'objet et les opérations dans des constructions cohérentes imaginaires ou tout simplement hypothétiques.


Au total, pour discuter de l'activité symbolique dans la connaissance, il est essentiel de retenir sur le plan épistémologique, cette analyse ontogénétique et historique du symbole pris dans sa double signification d'étiquette arbitraire et d'opération d'abstraction, en oubliant totalement la signification du symbole comme emblème analogique, réservant cette signification à la poésie. Ainsi, se trouve justifiés selon nous, le rejet du réalisme des idées et néanmoins l'acceptation du troisième monde de K. Popper. Il y a là, nous semble-t-il, un choix épistémologique essentiel dont nous efforcerons de démontrer la cohérence.


Ce chapitre termine une première partie. Nous y avons abordé de nombreux points qui seront repris ultérieurement. Il nous a paru important de tenter une première synthèse en confrontant les éléments théoriques impliqués par différentes conceptions épistémologiques. Nous avons voulu tout particulièrement montrer que l'émergence ontogénétique des significations à partir d'une organisation innée et par intégration du vécu était une théorie cohérente, que la fonction symbolique pouvait être essentielle, sans pour autant que le symbole ait une signification première et contraignante.

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