Du Cerveau à la Pensée:
Théorie de la Connaissance et Autonomie Biologique
par Jean-Claude Tabary
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CHAPITRE V : L'ASSIMILATION NEUROLOGIQUE DES INFORMATIONS EXTERIEURES


"Ma théorie favorite sur la sensation est qu'elle n'est pas une entrée ou introduction de quelque chose extérieure, mais une intervention, c'est à dire une transformation interne permise par une modification externe, une variation dans l'état d'un système clos qui forme relais par rapport à un système séparé."

Paul Valéry



Résumé : A) Clôture organisationnelle* et Clôture physique*


Il y a en apparence une contradiction entre la notion de clôture organisationnelle*, décrite par Maturana et Varela, et celle de système à entrée/sortie. Il est impossible de récuser le fait que l'essentiel de l'activité autopoiétique* a pour but de maintenir une référence en dépit des variations de l'environnement. Les échanges sont donc indispensables à tout système autopoiétique* mais le principe de l'autopoièse* peut être respecté si l'information extérieure devient une information interne significative et si des flux d'échanges maintiennent constantes les conditions internes.


1. Le contrôle des échanges matériels et l'état stationnaire* de non équilibre. La notion de clôture physique* contrôlée permet de résoudre toute la contradiction. Paradoxalement, les flux d'échanges postulés par le système entrée/sortie sont indispensables pour maintenir constantes les conditions du fonctionnement autopoiétique*, en dépit des perturbations liées au vécu. L'homéostasie permet le maintien dans l'état stationnaire* de non équilibre le plus compatible avec les conditions ambiantes.


2. Les conditions de l'ouverture contrôlée. Trois conditions assurent l'ouverture contrôlée. Le contrôle des échanges de produits concrets: tout produit concret devant franchir la frontière d'un système doit être reconnu et autorisé, ce qui suppose l'existence d'une interface. La même loi vaut pour le contrôle de l'échange d'informations et les systèmes d'interface. La dernière exigence est celle du maintien d'un état stationnaire* particulier, qui, dans chaque condition d'environnement, optimise la stabilité intérieure et les flux d'échanges. La structure universelle de l'interface d'information est précisée. L'interface laisse pénétrer l'information sans qu'il y ait pénétration de son support physique. Elle transforme une information quelconque du "non moi" en information significative pour le moi, mais ce faisant, elle entraîne obligatoirement un biais informatif important. Les flux d'échanges maintiennent les concentrations des produits internes. Un état stationnaire* peut donc être conservé en dépit de ces échanges. Le passage d'un état stationnaire* à un autre résume toutes les réponses adaptatives possibles.


3. La clôture physique* et la prise d'information dans les organismes biologiques. Muller puis Helmholtz ont renouvelé complètement l'approche du fonctionnement mental. Ce dont nous sommes conscients n'est pas un stimulus externe mais la décharge d'un neurone d'interface. Un écran d'interface d'entrée s'interpose donc entre l'environnement et la conscience que l'on peut avoir de cet environnement.


4. L'interface au niveau membranaire. De connaissance toute récente, le récepteur membranaire démontre pleinement la réalité du modèle universel de fonctionnement d'une interface d'entrée, présenté plus haut. La notion d'interface digitalisée peut être généralisée. L'existence et les particularités du système d'interface font que l'organisation proprement interne, la structure du système d'interface et l'enveloppe des comportements possibles forment un tout indissociable définissant tout système autonome, qu'il soit considéré isolément ou au sein d'une structure plus large. La complexification des systèmes ne peut alors être envisagée que de façon ascendante, par symbiose* des éléments en un tout et non par fractionnement d'un tout préexistant.


B) L'Interface neuronale

Dans ce qui est décrit classiquement comme "lois" de la sensation, il faut surtout retenir :

- la loi du tout ou rien : tout événement quel qu'il soit, pouvant stimuler un neurone sensoriel, provoque une même réponse de ce neurone.

- la loi de spécificité, moins universelle : il y a autant de types de neurones sensoriels distincts que d'excitants physiques ou chimiques perçus différemment. La digitalisation* des réponses et la loi de tout ou rien conduisent à accorder une grande importance à la distribution spatiale des récepteurs.

L'intérêt essentiel de la spécificité des récepteurs ne réside pas dans la possibilité d'une identification physique particulière mais dans la capacité de reproduire une distribution extérieure d'excitants de même nature physique. La détection de telles distributions est beaucoup plus fondamentale que la précision de leur nature physique.


C) Les mécanismes perceptifs

Une analyse est faite, qui se voudrait exhaustive et qui ne peut se résumer, des mécanismes perceptifs dans les champs du goût et de l'olfaction, de l'audition et de la vision. Une attention toute particulière est accordée à l'observation renouvelée du tout jeune nourrisson et à l'étude neurophysiologique de mécanismes perceptifs constitutionnels. Il en ressort que les informations sensorielles sont intégrées, mises en "formes" ou configurations perceptives, qui peuvent aisément recevoir une signification comportementale. Ces "formes" perceptives sont beaucoup plus simples et mobilisables que l'ensemble de l'état de tous les neurones sensoriels concernés; ceux-ci sont très nombreux puisqu'ils interviennent dans le dessin du schéma perceptif d'un événement, autant par le silence de nombre d'entre eux, que par l'activité des autres.

Mais de plus, les mécanismes perceptifs entraînent une distorsion délibérée pour favoriser la mise en évidence des invariants de l'objet, et donc sa reconnaissance. Le progrès de la connaissance suppose une prise de conscience de cette distorsion. La distorsion n'est du reste définie que par le progrès perceptif et non par référence à une description réaliste du monde.


D) De la Sensation à la Perception et de la Perception à l'Image mentale

Bien que beaucoup plus simple que l'ensemble des données sensorielles élémentaires et a fortiori que la situation extérieure qui est analysée, la forme perceptive élaborée au contact de l'environnement est encore trop complexe pour être aisément manipulée dans l'activité mentale. Un processus d'abstraction, retenant les seuls points significatifs est encore nécessaire pour que puisse être élaboré un schéma cognitif. Ce processus est obligatoirement probabiliste.


E) L'évolution des Images mentales

La connaissance apprise est pour une large part une correction des perceptions pour en atténuer les effets de compensation et de distorsion subjective. La représentation perceptive n'évolue pratiquement pas au cours de cette correction et il est donc de plus en plus nécessaire, au cours du développement cognitif, de faire appel à des "modèles équivalents", du reste encore largement insuffisants. Ces modèles équivalents ne peuvent être directement traduits par une image perceptive adéquate, ce qui justifie le développement de la fonction symbolique.


F) De l'image mentale à la Construction du Réel

Les schémas cognitifs simplifiés et concrets sont coordonnés entre eux pour former des constructions cognitives complexes. Au cours de ces constructions, les caractéristiques sensorielles ou perceptives perdent de plus en plus de leur importance au profit des processus opératoires. Aux échelles microscopiques ou macroscopiques qui ne sont pas les nôtres, la représentation devient " non perceptive" mais elle n'a pu se construire que sur des données perceptives. Au travers de la distorsion perceptive, puis des corrections opératoires, l'homme crée lui-même l'apparence du réel qu'il étudie.


G) De l'idéalisme et du constructivisme à l'Ecole de Copenhague.

La conception de l'espace et du temps sont au cœur de la description de l'environnement. Il est possible de retenir aujourd'hui les leçons conjointes de l'idéalisme de Kant, des conceptions de Helmholtz, du constructivisme et de l'Ecole de Copenhague. L'espace/temps euclidien est lié à la constitution cérébrale et il est dérivé par abstraction réfléchissante sur l'action, de cette constitution. Cet espace/temps favorise considérablement l'analyse de l'environnement à notre échelle mais il n'a aucune réalité objective obligée; l'espace extérieur est inféré, ce qui ne veut pas dire qu'il ne puisse être euclidien à notre échelle. Les principes de correspondance et de complémentarité* de la mécanique quantique ont néanmoins une signification épistémologique universelle.


Conclusion : Les perceptions de l'environnement sont à la base de toutes les représentations intérieures. Elles sont construites à partir de données binaires intégrées en formes perceptives par des mécanismes neurologiques innés. Teuber voyait dans ces mécanismes, une "compensation" pour corriger les effets de position de l'observateur et ses déplacements. En fait, la compensation va bien au delà, entraînant une déformation systématique pour privilégier la reconnaissance des objets perçus et la détection des variations d'environnement. En définitive, on retrouve absolument les conceptions d'Helmholtz. L'information issue de l'environnement est assimilée au travers d'un écran qui permet d'accorder une signification immédiate à tout événement mais qui entraîne, pour les besoins de la cause, une forte déformation.

La connaissance apprise traduit pour une part, la prise en compte progressive des effets de cet écran, pour améliorer l'analyse de l'environnement. La connaissance apprise inclut donc nécessairement la connaissance par le sujet des effets déformants liés à sa propre constitution. La connaissance de l'environnement est indissociable d'une connaissance de nous-même. Mais connaissance de soi et connaissance de l'environnement ne peuvent se construire autrement que par une réflexion sur les effets de l'action du sujet, face aux variations de l'environnement. Le second volet de la connaissance apprise est lié à la confrontation de perceptions faites dans des endroits différents et à des moments différents pour apprécier des relations, des similitudes, des différences que nous ne pouvons manipuler que sous forme symbolique. Il y a donc là également un processus opératoire dérivant une connaissance apprise à partir des perceptions. Peu à peu, nous parvenons à créer une vision "corrigée" et "étendue" de notre environnement sans qu'il y ait le moindre espoir que nous puissions parvenir un jour à décrire un monde dont nous pourrions affirmer qu'il corresponde au Réel.


La découverte de mécanismes constitutionnels assurant la mise en forme des sensations devrait avoir des conséquences dramatiques sur les conceptions philosophiques. L'existence d'un vécu initial perceptivo-moteur, appuyé principalement sur l'organisation cérébrale innée, expliquant et générant le fonctionnement mental ultérieur, tend à s'imposer, ce qui modifie profondément les approches réalistes. Nous ne pouvons accepter qu'un réalisme "des choses" qui soit voilé ou déformé. Nous pouvons récuser le réalisme "de natures" ou des espèces naturelles.


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La théorie atomique de Démocrite, au Vème siècle avant le Christ, tente de préciser la façon dont l'environnement est perçu. Le tact y est présenté comme le sens fondamental car il permet le contact avec l'objet, ce que Démocrite estime indispensable à la connaissance. Mais l'auteur ajoute que le contact avec l'objet peut se faire à distance, par l'intermédiaire d'atomes, bien qu'il y ait alors risque d'erreur. De ce fait la raison devient primordiale pour juger ce contact. Depuis cette date, la façon dont les données sensibles sont assimilées par l'organisme a été présente dans la réflexion épistémologique, sans pour autant faire l'objet d'une analyse systématique, faute de données concrète. La question est pourtant essentielle pour conduire l'analyse de la connaissance.



A) La clôture organisationnelle* et la clôture physique*.


F. Varela, nous l'avons vu (II-2), a relié la notion d'autonomie à l'autopoièse* et à la clôture organisationnelle*: un système autonome fonctionne par lui-même, pour lui-même, sur lui-même et indépendamment de relations avec son environnement. L'autopoièse* est effectivement une donnée essentielle sur le plan de l'autonomie mais la clôture organisationnelle* est plus discutable car elle parait minimiser la relation d'un organisme autonome avec l'environnement. En fait, Varela précise que la clôture organisationnelle* est d'abord un point de vue d'étude et qu'un système autonome opérationnellement clos est également très généralement un système en relation allopoiétique* avec son environnement, signifiant ainsi qu'il présente des entrées et des sorties.


Il nous semble que cette distinction tranchée entre les points de vue autopoiétiques* et allopoiétiques* perturbe inutilement l'analyse des organismes autonomes. Même durant un temps d'observation court, les relations avec l'environnement sont indispensables au fonctionnement et à l'analyse d'un organisme autonome. Le fonctionnement suppose obligatoirement un flux d'échanges, la production du moi devant emprunter au moins un apport d'énergie extérieure. Par ailleurs, l'exploration de l'organisme par l'observateur extérieur impose un passage d'informations. Ce passage d'informations est encore indispensable pour une homéostasie idéale, corrigeant les effets des fluctuations d'environnement avant que celles-ci aient provoqué un déséquilibre important.


Les difficultés de compréhension sont encore accrues si on considère l'évolution à long terme du même organisme. F. Varela est évidemment obligé de considérer un environnement lorsqu'il aborde l'ontogenèse et ce qu'il appelle avec H. Maturana, le couplage structurel : " Pour un observateur, il y a deux sources de déformations d'un système autopoiétique* : l'une est constituée par l'environnement comme source d'événements indépendants en ce sens qu'ils ne sont pas déterminés par l'organisation du système ; l'autre est constitué par le système lui-même comme source d'états qui proviennent de la compensation des déformations et qui, eux-mêmes provoquent des déformations qui génèrent à leur tour, des transformations... Nous nous référons à ce processus comme un couplage structurel....Ainsi, bien que dans un système autopoiétique*, toutes les modifications soient déterminées intérieurement, l'ontogénie traduit partiellement pour un observateur, l'histoire de ses interactions avec un environnement indépendant.... Un observateur considérant un système autopoiétique* comme une unité dans un contexte qu'il observe également et qu'il décrit comme son environnement, peut distinguer dans le système, des perturbations d'origine interne ou externe, bien que la distinction soit intrinsèquement impossible pour le système dynamique autopoiétique* lui-même (214)."


F. Varela a raison d'insister sur le fait que le fonctionnement d'un système autonome doit pouvoir être décrit sans que soit nécessairement prise en compte l'origine interne ou externe d'une perturbation. Cette affirmation est au cœur de l'autopoièse* qui est elle-même indispensable à la compréhension de l'autonomie. Mais une fois le fait admis, le maintien d'une distinction tranchée entre les descriptions autopoiétiques* et allopoiétiques* nous parait inutile et même gênant :


- il est erroné d'affirmer qu'il est intrinsèquement impossible à un système autopoiétique* de parvenir à une distinction entre perturbations internes et externes. S'il réfléchit ses propres transformations, le système peut rejoindre le point de vue de l'observateur extérieur. C'est ce que fait le petit enfant lorsqu'il passe d'une conscience initiale "adualistique*" où le moi et l'environnement sont confondus, à la conscience dualistique*, où l'enfant s'oppose lui-même à l'environnement. S'ancrer sur la distinction entre les descriptions autopoiétiques* et allopoiétiques* interdirait l'étude de cette transition.


- de ce fait déjà, la description d'une ontogenèse dans le seul cadre de l'autopoièse* devient très artificielle. Elle expose à une déviation vers les thèses de C.L. Morgan, concevant l'émergence des structures internes nouvelles par la seule dynamique interne. Elle conduirait à refuser de considérer les éléments d'un organisme comme des systèmes autonomes. Or, même dans le cas du développement embryonnaire d'un organisme, développement pourtant prévisible, il est nécessaire de considérer l'action réciproque des différents éléments autonomes les uns sur les autres pour expliquer l'ontogenèse de l'organisme global. A plus forte raison, l'étude de l'ontogenèse d'un organisme au contact d'un environnement changeant, ne peut négliger les relations avec l'environnement.


Nous sommes tentés de faire le même reproche à P. Vendryès et à F. Varela: soucieux de montrer que le fonctionnement d'un système autonome est indépendant de l'environnement, les auteurs négligent le fait que la finalité essentielle d'un système autonome est d'assurer son identité, son équilibre en dépit des variations du milieu ambiant, donc en relation avec ce milieu. Claude Bernard a bien compris cette ambiguïté de l'autonomie lorsqu'il définit la vie comme le résultat d'un conflit avec l'environnement (II-2). Or, il nous semble relativement facile d'atténuer considérablement l'écart existant entre une description autopoiétique* et une description allopoiétique* si les mécanismes d'assimilation des données d'environnement par un système autonome sont pris en compte. Nous envisagerons brièvement le plan des échanges matériels, puis de façon plus approfondie, le plan des informations.



1. Le contrôle des échanges matériels et l'état stationnaire* de non équilibre.


L'étude systémique ou physique d'un organisme se heurte à une contradiction :

- l'organisme autonome devrait être un système aussi fermé que possible pour éviter que des agents agressifs de nature inconnue viennent perturber un fonctionnement interne très complexe, donc facilement déréglé.

- mais un système fermé dynamique épuiserait rapidement les réserves énergétiques nécessaires à son fonctionnement, ne pourrait évacuer les déchets résultant de ce fonctionnement. De plus, un système fermé ne recevrait aucune information sur l'environnement, lui permettant d'effectuer une correction homéostatique par avance, beaucoup plus efficace qu'un retour à l'équilibre après déformation.


Un compromis est donc indispensable, et sur le plan théorique, c'est celui d'une ouverture contrôlée qui interdit la pénétration d'agents inconnus ou nocifs, retient les éléments indispensables, permet néanmoins le double flux en entrée et sortie de produits nécessaires au fonctionnement interne et laisse circuler l'information.

- selon un point de vue thermodynamique, cette condition est celle qui régit l'état stationnaire* de non équilibre. Les variables macroscopiques qui définissent l'état stationnaire* ne sont pas fixes mais elles varient dans le temps de façon uniforme. Contrairement à l'état d'équilibre, il y a production d'entropie* mais à taux constant.

- selon le point de vue strictement autopoiétique*, les échanges maintiennent constants des paramètres internes qui sont déstabilisés par le simple jeu du métabolisme. La constance du milieu intérieur décrite par Claude Bernard est retrouvée, bien que perçue en sens inverse. C'est le fonctionnement interne qui est perturbant et les flux d'origine externe qui rétablissent l'équilibre.



2. Les conditions de l'ouverture contrôlée.


Trois conditions fondamentales permettent une activité d'un système autonome qui garantisse le maintien de son identité et de son intégrité :

- les échanges de produits concrets doivent être strictement contrôlés.

- les échanges d'informations doivent s'effectuer au travers d'un système d'interface.

- les transformations internes doivent se limiter à un changement d'état stationnaire*.


2.1. Le contrôle des échanges de produits concrets.


Pour que les exigences de l'homéostasie soient respectées, tous les échanges de produits concrets doivent être contrôlés. Cela suppose que chaque produit soit reconnu et autorisé à l'échange, en raison de sa nature et de la concentration interne. Un aspect d'information vient donc s'associer obligatoirement aux flux d'échange, avec l'exigence de l'interface que nous voyons plus loin.


Certains produits sont, du reste à tort à notre avis, considérés comme des messagers. C'est le cas notamment en biologie de l'A.M.P. cyclique. La situation au niveau des échanges ne diffère en rien de celle de tout produit dont l'échange est contrôlé; le sodium, le calcium par exemple, peuvent avoir manifestement un rôle de messager. Le problème est très différent lorsqu'un produit est indésirable et serait pourtant porteur d'une information essentielle.


2.2. Le contrôle de l'échange d'informations et les systèmes d'Interface.


L'information est obligatoirement portée par un élément physique. La relation entre la nature du support physique d'un message et son contenu d'information est souvent arbitraire (VIII-3). Le support physique de l'information est donc potentiellement dangereux, va se heurter à la frontière protectrice et ne peut a priori transmettre l'information à l'intérieur de l'organisme. En fait, une réponse implicite peut être trouvée face à cette contradiction apparente, dans les structures d'interface marquant de façon élémentaire un interrupteur électrique ou de façon plus élaborée, un ordinateur.


Une structure d'interface est une unité fonctionnelle complexe, incluse dans la frontière protectrice d'un organisme. Il existe des interfaces d'entrée, assurant la transmission d'une information extérieure dans l'organisme et des interfaces de sortie assurant la transmission inverse. Une interface d'entrée comporte :

- un récepteur externe, sensible à une perturbation de l'environnement. Très habituellement, ce récepteur présente une forte spécificité vis à vis de la nature de l'excitant. L'interrupteur électrique est ainsi très sensible à une pression du doigt, très peu sensible à la chaleur, la lumière, un agent chimique.

- un effecteur interne provoquant une information interne modifiant un cycle de réactions internes ou un état stationnaire* interne.

- un élément intermédiaire accordant, sans transport matériel, l'état de l'effecteur interne à celui du récepteur externe. Si par exemple, le récepteur externe peut présenter les états A ou B selon les conditions d'environnement, l'élément intermédiaire mettra l'effecteur interne dans l'état A' lorsque le récepteur est dans l'état A. Il mettra l'effecteur dans l'état B' dans le cas contraire.


Ainsi, l'intérieur de l'organisme se trouve renseigné sur l'état de l'environnement à partir d'une information qui lui est propre, sans rupture de la clôture physique*. De la même façon, une interface de sortie peut permettre un effet sur l'environnement à partir d'une information interne, sans rupture de clôture. Les structures d'interface ont pour effet de transformer des informations de non-moi en informations de moi et réciproquement, autorisent une description interne de l'environnement conforme au principe de clôture organisationnelle*, c'est à dire sans effraction physique. Il y a pourtant échange d'informations entre l'intérieur de l'organisme et l'environnement. L'étude des organismes biologiques démontre facilement que les données de contrôle des flux d'échange et d'interface, supposées sur le plan de l'analyse systémique, sont effectives.


En revanche, les structures d'interfaces modifient les informations extérieures par leur effet et sensibilité propres. Il devient illusoire de penser qu'une information extérieure puisse être assimilée par un système autonome sans qu'elle soit profondément transformée par le passage au travers d'une structure d'interface. Comme nous le verrons à plusieurs reprises, ce fait est de lourdes conséquences pour la compréhension des relations dans les systèmes autonomes, et tout spécialement pour définir le sens de la connaissance.


2.3. Le maintien des états stationnaires* dans les organisations biologiques.


A l'échelle globale de l'organisme humain, l'ouverture contrôlée est manifeste. La peau assure avant tout un isolement physique mais les tissus qui limitent les voies respiratoires, digestives, rénales, sont des frontières contrôlées. C'est à l'échelle microscopique des cellules qui constituent ces tissus que le phénomène apparaît nettement. Une cellule est entourée d'une paroi étanche, la membrane plasmique, qui laisse diffuser des gaz comme l'oxygène ou le gaz carbonique mais bloque ou contrôle le passage de presque toutes les molécules non gazeuses. La membrane plasmique empêche la pénétration des molécules étrangères, inutiles ou agressives, et elle prévient la sortie des constituants intracellulaires. Cette membrane est interrompue par des canaux faits de protéines. Ces canaux sont autant de voies de passage contrôlées qui laissent passer chacune des molécules d'un type particulier, ions, sels minéraux, oses, acides gras, acides aminés etc... assurant tous les échanges dont la cellule a besoin. Le passage est dynamique, contrôlé quantitativement. Ainsi, les flux d'échange nécessaires au bon fonctionnement de la cellule sont assurés et contrôlés. Dès lors, il devient possible de concevoir que les concentrations des différents produits sont optimisées en permanence, ce qui justifie de négliger la réalité et la permanence des flux d'échange avec l'extérieur dans l'approche d'une clôture organisationnelle*. Un même état stationnaire* peut donc se conserver très longtemps alors même qu'il consomme de l'énergie et des matériaux.


2.4. L'obligation de l'Interface et des transformations internes limitées aux seuls changements d'état stationnaire*.


Tout au long de notre travail, nous allons rencontrer perpétuellement cette double obligation pour expliquer le fonctionnement d'un système autonome et comme préalable à toute conception de connaissance. Il nous parait donc important d'insister sur ces deux obligations, envisageant notamment un appel à une démonstration par l'absurde.


2.4.1. L'obligation d'Interface. Aucune transmission d'information ne peut se faire sans le support physique d'un message et la rencontre physique de ce message avec le récepteur. Par ailleurs, la relation entre la nature du support physique du message et son contenu d'information est en général arbitraire, au moins à l'échelle des connaissances humaines. Envisageons ce qui se passerait pour tout contact physique qui n'impliquerait pas une interface :

- le support physique du message devrait pénétrer effectivement à l'intérieur du système, sans être reconnu et cela, avec tous les effets perturbateurs possibles. Le principe même d'autonomie et d'homéostasie serait mis en cause.

- le message ne se différencierait en rien d'un bruit car, par définition il ne pourrait avoir une signification immédiate et univoque pour le système.

- le système serait donc rapidement modifié de façon irréversible et la signification du message, spécifique du système et de son état premier, serait également modifiée.

La transmission correcte à l'intérieur d'un système autonome, d'une information, impose bien une interface.


Par ailleurs, l'obligation d'interface permet de résoudre les difficultés liées à l'opposition entre le fonctionnement autopoiétique* et le fonctionnement en entrée-sortie qui deviennent strictement identiques :

la description en termes d'autopoièse* revient à ne prendre en compte les données extérieures que sous leur forme assimilée, à la face interne du système d'interface.

la description en termes d'entrée-sortie revient à négliger le fonctionnement d'interface et le processus de transformation des données extérieures en données significatives pour le "moi".


2.4.2. L'obligation d'une limite dans la nature des transformations internes. Comme J. Piaget l'a souligné, seules des modifications adaptatives réversibles et équilibrées sont compatibles avec le maintien de l'identité et de l'intégrité d'un système. A défaut, toute modification interne produirait des transformations définitives, qui provoqueraient elles-même un nouveau déséquilibre. Or une modification adaptative équilibrée et réversible ne peut correspondre qu'à deux phénomènes physiques :

- un changement discret d'état stationnaire*

- une modification d'une suite d'oscillations centrées sur un point moyen.

Par extrapolation, nous assimilons les oscillations de faible amplitude autour d'un point moyen à un état stationnaire* (IX-); le type des modifications adaptatives possibles se trouve alors réduit à l'état stationnaire* ainsi défini.


Fait essentiel sur le plan systémique, tous les états stationnaires* qu'un système peut présenter, dessinent une enveloppe définie par la constitution initiale du système. Un système autonome ne peut présenter des déformations qui ne soient pas incluses dans un corpus constitutionnel, sous peine de perdre son identité. Ce corpus est analysable, réel bien qu'il puisse être d'étendue considérable. La meilleure démonstration apparaît dans l'extraordinaire nécessité que traduit le développement embryonnaire. En dépit de transformations successives considérables et souvent indéterminées dans le détail, l'organisme n'échappe pas à sa nature initiale puisqu'il y a une correspondance extrêmement étroite et prévisible entre le germe et l'individu achevé.


La réduction des transformations internes à des changements d'états stationnaires* définis par la constitution initiale est aisément compréhensible en embryologie dans la mesure où l'environnement du germe est strictement défini. En fait, le même point de vue s'applique pour tout système autonome et en toutes situations, notamment durant les transformations cognitives dans un environnement imprévisible et changeant. En revanche, tous les états stationnaires* possibles ne sont pas forcément immédiatement actualisés et disponibles. Le corpus constitutionnel des états stationnaires* traduit essentiellement une potentialité. Cela n'empêche nullement une définition et une précision de ce corpus.


Bien entendu, nous négligeons dans cette analyse les transformations structurelles irréversibles du développement et de la mémorisation. Cette négligence est cependant provisoire car nous verrons (VII-) que les seuls mécanismes de développement et de mémorisation possibles dans les systèmes autonomes sont liés à une pérennisation d'un changement d'état stationnaire* initialement réversible.



3. La clôture physique* et la prise d'informations dans les organismes biologiques.


La voie d'une analyse de cette prise d'information a été ouverte au début du XIXème siècle. Charles Bell démontra l'existence d'un chemin nerveux centripète pour les sensations et centrifuge pour les commandes motrices, empruntant des fibres différentes. C'est en partant de cette donnée que J. P. Muller donna une réponse en 1826 à une question fondamentale: chaque qualité de sensation exige-t-elle un récepteur spécifique ou une même fibre transmet-elle des influx de formes différentes correspondant aux différentes qualités de sensation ? Muller conclût que chaque organe sensoriel répond de façon identique à différentes variétés de stimuli; il faut donc qu'il y ait autant de types de récepteurs sensoriels qu'il y a de sensations différentes. C'est seulement un seuil plus bas pour un excitant physique d'un type particulier qui caractérise un récepteur sensoriel par rapport à un autre. Muller ne prit même pas totalement conscience lui-même de la révolution conceptuelle considérable qu'il rendait possible: nous sommes conscients de la décharge d'un neurone sensoriel plutôt que d'un stimulus externe.


H. Helmholtz étendit la portée des analyses de Muller en suggérant que la vision des couleurs était permise par l'existence de trois types de récepteurs visuels, chacun sensible à une couleur primaire différente. H. Helmholtz proposa également la thèse selon laquelle il existerait des récepteurs sensoriels particuliers pour chaque hauteur de sons. A l'heure actuelle, les conceptions de Muller et de Helmholtz sont globalement démontrées, tout au moins sur le plan des conséquences épistémologiques. Il devient alors possible de considérer que les événements extérieurs sont équivalents du point de vue de l'organisation interne aux signaux émis par les récepteurs sensoriels qui sont internes à l'organisme. L'organisme, fermé vis à vis du support physique de l'information, est ouvert vis à vis de l'information elle-même. Les conditions sont optimisées pour une correction homéostatiques et le principe de la clôture organisationnelle* peut donc bien être respecté.


Il n'en reste pas moins que la situation est plus complexe sur le plan épistémologique car le signal des récepteurs sensoriels n'est pas identique à l'événement extérieur qui le provoque. Il y a même une transformation considérable de l'information qu'il convient d'analyser. Là encore, une étude préalable au niveau de la cellule s'impose.



4. L'Interface au niveau membranaire.


Tout produit qui doit traverser la membrane d'une cellule doit être reconnu et autorisé à l'échange. Depuis une dizaine d'années, ont été découverts des "canaux" membranaires qui traversent la membrane. A l'entrée du canal, une interface "reconnait" un produit et autorise la traversée. Différents agents, notamment la concentration interne du produit, contrôlent ouverture et fermeture du canal.


Certains produits peuvent être plus spécifiquement qualifiés de messagers mais ils sont très loin de résumer les transferts d'information. Très importants sont donc les récepteurs membranaires dits de classe I qui laissent passer une information sans que le support physique de cette information pénètre à l'intérieur de la cellule.


4.1. Le récepteur membranaire.


Schématiquement, un tel récepteur est constitué de trois sous-unités :

- un récepteur à la face externe de la membrane, portant un site sur lequel peut venir se fixer un agent stimulant

- un effecteur à la face interne de la cellule, pouvant intervenir dans une réaction cyclique sous-jacente en fonction du signal fournit par le récepteur.

- un élément modulateur central situé entre récepteur et effecteur, permettant ou interdisant la transmission de l'information fournie par le récepteur.

La présence de l'agent stimulant sur le site récepteur fait naître un signal qui est transmis à l'effecteur au travers du modulateur. Il y a donc bien pénétration d'une information sans aucune effraction physique.


L'ensemble dessine bien une interface, assurant une transformation de signification entre ses deux faces, permettant à la face interne de disposer d'un code lisible et significatif pour son propre fonctionnement, à partir d'une information externe qui ne pourrait autrement être signifiée.


4.2. La réaction allostérique binaire.


On doit cependant se poser la question de la nature du signal franchissant l'interface puisque celui-ci résume l'information transmise. Ce signal est connu et correspond à un effet de bascule, quelque peu comparable à ce qui peut être observé en informatique. De nombreuses protéines peuvent présenter deux ou même plusieurs conformations tridimensionnelles métastables. C'est la présence ou l'absence d'un agent sur un site récepteur qui détermine l'existence de l'une ou l'autre configuration métastable. Monod, Wyman et Changeux ont décrit ce phénomène vers 1960, lui donnant le nom de réaction allostérique, et ont démontré qu'il joue un rôle fondamental dans le métabolisme cellulaire.


Ainsi, comme nous l'avions dit (II-6), il existe bien à un moment donné, sur le trajet des informations, une genèse de signal binaire représentant un bit unique d'information à partir d'un événement complexe, pourtant descriptible seulement par un nombre de bits indéfini mais toujours très élevé.


4.3. De la réaction allostérique au message sensoriel.


Les récepteurs sensoriels sont des neurones spécialisés. On pourrait très bien concevoir qu'ils présentent au niveau de leur membrane plasmique un grand nombre de récepteurs membranaires fonctionnant selon le même modèle et tous sensibles au même agent physique. En pratique, et en restant très schématique, c'est bien ce qui se passe. C'est au niveau du bâtonnet rétinien que le mécanisme a été le mieux étudié. Il existe une protéine, la rhodopsine, au travers de la membrane plasmique. Sous l'influence d'un photon, la rhodopsine change de conformation. A son tour, ce changement de conformation agit sur les entrées/sorties des ions sodium, provoquant une charge électrique qui donne naissance à un influx nerveux. Il est logique de considérer que des mécanismes schématiquement identiques existent pour les différents stimuli physiques.


En définitive, il y a transmission de l'information sans effraction physique mais il y a simultanément une digitalisation* transformant les événements continus en stimuli discrets. Les conséquences épistémologiques sont essentielles et nous ne pouvons pas résister au plaisir de souligner l'accord qui existe entre cette description d'une transmission sans effraction, et la merveilleuse analyse de Paul Valéry :" Ma théorie favorite sur la sensation est qu'elle n'est pas une entrée ou introduction de quelque chose extérieure, mais une intervention, c'est à dire une transformation interne permise par une modification externe, une variation dans l'état d'un système clos qui forme relais par rapport à un système séparé. ...une chose ne devient sensible que par le manque plutôt que par la présence de quelque condition, plutôt activité due à quelque interruption...La sensation serait donc l'intervalle qui se produit entre deux équilibres, les oscillations du niveau avant son calme, le retour ensuite à un régime de sensibilité nulle. (211)"



5. La Clôture, le Progrès et l'Individualité.


La notion de clôture organisationnelle* est surtout utile pour affirmer un fonctionnement qui peut être décrit en terme d'une seule organisation interne. Cela est possible si on remplace les flux d'échange par la permanence du milieu intérieur, et les événements par les modifications des faces internes des systèmes d'interface. Une fois tous ces points admis, il est beaucoup plus simple de considérer la clôture physique* à ouverture contrôlée qui se superpose sans difficulté à la description autopoiétique*.


5.1. Interface et ontogenèse.


L'approche conjointe de l'autopoièse*, des événements extérieurs et de l'ouverture contrôlée s'impose tout spécialement, nous l'avons vu, pour comprendre l'ontogenèse. La prise en compte de l'histoire individuelle au contact des particularités d'environnement spécifie l'ontogenèse. Cette histoire est à la fois couplée avec l'environnement et indépendante :

- couplée parce que les événements effectivement rencontrés modulent l'ontogenèse.

- indépendante parce que les conséquences des événements sont intégrés dans l'ontogenèse selon les seules règles du fonctionnement interne de l'organisme.

L'ouverture contrôlée est évidemment indispensable à cette dynamique.


Ces données s'appliquent intégralement aux aspects cognitifs et à la connaissance apprise. Celle-ci est une révision des systèmes de valeur existant antérieurement et il est donc indispensable que cette révision soit sous contrôle. Il faut que les données confirmées demeurent à l'abri d'une destruction intempestive par des influences extérieures. Inversement, l'interaction avec l'environnement est indispensable puisqu'elle initie et règle les révisions souhaitables. Le maintien du réseau autopoiétique* associé à une ouverture contrôlée est donc indispensable à la poursuite d'un vécu dont l'orientation générale est particulière à l'organisme et qui assimile néanmoins les fluctuations d'environnement pour déterminer son progrès.


En définitive, la notion d'interface, l'appel au réalisme minimal, au constructivisme et à la théorie de l'autonomie dessinent un schéma particulier du fonctionnement cognitif. Du point de vue épistémique, l'organisme apparaît initialement comme un système clos qui coordonne selon quelques liaisons innées l'état de la face interne des interfaces réceptrices et des interfaces effectrices. Ce système clos apprend secondairement à appeler environnement les données fluctuantes de la face interne des interfaces réceptrices, car ces données sont relativement indépendantes de ses initiatives; en opposition à cet environnement postulé, ce système se définit lui-même comme un "moi" à l'origine des actions sur les interfaces effectrices. Le circuit est cependant bouclé lorsque le sujet observe des modifications des interfaces réceptrices à la suite de ses initiatives. C'est la cohérence de ces modifications qui permet progressivement au sujet de qualifier l'environnement par les réponses à ses initiatives. L'organisme en vient en quelque sorte à postuler qu'il est enfermé dans une caverne et que la face interne des interfaces pourrait lui renvoyer des messages venus du dehors de lui, qu'il peut lui-même émettre des messages extérieurs, modifiant les messages reçus. C'est donc le mythe de la caverne retourné où les idées construites et propres au sujet traduisent un reflet d'un réel extérieur supposé. L'efficacité même de ce schéma, sa confirmation régulière conduit ensuite à une réification spontanée de l'opposition d'un moi et d'un environnement.

5.2. Interface et phylogenèse.


Un système autonome doit l'être dès sa naissance, pour répondre immédiatement aux effets déstabilisants de l'environnement. Ce système doit donc disposer dès le départ d'un corpus de connaissances innées régissant les relations avec l'environnement. Dans une perspective phylogénétique, ces connaissances innées apparaissent comme une pérennisation de connaissances apprises durant l'histoire du phyllum. C'est donc en définitive toute l'organisation constitutionnelle des organismes autonomes qui se trouve reliée à une histoire gérée par ces organismes et couplée avec l'environnement au travers d'une ouverture contrôlée.


Mais il faut aller encore plus loin. Dans la signification même du système, organisation interne, particularités des structures d'interfaces et enveloppe des comportements possibles forment un tout indissociable. Un système autonome ne peut donc naître par fractionnement d'une entité pré-existante, à moins que cette entité possède le plan complet de ce système, ce qui reporte le véritable caractère de la naissance. Il en résulte deux conséquences essentielles qui sont en fait largement confirmées par la phylogenèse :

- l'élément au sein de l'ensemble doit, pour conserver son auto-référence, conserver sa structure d'interface, son organisation interne et son enveloppe de comportements possibles. Il conserve donc totalement son autonomie.

- la complexification des systèmes autonomes ne peut guère se concevoir que par symbiose* de systèmes pré-existants et non par fractionnement d'un tout pré-existant. Les éléments qui font preuve d'un fonctionnement autonome au sein d'un ensemble n'ont pu se constituer qu'au cours d'une vie indépendante. C'est une conséquence obligée si le comportement est bien le moteur de l'ontogenèse.


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B) L'Interface neuronale.



La transmission de l'information dans l'organisme humain se fait au travers de plusieurs niveaux successifs d'interface. Les premiers niveaux se situent nécessairement dans les neurones sensoriels. Il est donc extrêmement important, d'un point de vue théorique, d'avoir pu préciser qu'au départ de toute information sensorielle, il existe une réduction de toute l'information d'un événément à la bascule binaire des récepteurs membranaires. Cela ne doit pas faire oublier qu'il s'effectue une nouvelle réduction discrète au niveau global du neurone sensoriel pour donner naissance au véritable signal sensoriel. Les caractéristiques de ce signal ont pu être bien précisées durant les cinquante derniers années.


Les effets binaires au niveau des récepteurs de membranes sont sommés, donnant naissance à un potentiel électrique continu et directement proportionnel à l'intensité du stimulus. Mais ce potentiel ne se propage pas très loin le long de l'axone qui constitue la sortie du neurone sensoriel; le potentiel continu ne constitue donc pas lui-même un signal. Cependant, si ce potentiel dépasse un certain seuil, il apparaît brusquement un accident de fort voltage durant un temps très court. C'est le potentiel d'action qui se propage tout au long de l'axone et qui constitue le véritable message sensoriel. Ce sont donc les caractéristiques de ce signal qu'il est important de préciser.



1. Les "Lois" de la Sensation.


Il est habituel de caractériser ainsi, un certain nombre de propriétés communes à tous les signaux sensoriels.


1.1. La Loi du Tout ou Rien.


Elle affirme que la forme d'un potentiel d'action est strictement univoque, quelle que soient l'intensité ou les particularités qualitatives du stimulus. Si le stimulus est trop faible, la réponse est nulle; en revanche, la réponse est constante et totale lorsque le stimulus dépasse un certain seuil. Le potentiel d'action n'est donc pas modulé par les particularités de l'événement qui l'a produit. Cette loi du tout ou rien fut mise en évidence pour la première fois en 1902 par F. Gotch (107) qui constata que la forme et l'intensité du potentiel d'action dans le nerf sciatique était identique après une stimulation juste suffisante pour provoquer une réponse et une stimulation maximale. Les travaux d'Adrian et Zotterman en 1926 confirmèrent cette donnée et prouvèrent que ni l'amplitude, ni la durée du potentiel d'action ne varient avec la nature ou l'intensité du stimulus. Depuis cette date, la loi du tout ou rien n'a pas été mise en défaut au niveau d'un récepteur sensoriel unique.


Il est probable qu'il se produit au niveau du neurone, un mécanisme qui, une fois déclenché, n'obéit qu'à ses lois autonomes propres et aux particularités du neurone. Il y a donc bien, comme au niveau du récepteur membranaire individuel, une réduction d'un événement complexe à une réponse discrète, univoque pour un récepteur donné. La situation est celle de la frappe d'une touche de machine à écrire électrique qui imprimera une même lettre si un certain seuil est dépassé et cela quelle que soit l'intensité de la frappe, la personnalité ou le vécu actuel de l'utilisateur.


1.2. La modulation en fréquence.


Si la forme du potentiel d'action est univoque, sa fréquence peut varier mais l'enrichissement d'information ainsi fourni est très limité.


- l'accroissement de fréquence est directement proportionnel à l'intensité du stimulus ou du potentiel continu reflétant l'activité des récepteurs membranaires. Plus le stimulus est intense, plus vite est atteint le seuil qui marque la naissance du potentiel d'action. Si donc, il y a une sensibilité de la fréquence à l'intensité, il ne peut y en avoir aucune vis à vis des particularités qualitatives du stimulus car alors deux sources distincts d'information se confondraient complètement dans un signal unique.


- la variation de fréquence des potentiels d'action est le véritable signal, bien plus que le potentiel d'action isolé. De ce fait, la capacité théorique de transmission d'information d'une fibre nerveuse est très faible par rapport à ce qu'aurait pu donner d'autres modes de codage. Par exemple, on ne peut faire l'hypothèse d'une information précisée très exactement par le délai séparant deux potentiels d'action successifs. La stimulation du neurone en aval qui reçoit les potentiels d'action passe par une transformation de ces potentiels en potentiels plus lents, proportionnels à la fréquence des potentiels d'action. La constante de temps du signal n'est donc pas celle d'un potentiel unique mais de plusieurs potentiels dessinant une fréquence. La transmission des messages est donc lente et la quantité d'information transmise diminuée. Cela ne doit cependant pas conduire à négliger le synchronisme entre des messages portés par des voies neuronales différentes car ce synchronisme semble très important.


En considérant ces particularités du potentiel d'action isolé, notamment une forme indépendante de l'événement stimulant et une modulation en fréquence traduisant seulement l'intensité du stimulus, on comprend que von Foerster ait pu affirmer que les récepteurs sensoriels pouvaient dire à peu près "combien" mais ne pouvaient pas dire "quoi" (067).


1.3. Le principe mullérien de l'Energie spécifique.


Globalement, l'essentiel des analyses de J.P. Muller demeure valable aujourd'hui. Il existe autant de types de récepteurs sensoriels qu'il existe de sensations distinctes et un récepteur ne transmet normalement qu'une qualité de sensation. Cependant il existe des exceptions et d'autre part, une réinterprétation s'impose.


- l'exception la plus intéressante à considérer est celle du goût et de l'olfaction. Un même récepteur y est sensible à plusieurs excitants et surtout transmet plusieurs sensations distinctes. Il faut cependant remarquer que dans ces cas, la localisation de la sensation est très médiocre ou même nulle. C'est alors la répartition spatiale des récepteurs excités qui définit la sensation, et cela sans perte d'une information importante. En revanche, dans le cas d'un cône de la rétine où la donnée d'emplacement du récepteur est fondamentale, il n'existe un seuil d'excitation très bas que pour un seul type d'excitant et le principe mullérien est respecté.


- la variété qualitative des récepteurs sensoriels est faible, ne dépassant pas quelques dizaines de types alors que le nombre total de neurones sensoriels est de plusieurs dizaines de millions. De ce fait, de très nombreuses informations sensorielles sont identiques, à l'emplacement du récepteur près. On peut donc penser a priori que cet emplacement est une donnée complémentaire importante.

- inversement, la spécificité de l'excitant d'un récepteur donné n'a pas la valeur immédiate qu'on serait tenter de lui accorder. A quoi servirait de disposer de récepteurs spécifiques pour un sujet qui ignorerait la signification de cette spécificité ? Or c'est justement la situation dans laquelle se trouve un jeune nourrisson qui n'a pas encore pris conscience de ses propres capacités perceptives. En fait, la situation est très différente selon qu'est envisagé le corpus très limité des significations innées ou le corpus beaucoup plus étendu des significations apprises. Dans le premier cas, les récepteurs sensoriels peuvent être reliés de façon étroite à une réponse définie. Il est alors hautement souhaitable qu'un excitant très spécifique soit différencié des autres. C'est le cas par exemple de la sensation de tact sur la lèvre supérieure qui fait lever la tête au nouveau-né, lui permettant de trouver à sa bouche le mamelon du sein ou la tétine.


La situation est toute autre au niveau des significations apprises. L'intérêt d'une sensibilité spécifique existe bien mais pour une toute autre raison. Ce qui importe n'est pas une sensibilité spécifique vis à vis d'un excitant donné mais bien plus une sensibilité strictement identique pour un grand nombre de récepteurs de même type, et distribués dans l'espace. Considérons un objet qui soit source d'excitations photiques et sonores. Si chaque récepteur a un champ de sensibilité réduit à une portion très limitée de l'espace et différente d'un récepteur à l'autre, on conçoit aisément une distribution significative des informations photiques dessinant une configuration particulière sur l'ensemble des récepteurs photiques excités, reproduisant la distribution de l'excitation dans l'espace. On peut envisager tout aussi aisément une configuration sonore se dessinant à partir de récepteurs auditifs excités et reflétant également une distribution spatiale des excitations. Mais si les mêmes récepteurs sensoriels étaient également sensibles aux informations photiques et sonores, aucune des deux configurations envisagées ne s'observerait dans les signaux issus des récepteurs. Les informations sonores, réparties différemment, constitueraient un bruit masquant la configuration photique et réciproquement. C'est donc la spécificité dans la sensibilité d'un groupe de neurones sensoriels qui permet de construire des configurations sensorielles significatives. Ainsi se trouve défini un type particulier de "regard" assurant un découpage spécifique du champ perceptif global, fait dont nous soulignons plus loin l'importance.

1.4. La spécificité spatiale des récepteurs.


De nombreux récepteurs, ceux du goût, de l'odorat, n'ont guère de valeur de localisation. Même si le décalage temporel des sensations acoustiques entre les deux oreilles permet de repérer l'origine d'un son, chaque sensation explore la totalité de l'espace environnant. En revanche, les récepteurs tactiles et kinesthésiques n'enregistrent les données d'environnement que dans un secteur spatial très réduit. Ils associent donc une information de localisation aux données qualitatives.


Le problème est beaucoup plus complexe en ce qui concerne la vision. En ce cas également , l'exploration d'un récepteur porte sur un champ spatial réduit. Ainsi, un cône explore à un instant donné un angle plein correspondant à peu près à la deux cent millionième partie de l'environnement spatial total. Mais à la différence des excitations tactiles ou kinesthésiques, l'essentiel du contenu d'information est lié à l'excitation simultanée et différente de chaque récepteur. Celui-ci étant orienté vers un secteur spatial différent de celui des autres récepteurs, il s'effectue une exploration point par point, capable d'assimiler nombre d'irrégularités hétérogènes dans l'environnement. C'est évidemment en ce cas qu'une sensibilité qualitativement semblable pour un grand nombre de récepteurs explorant des zones différentes de l'environnement est particulièrement importante.


 1.5. La distribution spatio-temporelle des informations.


Qu'un récepteur réponde à un champ spatial étendu ou restreint, il donne une information discrète, unique, en présence d'un événement complexe. Inversement, ce même événement a excité simultanément un nombre considérable de récepteurs. Il en résulte un double effet fondamental :


- l'analyse des configurations extérieures caractérisant l'événement est profondément altérée puisque ces configurations sont perdues dans la stimulation unitaire de chaque neurone. L'événement est donc découpé en signaux discrets dont chacun est une simplification considérable de l'événement total. Un nouveau découpage apparaît, propre à la distribution et à l'hétérogénéité qualitative des neurones, mais il ne peut pas correspondre à un découpage ontologique des particularités de l'événement.


- inversement, l'ensemble des neurones excités et ceux qui ne le sont pas dessinent une configuration, mais une configuration qui dépend fondamentalement de la distribution des récepteurs dans l'organisme. Par ailleurs, en cas de transitions temporelles rapides dans l'événement, c'est l'inertie des récepteurs qui règle la perception des transitions. On pourrait penser qu'il n'en est pas de même pour les transitions spatiales assimilées par la vision. Le cristallin jouant le rôle de lentille, il pourrait y avoir une correspondance point à point sur le plan visuel entre un neurone rétinien et un point de l'espace. Même si cela est physiquement vrai, les conséquences sur le plan perceptif sont très éloignées comme nous le verrons plus loin. En aucun cas, l'image visuelle que nous avons de l'environnement n'est une traduction directe des stimulations rétiniennes unitaires, encore moins une reproduction fidèle des hétérogénéités photiques de cet environnement.


- il existe cependant une entorse à cette dissociation entre hétérogénéité externe et configuration interne. Les travaux récents suggèrent que la synchronisation des excitations est retenue et conservée tout au long de la transmission des influx, et qu'elle est porteuse d'information (032). Ainsi des données sensorielles simultanées, enregistrées par des récepteurs différents et traitées par la suite séparément, conservent leur caractère de synchronicité initiale. Cela n'a pas grande conséquence pour un repérage temporel direct, mais joue un rôle essentiel de repérage spatial, notamment quand il y a un balayage continu, comme dans la vision. La configuration extérieure supposée qui est en partie perdue, est restaurée en partie du fait de la synchronisation qui permet d'attribuer à un même objet vu à l'instant t, toutes les particularités recueillies et analysées séparément à ce même instant t dans la région de cet objet. Ainsi, la couleur et la forme d'un objet sont analysées séparément puis projetées sur une image commune.

Au total, la distribution des signaux issus des neurones sensoriels dessine bien des configurations en présence d'un événement, mais des configurations qui ne sont que partiellement reliées aux discontinuités réelles de l'événement, et bien davantage marquées par les particularités du système sensoriel global de l'organisme. M. Schlick a souligné avant la lettre l'importance de cette réinterprétation du réel à partir des données sensorielles élémentaires. " Nous nous entendons toujours, dit-il, pourvu que l'ordonnance interne de nos sensations propres soit commune. Il ne s'agit plus de la qualité de ces sensations, il est seulement requis qu'elles puissent s'organiser de la même manière en un système, que nous puissions à leur sujet nous servir d'un même classeur". Le Manifeste du cercle de Vienne est tout aussi explicite : "Ce qui unit les hommes dans le langage, ce sont les formules de structures; c'est en elles que se manifeste le contenu de la connaissance commune aux êtres humains. Les qualités subjectivement vécues, (rouge...), ne sont comme telles que des actes vécus; ce ne sont pas des connaissances."


C'est sans doute en définitive dans cette transformation majeure des configurations extérieures supposées que réside la meilleure critique qui puisse être adressée au réalisme traditionnel. Or bien d'autres modifications sont encore introduites par l'organisme sur les signaux sensoriels élémentaires, avant que ne soit établie une image mentale consciente, source des données cognitives. Certaines de ces modifications sont situées en périphérie. Les autres marquent l'élaboration des perceptions au niveau du système nerveux central.



2. Conclusions.


L'analyse des sensations permet un certain nombre de conclusions portant sur le niveau même de la relation entre l'organisme et l'environnement :

1) Il y a une digitalisation* de l'information contenue dans les événements extérieurs. Cette digitalisation s'effectue au niveau de chaque récepteur sensoriel et traduit une transformation binaire exprimée par la loi du tout ou rien.

2) Cette transformation binaire entraîne une perte considérable d'information au niveau d'un récepteur unique, puisqu'un événement complexe y est ramené à quelques bits par seconde.

3) La perte d'information est en grande partie compensée par la multiplicité des récepteurs, présentant des seuils de sensibilité différents pour les différents excitants physiques, et surtout centrés sur des secteurs d'espace également différents. De ce fait, un événement provoque une configuration spécifique de sensations élémentaires. Cette configuration n'est pas celle de l'événement mais une "façon d'exister*" particulière des systèmes d'interface, qui peut être mise en correspondance bijective avec un événement.

4) Il existe donc un écran déformant entre les événements extérieurs et leur perception par l'organisme. Cet écran est défini constitutionnellement et il est stable au cours de la vie.

5) la prise de connaissance de cet écran permet d'en analyser l'effet déformant et donc de faire progresser la connaissance. Pour cela, il ne suffit pas de connaître la genèse des sensations au niveau des récépteurs sensoriels. Il faut aussi comprendre comment les sensations élémentaires conduisent à la représentation perceptive.

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C) Les Mécanismes Perceptifs.



Si nous fermons les yeux, nous n'avons plus aucune perception visuelle et les informations que nous recevons du monde environnant sont considérablement réduites. Mais si nous ouvrons les yeux, nous ne voyons nullement quelque vingt millions de points distincts traduisant les signaux envoyés par les récepteurs visuels fonctionnant sur un mode binaire. Il faut donc bien que les messages initiaux des récepteurs sensoriels soient ordonnés en images significatives, avant que ces images ne parviennent à la conscience. La question se pose alors de savoir si les arrangements construits sur les données ponctuelles rétablissent une organisation du monde ou si elles traduisent une structuration subjective, particulière à l'organisme autonome que nous sommes. Cette interrogation, posée dans le cadre de la vision, est importante pour tous les domaines de la perception. C'est au niveau du goût et de l'olfaction que la transformation des données binaires en perception est la plus facile à analyser.



1. Le Goût et l'Olfaction.


La réception des sensations élémentaires au niveau du goût et de l'olfaction présente plusieurs caractères communs, tant sur le plan de la psychophysique que sur celui des données neurophysiologiques :


1.1. Données physiologiques sur le Goût et l'Odorat. (033)


Elles sont caricaturales d'une orientation subjective et utilitaire. Il n'y a, pour un instant donné, qu'une perception globale, sans aspect de localisation particulière ou de détails ponctuels. En pratique, il est même parfois difficile de préciser dans une perception unique, ce qui revient au goût et ce qui relève de l'odorat.


La constante de temps est élevée et le phénomène d'adaptation dans le temps est très marqué. La tonalité affective spontanée d'agréable ou de désagréable est accentuée. Inversement, la classification des perceptions est difficile et discutable. Alors que l'homme peut différencier quelque dix milles odeurs, seuls ont été définis des qualificatifs très approximatifs de pourri, alliacé, floral, musqué, fruité, sudoral... Concernant le goût, les pôles traditionnels de Henning décrivant le salé, le sucré, l'acide et l'amer ne permettent pas de classer toutes les saveurs, loin s'en faut.


Le côté subjectif de la perception est manifeste. Chez l'homme en tous cas, la reconnaissance d'une perception apparaît plus importante que sa qualification. De nombreux corps chimiques, de signification pourtant manifeste pour les équilibres vitaux, ne sont pas perçus.


1.2. Données neuro-physiologiques sur le Goût et l'Odorat. (033)


Sur le plan neurophysiologique, la donnée la plus importante est le peu de spécificité des récepteurs primaires, échappant au principe de Muller. Si certains récepteurs ont un seuil particulièrement bas pour un type de sensation ou pour un produit chimique particulier, ces récepteurs sont également sensibles à d'autres stimuli chimiques. De nombreux récepteurs ne présentent qu'une spécificité très relative.


Le lien entre la nature de l'excitant chimique et la sensation est très médiocre. Ainsi, le chlorure de potassium provoque une sensation de sucré à faible concentration, une sensation d'amer à concentration moyenne, une sensation mixte de salé, amer et acide à forte concentration. La vaniline a une forte odeur de vanille alors que l'isovaniline, de structure pratiquement identique, est sans odeur.


Il y a donc un contraste manifeste entre le peu de spécificité des récepteurs et la compétence à reconnaître avec précision une saveur ou une odeur déjà rencontrées. L'explication la plus généralement donnée est que la perception relève d'une distribution spatiale particulière des récepteurs sensibles à un excitant particulier. Au sens strict du terme, la perception apparaît comme une "forme" particulière, une configuration. Mais cette forme ne correspond aucunement à une réalité extérieure et concerne exclusivement l'organisme lui-même.


Au total, la perception du goût et de l'odorat traduit une très mauvaise analyse objective des caractéristiques de l'environnement. De nombreux corps, pourtant d'importance vitale, sont sans saveur et sans odeur, donc non perçus ni différenciés. De nombreux corps qui sont décrits comme très voisins sur le plan d'une analyse chimique provoquent des sensations souvent très différentes et à l'inverse, une même sensation peut naître du contact avec des corps chimiques très différents. Tout spécialement chez l'homme, aucune sensation ne peut se voir attribuer une signification de portée universelle.


Mais peut-être plus important encore est le fait que l'étude du goût et de l'odorat conduit à donner un sens très différent aux notions de "forme" ou "d'essence*" postulées par la phénoménologie ou la gestaltthéorie*. Les formes ne sont pas des structures conjointes permettant une mise en relation entre l'organisme et l'environnement. Ce sont des structures subjectives, particulières à l'organisme, non présentes dans l'environnement et permettant une reconnaissance sans signification contraignante.



2. La Perception Auditive.


Sur ce plan , l'analyse est rendue difficile par une profonde différence de signification entre l'homme et l'animal. Chez l'homme, l'audition est presque intégralement orientée vers l'analyse du langage et tout tend à prouver que la perception auditive est déterminée chez lui par une organisation neurologique constitutionnelle favorisant l'analyse phonétique du langage humain. En revanche, il a été démontré à la suite des études de F. de Saussure qu'il n'existe aucune contrainte reliant les données phonétiques et les significations sémantiques dans le langage humain.


Sur tous ces plans, c'est l'étude du jeune nourrisson qui fournit les données les plus intéressantes. Il a été constaté depuis longtemps que le nourrisson ne s'ouvrait véritablement au langage que vers dix-huit mois. Auparavant, il peut avoir construit quelques significations sémantiques mais elle se comptent sur les doigts de la main. Les progrès sont en revanche extrêmement rapides après dix-huit mois.


La qualité des compétences phonétiques qui précèdent l'activité sémantique est de connaissance très récente. Ces compétences reposent sur des propriétés innées et se développent spontanément depuis la naissance. Dès l'âge de quelques mois, le nourrisson développe un babil qui s'enrichit progressivement, pour devenir très riche et varié entre douze et dix-huit mois. Deux ordres de faits ont pu être solidement établis, concernant cette période pré-linguistique :

- à dix-huit mois, le nourrisson a prononcé spontanément tous les sons présents dans l'un ou l'autre langage humain.

- dès six mois, le babil subit l'influence de la langue usuelle de l'environnement. Chez des nourrissons tunisiens, l'analyse phonologique du babil a permis de préciser si les parents parlaient arabe ou français. Dans certains groupes ethniques de l'Asie du sud-est, des distinctions phonétiques opposent l'usage féminin et masculin de la langue, indépendamment d'un écart de hauteur; le nourrisson reproduit une partie de ces distinctions dès le stade du babil, selon qu'il s'adresse à sa mère ou à son père.


2.1. Les capacités innées de discrimination auditive.


Cette capacité motrice suppose évidemment une analyse perceptive du langage plus précoce. Neanmoins, l'article de P.D. Eimas, E.R. Siqueland, P.W. Juscick et J. Vigorito, publié en 1971, fit malgré tout l'effet d'une bombe en révélant l'existence de compétences insoupçonnées dans la perception du langage chez le très jeune nourrisson. L'évaluation était faite en enregistrant l'accentuation des mouvements de succion sur une tétine, qui traduit la surprise chez le nourrisson. Depuis cette date, de très nombreux travaux ont largement confirmé ce premier travail :


- la plupart des travaux portent sur des nourrissons de quatre à seize semaines. Ils différencient pratiquement tous les types de contrastes phonétiques qui leur sont présentés, même s'ils ne les ont jamais entendus prononcés auparavant. Ces contrastes portent sur une opposition entre consonnes aussi bien qu'entre voyelles. Les travaux de J. Bertoncini (021) soulignent que cette capacité peut être mise en évidence dès la naissance. "Aucune période minimale d'exposition à une langue donnée ne semble nécessaire pour ces capacités discriminantes."


- les possibilités discriminantes observées chez le nourrisson sont tout à fait comparables à ce qui peut être observé chez l'adulte. Les mécanismes utilisés paraissent identiques. Ainsi la distinction entre la consonne "b" et la consonne "p" est liée au délai de voisement, c'est à dire au temps qui s'écoule entre le début du phonème et l'installation du son voyellique continu (021,140). Or ce délai est quelque peu variable en fonction de la durée totale d'émission du phonème. Les mêmes délais sont observés chez le nourrisson et chez l'adulte : la consonne "p" est plus souvent entendue pour un délai de voisement inférieur à 32 millisecondes pour un phonème court, 47 millisecondes pour un phonème long. De même, une mélodie prolongée apparaît découpée en syllabes, chez le nourrisson comme chez l'adulte.


- les temps d'écoute et les délais de transition sont beaucoup trop brefs pour permettre une analyse consciente. Une émission d'un début de syllabe pendant 20 millisecondes suffit à différentier les sons "ba" et "bi", mais aussi les sons "ba" et "ga".


- ces dernières données relativisent l'importance d'un éventuel apprentissage avant la naissance. Il est vrai que l'efficience fonctionnelle de la cochlée précède la naissance, apparaissant dès 23 semaines. Mais la voix de la mère et a fortiori, celle de l'entourage sont trop modifiées au travers de la paroi abdominale et de l'utérus pour permettre un sérieux apprentissage des modulations consonantiques perçues après la naissance. Par ailleurs, les capacités discriminantes du nouveau-né sont les mêmes pour la langue de son entourage et les langues qu'il n'a jamais entendues. De toutes façons, un apprentissage pré-natal ne changerait que très partiellement les conclusions qui peuvent être tirées. Dans tous les cas, c'est le nourrisson tout seul qui effectue l'apprentissage de ses discriminations, y compris celles concernant des sons jamais entendus, et il ne pourrait guère le faire en l'absence de mécanismes perceptifs constitutionnels effectuant spontanément une analyse des sons du langage entendu.


Il serait erroné de croire que les mécanismes mis ainsi en évidence sont spécifiques du langage humain. Les sons ne traduisant pas un langage sont traités par le nourrisson de la même façon que le langage. Par ailleurs, les mêmes possibilités de discrimination auditive ont pu être retrouvées chez l'animal, notamment le chinchilla. Au total, tout indique une possibilité de regrouper par des mécanismes constitutionnels, les données acoustiques élémentaires produites par une mélodie pour en faire des configurations complexes, de durée ou de frontières temporelles déterminées, beaucoup plus faciles à identifier. L'analyse des sons et du langage est donc soumis à un "découpage" subjectif de la mélodie. Il en résulte des configurations qui sont établies par les propriétés des fonctions auditives et ne reproduisent pas obligatoirement des "formes" linguistiques. En revanche, on peut penser qu'il existe une certaine spécialisation vers les sons émis par un larynx humain.


2.2. Les Apprentissages précoces.


La distinction entre une compétence d'analyse acoustique et la compréhension d'un langage est essentielle. Comprendre un langage suppose en effet l'identification d'invariants phonétiques derrière une très grande variété dans l'émission d'un même phonème. Les différences de hauteur du son entre un petit enfant et une basse masculine sont très importantes et recouvrent les écarts de fréquence existant entre la plupart des formants de voyelles émis par une même personne. Pourtant, nous identifions sans effort un "o", qu'il soit émis par une fillette de trois ans ou par Boris Christov. Mais la hauteur n'est pas, et de loin, le seul facteur de variation. La durée, le timbre, de nombreuses particularités individuelles interviennent encore. Reconnaître les invariants phonétiques du langage est donc une tâche beaucoup plus difficile que nous pouvons le penser spontanément.


Cela explique toute l'importance des travaux de P.K. Kuhl (140) qui a montré que le nourrisson de six mois avait déjà construit des invariants, passant ainsi du stade de l'analyse acoustique au stade de l'analyse phonématique. Cette compétence est bien apprise puisque les discriminations d'invariants sont beaucoup plus limitées chez le nourrisson de quatre mois.


Cette capacité du nourrisson de six mois traduit une véritable spécialisation. De même qu'il acquiert la reconnaissance d'invariants dans la langue qui lui est régulièrement parlé, il perd ses capacités initiales d'analyse d'autres langages. J.F. Werker et R.C. Tees ont montré que l'écart entre la langue habituellement entendue et une autre langue commençait à se creuser vers six mois et devenait très important à 10-12 mois. L'habituation à la langue maternelle n'empêche cependant pas d'acquérir ultérieurement de meilleures discriminations langagières. Un japonais parlant couramment l'anglais finit par distinguer les "l" et les "r" presqu'aussi bien qu'un anglais, alors que cette distinction n'a pas de signification dans sa langue d'origine.


2.3. L'absence de compétence sémantique initiale.


Il est extrêmement suggestif de comparer le traitement automatique des données acoustiques élémentaires avec l'incapacité prolongée de donner une signification linguistique au langage entendu. A six mois d'âge, alors que l'apprentissage phonématique est déjà bien développé, aucune signification n'est encore accordée. L'analyse comportementale de l'enfant de six mois à un an montre que la signification du babil est celle d'une communication phonétique sans traduction linguistique. Lorsque le nourrisson se croit seul, il établit une riche relation entre son expression et son écoute, faisant varier ses émissions bucco-laryngés et enregistrant le résultat de ces variations. En revanche, s'il entend le moindre bruit pouvant témoigner de la présence d'un parent, son babil devient une copie phonétique du langage des parents pour établir une communication socio-affective. Mais dans ces différentes activités, il n'y a pratiquement aucun comportement linguistique. Compréhension et expression linguistiques prennent peu à peu plus d'importance mais la mesure qu'on peut en faire souligne leur pauvreté habituelle chez le jeune nourrisson et il n'y a pas de raison sérieuse de penser qu'il existe à cet âge une activité linguistique plus riche et masquée.

2.4. Conclusion.


Toutes ces données peuvent être ainsi résumées :

a) il existe des compétences innées d'analyse acoustique, découpant une mélodie continue en éléments de la longueur d'une syllabe et organisant spontanément les données sensorielles à l'intérieur de cet élément pour en faire des configurations identifiables. Ce processus est indépendant des productions mélodiques effectives de l'environnement.

b) à partir de ces compétences, le nourrisson développe seul un apprentissage qui aboutit d'abord à isoler des invariants phonétiques. L'apparition de ces invariants permet d'une part de débuter une analyse phonématique du langage de l'entourage mais aussi d'orienter les productions bucco-laryngées vers l'émission de ces mêmes invariants. Ce double processus est sans doute favorisé par une certaine concordance entre les compétences innées d'analyse auditive et les particularités des activités motrices bucco-laryngées.

c) toute cette évolution prépare la compétence linguistique mais ne s'accompagne de significations que de façon extrêmement limitée.


En définitive, la perception est bien orientée vers une identification de formes mais celles-ci sont avant tout caractéristiques de l'organisme. Si elles se retrouvent dans l'expression linguistique de l'environnement, cela est dû avant tout à une communauté de constitution biologique entre les individus qui écoutent et ceux qui parlent.



3. La Perception Visuelle.


C'est elle dont l'étude a le plus de conséquences sur toute théorie épistémologique car les données cognitives présentent presque toutes de fortes connotations visuelles.


3.1. Données neuro-physiologiques. (033)


3.1.1. Les récepteurs rétiniens. Les particularités générales des récepteurs sensoriels, telles qu'elles ont été décrites plus haut (V-A), s'appliquent fort bien aux récepteurs visuels de la rétine. Le principe de l'énergie spécifique est très net. Les quatre types de récepteurs présentent un seuil considérablement abaissé pour une stimulation par un rayonnement électro-magnétique de longueur d'onde très précise, 496 nanomètres pour les bâtonnets, respectivement 419, 531 et 559 nanomètres pour les trois variétés de cônes. Un écart de 50 nanomètres par rapport à la sensibilité nominale se traduit par une diminution de 50 pour cent de l'amplitude de réponse.


Le principe de distribution spatiale est également bien illustré au niveau de la rétine. L'emplacement d'un récepteur est une donnée fondamentale pour le définir par rapport aux autres récepteurs. Mais apparaît déjà dans ces données, une spécialisation.

- dans la région centrale de la fovea, il n'existe que des cônes reliés chacun à une fibre du nerf optique. Une définition maximale d'environ une minute d'angle est ainsi obtenue sur un champ très étroit de quelques degrés de vision centrale.

- la densité des cônes diminue rapidement à distance de la fovea. On trouve à leur place, des batônnets qui sont regroupés à plusieurs sur une même fibre du nerf optique. Cette organisation correspond à la vision périphérique occupant tout le champ visuel mais avec une définition de moins en moins bonne pour des régions de plus en plus excentrées.


Par ailleurs, il existe une zone de la rétine, au départ du nerf optique, qui ne possède aucun récepteur rétinien, dite point aveugle ou tache aveugle. Néanmoins, nous ne percevons pas normalement de "trou" dans le champ visuel correspondant à cette zone. La vision de faible définition a en effet la capacité de prolonger son propre champ spatial au delà des récepteurs, ce qui traduit bien la nature synthétique des images visuelles. Si en revanche, un dispositif expérimental est utilisé pour projeter un détail fin sur la région du point aveugle, ce détail n'est par perçu.

3.1.2. L'organisation rétinienne. En aval du récepteur rétinien porteur d'un cône ou d'un bâtonnet, la rétine présente plusieurs variétés de neurones: neurones bipolaires, cellules horizontales, cellules amacrines, et finalement cellules ganglionnaires prolongées par les axones constituants le nerf optique. Toutes ces cellules caractérisent un centre nerveux et dans son ensemble, la rétine est déjà partie intégrante du système nerveux central. Il ne faut donc pas s'étonner de constater dans la rétine, de fortes propriétés d'intégration des données sensorielles élémentaires. Ce processus d'intégration est moins important chez l'homme que chez le batracien, mais il est néanmoins marqué.


Ce sont probablement les cellules horizontales et les cellules amacrines qui sont responsables de cette intégration en confrontant les potentiels instantanés de nombreux récepteurs. De ce fait, les cellules ganglionnaires envoient vers les centres cérébraux de la vision, des informations déjà fortement élaborées :

- certaines cellules ganglionnaires dites "ON center", émettent un signal au début d'un éclairement limité à une zone ponctuelle entourée d'une auréole non éclairée, ou au contraire pour l'extinction de l'éclairement d'une auréole. Les cellules dites "OFF center" émettent un signal pour une extinction centrale ou une illumination périphérique. D'autres cellules, dites "ON-OFF center" répondent à l'éclairement et à l'extinction.

- à la différence de ces cellules répondant à un brusque changement d'éclairage, d'autres cellules répondent tout au long d'un stimulus lumineux.


Ainsi, la rétine envoie vers les centres nerveux, des signaux déjà élaborés mais conservant néanmoins les informations primaires puisque la discrimination spatiale la meilleure correspond à la taille d'un seul cône. C'est également au niveau de la rétine que s'établissent les transformations qui permettent le maintien d'une appréciation des contrastes alors même que l'éclairement moyen est plus intense. Ainsi l'oeil perd la capacité d'apprécier de façon absolue l'intensité d'un rayonnement pour conserver une meilleure fonction discriminante. Cette correction est très importante, même au niveau des cônes où la même sensibilité au contraste est conservée sur une étendue d'intensité lumineuse pouvant aller de un à cent mille.


3.1.3. Les projections vers les Centres cérébraux. Les fibres issues de la rétine et dirigées vers le cerveaux transmettent plusieurs canaux distincts d'information visuelle.

- un contingent de fibres provenant en majorité de la rétine périphérique, échappant à la voie géniculo-corticale, permettrait la localisation des cibles visuelles dans le champ global

- un autre contingent faisant relais dans un noyau du tronc cérébral, le corps genouillé latéral, se terminant dans la zone visuelle du cortex cérébral, comportant une représentation large de la fovea et une représentation beaucoup plus restreinte de la rétine périphérique, assurerait les opérations d'identification de formes et d'objets.


Mais de plus, ce dernier contingent serait formé de plusieurs canaux transmettant chacun une définition spatiale d'étendue spécifique, avec un point unique pour des angles solides respectifs de une, trois, six, onze et vingt et une minutes (127). Pour le premier canal, cela correspond à cinquante centimètres de distance de l'oeil, à une vision de 3000 points distincts par centimètre carré, mais seulement sur un champ très étroit. Pour le dernier canal, la définition est de cinq à dix points par centimètre carré mais l'exploration peut porter sur un champ beaucoup plus large. L'utilisation conjointe du canal à mauvaise définition et de grande étendue et d'un balayage par les canaux de définition élevée et de champ restreint, permet de reconstituer une vision à la fois étendue et précise.


3.1.4. La multiplicité des canaux de perception visuelle et la genèse de la notion d'Ensemble. Nous pensons personnellement que la perception visuelle simultanée sur plusieurs canaux de définition différente a des conséquences encore bien plus fondamentales sur le fonctionnement mental, dépassant la capacité d'une vision précise rapportée à un champ étendu. C'est nous semble-t-il, cette multiplicité de canaux, à la fois disjoints et conjoints, qui permet l'opposition spontanée de la figure et du fond, de l'objet contenu et de l'espace contenant, sur laquelle la gestaltpsychologie* a insisté avec raison. Le canal à champ étroit et de forte définition isole un ou plusieurs objets comme des figures individualisées et les canaux de faible définition établissent de façon distincte la distribution de ces objets dans l'environnement. La mise en jeu de deux fonctions distinctes favorise la perception d'une double réalité, celle de la figure ou du contenu, et celle du fond et du contenant.


Si cette hypothèse était confirmée, elle pourrait être conduite plus loin, dans le développement de la notion d'ensemble, essentielle à la logique des classes et des relations mais aussi, comme J. Piaget et P. Maddy l'ont montré, à l'acquisition du nombre. Le canal à champ étroit et de forte définition isole les objets comme des éléments, les canaux à champ large et faible définition précisent les limites d'une collection. Ainsi sont perçus simultanément et de façon disjointe les éléments et la collection globale. De même, la sériation est possible parce que le regard peut se porter successivement sur chaque élément alors que les canaux à champ large maintiennent la réalité de la collection globale, indépendamment des déplacements du regard précis. Cette opposition entre l'élément et l'ensemble ne peut cependant être spécifique à la vision puisque les enfants aveugles de naissance intelligents ne paraissent pas avoir de difficultés à acquérir une compréhension de la notion d'ensemble (080).


3.1.5. Les projections corticales. Il est tout à fait classique de distinguer dans ces projections :

- un cortex visuel primaire, situé dans la région centrale du lobe occipital, autour de la scissure calcarine. Il reçoit des projections nerveuses provenant de la rétine de chaque oeil après relais dans les corps genouillés latéraux. Le cortex visuel primaire reproduit une carte géographique précise de la rétine, chaque point visuel adjacent sur la rétine se projetant de la même façon sur le cortex.

- un cortex visuel associatif disposé de part et d'autre du cortex visuel primaire.

Deux découvertes absolument essentielles ont été faites au niveau du cortex visuel.


3.1.5.1. L'intégration perceptive au niveau cellulaire. A partir des années dix-neuf cent soixante, Hubel et Wiesel ont montré que les cellules du cortex visuel primaire témoignaient d'une forte intégration perceptive. Comme nous l'avons vu (III-4), cette intégration perceptive est déjà en partie présente chez le chaton n'ayant pas encore eu d'expérience visuelle. Cela a constitué une révolution d'autant plus violente qu'elle s'opposait aux conceptions des écoles empiristes anglo-saxonnes qui refusaient toute organisation cérébrale avant expérience. Nous savons aujourd'hui que l'intégration perceptive se précise du fait de l'activité des systèmes visuels en face de l'environnement mais qu'elle est effectivement déjà dessinée avant toute expérience. Hubel et Wiesel décrivaient :

a) des cellules dites simples répondant sélectivement à un petit stimulus lumineux linéaire, très précis en orientation angulaire et en emplacement sur la rétine.

b) des cellules dites complexes, répondant sélectivement à des stimuli plus élaborés. Il pouvait s'agir par exemple du déplacement du stimulus précédent selon une direction établie, ou encore du même stimulus indépendamment de son emplacement. Hubel et Wiesel décrivirent également des cellules dites hypercomplexes, répondant sélectivement à des stimuli encore plus élaborés.


Hubel et Wiesel proposèrent l'hypothèse d'une distribution hiérarchisée, l'excitation d'une cellule corticale simple étant liée à l'excitation simultanée de plusieurs cellules ganglionnaires rétiniennes disposées selon un alignement défini. L'excitation d'une cellule corticale complexe était liée à l'excitation simultanée de plusieurs cellules corticales simples, celle d'une cellule hypercomplexe à la stimulation de plusieurs cellules complexes.

Des travaux ultérieurs ont contredit les hypothèses initiales de Hubel et Wiesel mais ils ont accentué encore la notion de transmission d'informations visuelles distinctes en parallèle, à partir de la rétine ou du corps genouillé latéral.

Ont été ainsi mises en évidence des cellules spécifiques d'un déplacement :

- des cellules excitées par le rapprochement d'un objet vers la rétine, d'autres par l'éloignement

- des cellules étroitement accordées à la vitesse de déplacement dans le plan du champ visuel, des cellules à large bande d'accord à la vitesse, des cellules respectivement sensibles à des vitesses de déplacement lentes ou élevées.

- des cellules sensibles à la couleur, indépendamment de la forme.

Les travaux de S. Zeki ont relancé l'étude de ces réponses spécifiques.


3.1.5.2. La spécialisation des aires corticales. Travaillant chez le macaque, S. Zeki a pu démontrer (231) que le cortex visuel associatif était en fait une réunion de plusieurs aires, chacune spécifique d'une donnée visuelle particulière. Il existe ainsi une aire spécialisée dans l'analyse du mouvement, une aire analysant la forme indépendamment de la couleur, une autre analysant la couleur indépendamment de la forme, une autre analysant simultanément forme et couleur.


C'est à la suite de cette découverte que l'équipe d'Hubel et Wiesel a repris l'étude du cortex visuel primaire et découvert les cellules spécifiquement sensibles à une qualité visuelle particulière (101). Par la suite, S. Zeki a pu montrer que l'information transmise par ces cellules parvenait au cortex visuel associatif en conservant une représentation ponctuelle. En revanche, des fibres à large distribution repartent des représentations spécifiques et ponctuelles du cortex associatif en se dirigeant vers le cortex primaire, modulant ainsi de très nombreuses cellules. On peut penser que ce système en aller-retour, ou en circuits ré-entrants selon l'expression d'Edelman, joue un rôle essentiel pour préparer la synthèse d'une image composite à partir d'informations ponctuelles. Il semble bien comme nous l'avons vu plus haut, que le synchronisme des excitations est strictement conservé. Le retour d'informations synchrones sur l'aire primaire favorise l'isolement d'un objet unique à propriétés multiples. L'importance de la synchronisation dans le retour des informations, précise à la milliseconde, semble tout à fait bien démontrée (032) et explique comment des analyses perceptives distinctes sont spontanément appliquées à un même objet.


Ce mécanisme d'aller-retour entre aires primaires et aires dites d'association est complété par la synthèse binoculaire. Chaque cortex primaire contient une représentation des deux rétines, où chaque point précis d'une rétine est mis au contact du point équivalent de l'autre rétine. La différence entre les signaux issus de chaque rétine est intégrée, essentiellement pour permettre une perception de la profondeur et construire des images perceptives en trois dimensions.


Toutes ces études ont été faites sur le macaque, animal dont le système nerveux est le plus voisin de l'homme parmi les espèces qui ont pu être étudiées. Aucune recherche du même ordre ne peut être conduite chez l'homme mais l'extrapolation est tout à fait raisonnable. En particulier, l'exploration par caméra à positons chez l'homme permet l'illumination des aires cérébrales en activité fonctionnelle à un moment donné (231). Lors d'une tâche d'exploration visuelle, la zone correspondant au cortex visuel primaire s'illumine toujours. En revanche, différentes zones du cortex associatif s'illuminent en association, en fonction de la tâche proposée et selon les distinctions relevées chez le macaque. Par ailleurs, toutes les données comportementales recueillies chez l'homme ne font que confirmer le schéma.


3.1.5.3. L'organisation corticale innée. D. Hubel et T. Wiesel ont fait leurs premiers travaux sur le chat adulte et leurs conclusions n'ont pas dérangé immédiatement les psychologues empiristes américains. Il en a été tout autrement lorsque les auteurs ont affirmé qu'ils retrouvaient les mêmes résultats chez le chaton de huit jours qui n'a pas encore ouvert les yeux. Pour la première fois, semblait démontrer l'existence de mécanismes d'organisation perceptive innée. Une longue polémique s'en suivit qui trouva sa conclusion avec les travaux de M. Imbert (III-4). Il apparut alors que l'usage permettait un complément d'organisation sur une organisation innée. Mais comme cet usage se limitait à permettre une assimilation réciproque de fonctionnements antérieurement indépendants (III-7), on peut considérer que les mécanismes corticaux d'élaboration perceptive visuelle sont bien quasi-innés. Par ailleurs, ces mécanismes perceptifs étant stables au cours de la vie, les images perceptives qu'ils produisent le sont aussi.


3.2. Les données psychophysiques.


3.2.1. L'adaptation à la Couleur. Nous avons vu plus haut l'importance de l'adaptation rétinienne, permettant de conserver une discrimination égale des contrastes en dépit de différences considérables d'intensité lumineuse. Cette même adaptation se retrouve de façon encore plus spectaculaire au niveau de la perception des couleurs. L'étude en a été faite tout spécialement par E.W. Land (116).


Si nous regardons un même objet à la lumière d'une mauvaise bougie ou sur le sommet d'une haute montagne enneigée, la couleur de cet objet nous parait à peu près identique. Pourtant, le rayonnement réfléchi par l'objet dans les deux situations est complètement différent. Un rayonnement de température de couleur extrêmement élevé, correspondant donc au coté violet du spectre, peut conduire à une vision de rouge en haute montagne. Un rayonnement de température de couleur très basse correspondant au coté rouge du spectre, peut être perçu comme violet à la lumière d'une bougie. En revanche, et cela est facilement constaté dans les longs tunnels, aucune permanence de la couleur d'un objet ne peut être obtenue en cas d'illumination par lumière monochromatique.


En définitive, la permanence de la couleur d'un objet dans des éclairements différents est une illusion. Elle s'explique assez aisément. L'oeil apprécie simultanément la température de couleur moyenne correspondant au champ global de vision et qualifie chaque objet, non en valeur absolue de température de couleur, mais par référence à la température moyenne. Ainsi un objet sera toujours perçu comme rouge si le rayonnement qu'il réfléchi est de longueur d'onde nettement supérieure à la longueur d'onde moyenne du rayonnement d'ambiance.


Cet exemple est fondamental car il souligne à quel point le système nerveux se soucie de mettre en évidence des invariances d'objet, fusse au prix de l'impossibilité de connaître les paramètres physiques "vrais" de l'environnement.


3.2.2. La Perception des Images non significatives. Vers les années 1960, B. Julesz a eu l'idée d'analyser la perception d'un matériel dénué de toute signification possible, constituant des figues complexes par points ou répétition d'éléments simples. Il a pu montrer que certaines organisations perceptives étaient immédiates, ne réquérant pas un déplacement des yeux, alors que d'autres figures exigeaient un processus d'analyse (100). J. Ross a entrepris des recherches comparables, en étudiant la perception d'un ensemble d'un très grand nombre de points disposés de façon totalement aléatoire, sans qu'aucune structure n'apparaisse (182). Ce matériel a permis de mettre en évidence des mécanismes d'organisation perceptive totalement indépendants d'une signification. L'expérience de Ross consiste à présenter séparément pour chaque oeil, grâce à un stéréoscope, un ensemble identique de points distribués irrégulièrement. Mais sur l'une des images, les points contenus dans un carré virtuel central, sont légèrement décalés d'une valeur égale, soit vers le centre, soit vers la périphérie. Ce carré virtuel apparaît alors immédiatement en avant ou en arrière du plan du reste de l'image. La notion de distance est donc perçue avant toute analyse de l'image et en l'absence de toute référence significative.


Nous avons conduit nous-mêmes des expériences d'un principe voisin. Dans une chambre par ailleurs totalement obscure, des boules à surface lisse étaient présentées au sujet à une distance définie et en vision monoculaire. Les appréciations de la distance et de la taille de la boule par le sujet relevaient de la plus haute fantaisie. Il suffisait d'une vision binoculaire pour que le sujet effectue une correction immédiate. Nous avons notés également qu'en vision tachyscopique, des points disposés en configuration géométrique régulière étaient aisément décomptés, au moins jusqu'à seize, par appréciation immédiate de la configuration. Si au contraire, la disposition des points est aléatoire, une analyse perceptive point par point s'impose, qui peut se prolonger grâce à la rémanence rétinienne mais ne permettant pas de dénombrer plus de six ou sept points.


D'autres expériences du même type ont pu être facilement réalisées. Elles soulignent toutes à quel point les lois perceptives mises en évidence par la gestaltheorie* ne résultent pas de relations psychologiques établies dans l'instant et portant sur des significations. Elles traduisent tout simplement des mécanismes neurologiques fondamentaux précédant toute analyse consciente. Elles ouvrent à l'idée que ce que la gestalttheorie* considérait comme une correspondance entre des formes intracérébrales et les formes de l'environnement, traduit en fait la projection de formes intracérébrales pour organiser les données d'environnement. Dès lors que ces formes ont un certain caractère universel, elles traduisent essentiellement des mécanismes neurologiques.


3.3. Les données Psychologiques.


3.3.1. La Reconnaissance des Visages. L.D. Harmon a cherché à préciser comment un portrait pouvait être identifié et analysé (079). Les conclusions sont certainement généralisables à tout processus de reconnaissance visuelle. L.D. Harmon a découpé fictivement des portraits en cases, à peu près vingt cases en largeur sur vingt cases en hauteur. Il a ensuite homogénéisé chaque case en fonction de sa couleur et de sa brillance moyennes. Ainsi, la définition ou fréquence spatiale* d'observation était considérablement réduite, peut-être à cent points seulement pour les régions significatives. Il est néanmoins très facile dans ces conditions de reconnaître le portrait de la Joconde ou de Lincoln. Un portrait de Washington présenté pour la première fois à un sujet est identifié aisément comme le portrait d'un homme à perruque de la fin du XVIIIème siècle, ce qui traduit une excellente analyse. Il est ainsi démontré que nous superposons sans en prendre conscience, des analyses de fréquence spatiale* basse ou de faible définition, à l'exploration fine dont nous avons seule conscience. Salvator Dali a repris ces travaux pour peindre un tableau qui est perçu de près comme un nu de femme regardant à la fenêtre, et de loin comme le portrait de Lincoln. Dans le premier cas, l'analyse fine camoufle l'homogénéisation partielle par case. Dans le deuxième cas, la diminution de définition liée à la distance fait disparaître les détails de fréquence spatiale* très élevée, tout en atténuant les frontières entre les différentes cases.


On peut rapprocher de ces expériences des études comme celle qui a été faite par E.G. Boring sur un dessin de W.E. Hill représentant au choix "sa femme" ou "sa belle-mère", en fait une jeune femme et une vieille femme. Le fait qu'on puisse percevoir l'une ou l'autre signification, mais aucune autre, témoigne bien d'une organisation spontanée, à faible fréquence spatiale*, du dessin.


3.3.2. Les Illusions d'optique. Comme nous avons pu le voir plus haut, la notion d'illusion d'optique est relative puisque l'analyse conduit à démontrer l'illusion là où elle n'avait pas été perçue initialement. Deux domaines d'illusions classiques méritent une étude particulière.


- de nombreuses illusions comme la multistabilité du cube de Necker, l'illusion de Muller-Leyer traduisent en fait un traitement compulsif en trois dimensions d'un dessin fait en deux dimensions. Il devient évident que la perception en trois dimensions est spontanée et qu'elle corrige les effets de perspective pour mieux assurer l'invariance des paramètres géométriques d'un même objet. Ce même caractère compulsif se retrouve dans les objets impossibles, dessinés en deux dimensions mais où la reconstruction tridimentionnelle aboutit à un objet dans une région du champ visuel et à un autre objet dans une autre région. W.C. Hoffman (081) a montré que ces différentes illusions s'expliquaient aisément dans un processus de plan-temps, c'est à dire d'une exploration dans le temps des deux plans rétiniens distincts. Cette exploration, aisément traduisible en termes des transformations infinitésimales d'un groupe de Lie, ne peut être réalisée que par une intégration perceptive automatique, avec le but manifeste d'extraire des invariances.


- une autre catégorie d'illusions, très riche de suggestion, est celle qui est marquée par l'apparition spontanée d'une surface, avec un léger contraste de brillance et surtout un contour net, à partir d'un nombre extrêmement réduit de points aux extrémités d'une ligne (fig 2). Tout se passe comme si la vision complétait spontanément les contours inachevés et fusionnait ces contours inachevés pour dessiner une structure. Il est difficile en ce cas, de penser que la vision retrouve une forme, cela d'autant plus que l'illusion est très atténuée si les contours inachevés sont complétés autour de plusieurs structures séparées. Inversement et comme on aurait dû s'y attendre, Rüdiger von der Heydt, de l'Université de Zurich, a montré qu'un segment de droite d'un contour virtuel est détecté par un neurone de l'aire corticale V2 du macaque, exactement au même titre qu'un segment concret de même orientation.

Ce type d'illusions est particulièrement important pour analyser la perception du continu. La surface perçue est en effet virtuelle par rapport à l'environnement et authentique comme construction perceptive. Cela suggère donc que le passage des informations ponctuelles, seules fournies par la rétine, à une surface continue, relève bien d'un mécanisme cérébral.


3.3.3. Données psychologiques sur les significations innées. De nombreuses études ont porté sur la signification du sourire, discutant notamment son origine innée ou apprise. En fait, l'universalité de la signification socialement positive du sourire ne peut guère être sérieusement discutée. L'apparition du sourire chez l'aveugle de naissance exactement dans les mêmes conditions que chez le nourrisson voyant, confirme s'il en est besoin, la signification constitutionnelle du sourire (025).


Les études de P. Elkman (061) soulignent que le sourire ne traduit qu'un cas particulier des expressions émotives universelles dans l'espèce humaine. Des habitants de Nouvelle-Guinée, n'ayant eu auparavant pratiquement aucun contact avec la civilisation occidentale, ont identifié avec un taux de réussite de 80 à 90 pour cent des photographies d'américains à qui il avait été demandé d'exprimer des sentiments de joie, de dégoût, de tristesse ou de colère. Seule la distinction entre l'expression de peur et de surprise a été médiocre. Exactement les mêmes résultats ont été obtenus auprès d'étudiants américains à qui il était demandé de reconnaître les sentiments exprimés par les habitants de Nouvelle Guinée.


3.4. L'étude du Nourrisson.


La perception visuelle ne présente pas à la naissance une efficacité optimale. Un complément d'organisation au niveau du cortex visuel, intégrant le fonctionnement des deux yeux au contact d'un environnement réfléchissant un rayonnement hétérogène, est indispensable pour parfaire l'analyse perceptive visuelle. Ce complément débute dès la naissance et s'établit essentiellement durant les six premiers mois. L'acuité visuelle à la naissance correspond à un point pour un demi degré d'angle. Elle est trois fois meilleure à trois mois et encore cinq fois inférieure à celle de l'adulte à six mois. L'accommodation à la distance nécessite également la pratique et ne s'établit que vers six semaines. Ce retard dans la formation des outils de perception visuelle, donne tout leur poids aux études de T.G.R. Bower soulignant les capacités d'analyse du nourrisson de sept à huit semaines (025).


Utilisant les techniques dites de conditionnement et qui consistent plutôt à enregistrer la surprise ou l'attente, Bower a montré que dès cet âge, le nourrisson faisait la différence entre un objet donné et un autre objet, de forme identique mais trois fois plus grand et placé à une distance également trois fois plus grande. La projection sur la rétine est pourtant très voisine dans les deux cas et la réussite du nourrisson traduit la capacité d'apprécier simultanément la taille et la distance. De la même façon, le nourrisson fait la différence entre un rectangle présenté de biais et le trapèze qui reproduit la même projection sur la rétine que le rectangle de biais.


Bower a également pu démontré les extraordinaires capacités d'un nourrisson aveugle de quelques mois. Equipé d'un appareil associant un émetteur d'ultrasons et un récepteur transformant les échos d'ultrasons en fréquence sonore, ce nourrisson se montra capable dès la seconde d'essai d'identifier le déplacement d'un objet. Il apprit très vite dans les séquences suivantes à reconnaître des objets usuels de son environnement.


De très nombreuses études ont mis récemment en évidence de façon identique, des performances perceptives remarquables chez le jeune nourrisson, les capacités sur le plan visuel rejoignant largement celles dont nous avons parlé sur le plan auditif. Mais peut-être les études de A.N. Meltzoff et M.K. Moore (128,129) traduisent-elles de façon encore plus extraordinaire, les capacités du tout jeune nourrisson. Ces auteurs ont repris, de façon probablement indépendante, le fait souligné il y a trente cinq ans par R. Zazzo, qu'un nourrisson de 15 jours tire la langue quelques secondes après qu'un adulte ait tiré la langue devant lui. Meltzoff et Moore ont repris l'étude en recherchant la reproduction de plusieurs attitudes faciales différentes, selon un protocole particulièrement bien établi et s'adressant dans une de leur étude à des nouveaux-nés âgés de 42 minutes à 72 heures. La capacité d'imitation fut démontrée dans tous les cas. Les auteurs proposèrent une explication particulièrement intéressante, à partir de ce qu'ils appellent "active intermodal mapping". Le nourrisson aurait une capacité constitutionnelle à établir une équivalence entre des transformations corporelles perceptives ou motrices, les transformations perceptives étant visuelles ou proprioceptives.

Le mécanisme serait assez voisin de celui de certains animaux comme le caméléon, la sépia ou certains poissons plats qui disposent des éléments pigmentés sur leur peau, en fonction de données rétiniennes.


Cette proposition de Meltzoff et Moore a l'énorme avantage d'éviter l'invocation obligatoire d'un mentalisme comme le font J. Mehler pour le langage ou T.G.R. Bower. Celui-ci va jusqu'à écrire que "les psychologues ont commencé seulement récemment à recueillir les données indiquant que le nouveau-né pense qu'il est un être humain ....". L'apparence d'imitation du nouveau-né n'a pas la même signification que l'imitation concertée du nourrisson de 12 mois. Ce que mettent en évidence toutes ces études du très jeune nourrisson sont des mécanismes innés d'analyse perceptive et non nécessairement des analyses conscientes.


3.5. Données Psychopathologiques.


De nombreuses données psychopathologiques sont tout à fait en accord avec les données expérimentales ou d'observation de l'activité perceptive normale. En 1889, Freund montra que certains patients, après lésions cérébrales et témoignant de possibilités visuelles importantes, étaient incapables de dénommer un objet présenté visuellement alors que la dénomination était immédiate après exploration tactile. Un peu plus tard, Lissauer identifia deux déficits différents :

-  dans un cas, un objet perçu visuellement était bien analysé mais non relié aux expériences antérieures et à une dénomination verbale.

- dans l'autre cas, l'objet ne pouvait être analysé dans ses propriétés visuelles alors même que la vision était conservée.


3.5.1. L'Agnosie visuelle. Depuis, ces troubles, généralement regroupés sous le nom d'agnosie visuelle proposé par Freud, ont fait l'objet d'études considérables. Dans la plupart des cas, les troubles apparaissaient liés à des lésions occipitales, plus souvent à droite. Mais faute d'une référence physiologique indiscutable, les analyses prêtaient souvent à discussion.

- la perte sélective de la vision des couleurs par lésion centrale a fait l'objet de plusieurs publications. H. Kolmel a même décrit récemment deux patients présentant une incapacité de voir les couleurs dans un hémichamp ; un dégradé de gris remplaçait les couleurs.

- J. Zihl a décrit une patiente incapable de voir les mouvements dans les trois dimensions. Elle reconnaissait la forme, la couleur des objets et la distance à laquelle ils se trouvaient mais ne percevait pas le mouvement de voitures circulant, le niveau montant du thé dans une tasse. Dans une pièce, les autres personnes lui paraissaient être passé d'un emplacement à un autre sans qu'elle ait perçu le passage entre les deux positions.

- inversement, H. Hecaen a décrit des patients identifiant beaucoup mieux les couleurs que les formes.


Toutes ces données correspondent tout à fait aux analyses de S. Zeki chez le macaque et inversement, ces analyses vont certainement permettre de clarifier l'étude des agnosies visuelles.


3.5.2. Les analyses de H.L. Teuber. Nous voudrions insister sur les travaux de H.L. Teuber (205), soulignant à quel point, le champ visuel continu que nous percevons relève en fait de mécanismes visuels constructifs:


- H.L. Teuber a étudié des blessés de guerre ayant présenté une lésion cérébrale localisée, par balle ou éclat. Les données recueillies précisent les caractères d'une double vision, centrale et périphérique. Lors d'une lésion limitée au cortex visuel primaire, il apparaît essentiellement un scotome central, avec perte de vision sur une petite zone au centre du champ visuel. Cependant, si le patient présente bien une diminution d'acuité visuelle liée à la perte de la vision fovéale, en revanche il ne perçoit pas de "trou" central dans son champ visuel. La vision de type périphérique à faible définition recouvre la zone du scotome, selon le mécanisme que nous avons souligné pour le point aveugle. En raison de ce même mécanisme, si un échiquier est présenté au patient, portant une pièce juste au niveau du scotome, le patient perçoit un échiquier non interrompu mais sans pièce centrale.


- Teuber a pu étudié un patient présentant le déficit opposé probablement par lésion vasculaire. Ce patient ne percevait pas plus que nous les limites de son champ visuel à haute définition. Il se plaignait simplement de ce que, conduisant une voiture !!!, les autres automobiles lui paraissaient s'élancer brusquement sur lui aux carrefours.


3.5.3. Les déficiences visuelles du Prématuré. Nous avons pu nous-mêmes étudier une classe particulière de patients présentant un déficit spécifique des fonctions perceptives visuelles. Il s'agissait d'enfants nés prématurément et ayant présenté une souffrance cérébrale au moment de la naissance. Il était facile de constater l'absence de vision binoculaire, un strabisme et très souvent une forte asymétrie d'acuité visuelle. En revanche, l'acuité visuelle du meilleur oeil était au moins acceptable, sinon excellente. De tels enfants peuvent développer une activité verbale extrêmement riche, quoique très souvent mal structurée. En revanche, et en dépit d'une éducation spécialisée ininterrompue depuis la première année jusqu'à l'adolescence, l'organisation visuelle qui apparaît est très pauvre. Les progrès suivent ceux de l'évolution d'un enfant normal mais avec beaucoup plus de lenteur et un arrêt de progression précoce. L'examen révèle que certaines réussites apparentes masquent la gravité du déficit d'organisation visuelle, les patients parvenant à compenser en partie leur incapacité par construction d'une représentation d'espace à partir de données verbales.


Ces cas cliniques, où la lésion précède toute expérience, ne pourraient guère s'expliquer en l'absence d'aires cérébrales organisées dès la naissance et spécialisées dans le traitement des informations visuelles élémentaires. Il est par ailleurs très remarquable que ces enfants prématurés présentent une difficulté particulière à manipuler les données numériques. Ce déficit est évident lorsque l'efficience mathématique est comparée aux capacités linguistiques mais il apparaît souvent lors d'une comparaison avec des tâches de raisonnement non numériques. Nous pensons que ce déficit illustre bien la relation qu'il peut y avoir entre la multiplicité des canaux de vision perceptive et la construction de notion d'ensembles, précédant la construction du nombre.


3.5.4. La Prosopagnosie. Une dernière classe de données concerne la prosopagnosie, ou perte sélective de la reconnaissance des physionomies. Les patients sont capables de nombreuses tâches de perception visuelle mais ne reconnaissent pas visuellement leur entourage humain. La reconnaissance à la voix est en revanche conservée. Ce trouble parait manifestement lié à des lésions cérébrales postérieures. Le degré de spécificité de la prosopagnosie a fait l'objet de très nombreuses discussions, ce que l'on comprend aisément car une spécificité totale impliquerait une spécialisation constitutionnelle pour la reconnaissance des visages et donc un système de référence de "formes" du visage. La question est très délicate. Il est certain que l'exploration fine montre toujours quelques autres déficits visuels chez les patients. Inversement, on peut rapprocher la prosopagnosie des données de P. Elkman ou de A.N. Meltzoff, rappelées plus haut. Il est par ailleurs remarquable que la perception du visage présente une particularité nette :

- la reconnaissance d'un visage aperçu une fois est souvent extraordinaire, bien meilleure que pour des perceptions visuelles d'autre nature.

- or inversement, la reproduction d'un visage ressemblant, par le dessin, est beaucoup plus difficile que celle d'un paysage par exemple.

Il est fort possible que la réalité corresponde à une spécificité relative, celle de mécanismes d'identification visuelle particulièrement bien adaptés à la reconnaissance des physionomies, sans qu'il y ait néanmoins une signification constitutionnelle du visage. Les données obtenues chez le macaque indiquent qu'un nombre limité de neurones, localisés dans le sulcus temporal inférieur sont impliqués dans la reconnaissance des physionomies. Chez l'homme, la localisation et le mécanisme sont peut-être identiques car les lésions du sulcus temporal inférieur s'accompagnent généralement de prosopagnosie. Peut-être est-ce simplement la conjonction particulière d'indices significatifs qui permet la reconnaissance.



4. Les conséquences épistémologiques de l'Intégration perceptive.


Il y a une conséquence indirecte mais essentielle de l'intégration perceptive centrale des données sensorielles périphériques d'interface: il devient possible d'expliquer complètement la totalité de nos représentations en terme d'une configuration particulière de données d'interface. Ce qui est appelé image mentale ou représentation traduit en fait une activité des systèmes perceptifs centraux, correspondant à "une façon d'exister* particulière" des systèmes périphériques d'interfaces sensorielles.

Comme les trajets des influx nerveux sensoriels fonctionnent de la périphérie vers les centres, on peut admettre en première analyse que toute image mentale a trouvé son origine dans une perception de l'environnement. L'expérience confirme que les images mentales font suite à un vécu et ne le précèdent pas.


Par ailleurs, il devient évident que les relations qu'un sujet pense découvrir dans une perception visuelle, n'appartiennent pas à l'environnement, mais ont été construites antérieurement par ce même sujet. Considérons deux objets A et B extérieurs l'un à l'autre. Ces deux objets s'ignorent à peu près totalement l'un l'autre. Le voisinage est établi au cours de la construction perceptive qui recouvre à la fois l'objet A et l'objet B. Parce que la construction perceptive initiale est automatique, nous avons le sentiment que le voisinage est une donnée d'environnement et que nous la découvrons dans l'analyse perceptive. Il n'en est rien car ce sont nos mécanismes perceptifs qui ont construit le voisinage.


Ce qui vaut pour le voisinage vaut également pour le contour: les différentes composantes du contour ne sont reliées dans une structure globale, que dans l'activité perceptive de l'observateur. Physiquement, les côtés opposés d'un carré s'ignorent et c'est l'oeil qui les réunit en dessinant le contour complet du carré. Les mêmes réflexions s'appliquent à la forme, à la taille, au mouvement. Il est donc tout à fait légitime de considérer que les données d'espace traduisent une construction de l'observateur.


Il devient manifeste que l'espace euclidien traduit une assimilation des données d'espace selon une construction particulière au cerveau. Nous "voyons" donc l'environnement à notre échelle selon l'espace euclidien, nous "apprenons" que cet espace est inadapté lorsque nous tentons de décrire les phénomènes de l'infiniment petit ou de l'infiniment grand. Nous pouvons alors comprendre que l'espace euclidien est une construction cérébrale.


Inversement, nous devons comprendre que la construction perceptive n'élimine pas, et même comme nous le voyons plus loin, renforce la cohérence* réelle de l'objet. Un objet est une portion du champ perceptif qui est caractérisé par des invariances quelles qu'elles soient. Il importe beaucoup plus qu'il y ait un constat d'invariances plutôt que de décrire objectivement la nature des invariances. Cela explique le biais systématique qu'entrainent les mécanismes perceptifs pour mieux assurer l'invariance de l'objet, biais qui apparaît renforcé au cours de l'évolution phylogénétique, ce qui souligne son intérêt. La finalité de la connaissance apprise est pour une part une correction des distorsions perceptives subjectives. Ce terme de distorsion pourrait du reste conduire à une erreur d'interprétation en évoquant une déformation d'un monde définissable dans l'absolu, sur un plan réaliste. En fait, la distorsion est en quelque sorte constatée après coup, par le développement des connaissances apprises qui définissent les erreurs initiales.



5.Intégration perceptive et sentiment du réel.


Aristote avait bien perçu l'intérêt de définir des catégories pour établir les références des caractéristiques des objets. La neurophysiologie vient de découvrir que dans une très large mesure, ces catégories correspondent à des mécanismes perceptifs élémentaires assurant chacun une intégration initialement indépendante. Les voies d'analyse perceptive indépendantes sont en fait bien plus nombreuses que de ce que nous pouvons avoir conscience, comme par exemple l'existence de sept à dix canaux d'analyse perceptive visuelle distincts ayant chacun un degré de définition propre.


Envisageons maintenant un "objet" de l'environnement, mettant entre parenthèse le fait de savoir dans quelle mesure nous avons assuré nous-mêmes le découpage de l'objet. Nous pouvons affirmer que la perception de cet objet telle que nous en avons conscience est une synthèse entre de nombreuses analyses élémentaires synchrones. La synthèse entre les données synchrones de différents canaux visuels notamment est essentielle, assurant de plus un découpage très prégnant entre l'objet et son environnement, entre la figure et le fond. Les conséquences sont accentuées par les déplacements ou les déformations de "l'objet" où la synchronisation persiste dans une succession d'images distinctes où l'environnement est modifié. La synthèse perceptive synchrone a lieu également entre les données de champ perceptifs différents, vision et tact, vision et audition. Aronson et Rosenbloom (025) ont ainsi montré que le nourrisson de moins de trois semaines était perturbé lorsque, par un effet de stéréo-amplifications inégales, la voix de sa mère était "déplacée" sur le côté par rapport aux mouvements des lèvres maternelles.


En définitive, toute perception d'un objet est un ensemble complexe réunissant des qualités distinctes selon un processus très finement synchrone. Se retrouvent ainsi la multicrucialité* que nous verrons plus loin (IX-), ou le "relevé croisé" de Popper (169). Fait essentiel, la synchronisation cohérente entre les données perceptives différenciées ne peut s'effectuer spontanément dans le cerveau et exige un "événement extérieur", source de données synchrones. Au minimum, ce processus peut être à l'origine du sentiment de "réel" devant l'objet, puisque seul un événement extérieur authentique peut provoquer, non seulement les données mais aussi les bases d'une synchronisation. A un degré de plus, on peut affirmer qu'il doit bien exister "quelque chose" d'extérieur à nous, quelque chose qui renvoie à "l'existence" de l'objet perçu et à des particularités expliquant les invariances concordantes qu'il génère.


Il faut signaler encore que la multiplication des canaux perceptifs correspond parfaitement aux analyses de M. Mugur-Schachter (138). Chaque canal perceptif porte sur l'environnement un "regard" particulier qui définit des particularités de l'environnement en établissant un découpage original. L'image fournie par chaque canal traduit donc avant tout les résultats d'un regard et les invariances dégagées sont particulières à ce regard. Dans un second temps, la concordance des différents invariants fournis par le regard particulier de chaque canal perceptif, construit la cohérence* de l'objet perçu. Ainsi cette dynamique du regard préalable et du découpage propre à chaque regard se trouve affirmée dans les aspects les plus fondamentaux des démarches perceptives.


En définitive, il est fondamental d'insister sur le caractère construit de toute perception, le caractère subjectif de tout ce qui "découpe" un objet dans l'environnement et attribue des particularités à l'objet. Répétons le, le monde est nécessairement hétérogène, ne serait-ce que dans l'opposition possible et nécessaire du sujet et de l'objet de connaissance. Les perceptions et les représentations mentales qui en naissent sont également hétérogènes mais il y a peu de correspondance immédiate entre les hétérogénéités* du monde et celles de la perception ou de la représentation. Sur le simple plan de la transmission de signaux physiques, les caractères de l'hétérogénéité* externe sont en grande partie perdus car mal transmissibles au travers des systèmes d'interface. C'est seulement la réflexion sur l'action qui conduit dans un second temps à attribuer à l'environnement, des hétérogénéités* qui ont plus de chance d'être ontologiques, notamment l'opposition entre un moi et un non moi. Mais dès que nous tentons de décrire ces hétérogénéités*, nous ne pouvons le faire qu'en terme d'images perceptives, donc en réintroduisant l'hétérogénéité subjective. En ce sens, le point de vue de W.V.O. Quine affirmant qu'aucune correspondance ne peut exister entre les configurations du monde extérieur et les représentations mentales (176), n'est pas aussi excessif qu'il pourrait paraître.


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D) De la Sensation à la Perception et de la Perception à l'Image mentale.



Comme nous l'avons vu plus haut (V-B), un récepteur sensoriel fournit au mieux un bit unique d'information par unité de temps lors d'un événement. C'est la multiplicité de récepteurs différents quant à leur emplacement et à leur sensibilité aux différentes formes énergétiques d'excitation qui enrichit l'assimilation de l'événement. Cependant, fondamentalement, chaque neurone sensoriel, chaque récepteur au sein d'un même neurone fournit une information isolée, indépendante des informations données par les autres neurones ou récepteurs.


Nous avons vu ensuite (V-C) qu'il existe à l'évidence des opérateurs perceptifs constitutionnels qui confrontent les données isolées des neurones sensoriels pour établir des configurations perceptives. Ce faisant, il faut bien comprendre que ce que nous percevons ne sont pas des formes de l'environnement mais l'activité des opérateurs perceptifs intégrant l'état actuel des récepteurs sensoriels.



1. Le passage de la sensation à la perception immédiate.


Pour mieux fixer les idées, envisageons un regroupement de huit neurones présents à la surface d'un organisme et réagissant de façon indépendante et spécifique à un événement. Envisageons un opérateur intégrant l'état de ces huit neurones à chaque instant t et utilisons le langage de l'informatique en qualifiant de "0" l'absence de changement de fréquence d'un neurone sensoriel en présence d'un événement, et de "1", un changement significatif de fréquence devant cet événement. Ce que percevra l'organisme devant l'événement sera un groupement caractéristique de type 10011011 par exemple. Deux événements provoquant le même groupement 10011011 seront considérés comme identiques même s'ils sont très différents pour d'autres observateurs. Ce qui est perçu n'est pas l'événement mais l'action des opérateurs ayant regroupé de façon ordonnée l'état de huit neurones. Dans sa totalité, la structure globale de "l'image perceptive" traduit l'activité des opérateurs perceptifs et non une structuration de l'environnement. L'ensemble de toutes les perceptions différentes possibles peut par ailleurs être établi en toute indépendance de la variété de l'environnement et il comprend 256 "façons de vivre" perceptives différentes.


Il nous semble que la perception olfactive est un bon exemple d'une intégration perceptive relativement élémentaire. Ce que nous appelons une odeur spécifique est uniquement un état holographique particulier de l'aire olfactive primaire avec évidemment un nombre d'unités fonctionnelles très supérieur aux huit de l'exemple théorique donné plus haut. C'est un nombre d'unités fonctionnelles beaucoup plus grand qui affine chez le chien la distinction des états holographiques de l'aire olfactive et qui lui permet de repérer un plus grand nombre d'odeurs distinctes que l'homme, alors qu'il ne semble pas y avoir de différences importantes dans la nature des récepteurs périphériques.


Dans la pratique, le nombre des neurones sensoriels chez l'homme est vraisemblablement de l'ordre de 107 et celui des récepteurs unitaires, de 108. Il en résulte une diversité considérable des perceptions possibles qui masque justement le fait qu'une perception traduit tout simplement l'action d'opérateurs sur les données de récepteurs élémentaires.


Par ailleurs, il est évident qu'il existe dans l'espèce humaine, une certaine évolution épigénétique des opérateurs d'observation, après la naissance. Cette évolution ne se prolonge pas au delà des premiers mois et elle indépendante des particularités d'environnement rencontrées. En ce sens, il est possible de considérer que tout se passe comme si les opérateurs perceptifs étaient pleinement définis constitutionnellement. Nous sommes tenté d'en conclure que les perceptions immédiates s'établissent d'emblée avec la totalité de leur contenu possible, sinon dès la naissance, du moins après quelques mois.


Inversement, ces perceptions sont beaucoup trop complexes pour pouvoir être "saisies" en totalité par les processus d'analyse supra-perceptifs. Ainsi s'explique une connaissance apprise qui n'est pas un développement dans la qualité de l'intégration centrale des données sensorielles, mais une compréhension croissante du contenu des perceptions immédiates.



2. Le Passage de la Perception immédiate à la Connaissance apprise.


Les opérateurs d'observation constitutionnels définissant immédiatement et totalement les perceptions, on pourrait alors se demander comment intervient la connaissance apprise. La réponse est dans le fait que la connaissance est tirée d'une "réflexion" et d'une "abstraction" sur des perceptions qui, elles mêmes s'établissent spontanément au contact du milieu mais qui sont beaucoup trop complexes pour être immédiatement assimilées dans leur totalité. Le terme de réflexion indique que l'origine de la connaissance est un retour sur une action qui n'a pas eu l'effet escompté. Le terme d'abstraction exprime une opération simplificatrice qui isole l'essentiel pour en faire un "schème" simple, mobilisable et généralisable.


2.1. La connaissance apprise de l'environnement.


Elle introduit deux compléments cognitifs, l'identification et la reconnaissance d'une part, la signification d'autre part.


2.1.1. L'Identification et la Reconnaissance. La perception d'un événement dans sa totalité traduit une construction beaucoup trop complexe pour être mobilisée, comparée, introduite dans un processus comportemental. Il est indispensable que le sujet assure dans un premier temps ce que Paul Valéry appelle le passage de "l'image" à "la figure". Cette analyse de Paul Valéry est fondamentale même si l'auteur n'avait pas totalement compris que ce qu'il appelle "image" n'est pas une assimilation brute de l'environnement mais le résultat de l'activité des opérateurs d'observation sur les données sensorielles élémentaires.

La "figure" est une combinaison d'un nombre limité "d'indices" dessinant un schéma caractéristique, beaucoup plus aisé à mobiliser. Notamment, ce qui est mémoriser pour permettre la reconnaissance est ce schéma et non la perception complète. Mais c'est également à partir de schémas de même type que s'établit la signification.


2.1.2. La Signification. Toute signification apprise traduit un lien acquis entre des schémas, lien entre la "figure" d'une perception et celle d'une autre "figure" de perception pour construire des classes d'équivalence, lien entre la "figure" d'une perception et le schéma d'un comportement moteur.


2.1.3. Identification, signification et dégénérescence. Qu'il s'agisse de l'identifcation ou de la signification, la schématisation présente une contrepartie négative. Si la simplification favorise considérablement la mobilisation, elle accroît du même coup le risque de confusions. Nous avons vu que le grand nombre de sensations élémentaires prises en compte dans l'élaboration de la perception d'un événement rendait fort peu vraisemblable une confusion entre deux événements distincts. Cette confusion a infiniment plus de chance de se produire lorsque les perceptions sont ramenées à un schéma et le risque qu'un même schéma soit appliqué à deux événements différents s'accroît considérablement puisque, par définition, un même schéma peut être relié à de nombreuses perceptions distinctes. Il y a donc nécessairement une opposition entre la simplification qui permet la mobilisation et la précision qui évite la confusion.


Par ailleurs, le passage de "l'image" à la "figure" est fortement déterminé par les exigences utilitaires et les contingences existentielles. La construction des "figures" ne peut être par définition orientée et elle est donc nécessairement biaisée.


Heureusement, les bénéfices de la simplification et de la précision ne sont pas liés de façon rigide. L'optimum qui se dessine spontanément réside dans l'élaboration rapide de schèmes très simplifiés et éventuellement biaisés qui peuvent être ensuite modifiés à parir de l'usage pour donner naissance à des schèmes plus complexes et plus précis. Ce mécanisme est l'explication fondamentale d'une évolution cognitive par étapes.


2.2. L'abstraction réfléchissante.


L'autre voie de la connaissance apprise est celle de l'abstraction réfléchissante, c'est à dire l'isolement sous forme des schémas simplifiés et équivalents, des mécanismes mis en jeu durant la perception, en un mot des opérateurs d'observation constitutionnels. En saisissant les mécanismes internes qui assurent la genèse des perceptions, l'individu peut faire porter sa connaissance au delà des données perceptives. Ainsi les opérateurs d'observation du type A de R. Vallée découpent dès la naissance l'environnement en "objets" mais il faut un an au nourrisson pour se représenter un monde fait d'objets indépendants et permanents. La couleur est perçue immédiatement à la naissance mais c'est seulement vers l'âge de trois ans que le petit enfant apprend véritablement à qualifier les objets selon la couleur. Encore cette qualification apparaît-elle beaucoup plus aisée dans l'identification d'un jeton de couleur homogène que dans la description d'un objet rassemblant des parties de différentes couleurs.


En définitive, et encore plus que ne pensait Piaget, la connaissance apprise est-elle liée à une réflexion sur le vécu, mais une réflexion portant bien davantage sur l'activité des opérateurs d'observation que sur l'activité motrice.



3. La Mécanique cognitive.


La configuration perceptive, même après intégration par les mécanismes cérébraux, est encore beaucoup trop complexe pour avoir valeur immédiate de connaissance. Une connaissance doit par définition pouvoir être aisément mobilisée pour permettre une transmission à autrui et une insertion dans un système cognitif général. Cela suppose à la fois un découpage et une simplification. Korzybski a qualifié d'abstraction la simplification qui permet de passer de la configuration perceptive à l'image cognitive, retenant les éléments les plus significatifs et négligeant les autres. A. Korzybski a souligné avec raison qu'il n'existe pas d'êtres abstraits conformes au schéma du réalisme platonicien mais qu'il existe des activités subjectives d'abstraction, ce qui est fondamentalement différent. Comme nous venons de le dire, le sujet connaissant prélève un nombre limité d'indices significatifs dans une configuration perceptive pour établir un schéma simplifié qui est posé comme équivalent de la configuration. C'est ce schéma qui constitue notamment la référence pour affirmer qu'une configuration perceptive nouvelle est comparable à une configuration préalablement analysée. Le schéma peut éventuellement recevoir une étiquette verbale qui permet son introduction dans un discours.


Par ailleurs, comme l'a encore souligné Korzybski, le schéma de connaissance ainsi établi, est une configuration d'indices ou d'éléments. Cela permet une comparaison significative entre schémas distincts, soulignant les éléments semblables et les éléments différents. Un nouveau processus d'abstraction devient possible, définissant des schémas cognitifs abstraits de second ordre réunissant les seuls indices communs à plusieurs schémas cognitifs élémentaires. Le processus d'abstraction peut se poursuivre avec un nombre de niveaux aussi élevé qu'il est souhaitable. Ainsi apparaissent toutes les étapes conduisant de la modification d'interface au concept le plus abstrait qui soit.


Mais par ailleurs, aussi bien sous sa forme de signifié que sous sa forme d'étiquette signifiante, et quel que soit le niveau d'abstraction auquel il correspond, le schéma de connaissance n'est pas totalement défini. C'est une fonction opératoire associant :

- des repères significatifs fondamentaux que nous pouvons considérer comme des constantes, et qui dessinent une structure,

- des zones neutres ou indéterminées qui peuvent recevoir sans dommage des données contingentes, soit lorsque le schéma est confronté à un objet de l'environnement, soit lors de précisions ou variations ultérieures; nous pouvons considérer ces zones neutres comme des zones paramétrables ou à enregistrement de variables.

Du fait qu'il est secondaire à un processus d'abstraction et en raison de cette double constitution de constantes et de variables, le schéma de connaissance est "dégénéré" et son utilisation ne peut être que probabiliste (X). Au niveau de l'analyse d'une configuration perceptive, le nombre d'indices prélevé étant limité, un nombre très important de configurations perceptives différentes peuvent être interprétées de façon identique. L'abstraction à partir d'indices ne définit qu'un "possible" ou un "vraisemblable" que la suite du vécu peut démontrer erronés; une correction peut alors être entreprise. C'est là un mécanisme premier de complément autonome d'organisation à partir du bruit. C'est seulement dans un second temps et devant un échec adaptatif qu'une configuration perceptive peut se révéler comme une description erronée du réel, apparaître entachée de bruit et exiger une correction cognitive.


Le même processus se renouvelle lors de l'élaboration d'un schéma de connaissance abstrait, reliant plusieurs schémas concret. Les indices communs retenus forment un catalogue ouvert, propre à des révisions ultérieures lors de constats d'échec adaptatif. Il en résulte que tout schéma de connaissance est probabiliste et ouvert à des transformations ultérieures, fait dont nous soulignerons l'importance tout au long de notre thèse. Il faut surtout en retenir qu'une suite de corrections et d'abstractions effectuées sur les configurations perceptives peut suffir à établir toutes les représentations mentales.


Remarquons encore que l'ouverture des schémas cognitifs vis à vis de corrections ultérieures ne se manifeste pas seulement sur le plan diachronique du développement ontogénétique. Elle se manifeste également sur un plan synchronique, car l'introduction d'un schéma de connaissance au sein d'un contexte bien identifié ou d'un système cognitif global, peut fixe la valeur d'un certain nombre de zones neutres ou variables qui restaient indéterminées dans le schéma isolé.


L'indétermination partielle du fait cognitif élémentaire, établi sur une configuration perceptive, est donc fondamentale. Elle explique notamment :

- qu'un même événement puisse fournir de multiples schémas de connaissance distincts, qu'un même schéma de connaissance puisse s'intégrer dans des systèmes théoriques multiples et éventuellement contradictoires.

- qu'une observation cognitive ne soit pas neutre et qu'elle puisse être partiellement définie par les systèmes cognitifs théoriques de l'organisme connaissant.

- que les significations correspondant aux schémas de connaissance ne sont pas normalement stables et qu'elles ont une tendance spontanée à évoluer au cours du temps.


On peut enfin remarquer que le passage de la configuration perceptive au schéma cognitif accentue encore l'aspect autonomique et sélectif de toute connaissance. Faisant référence à une "façon d'être" de l'écran d'interface, elle est la cristallisation d'un vécu mental analysant cet écran.


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E) L'évolution des Images mentales.



La connaissance apprise est pour une part, nous l'avons vu, une correction opératoire des perceptions pour en atténuer les effets de compensation ou de distorsion subjective. Mais la correction est purement opératoire et n'entraîne pas une modification des perceptions. Nous apprenons que le bâton plongé dans l'eau n'est pas brisé, mais nous continuons à le voir brisé. La transformation des images mentales en fonction des connaissances pose donc problème.


Par ailleurs, la connaissance apprise se fait également très largement par une comparaison entre perceptions effectuées indépendamment les unes des autres, dans l'espace ou dans le temps. Des schémas se construisent qui définissent des points communs à plusieurs perceptions. On voit mal comment ces schémas pourraient être directement traduits en images perceptives.


Les images mentales qui reproduisent le plus directement une connaissance de l'environnement sont les images visuelles, du moins chez les voyants. La traduction est dégénérée mais de plus, les images intérieures n'intègrent pas les processus d'abstraction qui leur sont appliquées. Nous pouvons abstraire la notion "d'animal" qui relie la puce et l'éléphant mais nous ne pouvons pas construire une image intérieure qui puisse représenter visuellement la puce et l'éléphant. Ce pourraient alors être des associations simultanées et successives d'images mentales statiques distinctes qui représenteraient le réel en incluant les corrections opératoires et les abstractions. Nous pourrions "voir" successivement une puce, un éléphant, un chien, une fillette pour traduire l'abstraction "animal". Ces séquences auraient l'avantage de ne dépendre que de la volonté du sujet, être originales en traduisant un imaginaire qui n'aurait nul besoin d'avoir été effectivement vécu. Ces associations dans le temps témoigneraient également du fait que la connaissance apprise est vécue comme le déroulement d'un scénario et n'est pas inscrite statiquement dans l'organisation cérébrale.


Mais cette capacité à vivre intérieurement des séquences reproduisant approximativement le réel a d'étroites limites. Au fur et à mesure que les corrections opératoires se développent, il se crée un divorce et les données de connaissance apprises se détachent de plus en plus des images perceptives qui les supportent. Par ailleurs, il n'y a aucune possibilité pour traduire les opérations, autre que le schéma perceptif. La seule issue est alors le "modèle équivalent" qui manipule des éléments perceptifs approchés ou même distants, selon des opérations déterminées:


a) le support perceptif peut devenir totalement arbitraire ou approximatif. Le schéma représentatif se dissocie entre un contenu et un contenant, le signifié et le signifiant. Le mot du langage est le type même de l'activité perceptive totalement arbitraire, où un support "d'étiquette" auditive permet le déroulement de l'activité représentative pour n'importe quel contenu, une configuration perceptivo-auditive quelconque pouvant être mise en équivalence avec n'importe quelle connaissance apprise. C'est ainsi qu'apparaît la fonction symbolique qui s'impose du fait des insuffisances des images perceptives dans la traduction du progrès cognitif.


b) le schéma visuel peut être plus directement en rapport avec la connaissance lorsqu'il relie en une figure globale, des données perceptives locales acquises indépendamment les une des autres. C'est le cas des cartes de France, construites avant que les satellites permettent une perception plus directe. Cependant le schéma visuel devient lui aussi de plus en plus arbitraire lorsque la connaissance apprise porte sur des données qui ne sont pas à l'échelle physique de l'homme. L'illustration visuelle devient alors à la fois indispensable et erronée. Ainsi, on est tenté de représenter l'Univers au Big Bang comme un monde réduit à la taille d'une tête d'épingle, mais cette tête d'épingle est "vue" dans un espace environnant, ce qui est une absurdité puisque justement l'espace de l'Univers ne dépasse pas les limites de la tête d'épingle. Mais il nous est impossible de nous représenter une tête d'épingle hors d'un espace environnant.


En pratique, les conséquences d'un tel état de choses sont peu graves si nous ne perdons pas de vue que les représentations perceptives de connaissances opératoires ne peuvent être que des modèles à qui on attribue une équivalence purement fonctionnelle et opératoire avec le réel. Nous pouvons reconnaitre là, l'importance du primat de la relation et du rejet de la substance sur quoi nous avons insisté (I-4).


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F) De l'Image mentale à la Construction du Réel.



Lors des premières greffes de cornée pour cataracte congénitale dont beaucoup ont été tardives, des aveugles de naissance recouvrant tardivement la vue, ont pu être interrogés (084). Ils ont précisé qu'à l'ablation du bandeau de protection post-opératoire, ils ont immédiatement perçu leur environnement comme un ensemble perceptif associant un contenant et des objets découpés aux contours nets, correspondant tout à fait au schéma réaliste et à notre propre perception d'adulte. Ces sujets étaient cependant incapables d'accorder une signification aux objets qu'ils percevaient et la principale évolution de leur perception par la suite a porté sur l'acquisition de significations.


On pourrait trouver là un argument très puissant pour affirmer l'existence d'un Univers dont les qualités sont indépendantes de nos perception. Mais inversement , les physiciens de la mécanique des quanta et en tout premier Niels Bohr, W. Heisenberg et Erwin Schrödinger avaient bien souligné que l'Univers n'existait es qualité que dans la conscience humaine. Ils voulaient exprimer qu'un élément du monde quel qu'il soit n'a d'interactions que de proximité et n'a aucune représentation d'un environnement quel qu'il soit. Les données d'espace et de temps sont relatives aux interactions de proximité entre les objets étudiés et il y a autant d'espace/temps distincts que d'observations. L'Univers en soi ne peut donc avoir de traduction. Schrödinger précise ainsi (188) que d'un côté, l'esprit est l'artiste qui a construit le monde tout en étant d'un autre côté, un accessoire insignifiant et contingent du monde achevé.


L'un des apports fondamentaux des connaissances nouvelles sur les mécanismes perceptifs innés est de fournir des éléments essentiels pour résoudre ce paradoxe apparent. Les mécanismes perceptifs constitutionnels, rapidement achevés sur les mécanismes innés, construisent effectivement un environnement perceptif global avant même que l'enfant puisse accorder une signification à tout ce qu'il perçoit. Cette construction perceptive, qui efface les configurations externes que l'on peut supposer, est contraignante et stable au cours de la vie. Elle impose un contenant qui est un espace-temps euclidien et qui est indépendant de l'expérience. La perception des couleurs, l'identification des formes, l'accentuation artificielle des contours, la correction spontanée des effets de perspective impose l'existence d'objets bien identifiés au sein du contenant, tout en traduisant avant tout des mécanismes perceptifs. Il est donc normal que tout individu ait initialement une représentation du monde qui soit celle qu'impose la construction perceptive.


Initialement, le monde perceptif du nourrisson est reconstruit à chaque fois que celui-ci regarde et disparaît complètement dès qu'il ferme les yeux. Mais très vite apparaissent ce que J. Piaget a appelé l'indépendance et la permanence :

- l'indépendance traduit le fait que les données perceptives se détachent de l'action globale par découpage et deviennent significatives par elles-mêmes.

- la permanence traduit le fait que les données perceptives ainsi découpées persistent au moins en partie, lorsque l'activité perceptive est interrompue.


Dès lors peut se construire un espace-temps représenté, calqué évidemment sur l'espace-temps perçu. La découverte des mécanismes innés d'intégration perceptive, le fait qu'il existe des stratégies perceptives innées indépendantes d'une action globale, renforcent sans les contredire, ces analyses de Piaget. L'indépendance et la permanence des données perceptives exigent moins d'efforts constructifs et d'expérience que ne le pensait Piaget.


La représentation de l'espace débute vers 18 mois à deux ans et se précise ensuite. Mais dès son apparition, l'enfant devient capable d'une représentation qui dépasse un champ perceptif unitaire. Il peut construire un modèle représenté qui rapproche des scènes perçues indépendamment les unes des autres, à la façon dont le photographe effectue un montage par rapprochement d'images enregistrées de façon indépendante. Le champ de l'espace représenté dépasse le champ de l'espace perçu. Cela dit, cet espace représenté se détache davantage de la réalité perçue, acquiert plus nettement le caractère construit que lui attribuent les physiciens modernes.

Le propre de la Science et de la Culture est d'accroître la dimension de l'espace représenté, tout en provoquant un éloignement accru par rapport à l'espace perçu. D'une part, comme nous le voyons plus loin, certaines circonstances permettent la prise de conscience des déformations perceptives et il se construit peu à peu un monde moins dépendant des mécanismes perceptifs, donc plus proche du réel. D'autre part, il se construit des modèles perceptifs qui vont bien au delà d'un simple assemblage d'image. Les géographes ont "construit" l'image visuelle de la France bien avant qu'un satellite leur ait apporté l'immense satisfaction de savoir qu'ils n'avaient pas commis d'erreur.


L'Univers construit tend à déborder complètement l'appréhension perceptive. Cet Univers ne peut être que purement opératoire car il n'y a pas de tertium à côté de la perception et de l'opération. Cependant, dans un premier temps, les modèles, même enrichis par des opérations, sont absolument perceptifs ; la France vue d'une navette spatiale est perceptivement identique à la France perçue à partir d'une carte de géographie datant du début du siècle. Il est même possible de traduire en première approximation, sur une sphère céleste à échelle réduite, l'ensemble des constellations perçues à l'oeil nu. Dans ces conditions, il n'est pas faux de postuler la réalité de ces données indépendamment de la conscience qu'on peut en avoir, même si les propriétés attribuées sont issues des mécanismes perceptifs et si nous savons que des correctifs sont nécessaires.


Cette façon de faire ne peut cependant suivre le progrès scientifique, notamment lorsqu'il n'est plus possible d'accepter des références euclidiennes. Or, inversement, il nous est impossible d'avoir des représentations d'espace-temps qui ne soient pas celles de nos mécanismes perceptifs, c'est à dire euclidiennes. Nous avons alors le choix entre la construction purement opératoire et non perceptive de l'Univers ou bien l'appel à des métaphores perceptives nécessairement fausses. C'est le principe de correspondance* de N. Bohr (024). Démocrite était conscient de ce divorce entre le processus opératoire et les sens. Mettant en scène dans une discussion la Raison et les Sens, il fait affirmer à la Raison : "La couleur n'existe qu'en apparence, de même le doux, l'amer ; seuls les atomes et le vide ont une existence." A quoi les Sens répondent " Pauvre Raison, qui prends chez nous tes arguments et t'en sers pour nous calomnier. Ta victoire est ton échec !!"


La leçon de la mécanique quantique est manifeste. Les phénomènes ne se déroulent pas dans un espace euclidien et la notion même d'un espace universel, même déformable, ne peut être retenu. A notre échelle, nous avons eu longtemps l'illusion de cet espace universel parce que nous pouvions faire des prédictions effectives dans le cadre d'une conception d'un tel espace. Loin de notre propre échelle en revanche, le support perceptif qui est lui même à notre échelle, ne peut plus être utilisé avec succès et l'espace euclidien, l'espace universel doivent être rejetés. Nous ne devons pas penser qu'il y a des solutions propres à chaque échelle mais seulement que l'illusion perceptive qui traduit le réel est plus prégnante à notre échelle et moins lourde de conséquences.


Par ailleurs, nous avons dit que la connaissance apprise est pour une part, une correction des distorsions perceptives subjectives. Nous pensons qu'un second volet complète la connaissance apprise: celui de la confrontation entre perceptions faites en des endroits différents, et/ou à des moments différents. Ces confrontations peuvent se faire en termes purement conceptuels mais les concepts utilisés ont été primitivement dérivés de perceptions. L'affirmation du caractère premier de la perception se trouve donc à nouveau affirmée. Mais de plus, c'est uniquement nous qui assurons le rapprochement entre nos perceptions distantes. Il est certain qu'il existe de proche en proche, une relation physique entre les atomes situés à Paris et ceux qui se trouvent à Pékin. En aucun cas, cette relation n'est la base des comparaisons géographiques que nous pouvons effectuer entre Paris et Pékin. Ni Paris, ni Pékin n'ont conscience de pouvoir être confrontés. Si nous acceptons l'idée, et il le faut bien, que nous construisons nous même le carré en incluant les côtés opposés dans une figure unique, à plus forte raison sommes-nous responsables de tous les rapprochements géographiques. La seule différence entre les deux exemples vient de ce que le premier exemple du carré précède la conscience, alors que le second exemple de la géographie lui succède. Nous sommes donc les maîtres d'oeuvre exclusifs des comparaisons que nous faisons entre perceptions distantes. Le résultat est une extension du réel perçu, mais une extension que nous effectuons nous-mêmes. Comme E. Schrödinger, N. Bohr, W. Heisenberg l'ont immédiatement compris au contact de la réalité quantique, l'homme a créé lui même l'apparence du réel qu'il étudie.


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G) De l'idéalisme et du constructivisme à l'Ecole de Copenhague.



La conception de l'espace et du temps est au cœur de toute description de l'environnement. Très justement, Kant a argué de la révolution copernicienne pour démontrer l'importance du sujet dans l'édification d'un objet cognitif qui se substituait à l'image passive d'un objet "réel". Cet objet cognitif est principalement décrit en références d'espace et de temps. Or pour Kant, nous semble-t-il, il existe un espace et un temps absolus, extérieurs au sujet mais parallèlement, le sens de l'espace et du temps précèdent pour lui l'expérience et sont les formes a priori de notre sensibilité. En ce sens et par rapport à l'analyse de Kant, le néo-kantisme de Helmholtz et F.A. Lange est révolutionnaire: l'a priori étant confondu avec l'inné, l'espace/temps peut relever davantage de la constitution humaine que de l'absolu. Il n'y a eu malheureusement aucune synthèse entre les analyses physiologiques d'Helmholtz et la condamnation de l'espace/temps absolu par Mach, pourtant presque contemporaines.



1) Constructivisme et mécanique quantique.


Dans la très belle analyse qu'il fait de la pensée physique (150), notamment le chapitre sur la microphysique, J. Piaget se montre à la fois prudent, visionnaire et contradictoire. Sa position sur la connaissance physique est sans aucune ambiguïté : la découverte des particularités physiques de l'environnement n'est possible qu'à partir des actions sur l'environnement et elle est donc apprise. En ce sens, Piaget parait bien s'opposer à Kant aussi bien qu'à Helmholtz. En revanche J. Piaget ne tranche pas sur les rapports existant entre l'espace/temps construit qui est celui de la connaissance et un espace/temps "réel" qu'il postule à de nombreuses reprises. Il nous semble alors que Piaget n'explique pas véritablement pourquoi l'espace connu et construit est identique chez tous les individus, ce qui est pourtant un fait essentiel :

- cette universalité ne pourrait s'expliquer dans le cadre des thèses piagétiennes, par une influence sociale universelle, allonomique*.

- une universalité expliquée par une identité entre l'espace construit et un espace "réel" reposant sur une affirmation de principe, ne serait en rien une explication.


Or parallèlement, Piaget a pris la pleine dimension de la révolution épistémologique postulée par l'Ecole de Copenhague, au travers des oeuvres de N. Bohr et d'Heisenberg. Il souligne bien que le principe de complémentarité* existe au départ de façon universelle et que les impressions d'espace et de temps absolus sont en quelque sorte singulières et réservées à une perception à notre échelle : "La complémentarité* est une propriété générale caractérisant les rapports, non pas entre éléments ou opérations simples, mais entre totalités opératoires. C'est seulement dans la logique usuelle qui porte sur la réalité à l'échelle macroscopique, que la permanence des objets individuels rend aisé le passage d'un système opératoire aux systèmes qui lui sont complémentaires, de telle sorte que les mêmes objets peuvent être traités tour à tour comme les éléments qualifiés d'une hiérarchie de classes logiques, comme unités numériques, comme parties d'une configuration spatiale..... sans que l'esprit éprouve aucune difficulté à relier en un seul tout, les caractères simultanément virtuels, mais successivement actualisés de chaque objet individuel."


Il nous semble cependant que Piaget demeure ambigu sur ce qui peut expliquer la spécificité de ce qu'il appelle l'échelle macroscopique. Nous sommes personnellement persuadé que l'organisation cérébrale innée est la seule responsable de cette spécificité. Si la représentation de "l'échelle macroscopique", ou plutôt humaine, est bien le résultat d'une construction épigénétique* au contact de l'environnement et durant les premières années de vie, cette construction est pratiquement totalement déterminée par l'organisation neuronique innée. C'est le système perceptif constitutionnel qui intègre spontanément la cohérence* existant entre des images d'un même environnement au travers de canaux perceptifs multiples. Cela assure le moyen de passer d'un système opératoire à un système complémentaire sans avoir une conscience directe de ce passage, ce qui supprime les oppositions de la "complémentarité*". Simultanément, la multiplicité cohérente des différents canaux perceptifs se trouve à l'origine du sentiment de "réalité" et de l'orientation spontanée vers une conception "réaliste" du Monde.


C'est encore la relative stabilité de l'organisation cérébrale depuis la naissance qui justifie l'incapacité de toute représentation perceptive autre qu'euclidienne. Se trouve ainsi valorisé le principe de correspondance* de N. Bohr, soulignant l'intérêt de décrire dans un espace euclidien, un modèle physique formalisé dans un espace non euclidien, tout en sachant qu'au mieux, une certaine "correspondance" peut être établie. En effet, nous ne pouvons pas faire évoluer notre système de représentations avec nos connaissances formalisées. Nos représentations visuo-perceptives ne peuvent être qu'euclidiennes, même lorsqu'il s'agit d'exprimer un phénomène se déroulant dans un espace non euclidien. Si nous essayons de visualiser un espace de Riemann, de Lobatchevsky ou la déformation gravitationnelle de l'espace/temps, nous construisons en fait un espace euclidien où les droites sont remplacées par des courbes concaves ou convexes. Il n'y a aucun intermédiaire possible entre la perception nécessairement euclidienne et la pure formalisation mathématique qui peut porter sur n'importe quel espace non euclidien mais ne peut être représentée perceptivement.


Il y a donc bien un processus constructif de l'espace et du temps, mais un processus qui prend la mesure de la constitution cérébrale par abstraction réfléchissante de l'action, et non par une mesure directe de l'environnement. Il y a ainsi un certain retour vers l'idéalisme transcendantal de Kant ou de la phénoménologie puisque le processus constructif est la découverte d'un moi existant avant tout contact avec le monde et que l'équivalent d'une "réduction" permet seule de dépasser l'illusion réaliste.



2) La nature de l'environnement inféré.


Une question se pose alors, qui est de savoir si le découpage du continuum d'espace/temps assuré par le système perceptif constitutionnel, tout spécialement celui de la vision, correspond à un découpage de l'environnement indépendant de tout observateur. C'est en partie aujourd'hui un faux problème puisqu'il n'y a aucun moyen autre que la perception, de découvrir à notre échelle ce découpage indépendant supposé. Le fait qu'aux autres échelles, celles du Cosmos ou de la particule, le découpage soit différent, est évidemment à prendre en compte et il est certainement beaucoup plus stimulant pour l'épistémologie d'affirmer que le découpage pourrait être spécifique au moins en partie, de l'activité perceptive. Voyons de plus près ce qu'il en est.


Il faut en ce domaine aller contre le sens commun et insister sur lefait que l'espace perçu n'est pas nécessairement une transcription d'un espace "réel" et qu'à l'inverse, cet espace correspond nécessairement à l'organisation biologique constitutionnelle. Le respect du principe de l'autopoièse*, modifié par la prise en compte nécessaire du mécanisme d'interface, suppose que la transcription de l'objet perçu soit immédiatement et a priori, familière pour l'organisation biologique interne. L'image de l'objet doit être constituée par des données originales modulant une organisation interne préalable qui est justement celle d'un espace/temps de type euclidien. Il est évident qu'au cours de l'élaboration phylogénétique de l'organisation interne, celle-ci s'est rapprochée de plus en plus des caractéristiques d'un environnement qui demeurait égal à lui-même dans sa propre organisation. Cela n'apporte cependant aucune donnée pour établir la correspondance.


La question de la "réalité" de l'espace perçu a été beaucoup plus fondamentalement discutée qu'on ne le pense habituellement. Leibnitz et Diderot estimaient qu'une géométrie "absolue" pourrait et devrait être dérivée du constat d'une même géométrie à partir de sens différents. Or ce constat peut permettre de définir des invariants opératoires mais il est insuffisant pour une structuration de l'espace "réel". Plus tard, von Senden a du reste nié l'existence d'un véritable espace chez l'aveugle ou en l'absence de vision. Nous avons pu constater, avec Guy Tardieu, que l'enfant de quatre ans confond totalement l'étoile à cinq branche et la croix suisse, lorsqu'on les lui place dans la main, avec les yeux fermés. L'enfant identifie des "pointes" mais ne les coordonne pas dans un ensemble formel. Or le fait que toutes les configurations spatiales sont perdues au cours de la stimulation isolée de chaque récepteur rétinien, que nous percevons en fait des images de synthèse reconstituées à partir des données rétiniennes éclaire la question d'un jour entièrement nouveau. Une approche détaillée des différents caractères d'espace peut apporter quelque éclairage :


- la couleur : bien que la couleur ne semble pas immédiatement une donnée d'espace, son analyse est particulièrement suggestive. La caractérisation d'un objet par la couleur est presqu' entièrement le fait du système nerveux comme Newton l'avait déjà pressenti. C'est l'oeil qui sélectionne arbitrairement une bande très étroite de rayonnement électro-magnétique et ce sont les différences entre trois types de cônes qui génèrent le système des différentes "couleurs". Par ailleurs, selon la température moyenne de couleur de l'ambiance, deux rayonnements électromagnétiques aux extrémités du spectre visible peuvent donner lieu à une perception de couleur identique. Mais de plus, qu'est exactement le rayonnement électro-magnétique en dehors de la connaissance que nous en avons et que nous avons construite ? Il nous est impossible d'accorder une signification à ce rayonnement qui soit indépendante de nos observations. Par ailleurs, nous situons le rayonnement électro-magnétique dans le cadre de la mécanique quantique, donc justement dans un espace/temps non euclidien. Contrairement à ce que dit R. Thom, nous ne pouvons négliger la mécanique quantique si nous voulons tenter de qualifier une "réalité" de l'environnement comme la couleur. Au total, il n'y a donc pas de couleurs en dehors de l'observateur humain ou animal. Inversement, la perception de la couleur, avec une invariance artificiellement accentuée, favorise considérablement l'isolement, l'identification, la reconnaissance de l'objet.


Mais en fait, le noir et le blanc sont aussi des couleurs et c'est toute la vision qui est liée au rayonnement électromagnétique. L'analyse critique de la couleur s'applique donc également à la forme dont le remplissage et le contour s'exprime en "couleur". L'ignorance sur la nature exacte du rayonnement électromagnétique se reporte sur toute la vision, donc sur toute la représentation d'espace.


- la taille et l'appréciation de la distance entre deux points : l'appréciation de la taille ne peut être que relative à l'observateur. Mais il est fondamental de rappeler que la constance de la taille en dépit de la variation de la distance, est automatique, précoce chez le très jeune nourrisson et liée à la vision binoculaire. Cette constance est d'abord perdue dans l'analyse de chaque image rétinienne, puis reconstruite, indépendamment de repères, de connaissance, par confrontation avec l'angle de convergence des deux yeux au cours de la perception de l'objet. C'est pourquoi des erreurs sont possibles lors de la vision de grillage comme dans un appareil de photo du type autofocus. Il n'y a donc pas de taille en dehors d'un observateur effectuant comparaisons et mesures, et en revanche, il existe pour l'observateur humain une référence immédiate et subjective de taille qui intervient dans la reconnaissance des objets. La situation est identique pour tout intervalle.


- le mouvement : l'impression du mouvement des objets est totalement reliée à l'observateur, soit au sentiment pour l'observateur d'être lui-même immobile ou en mouvement, soit par comparaison avec un repère supposé immobile. Ainsi s'explique très facilement le principe de la relativité galiléenne. Inversement, la perception du mouvement favorise l'isolement de l'objet comme une totalité par rapport à son environnement. Par ailleurs, les accélérations sont ressenties mais seulement par l'oreille interne et avec une précision très grossière par rapport aux analyses visuelles du mouvement.


Les mouvements de la tête et des yeux sont automatiquement compensés dans la vision, ce qui permet dès le plus jeune âge d'opposer ce qui reste effectivement fixe par rapport à l'observateur et ce qui bouge. Il va en résulter très facilement une opposition de figure et de fond, de contenant et de contenu, d'un "espace" vide en trois dimensions dans lequel se déplacent les objets, un espace entièrement synthétisé et qui n'est pas forcément celui de l'environnement.


- la situation : la situation réciproque des objets est certainement l'une des caractéristiques de l'environnement qui pourraient être indépendantes d'un observateur. Mais inversement la géométrie topologique est justement une géométrie qui n'est pas du tout nécessairement euclidienne.


- la forme : c'est la question la plus délicate. Les fonctionnements parfaits, dit Paul Valéry, passent totalement inaperçus lors de leur activité. Nous voyons tellement automatiquement les segments de droite, nous sommes tellement habitués à les attribuer à l'environnement lorsque nous les percevons, qu'il nous semble incongru qu'on puisse en faire une particularité de notre vision. Et pourtant !! Les points à l'opposé d'un cercle s'ignorent totalement et c'est nous qui les réunissons pour en faire un cercle. Un cercle qui aurait une existence indépendamment d'un observateur n'est pas facilement concevable. Ce que nous croyons percevoir n'est pas un segment rectiligne de l'environnement mais un alignement de cônes rétiniens stimulés de façon identique. Cet alignement rétinien est la seule donnée qui mériterait une qualification de segment de droite car en aval de l'analyse rétinienne, la stimulation de l'aire visuelle qui donne une "impression" de segment rectiligne n'est physiquement en rien un segment de droite.


En définitive, on ne peut affirmer que même à notre échelle, l'espace/temps euclidien ne soit pas avant tout une particularité de l'organisation cérébrale, animale ou humaine. D'une part, la perception reproduit sûrement certaines caractéristiques de l'environnement et d'autre part, elle apporte également avec certitude un aspect propre de construction ou déformation subjective sans qu'il soit possible de départager ces deux opérations. Il faut évidemment qu'il y ait des hétérogénéités* locales dans l'environnement pour amorcer l'activité perceptive d'espace, mais l'interrogation sur leur nature n'a pas de sens puisqu'aucune comparaison n'est possible. Un peu à la façon des phénoménologistes, il est donc souhaitable de mettre entre parenthèse le fait de savoir dans quelle mesure les systèmes perceptifs retrouvent un réel ou assurent un découpage qui leur est totalement propre. Il est en revanche certain que l'espace/temps que nous percevons est synthétisé par le cerveau.


Mais quelles que soient les conditions de départ, les capacités de réflexion humaine permettent en tous cas à chacun d'extraire un espace/temps euclidien actualisé et représenté à partir de l'exercice de son organisation perceptive au contact de l'environnement. Les boucles perceptives qui fournissent les données et permettent d'en contrôler la cohérence*, la multiplicité des canaux perceptifs produisant des images partiellement concordantes, réalisent un système fortement structuré, donnant un sentiment de réalité et laissant penser que l'objet perçu existe es qualités indépendamment de l'observateur; c'est la prise en compte exagérée de cet état de choses qui conduit au réalisme platonicien, affirmant l'authenticité de l'organisation euclidienne de l'espace.


Ce réalisme est contestable même à notre échelle de perception, mais son acceptation n'entraîne pas de distorsion à cette échelle dans la mesure où une conception d'un "réel" euclidien et celle d'un espace euclidien synthétisé par la perception se rejoignent dans leurs conséquences épistémologiques. En revanche, la poursuite même des expériences et des analyses de l'environnement dans le cadre de l'espace/temps euclidien a permis de percevoir sa relativité, et nous ajouterions sa relativité humaine. L'approche de la mécanique quantique voit un espace et un temps propres à chaque expérience, intraduisibles en termes perceptifs et réductibles à un formalisme mathématique. Le prix à payer est la relative indépendance d'une expérience par rapport à l'autre puisque rien ne vient coordonner entre eux des systèmes opératoires distincts caractérisant des expériences distinctes.


L'approche cognitive telle que la conçoit l'Ecole de Copenhague est donc épistémologiquement beaucoup plus universelle que l'approche réaliste, et de plus, elle est légitimée par la découverte de l'organisation perceptive innée faisant de l'espace/temps euclidien, une particularité cérébrale constitutionnelle :

- cette approche permet à l'homme de se dépasser lui-même dans ses démarches cognitives en échappant aux particularités de sa propre nature,

- elle situe la véritable place de la démarche cognitive, centrée initialement sur une réflexion portant sur la rencontre entre deux systèmes, notamment un observateur particulier et un observé.

- elle souligne que faute de références d'espace/temps universelles, l'objet cognitif doit être construit à partir des expériences et n'a pas d'existence avant et en dehors de celles-ci.

- c'est seulement un effort d'abstraction réfléchissante très évoluée qui permet de dériver secondairement des données initiales de rencontre, une image de soi et de ses propriétés, une image de l'environnement dans ses régularités.


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Conclusion



Une perspective réaliste conduit à rechercher la source des connaissance dans l'existence de concepts ayant une signification par eux-mêmes, et transmis d'un individu à un autre. Mais cette perspective ne s'impose nullement et inversement, il ne peut être exclu que tout le contenu du discours soit réductible à l'analyse de sensations faites antérieurement par d'autres individus et transmises verbalement. Les sensations nées au contact de l'environnement constituent donc une base fondamentale, sinon exclusive des connaissances; Aristote l'affirmait déjà. A la suite de l'analyse du fonctionnement du système nerveux que nous avons exposée, un certain nombre de conclusions peuvent être tirées. La première est qu'aucun argument sérieux ne peut être proposé pour défendre une prise d'information sur l'environnement actuel qui n'emprunterait pas obligatoirement la voie des récepteurs sensoriels que nous avons appris à identifier. La transmission d'information par ces récepteurs obéissant à des règles précises, ces règles marquent systématiquement toute l'information issue de l'environnement. Ces règles devraient donc constituer un préalable à toute réflexion épistémologique.



1. Organisation sensorielles et perceptives constitutionnelles vis à vis des conceptions philosophiques.


L'acceptation des analyses des sensations et perceptions que nous venons de présenter remet en cause un certain nombre d'interprétations philosophiques.


1.1. Le principe mullérien.


Globalement, les conceptions de J. Muller se trouvent confirmées. Cependant, la variance qualitative des récepteurs sensoriels et la thèse de l'énergie spécifique ont des conséquences limitées sur l'analyse épistémologique (V-B-1). Il en est tout autrement du fait que la seule source d'information sur l'environnement dont nous disposions, soit la décharge d'un neurone sensoriel, avec comme seule connaissance que nous puissions en tirer, l'existence de la décharge elle-même: nous sommes informés de la décharge d'un neurone sensoriel plutôt que d'un stimulus externe.

- ce fait apporte une validité considérable au schéma de la clôture organisationnelle*. La décharge d'un neurone sensoriel a un effet intérieur et un effet signifié. Nous pouvons donc décrire un comportement pleinement autopoiétique* et pourtant intégrant les variations d'environnement.

- l'idéalisme kantien privilégiant dans la connaissance, "l'apparence" de l'objet plutôt que sa réalité nouménale se trouve également confirmé. La notion d'apparence doit évidemment conduire à celle de rencontre entre le sujet et l'objet.

- ce primat de la rencontre sujet/objet n'exclut pas que soit construit ultérieurement un modèle très vraisemblable de l'environnement et du moi, mais seulement conjectural.


1.2. Les conséquences d'une organisation perceptive constitutionnelle.


Elles nous paraissent encore plus importantes et nous voudrions les étudier en précisant ce qu'elles apportent à un certain nombre de conceptions épistémologiques essentielles pour nous.


1.2.1. Organisations perceptives innées et constructivisme. K. Popper fait remonter l'origine de la dynamique cognitive à la mise en jeu de données constitutionnelles (169), mais il n'accorde aucune signification particulières à ces données. De ce fait, la connaissance des organisations perceptives innées n'a guère d'influence sur les conceptions poppériennes. Cependant l'organisation constitutionnelle initiale d'un espace et un temps euclidiens peut avoir des conséquences sur les approches de la mécanique quantique par Popper.


En revanche, les conséquences d'organisations perceptives innées sont considérables sur le constructivisme piagétien. D'une part se trouvent dévalorisées toutes les études piagétiennes sur le très jeune nourrisson, ainsi que la description des perceptions considérées comme des imitations intériorisées. Mais d'autre part, et beaucoup plus fondamentalement, l'existence de mécanismes perceptifs innés valorise globalement la doctrine piagétienne :

- la possibilité de délimiter automatiquement des "objets" dès la naissance et de les signifier rapidement par intégration dans un comportement, constitue un point de départ de l'activité subjective, beaucoup plus cohérent que l'exercice des réflexes innés.

- l'existence d'un vécu perceptivo-moteur précédant et préparant l'activité mentale representative, la définition de la pensée comme activité perceptivo-motrice intériorisée, la réduction de tout concept ou symbole à un lien arbitraire signifié/signifiant, deviennent des hypothèses beacoup plus vraisemblables encore qu'elles n'apparaissaient dans l'oeuvre piagétienne.


Par ailleurs, le constructivisme peut se trouver dégagé de tout engagement réaliste. Ce qui est l'objet de la réflexion n'est pas un réel directement appréhendé mais uniquement l'activité perceptive organisant les données sensorielles nées au contact d'un réel simplement inféré et non décrit dans ses propriétés.


1.2.2. Organisations perceptives innées et idéalisme. La conception de Kant faisant de l'espace et du temps, des a priori de notre sensibilité, devient hautement vraisemblable. Cependant, deux points auxquels Kant ne pouvait songer, doivent être pris en compte :

- c'est un espace/temps particulier, euclidien, qui apparaît ainsi a priori et cela ne doit pas conduire à éliminer l'existence d'autres espaces/temps, bien que de tels espaces/temps échappent définitivement à notre sensibilité.

- l'espace/temps euclidien est a priori dans notre sensibilité mais non dans notre entendement. C'est une réflexion sur le vécu perceptivo-moteur qui permet dans un second temps, la mise en place d'un espace/temps euclidien représentatif. A son tour, la réflexion sur l'espace/temps euclidien montre que celui-ci "n'est" peut-être qu'une forme a priori de notre sensibilité, qu'à ce titre il peut se montrer un modèle imparfait de notre environnement.


1.2.3. Organisations perceptives innées et réalisme. C'est tout le réalisme qui doit être révisé du fait de l'existence des organisations perceptives innées. Deux exemples le démontrent facilement :


- Gödel semble appuyer (123) son adhésion au réalisme sur le fait que "nos idées se référant aux objets physiques contiennent des constituants qualitativement différents de sensations ou de simples combinaisons de sensations". Cela est tout à vrai mais l'idée de l'objet peut être totalement construite à partir d'un schéma perceptif de l'objet et une réflexion sur les actions concernant cet objet.


- avant la lettre poppérienne, C.S. Pierce a émis l'hypothèse que la pensée était construite par une succession d'inférences se provoquant l'une l'autre. Pierce a bien compris que ce schéma comportait nécessairement un point de départ. Il a considéré que ce point de départ était nécessairement un "signe" ayant une valeur propre, indépendante des inférences ultérieures. Cela a été pour Pierce l'origine d'une remarquable réflexion sur la sémiotique, mais cette réflexion s'appuyait nécessairement sur un réalisme de natures. Le vécu perceptivo-moteur initial et la dénomination signifiante et arbitraire d'un signifié perceptif est évidemment une explication tout aussi défendable des premiers "signes".


Il faudrait cependant éviter d'aller trop loin en affirmant que les données de l'espace et du temps dans nos perception se réfèrent uniquement à notre organisation constitutionnelle. Il est vrai que l'environnement est "découpé" de façon contraignante par nos mécanismes perceptifs mais cela n'empêche pas ce que Popper appelle le relevé croisé. Nous analysons l'environnement par de multiples canaux perceptifs distincts et pour une part, la confrontation des données de ces différents canaux définit l'objet. Cette confrontation est non seulement définissante mais également confirmante. Très simplement, si nous approchons notre main vers un objet perçu visuellement et sous le contrôle de la vision, nous pouvons anticiper le contact. Le fait que ce contact ait une traduction tactile ou sonore est donc une confirmation. On pourrait multiplier les exemples en ce domaine et consciemment ou inconsciemment, il en résulte le sentiment de la "réalité" de l'environnement. Il nous semble qu'il y a plus et que cela devrait en quelque sorte, nous conduire à qualifier l'environnement indépendamment de nos systèmes perceptifs. La question du réalisme, et notamment d'un réalisme déformé ou voilé doit demeurer au cœur de la réflexion épistémologique.



2. Les deux temps de la prise de connaissance.


L'assimilation des informations extérieures comporte obligatoirement deux temps complémentaires, établis en quelque sorte de part et d'autre des systèmes d'interface.


2.1. La transformation en données binaires.


Durant un premier temps, les données de l'environnement sont reportées sur l'état des récepteurs, les uns excités, les autres non modifiés. La réponse de ces récepteurs aux données d'environnement ne peut se traduire que par la stabilité dans l'état antérieur ou la bascule d'un état métastable à un autre. Pour un récepteur particulier, toute information se trouve réduite à une traduction binaire, quelle que soit la complexité de l'événement détecté. La richesse informative globale transmise par l'ensemble des récepteurs est liée au fait que ces récepteurs présentent un seuil de réponse variable selon la nature physique de l'excitant, et plus encore au fait que chaque récepteur en fonction de son emplacement explore une région différente de l'environnement. Ces deux particularités des neurones sensoriels sont à l'origine d'une structuration des signaux issus d'un événement, mais cette structuration reflète bien davantage la distribution spatiale des neurones et leur hétérogénéité qualitative, que la configuration de l'événement.


2.2. L'élaboration perceptive.


A partir des données sensorielles élémentaires, il y a, selon l'expression de Teuber, une "extraction" de la signification effectuée grâce à l'analyse de l'ensemble des données fournies par les récepteurs sensoriels. Cette extraction comporte elle-même deux temps que l'auteur nomme compensation et représentation.


2.2.1. La compensation des signaux sensoriels. Le terme de compensation vient de ce que Teuber y voyait principalement une évaluation de l'information par rapport à la position de l'observateur et à ses changements de position. En fait, ce temps de l'analyse perceptive est beaucoup plus complet et traduit une véritable élaboration d'images perceptives. On peut y observer deux mécanismes:


- celui d'une compensation qui va bien au delà d'une prise en compte de la situation d'observateur. La compensation s'effectue également vis à vis des conditions moyennes de l'environnement, car la reconnaissance des objets connus prime une représentation "objective" ou physique de l'environnement. Les contours sont accentués, les déformations de perspective sont corrigées, les contrastes sont soulignés. Les mécanismes perceptifs de l'observateur sont même modifiés pour que la discrimination des contrastes demeure optimale quelle que soit l'intensité moyenne des stimulations.


- celui d'une véritable construction des images perceptives. Chaque catégorie servant à décrire l'environnement est analysée de façon indépendante. Cette indépendance ne marque pas seulement les cinq sens fondamentaux mais les particularités à l'intérieur de chaque sens. Ainsi, la couleur, la forme, la taille, le mouvement sont analysés séparément dans le cadre de la perception visuelle. Bien plus, l'image visuelle globale est obtenue par superposition d'analyses faites à des définitions différentes.


Le résultat est une synthèse des données d'environnement sous une forme profondément marquée par les mécanismes utilisés. En aucun cas, les images perceptives ne peuvent être considérées comme des reproductions passives des données d'environnement mais relèvent d'une véritable synthèse originale réunissant des points de vue particuliers. Cette élaboration précédant la représentation, n'est pas accessible à l'analyse consciente. Aussi, ce que nous nous représentons n'est pas une photographie, une imitation d'un réel, mais le résultat de l'activité d'opérateurs agissant sur les données sensorielles élémentaires provoquées par l'environnement.


Cette affirmation d'inaccessibilité du réel pourrait conduire à nous faire accuser de contradiction puisque nous présentons une analyse. Il s'agit en fait d'un modèle de signification universelle, simplement proposé, et construit par le traitement opératoire de multiples expériences.


2.2.2. La Représentation perceptive. Ce temps ultime est conscient. Il traduit, dit Teuber, l'acquisition d'une signification par "mise en relation avec le cadre de références qui constituent nos perceptions antérieures". En ce cas également, Teuber n'est pas assez précis :

- le cadre de référence peut contenir des significations constitutionnelles où une configuration perceptive est mise en relation préférentielle avec une réponse motrice. Ces significations sont peu nombreuses dans le sous-ordre hominien, mais essentielles puisqu'elles permettent les premières "réflexions" du nourrisson sur l'action.

- les perceptions ultérieures comportent une référence double d'identification et de signification comportementale, sans que le lien entre l'identification et la signification soit immanent. Un objet extérieur est "reconnu" car il donne lieu à une "figure" qui est considérée comme semblable à la "figure" fournie par une image perceptive déja vécue, et mémorisée antérieurement. Cette figure n'a acquis elle-même une signification que par un lien appris avec une réponse comportementale efficace.

C'est à partir de ce schéma que nous pouvons nous interroger sur le sens de nos perceptions.



3. L'Hypothèque Gestaltiste*.


Toute l'analyse de l'élaboration perceptive aboutissant à une synthèse perceptive correspond bien aux positions de la gestalttheorie*. Il est donc important de nous situer vis à vis de cette théorie pour souligner les points d'accords et de désaccords.

- la perception relève bien d'une organisation globale et dynamique des données sensorielles, mais elle n'est pas le fait d'une réflexion consciente ou subconsciente. Elle est le résultat de mécanismes neurologiques primaires, échappant à toute analyse consciente.

- la perception se fait bien en configurations mais non en "formes" ou "essences*" présentes dans l'environnement. Les configurations traduisent un résultat particulier de la mise en jeu des mécanismes perceptifs. Il n'y a donc à rechercher ni un catalogue précis de formes intracérébrales, ni une correspondance entre des formes cérébrales et des formes de l'environnement.


Par ailleurs, les "formes" observées ne sont pas du tout nécessairement le propre d'un mécanisme perceptif particulier. Il est même très probable, comme le propose Melzhoff (128), qu'une même configuration opératoire ou algorithmique puisse marquer plusieurs domaines distincts de la perception et par ailleurs, la motricité. Toutes ces particularités traduisent le caractère profondément subjectif des représentations perceptives, ce qui conduit à poser séparément deux questions. La première est la finalité de l'élaboration perceptive, la seconde concerne la correspondance qui peut exister entre l'image perceptive et le réel.



4. Le Sens de l'activité perceptive.


Il est vrai que certaines compensations pourraient donner simplement l'impression de corriger la perception pour lui donner la qualité d'une meilleure transcription du réel. C'est notamment le cas lorsque les mouvements de la tête et des yeux de l'observateur sont compensés pour effacer une fausse image de déplacement. C'est encore le cas lorsque les effets de perspective sont corrigés. Mais on est alors d'autant plus conduit à s'interroger sur la signification des distorsions perceptives qui sont évidentes :

- la perception sélectionne certaines données d'information et néglige totalement les autres, ce qui donne une image très tronquée de l'environnement. Le rayonnement électromagnétique visible se limite à une bande extrêmement étroite de 400 à 700 nanomètres. Les vibrations acoustiques ne sont perçues qu'entre 30 et 15000 hertz. De nombreux corps ou gaz de l'environnement sont sans saveur et sans odeur.

- des distorsions sont introduites qui suppriment toute possibilité d'apprécier les grandeurs absolues du milieu. Si la sensibilité d'un cône peut varier de 1 à 100000 sans aucune prise de conscience, l'appréciation du niveau moyen d'éclairement de l'environnement devient impossible. L'appréciation de la température d'un corps est grandement perturbée par les différences de déperdition calorique de la peau selon la nature de l'objet au contact et par l'importance des phénomènes d'adaptation. Bien d'autres exemples de distorsion pourraient être donnés, notamment tout ce qui est appelé illusion perceptive.


Ce paradoxe apparent s'éclaire immédiatement si la finalité véritable de la perception est l'extraction d'invariants dans les objets d'environnement pour mieux les reconnaître; les compensations, les corrections s'expliquent aussi bien que les déformations. En quelque sorte, la perception est d'abord et avant tout utilitaire et relative aux exigences comportementales de l'individu qui perçoit. Tous les procédés sont utilisés pour mieux assurer la reconnaissance perceptive d'un objet en dépit d'une présentation sous un angle varié ou dans des ambiances d'environnement variées. C'est alors en quelque sorte fortuitement que certaines corrections perceptives rapprochent l'image de la connaissance physique que nous avons de l'environnement alors que d'autres l'en éloignent. Par ailleurs, il devient possible de préciser de façon cohérente les différences entre l'être et le paraître.


En définitive, on voit à quel point la révolution épistémologique introduite par la mécanique quantique apparaît justifiée. L'information élémentaire fournie par les interfaces sensorielles ne caractérise isolément ni l'organisme, ni l'environnement mais la relation de l'organisme avec l'environnement. L'information de "couIeur" ne traduit immédiatement ni un rayonnement physique de longueur d'onde donnée, ni un mécanisme rétinien mais la relation entre le rayonnement et la rétine. Les informations sensorielles les plus primaires traduisent les caractères de la rencontre, des relations entre l'organisme et l'environnement. Il devient alors beaucoup plus facile de comprendre pourquoi les mécanismes perceptifs négligent le souci de traduire un environnement "en soi" et accentuent même les distorsions pour mieux qualifier la rencontre.



5. Les strictes limites des représentations perceptives.


Nous avons vu que les images perceptives permanentes, intériorisées, ont des possibilités évolutives très limitées puisque nous ne parvenons pas à corriger les impressions perceptives directes qui les font naître, même lorsque notre connaissance nous a révélé une distorsion. A plus forte raison, l'image perceptive ne peut "suivre" le progrès des connaissances apprises obtenu par confrontation de perceptions distantes. Il est impossible de construire une représentation perceptive du "fruit", tenant à la fois de la groseille et de l'ananas. Il est donc nécessaire de changer très rapidement de registre pour traduire les acquisitions cognitives :

- il est possible d'obtenir un certain effet descriptif d'une succession d'images perceptives, par exemple voir successivement une groseille, une framboise, un ananas....pour traduire le fruit. Le bénéfice demeure très limité.

- le seul recours est alors d'établir un lien arbitraire entre une image perceptive et l'algorithme opératoire tiré de la confrontation des perceptions. C'est la véritable raison de la naissance du concept, et d'une façon générale, de tout couple signifiant/signifié.


Mais si en définitive, les concepts traduisent plus facilement le résultat de la réflexion portant sur des perceptions distantes, il ne faut jamais oublier que le point de départ unique des connaissances apprises demeure la perception. "Omnis idea ortum ducit a sentibus", disait Gassendi. "Omnis idea ortum ducit a perceptionibus" devrait-on dire aujourd'hui.



6. Le Réalisme déformé.


L'analyse de la perception et des déformations qu'elle provoque n'entraîne aucune condamnation de la réalité des objets perçus, bien au contraire. Parler de déformation implique que "quelque chose" doit être déformé. En revanche, la façon dont peut être abordé le réalisme doit être nettement précisé.


6.1. Le Réalisme des Objets.


L'analyse des mécanismes de la perception apporte des éléments complémentaires pour condamner les tendances solipsistes, mais inversement affirmer que les propriétés perçues des objets n'ont pas de signification ontologique.


6.1.1. L'Affirmation du Réel. Trois arguments, entre autre, peuvent confirmer s'il en était besoin que les formes atténuées de solipsisme seraient aussi auto-réfutables que le solipsisme stricte :


- la concordance des images fournies par des domaines perceptifs distincts ne peut guère s'expliquer autrement que par la réalité des objets perçus. La perception visuelle d'un objet situé à cinquante centimètres nous permet d'anticiper la perception tactile qui apparait lorsque nous essayons de prendre cet objet. En pratique, la moindre image perceptive est une synthèse de peut-être une dizaine d'analyses perceptives indépendantes synchrones, parfois moins mais parfois beaucoup plus. Cette concordance définit évidemment l'objet, mais habituellement elle est surdéfinisante et confirme donc également la réalité de l'objet. La concordance échappe à tout effet déformant et c'est elle avant tout qui nous donne le sentiment d'un réel face à l'objet. Bien d'autres concordances pourraient être rappelées, celle de l'objet que l'on s'attend à retrouver en retournant sur un lieu donné et qui est effectivement retrouvé, celle de l'accord entre les perceptions de plusieurs observateurs. On serait alors conduit, pour éviter une position réaliste même relative, à affirmer que tout observateur est également un produit de notre propre activité, ce qui engagerait dans le solipsisme le plus strict.


- l'activité mentale intérieure est incapable de fournir des images ayant la richesse des perceptions actuelles vécues. Nous pouvons essayer de fermer les yeux et construire intérieurement une image visuelle. Celle-ci n'a jamais la richesse d'une véritable perception, les yeux ouverts. En particulier, l'image visuelle intériorisée ne peut dépasser les limites très étroites du champ de conscience. Nous pouvons arriver à "voir intérieurement un "c", un "h", un "a", un "m" et un "p" mais nous ne pouvons avoir une image du mot "champ" dans son entier. Le champ perçu ne connaît pas ces limites. Il est par ailleurs important de rappeler que toute évocation visuelle intérieure fait naître obligatoirement des potentiels évoqués dans les zones corticales visuelles. La représentation visuelle est donc bien un schéma amoindri d'une perception au contact de l'objet.


- le cheminement des informations depuis les récepteurs périphériques jusqu'aux centres de l'élaboration perceptives est à sens unique. Les centres nerveux sont donc dans l'incapacité de construire une configuration des états d'interface qui puisse reproduire ce que l'environnement provoque spontanément.


Au total, la perception va bien au delà de l'imagination et appuie la réalité de l'environnement.


6.1.2. La Déformation du Réel. En revanche, il devient évident qu'il n'existe aucun moyen d'explorer directement et immédiatement le réel dans ses significations ontologiques. Toutes les données du réel sont déformées par les mécanismes qui les extraient, les modifient et les confrontent. Toute appréciation du réel est donc obligatoirement marquée par un miroir déformant, sans référence immédiate pour effectuer une correction. Répétons du reste qu'en parlant de déformation, nous ne faisons pas référence à une perception idéale du monde mais à un jugement porté sur les perceptions antérieures après que l'expérience nous ait conduit à effectuer des corrections.


L'impossibilité d'éviter toute déformation est-elle définitive ? C'est là peut être que se situe la question fondamentale de l'épistémologie. Disons tout de suite que la réponse est positive, réponse qui définit du même coups, la signification de la réflexion et de l'activité mentale.


L'orientation de la perception vers l'extraction d'invariants est en quelque sorte un pari adaptatif et comme tous les paris, il ne peut fonctionner correctement en toute situation. L'image perceptive peut ainsi conduire à un échec adaptatif. Comme le souligne J. Piaget, cet échec est l'occasion d'une mise en jeu de la conscience et d'une réflexion sur l'action, avec le but et l'effet de corriger l'appréciation initiale de la situation. La représentation perceptive précédant et orientant l'action, c'est donc cette représentation qui doit être réinterprétée. Dans le cadre général d'une décentration par rapport au point de vue subjectif, la réinterprétation des données perceptives finit toujours par porter sur la déformation du réel créée par les mécanismes perceptifs. Apparaît alors la voie royale qui permet de dégager l'influence des mécanismes déformants sur les données d'environnement. De ce fait, il devient possible de construire une double connaissance :

- celle de déformations d'origine subjective

- celle d'un environnement perçu pour lui-même, dégagé des déformations précitées.


Le processus une fois amorcé, ne peut que se développer. La double connaissance acquise permet une réinterprétation plus facile et de meilleure qualité devant les échecs adaptatifs ultérieurs. Il en résulte un double gain de connaissance sur la nature des mécanismes perceptifs et sur la nature de l'environnement, correspondant par excellence à la connaissance scientifique. Il est donc possible de poursuivre toujours plus loin une correction des déformations perceptives.


Mais fait essentiel, ces gains de connaissance ne peuvent être traduits aisément sous forme d'images perceptives car les mécanismes perceptifs constitutionnels sont stables. Les illusions d'optiques en sont la démonstration permanente puisque nous continuons à percevoir une même image alors que nous avons appris qu'elle était incorrecte. Dans les aspects les plus élémentaires du développement cognitif, il est possible de faire appel à des métaphores construites en termes de perception mais cela s'avère assez vite insuffisant. Au fur et à mesure que les formes de connaissance se développent, il est nécessaire d'utiliser des descriptions essentiellement opératoires, introduisant "quelque chose se situant au milieu entre l'idée d'un phénomène et ce phénomène lui-même, une étrange sorte de réalité physique à égale distance entre la possibilité et la réalité" (083). Il ne faut donc pas s'étonner si la physique en se développant, dépend de plus en plus des formulations mathématiques et est de moins en moins perceptivement représentable.


En revanche, cela n'exclut nullement que la représentation opératoire elle-même n'utilise les mécanismes impliqués dans la perception. Nous avons vu que la notion d'ensemble, fondamentale pour la logique et la construction du nombre, pourrait être dérivée de la multiplicité de canaux perceptifs visuels ayant chacun une définition et une étendue d'exploration qui lui est propre, permettant d'opposer chaque élément vis à vis des autres et vis à vis de la collection globale.


6.1.3. P. Duhem et l'inversion des valeurs. A la suite de ces analyses, il parait essentiel de reprendre les positions réalistes de P. Duhem (052), surtout si on prend en compte les conceptions épistémologiques extrêmement intéressantes de cet auteur. On remarque alors que P. Duhem n'a pas fait la distinction fondamentale entre l'affirmation du réel et l'analyse des propriétés du réel. Le sens commun, affirmant que le réel existe, doit être évidemment suivi. H. Putnam a bien montré que l'affirmation contraire est auto-réfutante (174). En revanche, il nous semble que l'échelle des valeurs entre le sens commun d'une part, le savoir acquis par expérimentation et réflexions conduisant à l'élaboration des théories d'autre part, doit être inversée. P. Duhem affirme le primat du fait, recueilli directement et en toute indépendance de la théorie. Il se fait "l'apôtre du sens commun, seul fondement de toute certitude". Or le sens commum est entâché des distorsions liées à la mise en jeu de l'activité perceptive. Le savoir scientifique est réductible aux corrections des données de sens commun, et il est acquis justement à partir des déficiences du sens commun. Comme le dit Bachelard, une expérience scientifique contredit l'expérience commune. L'approche scientifique est donc un progrès dans l'adéquation au réel, par rapport au sens commun.


6.2. Le Réalisme des Idées et des Concepts.


Nous avons souligné plus haut que la mise en évidence des organisations perceptives constitutionnelles permettait d'éviter un appel obligé au réalisme de natures. Quelques précisions nous paraissent souhaitables. Elles ne portent pas sur l'origine des concepts puisque nous considérons ceux-ci comme historiquement construits, mais sur le contenu.


C'est essentiellement aux niveaux des concepts d'espace et de temps que les problèmes les plus délicats se posent. Dans un horizon géographiquement et historiquement limité, Platon ne pouvait postuler qu'une origine immanente des concepts. Cette thèse est déjà plus difficile à défendre lorsqu'il peut être démontré que nombre de concepts abstraits ne sont pas communs à toutes les civilisations humaines et qu'ils ont presque toujours une naissance historiquement précise. Par ailleurs, de très nombreux concepts utilisés dans la description de l'environnement ou du fonctionnement neuropsychologique humain ont été dérivés d'expériences perceptives et sont donc marqués par la subjectivité de ces expériences. Mais de plus, nous savons maintenant que les concepts de saveur, d'odeur, de couleurs.... ne traduisent pas des "catégories" de propriétés des objets mais des mécanismes perceptifs unitaires propres au fonctionnement neurologique humain. Descartes, Locke et Newton s'étaient du reste déjà posés quelques questions sur ces catégories et au contraire de l'espace et du temps, ils les considéraient comme probablement subjectives. Il est devenu tout à fait légitime de nous poser la même interrogation sur le sens des concepts d'espace et de temps.


Il est manifeste qu'au moment où les notions d'espace et de temps se sont dégagées, elles décrivaient des expériences perceptives et elles étaient marquées par les particularités des organisations perceptives constitutionnelles. L'espace/temps euclidien est manifestement l'espace/temps neuroperceptif, permettant une description cohérente à l'échelle des objets usuels. Cependant, la notion même d'un espace considéré indépendamment du temps traduit déjà une réflexion et une abstraction car la perception ne dissocie pas l'espace et le temps. Un espace considéré séparément du temps relève donc d'une analyse opératoire déduite de l'expérience perceptive courante. Lorsque la réflexion se poursuit, il apparait de plus en plus difficile d'intégrer les concepts traditionnels d'espace et de temps dans des algorithmes essayant de reconstruire un environnement opératoire, au delà des constructions perceptives. Il est obligé que les conceptions traditionnelles de l'espace et du temps ne puissent suivre et s'appliquer aux approches de l'environnement qui ne sont pas à l'échelle de la perception humaine, qu'il s'agisse des échelles du microscopique ou de celles de l'Univers.


Un tel constat devrait avoir des conséquences majeures sur le discours scientifique. Au maximum, on ne peut affirmer que les concepts d'espace et de temps non perceptifs soient autre chose que des étiquettes désignant des dimensions de variation dans la description d'un environnement. Au minimum, il est absurde d'accorder à un espace et un temps opératoires, des propriétés précises, universelles et généralisables qui permettraient de poursuivre un raisonnement jusqu'à ses conséquences ultimes, comme pour le voyageur de Langevin par exemple. L'utilisation des concepts opératoires d'espace et de temps doit être considérée comme une étape provisoire, ouverte à toute modification que commanderaient de nouvelles observations ou résultats d'expérimentation. Au total, il est indispensable de distinguer l'espace et le temps que nous transmettent nos perceptions et l'espace et le temps du formalisme mathématique. Ce qui est valable pour l'espace et le temps l'est tout autant pour de nombreux concepts utilisés dans la description scientifique. La prise de conscience des mécanismes perceptifs constitutionnels doit conduire à distinguer encore plus nettement les concepts décrivant des expériences perceptives et les concepts traduisant un formalisme mathématique.


En définitive, il est possible d'affirmer que notre perception est une synthèse de données, ayant une structuration propre, faiblement et certainement reliée aux structurations de l'environnement. Les constats tirés d'échecs adaptatifs successifs nous permettent néanmoins d'analyser les mécanismes perceptifs et donc de dégager les données perceptives des effets de ces mécanismes. Il devient possible ainsi de construire une représentation moins subjective, plus décentrée de l'environnement. Cette représentation peut devenir plus "étendue" en confrontant des perceptions distantes. Cependant et parallèlement, cette représentation tend à devenir purement opératoire tout en pouvant se nourrir de métaphores perceptives. L'appel à une pure description conceptuelle devient de plus en plus nécessaire. Il y a là un processus ouvert, toujours en développement, tant au niveau de l'évolution mentale ontogénétique qu'au niveau du progrès scientifique. En un mot, il est certainement exagéré de parler d'invention de la réalité comme le fait P. Watzlawick. En revanche, il serait tout à fait légitime de parler d'une avancée très progressive vers une authentique réalité inatteignable, se débarassant peu à peu de l'aperçu contraignant que fournit l'organisation perceptive constitutionnelle.



7. Connaissance apprise et Décentration croissante.


J. Piaget a décrit le développement mental comme une décentration progressive. L'acquisition des connaissances à l'échelon individuel comme à l'échelon collectif obéit à la même dynamique. La mise en évidence de la distorsion perceptive explicite globalement ce principe, même si elle conduit à une rectification partielle des analyses de J. Piaget. A la suite de J.M. Baldwin, Piaget pense que le premier temps du développement est le passage d'une conscience adualistique* à une conscience dualistique* (VI-). Dans le premier cas, le moi et l'environnement sont indissociés. Le jeune enfant, bien que déjà un sujet, différencie mal ses propres actions vis à vis des effets d'environnement, sur les modifications des données perceptives qu'il constate. Dans le deuxième cas, l'influence du moi est mieux différenciée. Le principe de compensation, tel que le décrit Teuber facilite beaucoup cette évolution initiale puisque les mécanismes perceptifs "compensent" les variations du sujet et les variations de présentation des objets. L'extraction des invariances a un effet tout aussi bénéfique en stabilisant les objets malgré les changements des paramètres moyens de l'environnement.


Par la suite, un double effet se produit dans l'évolution de la conscience dualistique*. Initialement, les mécanismes perceptifs favorisent considérablement le développement d'un système de connaissance et la construction d'un "réel", aussi bien perçu que représenté, mais un réel profondément marqué par les distorsions perceptives. Une nouvelle décentration s'avère alors nécessaire pour corriger ces distorsions et construire un monde représenté qui soit épuré de déformations subjectives. L'individu ne pourrait effectuer cette décentration à partir de ses seules expériences mais la succession des générations développe et pérennise cette représentation plus objective du monde. L'enfant peut assimiler directement cette représentation, ce qui lui permet d'accélérer sa propre décentration.


A la lumière de cette évolution, il devient possible de comprendre le problème posé par le réalisme. Il est légitime d'affirmer que le monde perçu immédiatement est déformé et limité, qu'il ne saurait avoir de signification nouménale. En revanche, il est possible de concevoir une représentation d'un monde au moins dégagé en partie, des déformations subjectives et des limitations perceptives. Cette représentation ne peut être qu'opératoire, même si elle gagne à être appuyée sur des métaphores perceptives, indispensable à une riche communication entre individus. Ainsi s'explique le paradoxe déjà souligné par Démocrite et repris par Schrödinger: toute notre connaissance du monde, de la vie journalière comme de la lecture des expérimentations les plus complexes, repose entièrement sur nos perceptions et pourtant notre connaissance nous dessine une image ou un modèle du monde dont toutes les qualités sensorielles doivent être éliminées. Implicitement, dit W. Heisenberg, la science classique prend comme base les perceptions de l'observateur en tant qu'éléments de la réalité alors que ce sont les choses et processus eux-mêmes, incomplètement descriptibles à l'aide des concepts classiques, c'est-à-dire le réel, qui sont les fondements de toute interprétation physique (083).


Ce monde non perceptif est-il le monde nouménal et peut-on parler d'une convergence du progrès cognitif vers la représentation de ce monde ? Cette question n'a probablement pas de signification. D'une part, ce monde nouménal est une limite, immédiatement inaccessible, donc indéfinissable. D'autre part, ce monde continue à évoluer alors même que nous nous efforçons de le rejoindre. Nous pouvons donc seulement affirmer une orthogenèse cognitive constatée après coup. Les nouvelles connaissances nous rapprochent certainement d'un monde moins déformé de subjectivité, plus étendu, mais sans qu'en aucun cas, au moins sur le plan scientifique, il n'y ait de sens à projeter une ligne de progrès sur le futur.




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