Du Cerveau à la Pensée:
Théorie de la Connaissance et Autonomie Biologique
par Jean-Claude Tabary
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CHAPITRE VII : CONNAISSANCE ET DEVELOPPEMENT



"C'est encore en méditant l'objet que le sujet a le plus de chance de s'approfondir."


Gaston Bachelard



Résumé : Trois rubriques résument les principaux aspects du développement cognitif :

- l'accord entre les règles de la physique et le développement des connaissances, conçu comme un développement spontané, par le système connaissant, au contact de l'environnement; cela dans le double aspect du gain d'ordre et de la fixation de ce gain d'ordre.

- l'émergence du fonctionnement mental à partir de l'activité perceptivo-motrice.

- le développement proprement dit des connaissances apprises.


A) Le Développement cognitif autonome en face des règles physiques


Une approche bien comprise de la deuxième loi de la thermodynamique et de l'entropie démontre que le gain d'ordre spontané et prévisible est normal en présence d'apport d'énergie. La chlorophylle absorbe le rayonnement solaire pour effectuer la réaction à entropie négative de la synthèse de l'A.T.P.. La dégradation de l'A.T.P., marquée par une augmentation d'entropie, peut être associée à de nombreuses réactions néguentropiques dont elle permet le caractère spontané. La réaction néguentropique la plus fondamentale est la liaison peptidique qui relie deux acides aminés. Une chaîne d'acides aminés, effectuée sur l'information fournie par une chaîne d'A.R.N., prend spontanément une configuration spatio-temporelle qui lui communique une fonction.


Ces données permettent de déplacer les problèmes des gains d'ordres spontanés vers les conditions initiales. Si les éléments nécessaires sont réunis, le gain d'ordre apparaît nécessairement. En revanche, le rapprochement spontané de ces éléments est un événement hautement improbable. Le développement spontané associe donc :

- des gains d'ordre prévisibles lorsque les conditions initiales sont réunies,

- des événements beaucoup plus rares, imprévisibles mais aux conséquences majeures, qui agissent en modifiant les conditions initiales ou en assurant pour la première fois le rapprochement d'éléments ouvrant la voie à une structuration spontanée. Ce double aspect du progrès est universel, dans le développement biologique individuel comme dans la phylogenèse, dans le développement cognitif ontogénétique comme dans celui des connaissances apprises par les générations successives.


2. Les gains d'ordre majeurs et la mise en place des conditions initiales. Certains mécanismes jouent un rôle majeur dans les développements spontanés, qu'ils soient attendus ou imprévisibles :

- la symbiose marque le voisinage durable de deux systèmes antérieurement étrangers l'un à l'autre, et qui deviennent ainsi interactifs. Une théorie de la symbiose montre qu'elle est à l'origine de tous les progrès qui ne sont pas inscrits potentiellement dans la constitution des systèmes. L'évolution biologique donne de nombreux exemples du rôle capital de la symbiose.

- la structuration dissipative décrite par Prigogine, résume les structurations nouvelles qui s'établissent spontanément du fait de l'instabilité à l'intérieur d'un système.

- le bruit n'a pas de valeur créatrice d'ordre par lui-même mais il peut être le responsable de l'instabilité qui provoque une structuration dissipative.

Après l'étude des mécanismes précédents, il est important de revenir sur le rôle déterminant du couplage entre éléments pour expliquer non seulement la formation de structures nouvelles mais aussi et surtout, des propriétés originales chez ces structures. Il est proposé que la néguentropie au sens statistique, traduisant une diminution du nombre des états microscopiques différents pouvant correspondre à un même état macroscopique, soit l'explication majeure sinon unique, de l'émergence de propriétés nouvelles.


3. Le maintien de l'Identité. Plusieurs explications différentes qui ne s'opposent pas et se conjuguent peuvent être données au maintien de l'identité d'un système qui a bénéficié d'un accroissement interne d'organisation :

- il existait dans la constitution un graphe "flou" marqué par des liaisons ébauchées, le système pouvant fonctionner indifféremment avec une telle liaison renforcée ou atténuée. C'est la base du système L.S.D. de Changeux et Danchin qui a une valeur universelle

- le progrès est lié à une symbiose ou une structuration dissipative portant sur des éléments propres au système et donc adaptés à lui, et qui sont dupliqués au delà du simple renouvellement autopoiétique.

- le progrès est lié à la restriction de la variété comportementale des éléments entrés en conjonction par symbiose ou structure dissipative, et qui étaient antérieurement partie intégrante du système.


4. Les bénéfices respectifs de la Mémoire et de l'Oubli. Les accroissements d'ordre qui marquent le progrès ne sont pleinement significatifs que s'ils sont irréversibles. Mais la mémorisation de ces accroissements d'ordre n'est bénéfique que si elle est sélective. L'oubli, ou plutôt la négligence vis à vis de ce qui est inutile ou contingent, présente une forte dynamique de progrès. On peut remarquer qu'une mémorisation hors du système considéré, permet d'associer au mieux les bénéfices de la mémoire et ceux de l'oubli.


B) L'Emergence des fonctions mentales


On peut refuser à la fois l'explication dualiste qui invoque une substance spirituelle pour expliquer le fonctionnement mental, et le réductionnisme cérébral pur et simple. Il est cohérent de considérer le fonctionnement mental comme une forme originale de l'activité cérébrale qui a émergé à partir des relations de l'individu avec son environnement physique et social. Freud a ébauché une explication du psychisme à partir du fonctionnement biologique et de l'histoire, mais ce sont Baldwin, Claparède et Piaget qui ont jeté les bases d'une émergence mentale.


1. La spécificité du fonctionnement mental. Si on compare l'activité perceptivo-motrice du jeune nourrisson et l'activité mentale authentique de l'enfant de deux ans, deux traits spécifient le fonctionnement mental :

- c'est un fonctionnement cérébral intériorisé qui se prive du contact avec l'environnement au travers des interfaces périphériques. Cependant, ce fonctionnement intériorisé reproduit les activités cérébrales effectuées au cours des relations perceptivo-motrices antérieures avec l'environnement.

- les objets du monde extérieur, les activités motrices qui peuvent leur être appliquées sont remplacés par des schémas intérieurs. Ces schémas sont placés en correspondance avec des formes auditives. Le fonctionnement mental est alors caractérisé par une manipulation largement prédominante des formes auditives qui constituent le langage.


2. Les mécanismes de l'Emergence. L'activité cérébrale au contact des régularités de l'environnement détermine des constances dans les circuits nerveux qui ont peu à voir avec l'organisation constitutionnelle. Ces circuits qui mémorisent le vécu particulier du sujet, modifient peu à peu le graphe des liaisons cérébrales préférentielles et une organisation apprise se substitue spontanément à l'organisation constitutionnelle. Dans un second temps, ces circuits préférentiels acquièrent une autonomie vis à vis des structures périphériques d'interface, permettant l'intériorisation. Les "formes" qui constituent les objets de la pensée, notamment les mots, sont des circuits cérébraux préférentiels localisés et mobilisables. Il est légitime de faire l'économie de toute "forme" mentale innée, mais surtout, cette économie est le seul moyen de concilier la psychologie et les connaissances neuro-physiologiques.


C) Le Développement des Connaissances


1. Les mécanismes de formation des connaissances. A la base de la formation des connaissances, on trouve la réaction circulaire déjà décrite, marquée par une suite d'aller-retours entre sujet et objet de connaissance. Des adaptations sont essayées, leur résultat est apprécié et oriente de nouvelles tentatives. Ainsi, la "bonne solution" a des chances importantes d'être découverte et sa pérennisation traduit la connaissance nouvelle.

Les connaissances isolées ainsi acquises sont ultérieurement coordonnées :

- pour préciser un graphe "flou",

- pour débuter une symbiose ou une bisociation selon l'expression d'A. Koestler, source essentielle d'enrichissement cognitif. La symbiose ou la bisociation peuvent être internes à un sujet ou résulter d'une rencontre entre deux sujets.

- pour initier une structure dissipative.

Mais la dissociation des connaissances existantes, affirmant l'indépendance de parties considérées antérieurement comme indissociables, est une dynamique tout aussi importante du progrès cognitif.

Les systèmes cognitifs ainsi construits dynamiquement sont pérennisés, permettant une étape servant de tremplin pour de nouveaux progrès.

2. Le Principe Richalet. La communication d'un système avec l'environnement ne peut se faire qu'au travers de structures d'interfaces marquées de particularités propres. De ce fait, une même configuration d'interface peut correspondre à de nombreux couples de particularités d'événements extérieurs et de particularités d'interface. Seule une connaissance des particularités d'interface permet une analyse correcte de l'événement. Seule, la connaissance d'un événement permet de découvrir les particularités d'interface. L'enfant à la naissance ignore les propriétés et les particularités de ses systèmes d'interface. Le progrès cognitif est de ce fait fort complexe et doit porter simultanément sur une connaissance de soi et une connaissance de l'environnement. Comme le dit G. Bachelard, c'est en méditant l'objet que le sujet s'approfondit. Mais cette méditation prend elle-même initialement la forme du pari.


3. Le Sens de la connaissance apprise. La connaissance apprise porte fort peu sur la motricité et avant tout sur la perception. Deux points qui pourraient paraître contradictoires doivent être soulignés :

- les mécanismes perceptifs demeurent tout à fait stables au cours de l'évolution cognitive. En témoignent notamment les illusions perceptives où nous avons appris que nous percevons de façon erronée tout en conservant notre perception initiale.

- à partir des perceptions, sont dérivées des opérations qui s'individualisent peu à peu et finissent par fournir des systèmes cognitifs totalement non perceptifs.

~ Le discours suit cette évolution et la favorise, constituant un support pratiquement indispensable aux systèmes cognitifs opératoires et non perceptifs.


4. Les facettes du progrès cognitif. Deux points essentiels doivent être soulignés, la régularité de l'ontogenèse cognitive et le rôle essentiel de l'environnement social.

La régularité de l'Ontogenèse cognitive : de façon probablement moins déterminée que ne le pensait J. Piaget, le progrès cognitif doit néanmoins nécessairement passer par une succession d'étapes, l'activité cognitive d'une étape résumant les étapes précédentes et assurant l'acquisition des données permettant le passage à l'étape suivante. Les mécanismes constitutionnels perceptivo-moteurs sont mis en jeu dès la naissance et vont initier immédiatement un progrès. D'une part, il se forme un corpus d'objets reconnus et reliés à une conduite adaptative efficace. Mais l'utilisation des mécanismes à des objets variés permet de les connaître de mieux en mieux, ce qui en facilite l'utilisation ultérieure.

Les schèmes perceptifs ou moteurs dérivés des activités perceptivo-motrices sont confrontés entre eux, marquant le début d'une activité opératoire. Les opérations sont d'abord indissociables des schèmes perceptivo-moteurs auxquels elle s'appliquent mais elles s'en isolent peu à peu, devenant des schèmes opératoires indépendants et mobilisables. Il peut alors se former des systèmes d'opérations qui traduisent l'implication formelle réfléchie.

A cette évolution de la perception à l'opération, correspond une évolution du contenu. Les connaissances débutent à l'échelle humaine des mécanismes perceptivo-moteurs eux-mêmes, et s'étendent ensuite au macroscopique de l'astronomie, au microscopique de la chimie et de la physique.

Le Time-Binding : les expériences que peut avoir un individu au cours de sa vie sont en nombre limité et telles devraient être les connaissances apprises si cet individu devait être laissé à ses seules expériences.

Mais l'individu appartient à un groupe social dont la structure traduit l'accumulation du résultat des expériences faites par tous les individus du groupe au cours des générations successives. La rencontre avec les structures sociales permet à l'individu de récapituler rapidement l'évolution cognitive qui a marqué le groupe. Ainsi apparaît un système de relations hologrammorphiques, le groupe social présent n'étant rien d'autres que chacun de ses membres mais chacun de ces membres étant une image du groupe présent et passé. Quelques risques de biais apparaissent du fait de cette acquisition cognitive indirecte mais ils sont bien peu de chose à côté du bénéfice social.


Cependant la notion de time-binding n'est pas suffisante pour traduire l'importance de la relation sociale. Il faut bien comprendre que les relations entre l'individu et le groupe sont de type holographique, y compris au travers des générations. Korzybski a bien souligné les risques de biais qui peuvent survenir à partir de la rencontre entre l'individu et le groupe, sur le plan de l'assimilation cognitive.


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Trois rubriques résument les principaux aspects du développement cognitif :

- l'accord entre les règles de la physique et le développement des connaissances, conçu comme un développement spontané, par le système connaissant, au contact de l'environnement; cela dans le double aspect du gain d'ordre et de la fixation de ce gain d'ordre.

- l'émergence du fonctionnement mental à partir de l'activité perceptivo-motrice.

- le développement proprement dit des connaissances apprises.


A) Le Développement cognitif autonome en face des règles physiques.


L'essentiel de ce que nous appelons connaissance humaine est une connaissance apprise o— l'information naît des rencontres avec l'environnement physique et social. Or, la théorie de l'autonomie postule également que les systèmes autonomes échappent aux conséquences passives d'une formation pédagogique allonomique et qu'ils sont eux-mêmes responsables des connaissances qu'ils acquièrent; cette notion s'applique évidemment à l'organisme humain. Dans la même perspective de l'autonomie, la seule conception possible est donc celle qui fait de la connaissance apprise, un complément d'organisation au sein de l'organisme et du seul fait de l'activité de cet organisme. Mais aux yeux d'un observateur extérieur, ce gain d'ordre doit apparaître comme le résultat de l'activité de l'organisme et non le fait d'un agent extérieur organisateur. La question se pose de savoir si une telle évolution des systèmes autonomes, spontanée et positive, est conciliable avec les règles définies par la physique.


Par ailleurs, le complément d'organisation au sein d'un système autonome, que traduit une connaissance apprise, est une transformation. On est en droit de s'interroger sur la permanence de l'identité d'un système ainsi modifié. Nous pensons pouvoir montré que le développement des connaissances à la seule initiative du système est tout à fait conciliable avec les lois de la physique et que ce développement ne s'accompagne nullement d'une perte d'identité. Pour cette démonstration, nous débuterons l'analyse au niveau des gains d'ordre spontanés les plus élémentaires, là o— l'analyse des mécanismes en cause peut être conduite dans le détail. Nous montrerons ensuite qu'un gain d'ordre ouvre la possibilité de nouvelles évolutions structurales ou fonctionnelles et qu'ainsi les mécanismes propres aux gains d'ordre élémentaires peuvent, de proche en proche, rendre compte des émergences les plus complexes.


1. Les impératifs physiques et le complément d'organisation au sein d'un système autonome.


Lorsqu'on envisage un complément d'organisation au sein d'un système et du fait des initiatives de ce système, un problème se pose sur le plan physique. La deuxième loi de la thermodynamique, revue par Boltzmann, postule que l'évolution spontanée d'un système ne peut se faire que d'un état moins probable vers un état plus probable, avec ce que les physiciens appellent un accroissement d'entropie. Cela semble à première vue condamner le progrès spontané.


La notion d'entropie a été introduite par Clausius en 1è55; elle traduit une quantité d'énergie devenue "irrécupérable" pour une activité mécanique ou chimique car elle a été transformée de façon irréversible en chaleur. Ultérieurement, Boltzmann montra qu'il était possible de donner une interprétation stastitique de l'entropie : celle-ci, dénommée S, est alors proportionnelle au logarithme d'une quantité W représentant le nombre d'arrangements microscopiques différents correspondant à un même état macroscopique, selon la formule S = k ln W, o— k est la constante de Boltzmann.


Or la seconde loi de la thermodynamique postule que les processus spontanés sont irréversibles et s'accompagnent d'un accroissement d'entropie; l'entropie globale de l'Univers notamment s'accroît constamment et il semblerait ne pas y avoir normalement de gain d'ordre spontané. Dans le cadre général d'un système isolé, l'état plus probable est celui qui correspond à un plus grand nombre d'arrangements microscopiques différents et donc à une moindre organisation. Or, a priori, une connaissance apprise traduit un gain d'ordre. Si effectivement un constat du gain d'ordre s'impose et que la deuxième loi de la thermodynamique est acceptée, il semblerait en première approche, qu'il faille envisager l'action d'un organisateur complémentaire.

- mais, situer cet organisateur dans l'environnement nie la théorie de l'autonomie et fait apparaitre toutes les difficultés des thèses empiristes.

- situer l'organisateur à l'intérieur du système conduit à invoquer un processus organisateur transcendant par rapport au fonctionnement physique, ce qui conduit à des thèses vitalistes ou spiritualistes.


En fait, si on analyse de plus près la deuxième loi de la thermodynamique, on constate que correctement interprétée, cette loi n'élimine nullement l'éventualité d'un complément d'ordre nécessaire et prévisible, survenant par la seule dynamique du système considéré.


1.1. La Néguentropie énergétique.


En effet, la deuxième loi de la thermodynamique ne s'applique directement que dans un système clos, pour l'ensemble du système et pour un état initial proche de l'équilibre. Cette situation n'est pas celle de la surface terrestre o— se déroule la vie, encore moins celle des organismes vivants. La surface de la planète est un système ouvert, qui reçoit annuellement du rayonnement solaire environ 1024 calories. Un effet très important du rayonnement solaire est d'entraîner une vaporisation de l'eau de mer, surtout dans les mers chaudes. Les turbulences liées aux déséquilibres thermo-dynamiques locaux et aux effets des forces de Coriolis, transportent la vapeur d'eau formée aux sommets des montagnes, ce qui crée une énergie potentielle, éventuellement utilisable et effectiviement utilisée par l'homme sous forme d'énergie hydraulique. Il est donc bien apparu spontanément entre l'océan et la montagne, un processus entropique négatif dirigé en sens inverse de la chute spontanée de l'eau, restaurant une énergie mécanique à partir d'une production de chaleur. De très nombreux autres exemples d'entropie négative pourraient être donnés très facilement.


La diminution locale d'entropie, encore appelée néguentropie, est donc dans tout système, un phénomène normal, conséquent et prévisible, alors même que le bilan entropique global demeure positif. La néguentropie précisée ainsi l'est indistinctement dans ses deux aspects indissociables :

- celui d'un accroissement de l'énergie utilisable pour des transformations mécaniques ou chimiques

- celui d'une diminution du nombre des arrangements microscopiques correspondant à un même état macroscopique.


1.1.1. Néguentropie et réactions chimiques.


Dans un premier temps, considérons la néguentropie énergétique dans les phénomènes chimiques. De nombreuses réactions chimiques, au moins une fois amorcées, se déroulent spontanément dans le sens d'un gain d'entropie, sens normal prévu par la thermodynamique. L'exemple peut en être celui de deux produits, A et B, qui une fois mis en contact, donnent spontanément un produit AB. Ces réactions spontanées libèrent de l'énergie et sont dites de ce fait exergoniques. Très généralement, la réaction inverse qui restitue les conditions initiales ( AB --> A et B ), est possible mais elle exige un apport extérieur d'énergie et elle est dite de ce fait endergonique; elle se traduit par une accumulation d'énergie libérable et correspond donc à une diminution d'entropie.


1.1.2. La réaction A.T.P./(A.D.P. + P).


La réaction chimique la plus fondamentale pour la compréhension des phénomènes vitaux est celle qui concerne la phosphorylation de l'acide adénosine-diphosphorique :


- en présence d'énergie, l'acide adénosine-diphosphorique (A.D.P.) peut s'unir à un radical d'acide phosphorique pour former un acide adénosine-triphosphorique (A.T.P.). La réaction est endergonique et néguentropique. Elle ne se déroule spontanément qu'en présence d'un excès d'énergie, empruntée à une réaction conjointe exergonique.


- la réaction inverse qui est la décomposition de l'A.T.P. en A.D.P. et radical phosphorique est au contraire exergonique, s'accompagnant d'une libération d'énergie et d'un accroissement d'entropie.


Dans toutes les cellules vivantes, le couple A.T.P./A.D.P. constitue un transporteur d'énergie :


- en acceptant un excès d'énergie libérée par de multiples réactions exergoniques, l'A.D.P. évite la dégradation de cette énergie en chaleur et l'emmagasine sous une forme disponible.


- en se transformant en A.D.P. et libérant de l'énergie, l'A.T.P. permet le déroulement de réactions néguentropiques qui n'auraient aucune chance autrement de se produire spontanément.


1.1.3. La réaction chlorophyllienne.


En définitive, si on considère isolément le couple A.T.P./A.D.P., la seule évolution spontanée est celle de la dégradation de l'A.T.P. en A.D.P. et radical phosphorique. En revanche, si le couple A.T.P./A.D.P. est considéré en liaison avec d'autres réactions, l'évolution spontanée d'un système global peut se faire dans le sens de la production d'A.T.P. ou d'A.D.P. selon que les réactions associées sont productrices ou consommatrices d'énergie. Quelques réactions en amont et en aval donnent tous leurs sens à ces bascules A.D.P./A.T.P..


- la chlorophylle et accessoirement quelques autres pigments peuvent absorber le rayonnement solaire pour exciter un électron qui accumule ainsi de l'énergie. L'électron revient ensuite à son état initial en cédant son excès d'énergie pour former une molécule d'A.T.P. à partir d'une molécule d'A.D.P.. Ainsi, l'énergie physique du rayonnement solaire se transforme en la forme noble de l'énergie qui fait fonctionner le vivant.


- l'A.T.P. formé permet la synthèse fortement néguentropique du glucose (C6 H12 O6) à partir du gaz carbonique (CO2) et de l'eau (H2O). Sous différentes formes, le glucose représente un énorme stockage d'énergie qui fait office de réserves et entretient toute l'activité chimique prolongée du vivant. Les différents dérivés végétaux du glucose constituent directement ou indirectement l'essentiel de l'apport énergétique des organismes animaux. La dégradation du glucose, avec un rendement particulièrement favorable en présence d'oxygène, libère de grandes quantités d'énergie aisément utilisable. L'A.T.P. réapparait dans le circuit car c'est sous forme d'A.T.P. qu'est stockée l'énergie libérée par la dégradation du glucose.


- les protéines constituent la matière noble des structures vivantes. Elles sont formées par des acides aminés dont il existe environ une vingtaine de types différents. Dans une protéine, les acides aminés sont reliés entre eux selon un ordre précis qui apporte à chaque protéine sa spécificité et ses propriétés. La liaison entre deux acides aminés, dite liaison peptidique, est fortement endergonique, néguentropique,


1) Avant liaison


R1 R2 R3

I I I

H2N --- CH --- CO2H H2N --- CH --- CO2H H2N --- CH --

^ ^

A.T.P. A.T.P.



2) Après liaison


R1 R2 R3

I I I

H2N -- CH -- CO ----- NH -- CH -- CO ----- NH -- CH --


A.D.P.+P. A.D.P.+P.



et n'a absolument aucune chance de se produire spontanément. En revanche, au contact d'une chaine d'A.R.N., elle-même habituellement dérivée d'un chaine d'A.D.N., et en présence de catalyseurs et d'A.T.P. fournissant l'énergie nécessaire, la liaison peptidique s'effectue spontanément. Or la chaine d'A.R.N. est formée d'une suite d'éléments selon un code qui définit une succession d'acides aminés et la chaine d'A.R.N. est donc porteuse d'une information. En présence d'A.T.P., il y a transcription spontanée d'une information et réaction endergonique pour édifier une structure nouvelle ordonnée, et donc un gain d'ordre.


Ainsi, du rayonnement solaire à la formation de la matière vivante, nourrie par l'énergie solaire, une série de réactions chimiques assure spontanément la production d'énergie libérable, indispensable à la formation de la structure vivante.


1.2. La "Néguentropie" structurale.


Nous venons de préciser le mécanisme qui assure spontanément la transcription des informations contenues dans une chaîne d'A.R.N.. Ces informations se limitent à préciser l'ordre de succession de différents acides aminés dans une protéine mais les conséquences de cette transcription sont incommensurables. En effet, une fois la chaîne de protéine formée, et par le fait de forces chimiques faibles, attractives ou répulsives, cette chaîne acquiert spontanément une configuration spatiale en trois dimensions qui est stable et directement à l'origine de propriétés nouvelles. Ces propriétés sont de trois types :


- la configuration tridimensionnelle peut faire apparaître une propriété de catalyse chimique hautement spécifique. Or la caractéristique du fonctionnement vital est de favoriser des réactions chimiques qui ne peuvent se produire spontanément dans le milieu cellulaire mais s'effectuent au contact d'un catalyseur spécifique. Les protéines catalytiques ou "enzymes" sont interactives et se régularisent les unes les autres. Un ensemble d'enzymes réalise donc spontanément une organisation interne définie, orientée vers des fonctions organiques précises.


- la configuration tridimensionnelle peut faire apparaître une structure histo-anatomique qui fait de la protéine, l'élément déterminant de la construction architecturale du vivant.


- les deux types de protéines ainsi formées possèdent des propriétés particulières pour s'unir spontanément entre elles et former des structures de rang supérieur, elles mêmes ayant tendance à s'associer à d'autres structures pour former des éléments structuraux ou fonctionnels encore plus complexes.


Ainsi, la réaction locale néguentropique et fortement informationnelle de la liaison peptidique initie des gains d'ordre qui se produisent ensuite spontanément car ils vont dans le sens d'un gain d'entropie au niveau de l'organisme global. Ainsi s'explique que le développement embryologique puisse, à partir des seules informations contenues dans l'A.D.N., aboutir à un gain d'ordre spontané considérable.


Il nous parait indispensable d'insister sur la liaison peptidique pour deux raisons conjointes :

- la liaison peptidique explique pratiquement à elle-seule la spécificité, la variété et la complexité de la matière vivante.

- la liaison peptidique illustre concrètement le mécanisme de gain d'ordre dont nous pensons qu'il a une valeur universelle pour expliquer l'auto-organisation dans tout système autonome.


Isolé, tout acide aminé a une large potentialité pour entrer en relation avec d'autres éléments chimiques, présenter des états stationnaires microscopiques et des orientations spatiales variées. Nous avons vu qu'il est possible de définir sous le nom d'entropie, le nombre des arrangements microscopiques différents qui peuvent correspondre à un même état microscopique. Les auteurs semblent conserver le terme d'entropie même si les différents états microscopiques ne sont pas équivalents sur le plan comportemental (006). Nous pouvons alors utiliser le terme d'entropie pour décrire les états variables d'un même acide aminé, selon son environnement. Or la liaison peptidique restreint les variations d'environnement immédiat d'un acide aminé, donc le nombre des arrangements microscopiques et de ce fait, "l'entropie". L'ensemble des liaisons peptidiques d'une chaîne d'acides aminés détermine une seule configuration tridimentionnelle stable dans un milieu donné. Or, cette configuration est l'explication unique de l'ordre structural et fonctionnel qui apparaît alors. C'est donc bien la restriction "néguentropique" comportementale qui explique l'apparition d'un complément d'organisation.


1.3. L'auto-entretien de la production d'ordre.


Si la production d'ordre spontanée apparaît ainsi démontrée, il est très important de comprendre que cette production est reliée très étroitement et spécifiquement aux différents composants mis en présence. A considérer la réaction néguentropique fondamentale, il faut que soient associés dans un même emplacement, un rayonnement solaire d'une longueur d'onde précise dans le rouge, la chlorophylle, de l'A.D.P. et un grand nombre d'enzymes. Inversement, une part très importante de l'énergie utilisable ainsi fournie sert à synthétiser la chlorophylle et les enzymes. On comprend alors :


- que des conditions initiales réunissant différents constituants dans un même lieu sont indispensables à l'apparition de processus néguentropiques. La mise en place de ces conditions initiales est très fortement improbable. Si sa réalisation effective est réalisée par l'action concertée d'un système, elle traduit donc une néguentropie très élevée. Si les conditions initiales sont le fait du hasard, il est impossible d'en faire le bilan entropique.


- mais une fois les conditions initiales obtenues, le phénomène de gain d'ordre se poursuit spontanément par association de réactions néguentropiques et de réactions associées à un gain d'entropie, avec cependant un bilan global de gain d'entropie, ce qui explique le caractère spontané du gain d'ordre. Ce gain d'ordre peut aller très au delà de la situation d'origine, par exemple dans le dédoublement des cellules et surtout dans le développement embryologique.


Il est donc fondamental de préciser l'importance des conditions initiales dont la réalisation traduit véritablement le processus néguentropique et d'essayer de découvrir comment elles ont pu apparaître. Le problème dépasse en fait très largement la question de l'origine de la vie. Elle concerne tout développement qui ne serait pas inscrit dans l'enveloppe potentielle de transformation incluse dans la constitution initiale d'un système, et qui serait donc dépendant d'une rencontre imprévisible avec un environnement non défini.


2. Les gains d'ordre majeurs et la mise en place de conditions initiales.


La physique explique donc assez facilement qu'un système existant soit générateur d'un complément d'ordre mais elle ne parvient pas aisément à rendre compte de la genèse d'un système. Il nous est aujourd'hui impossible d'expliquer comment s'est formé initialement l'ensemble du processus de l'assimilation chlorophyllienne, alors que nous comprenons le gain d'ordre que permet cette assimilation chlorophyllienne. D'une façon générale, il est facile d'expliquer la multiplication des bactéries ou le développement embryologique. Il est plus difficile déjà d'expliquer l'évolution phylogénétique des espèces. Il demeure aujourd'hui impossible de préciser l'origine de la vie. A plus forte raison, apparaît-il difficile d'expliquer l'émergence de systèmes beaucoup plus complexes, notamment le fonctionnement mental ou les connaissances apprises. Force est donc d'envisager des mécanismes complémentaires de créations d'ordres, au delà des réactions néguentropiques prévisibles que nous avons décrites.


2.1. La Symbiose et le Couplage.


Une cause fondamentale de genèse de systèmes est la symbiose. Deux systèmes antérieurement indépendants établissent des liens faisant apparaître une structure nouvelle qui réunit les deux systèmes antérieures en une entité unique qui peut ensuite perdurer pour de multiples raisons.


2.1.1. La Théorie de la Symbiose.


A la base de l'efficacité de la symbiose est le bénéfice du couplage des régulations dont nous avons déja souligné l'importance(II-2.3.). En effet, la rétroaction négative sur laquelle la cybernétique a insisté avec juste raison est une notion triviale et insuffisante par elle-même. C'est la rétroaction à boucle de retour ouverte qui introduit "l'intention" décrite par Rosenblueth et Wiener(177); cela se produit notamment lorsque deux systèmes à rétroaction en boucle ouverte s'influencent réciproquement. Le terme d'intention évoquant une conscience de soi, nous préférons du reste le terme de finalité interne proposé par Claude Bernard.


La symbiose peut être prévisible, par exemple durant le développement embryologique, entre deux structures formées initialement en indépendance. Elle peut être imprévue. Dans l'un et l'autre cas, elle traduit sur le plan "historique", le bénéfice du couplage que nous avons analysé en quelque sorte "géographiquement" dans l'étude des systèmes hiérarchisés. Il est du reste fort probable que nombre de couplages à l'intérieur de systèmes complexes sont apparus initialement comme le résultat d'une symbiose.


Il est facile de montrer qu'un couplage supplémentaire de systèmes à boucle de rétroaction ouverte, tel qu'une symbiose le réalise, peut suffir à faire gagner un rang hiérarchique dans la richesse de l'organisation interne et des possibilités comportementales. La symbiose est ainsi une puissante source de gain d'ordre parce qu'elle réalise un couplage de régulations antérieurement indépendantes.


Il faut souligner encore que le gain d'ordre amorcé par la symbiose peut se poursuivre ultérieurement. Le couplage entre deux systèmes fait apparaître nécessairement des effets antagonistes à côté des effets agonistes. Au delà des interactions immédiates d'état, peuvent se produire des modifications structurales, éventuellement sous l'effet de hasard ou de bruit, qui sont conservées du fait de la réduction des antagonismes qu'elles provoquent. Spontanément, les effets agonistes se trouvent renforcés, les effets antagonistes éliminés.


2.1.2. Les exemples historiques de Symbiose.


Il est aujourd'hui admis que la symbiose a joué un rôle essentiel dans l'évolution des organismes vivants. Le chloroplaste qui contient la chlorophylle dans les végétaux est de plus en plus considéré comme une bactérie ayant vécu initialement de façon autonome et qui aurait un beau jour parasité une cellule plus complexe mais dépourvue de tout mécanisme d'assimilation chlorophyllienne. Le résultat a été un organisme complexe qui a fournit un environnement optimal au chloroplaste et qui a pu bénéficier de l'assimilation chlorophyllienne. La même explication est donnée à la présence des mitochondries dans les cellules évoluées, animales ou végétales. La mitochondrie est le seul élément cellulaire capable d'une combustion en aérobie, fournissant un rendement énergétique dix fois supérieur à celui des réactions anaérobiques. La mitochondrie aurait également été initialement une bactérie isolée qui aurait parasité un beau jour une cellule, lui empruntant un environnement favorable et lui apportant l'extraordinaire bénéfice du métabolisme en aérobie.

Nous verrons plus loin que la symbiose joue un rôle majeur dans tous les développements prévisibles o— la rencontre de deux systèmes n'est pas fortuite mais rendue obligatoire parce que ces deux systèmes appartiennent à une même entité de rang supérieur.


2.2. La Structuration Dissipative.


C'est un mécanisme de développement essentiel, décrit par I. Prigogine. Lorsqu'un système est loin de l'équilibre thermodynamique et qu'une cause d'instabilité est introduite secondairement, le système peut présenter des fluctuations aléatoires importantes et très variées. Des structures très peu probables peuvent alors apparaître localement. Ces structures une fois apparues par hasard, peuvent se trouver renforcées spontanément car elles vont dans le sens d'un gain d'entropie pour l'ensemble du système. La variation structurale locale peut alors se généraliser et aboutir à l'apparition d'une structure globale nouvelle. Cette structure est entretenue par son efficacité à produire de l'entropie et elle est dite de ce fait, dissipative. Le résultat est donc une organisation spontanée. Le type en est le tourbillon de Benard mais d'autres exemples directs pourraient être donnés. En pratique, le mécanisme de la structuration dissipative est indispensable pour expliquer tous les développements, s'intégrant au mécanisme de symbiose.


Sur un plan plus concret, la duplication avec variété, caractéristique de l'autopoièse, aboutit à une formation constante d'éléments partiellement redondants, partiellement variés. Or ces éléments nouveaux ne remplacent pas seulement des éléments de faible espoir de vie. Qualitativement et quantitativement, une autopoièse ne peut être parfaitement régulée car cela exigerait en permanence une prise de conscience précise de toutes les structures existantes. Dès que l'autopoièse dépasse le simple renouvellement, elle devient facteur d'instabilité. Les éléments en excès s'intègrent incomplètement dans le système et présentent des effets antagonistes. La variation dans la duplication peut être une autre cause d'instabilité. Il en résulte des fluctuations aléatoires qui, tôt ou tard, deviennent source de la structuration dissipative. Les éléments dessinent spontanément une structure qui est auto-entrenue car elle dissipe un maximum d'entropie. Ce mécanisme est celui-là même de l'autopoièse habituelle, s'appliquant notamment à la synthèse des protéines et faisant l'économie de plans détaillés de construction. Mais à coté de structures d'un modèle déjà existant, la variété introduite dans les éléments renouvelés, fait apparaître des structures partiellement ou totalement nouvelles.


Comme nous l'avons fait nous-mêmes remarquer à Prigogine, la structuration dissipative comporte deux temps :

- le premier temps est la réalisation de conditions initiales favorables. Ce temps peut relever du hasard et être imprévisible. Il est fortement néguentropique s'il est réalisé par un expérimentateur. Il peut être prévu au cours d'un développement.

- le deuxième temps découle simplement de la réalisation des conditions initiales et se déroule obligatoirement, dans le sens d'un gain d'entropie.

La mise en place des conditions initiales est donc le temps déterminant de la structuration dissipative. Ces conditions peuvent avoir une origine interne ou externe.


2.2.1 La Structure Dissipative de cause interne.


Globalement, le désordre qui crée les conditions d'une structure dissipative peut être d'origine interne. Ce peut être le résultat obligé du vécu du système. C'est notamment le cas lors du développement de l'œuf où le métabolisme poursuivi est nécessairement déséquilibrant. En ce cas, la structuration dissipative est prévisible et elle est indispensable à la compréhension d'une auto-organisation véritable, c'est à dire sans plan de départ.


Mais il est tout particulièrement important de considérer les structures dissipatives qui marquent le développement, expliquant une discontinuité de la ligne de progrès. Deux éventualités sont à considérer :


- les processus adaptatifs peuvent provoquer des modifications ponctuelles des sous-systèmes de l'organisme. L'accumulation de ces modifications peut faire naître une instabilité structurante.


- l'autopoièse peut provoquer une duplication en excès des sous-systèmes qui s'accumulent et créent une instabilité. La variation qui marque habituellement la duplication est une cause supplémentaire de perturbation des équilibres internes antérieurs.


2.2.2. La Structure Dissipative de cause externe.


Deux éventualités doivent encore être envisagées :

- peut être en cause le rapprochement inopiné de systèmes antérieurement indépendants. En ce sens, la structuration dissipative complète et explique la symbiose imprévisible.

- le désordre peut résulter d'une altération interne liée à un effet de bruit par perturbation extérieure. La notion de structuration dissipative est indispensable pour comprendre la possibilité d'une organisation par le bruit.


2.3. Le Gain d'ordre par le Bruit.


A priori, nous sommes quelque peu critiques vis à vis des analyses de von Foerster et surtout d'H. Atlan sur la création régulière d'ordre par le bruit au cours du développement d'un système, exposées telles quelles (II-). Selon ces auteurs, un bruit est quelconque et non défini par rapport au système qu'il modifie. Si donc réellement le bruit devait avoir un effet organisateur, on devrait voir apparaître un complément d'ordre imprévisible au sein d'un système et sans rapport avec la nature des perturbations, ni avec l'initiative du système. Ce qui en fait est créateur d'ordre n'est donc pas en général l'effet d'un bruit mais le déséquilibre, la déstabilisation créés par une rencontre "surprenante". Cette rencontre peut être celle de deux systèmes distincts et antérieurement indépendants ou celle d'un système et d'un excitant défini. La correction de ce déséquilibre obéit aux lois générales de la thermodynamique; tout à fait normalement, des réactions néguentropiques créatrices d'ordres peuvent alors s'associer aux réactions accompagnées d'une augmentation d'entropie.


La situation est très différente lorsqu'il s'agit d'aller au delà des mécanismes assurant un développement prévisible pour tenter d'expliquer des genèses imprévisibles, telle par exemple que l'apparition de la vie mais aussi les évolutions sociales et culturelles inattendues. A défaut d'explications simples, on est tenté de faire appel au hasard. C'est alors que peut intervenir un gain d'ordre à partir du bruit, pris au sens des informaticiens. Un mécanisme possible de gain d'organisation à partir du bruit est celui de la structure dissipative.


Une altération de structure, une perte informationnelle se traduisent très habituellement par un désordre. Si ce désordre a une tendance à s'auto-amplifier, il peut provoquer paradoxalement un gain d'ordre selon le mécanisme des structures dissipatives. Dans un complément d'organisation du type de structure dissipative à partir du bruit, il n'y a donc aucun apport d'information et ce sont les propriétés antérieures, les conditions initiales du système qui sont en cause. G. Chauvet (039) insiste même sur le cas particulier de facteur déclenchant par la destruction d'une fonction locale, exigeant une réorganisation. Au total, l'auto-organisation par le bruit est un fait possible bien que très peu probable, et donc très rare. Il s'accompagne en fait d'une perte de l'organisation antérieure et donc une perte d'information, mais cela n'est pas forcément critique.


Comme H. Atlan le souligne lui-même, l'auto-organisation à partir du bruit exige pour être positive, une redondance préalable des fonctions et structures essentielles. Si une structure est doublée ou même multipliée, une modification sur un exemplaire et respectant l'autre ou les autres, permet d'associer la conservation d'une fonction essentielle et l'introduction d'une nouveauté. Or le bruit lui-même peut justement assurer une redondance en dupliquant inopinément et exagérément des structures existantes. Le doublement "par hasard" d'un segment d'A.D.N. au sein de la chaîne globale paraît une "erreur" très courante dans la reproduction des bactéries. Une mutation "par hasard" sur un des segments ainsi doublés peut alors fournir un avantage, les segments non mutés continuant à assurer la fonction antérieure. Cette mutation sur segment redondant traduit toujours un gain d'information. Au total, les effets du hasard peuvent théoriquement associer des phénomènes de gain d'organisation avec perte d'information et des phénomènes de gains d'informations sans perte d'organisation. Le bilan global peut alors être fortement positif.


En définitif, on est conduit à distinguer deux types de mécanismes distincts de gain d'ordre :


- des mécanismes de progrès en partie au moins prévisibles et reliés aux conditions initiales dans un système soumis à un déséquilibre spécifique. Ce processus peut faire l'objet d'une étude et peut être généralisé à tout développement. Il est prédominant dans le développement embryologique. Il est également selon nous, suffisant pour expliquer l'émergence prévisible des activités mentales à partir du fonctionnement perceptivo-moteur au contact de l'environnement physique et social. Le même processus est encore à l'origine de l'acquisition par l'enfant de la plupart des données culturelles présentes dans son entourage, y compris ce qui constitue l'essentiel des connaissances apprises.


- des mécanismes complémentaires, indispensables à l'explication complète de l'évolution des systèmes mais inanalysables par avance. Ces mécanismes sont certainement globalement beaucoup moins efficaces, car s'ils peuvent provoquer des compléments d'organisation plutôt plus importants, ils sont très rares et aléatoires, imprévisibles. Cela explique la différence de constantes de temps entre l'épigenèse au niveau des systèmes existants qui relève directement de processus prévisibles, et la lenteur des évolutions phylogénétiques. Le gain d'ordre qui traduit la transformation d'un germe humain en nouveau-né demande neuf mois, celui qui marque le passage de l'organisation perceptivo-motrice du nouveau né à l'activité représentative de l'homme adulte demande vingt ans mais probablement quatre milliards d'années ont été nécessaires pour passer des formes les plus élémentaires de la vie à l'élaboration du germe humain. Ces mécanismes complémentaires aléatoires sont néanmoins essentiels et ils ont certainement joué un rôle fondamental dans l'apparition de la vie et dans les étapes les plus fondamentales de la phylogenèse. Ils interviennent également certainement dans l'évolution scientifique et sociale du groupe, expliquant des progrès très irréguliers, pour ne pas dire anarchiques.


2.4. Couplage et Néguentropie.


Après cette analyse de différents mécanismes spontanés assurant un complément d'organisation, il nous paraît fondamental d'insister à nouveau sur le bénéfice entropique du couplage dans une perspective historique après l'avoir envisager dans une perspective "géographique".


2.4.1. Un premier aspect non entropique, l'improbabilité du couplage.


Envisageons comme nous le reprendrons plus loin(IX-), un pendule formé par une grosse boule en plomb percée en son centre pour recevoir la barre d'un gouvernail, le tout placé sur un bateau. Cet ensemble peut théoriquement du moins assurer la stabilité du chemin du bateau. Ce couplage est efficace mais spontanément c'est un phénomène très hautement improbable. D'une façon générale, les couplages sont improbables, et dans la pratique de l'exemple, le couplage ne pourrait relever que de "l'intentionnalité" d'un autre système, traduisant un couplage supplémentaire. A l'échelon de l'organisme vivant, le couplage de deux acides aminés au cours de la liaison peptidique est également très hautement improbable et cette fois-ci dans le double sens :

- la liaison peptidique est fortement et authentiquement néguentropique, au sens classique du terme. C'est l'hydrolyse des protéines, réaction inverse, qui accroit l'entropie de façon tout à fait mesurable.

- une liaison peptidique concertée est liée à la présence d'un A.R.N. messager dont l'élaboration relève d'autres "intentionnalités".

D'une façon générale, le couplage après rapprochement de deux systèmes est d'une part peu probable et d'autre part créateur de finalité.


2.4.2. Un deuxième aspect "néguentropique", la restriction comportementale.


Le couplage d'une centaine d'acides aminés en chaîne linéaire crée la structure primaire d'une protéine. C'est un phénomène d'accroissement d'entropie qui explique ensuite l'apparition spontanée de structures complémentaires stables dites secondaire, tertiaire et quaternaire. Mais cette stabilité est la cause unique de l'apparition d'une nouvelle fonction, essentiellement enzymatique, parfois structurale, ou plus souvent à la fois structurale et enzymatique. Il est assez facile dans le bilan entropique de fixer par exemple la néguentropie éventuelle de la formation de structure primaire, (disons arbitrairement - - - -) et la formation des autres structures, (par exemple + +) et d'avoir un bilan global égal à - -, et correspondant au gain d'ordre. Il est ainsi possible d'expliquer pourquoi apparaissent des structures nouvelles lorsqu'un couplage improbable a été réalisé mais on ne peut généralement rendre compte a priori de l'apparition de propriétés nouvelles que peut provoquer le couplage.


Considérons maintenant un acide aminé isolé (AA1). Il peut être décrit dans de très nombreux états, surtout si on tient compte de sa situation et de son orientation dans l'espace considéré , avec par exemple et très arbitrairement une entropie de 100. La même explication vaut pour un second acide aminé isolé (AA2). L'ensemble des états possibles du binome AA1 et AA2 isolés sera tout simplement le produit des états possibles de AA1 et AA2, donnant donc une entropie de 200, puisque l'entropie est exprimée en logarithmes. La situation sera tout autre en cas de couplage. Celui-ci limite les états possibles de AA1 pour un état AA2 déterminé et limite inversement les états possibles de AA2 pour un état AA1 déterminé. Les états possibles du couple AA1/AA2 reliés seront exprimés par une entropie très inférieure à 200, par exemple arbitrairement 110 puisque notamment dans l'espace, AA1 et AA2 auront des coordonnées de situation identiques et des coordonnées d'orientation presque totalement couplées.


Si nous considérons n acides aminés isolés, les états microscopiques possibles de l'ensemble des acides aminés isolés les uns des autres donneront une entropie de 100 fois n. Les états possibles des n acides aminés couplés en chaîne seront considérablement réduits en nombre par rapport à ce premier nombre. La réduction sera beaucoup plus importante que pour deux AA car l'orientation de chaque acide aminé de la chaîne deviendra totalement déterminé par celle des autres. Il y aura donc une forte "néguentropie", se traduisant par une réduction considérable du nombre d'états différents que peut présenter l'ensemble des AA liés entre eux, par rapport à des AA indépendants. Le système ainsi obtenu par couplage d'éléments aura un comportement beaucoup plus déterminé, ce que l'on peut traduire en disant qu'il aura des propriétés nouvelles. Comme nous le soulignerons, il est toujours possible de ramener des propriétés nouvelles à une restriction dans la variation des états, donc à une "néguentropie" (IX).


Au total, un couplage nouveau lié à une symbiose ou une structuration dissipative est lié à des conditions initiales qui ont peu de chance d'apparaître spontanément, du moins en dehors d'un développement prévisible comme le développement embryologique. Une fois amorcés, ces événements rares vont faire apparaître spontanément une forte restriction de la variété comportementale qui est cause de propriétés nouvelles se traduisant également en terme de "néguentropie".


On peut alors remarquer que la mise en évidence de la "néguentropie" dans l'apparition de structures nouvelles par conjonction d'éléments, celle de fonctions nouvelles par restriction comportementale, vient justifier pleinement sur le plan physique comme sur le plan systémique, le primat de la relation sur la substance, ce que nous avions déjà souligné (I-4).

2.5. Les applications à l'Elaboration des connaissances.


En définitive, il n'y a donc rien sur le plan de l'analyse physique qui puisse être opposé aux thèses constructivistes de connaissance apprise, lorsque celles-ci admettent un gain d'ordre à partir de l'activité d'un sujet connaissant au contact d'un environnement. Une telle activité peut tout à fait être décrite dans le cadre de la symbiose ou de la structuration dissipative. Mais cette analyse des aspects physiques du complément d'organisation est beaucoup plus étroitement reliée à l'épistémologie qu'on ne pourrait le penser.


- sur le plan concret, toute connaissance apprise doit s'insérer dans l'organisation cérébrale antérieure selon toutes les règles définies plus haut, respectant notamment le principe d'une néguentropie énergétique et structurale pour que puisse apparaître un gain d'ordre en l'absence d'un organisateur extérieur. De même, doivent être respectées les règles qui expliquent la conciliation des modifications de mémorisation et la conservation de l'identité.


- sur le plan épistémologique, une connaissance nouvelle s'intègre dans le corpus des connaissances antérieures. Dans le cadre le plus habituel de la réaction circulaire, cette intégration se traduit par une modification ponctuelle qui est une précision ou une correction. Dans ce dernier cas, la correction rectifie une extrapolation abusive. Au total, la connaissance nouvelle traduit une diminution des possibles, une diminution de l'indétermination. On retrouve donc le principe néguentropique d'une propriété nouvelle par restriction des variations possibles.


- sur le plan théorique, l'étude de l'évolution des connaissances apprises doit retrouver la distinction entre un progrès rapide, spontané, prévisible au cours du développement ontogénétique initial et une évolution irrégulière, lente, imprévisible au cours des développements collectifs, culturels ou scientifiques. Le développement ontogénétique initial est tout à fait comparable au développement embryologique, à la réserve près que l'environnement y est moins déterminé. Le développement cognitif collectif est dépendant d'aléas qui le situent sur le même plan que le développement phylogénétique.


- enfin, l'analyse de l'apparition de structures et de propriétés nouvelles par le seul effet du couplage, vient justifier une attitude réductionniste affirmant le primat de la relation sur la substance. Paradoxalement, cette importance accordée à la relation, loin de condamner les totalités complexes, leur donne également une signification originale. L'analyse physique conduit donc à concilier et non plus à opposer les descriptions en éléments et en totalités.


3. Le maintien de l'Identité.


En matière de connaissances apprises, une autre question cruciale se pose, qui est celle de la conservation de l'identité des systèmes apprenant au cours des réactions néguentropiques et de tout développement. Autrement dit, le nouveau-né est-il toujours l'ovocyte initial, l'adulte cultivé est-il toujours le nouveau-né ? Le développement spontané transforme-t-il les systèmes au point qu'ils perdent leur référence ? La question est d'une importance considérable car une perte de référence risquerait de contredire une thèse de l'autonomie.


3.1. La Relativité de l'Identité.


Une première remarque s'impose. Le bon sens et l'analyse systémique se rejoignent pour affirmer que le maintien de l'identité n'est pas synonyme d'immuabilité. Comme nous l'avons vu (I), le primat de la relation sur la substance conduit à accorder un minimum de plasticité à toute structure. Un minimum de conscience stable de soi demeure identique chez un individu, de son ƒge tendre jusqu'à la vieillesse, en dépit d'une accumulation de données apprises. En revanche, il est manifeste que la substance propre du corps humain est pratiquement renouvelée en quelques mois, sans pour autant que l'identité de l'organisme soit en quoi que ce soit mise en cause.


La microphysique nous révèle que les particules les plus simples présentent des oscillations qui traduisent des changements d'état indissociables d'une permanence structurale. A des niveaux hiérarchiques beaucoup plus élevés, un système autonome doit présenter de nombreux états stationnaires différents pour maintenir un équilibre avec des conditions variées d'environnement. Par définition, les changements d'états sont réversibles et ne mettent pas en cause l'identité de l'organisme.


Inversement, les changement d'état ne traduisent pas véritablement un développement. Un système déterminé complètement par sa constitution présente un catalogue fini d'états stationnaires, tous immédiatement réalisables. D'autres systèmes, plus plastiques, présentent également un catalogue fini d'états stationnaires possibles mais nombre de ces états stationnaires ne sont pas immédiatement réalisés. C'est le rôle du développement d'actualiser secondairement ces états stationnaires; mais alors se pose la question de savoir si les transformations induites qui permettent cette actualisation, sont compatibles avec un maintien d'identité.


3.2. La persistance d'un référentiel et les transformations irréversibles.


La persistance d'un référentiel est évidente sous une forme ou sous une autre lors d'aspects authentiques de développement de tout organisme biologique. Ainsi, potentiellement du moins, chaque cellule du corps humain contient les informations et les mécanismes nécessaires pour reconstituer l'ovocyte initial. A l'échelon cellulaire, la signification des mécanismes réglant l'organisation interne, demeure strictement identique, de l'ovocyte à l'organisme adulte. Un constat identique peut être fait au niveau de l'organisation neurologique. La disposition anatomique de la plupart des neurones est précise, acquise dès le milieu de la vie embryonnaire et stable, aux lésions près, tout au long de la vie. Les fonctions des neurones individuels sont liées à l'emplacement et à la nature des intermédiaires synaptiques, facteurs également stables.


Les transformations irréversibles sont tout aussi manifestes. On pourrait même suggérer qu'un gain d'ordre n'est réellement effectué que s'il est irréversible. La différenciation cellulaire, à l'origine de la complexité des métazoaires, est très difficilement réversible dans les organismes animaux du moins, dès que le nombre des cellules issues de l'ovocyte atteint seize. Toute l'histoire embryologique est faite d'une succession d'étapes irréversibles. Des processus acquis comme la myélinisation des axones sont définitifs. La question est plus controversée au niveau des boutons synaptiques qui assurent la communication entre les neurones mais en tous cas, l'importance des communications dendritiques augmente sans retour avec la croissance.


Dans ces conditions, on pourrait se demander ce qui l'emporte des données de conservations et de celles de transformations. En réalité, il ne serait pas exact de poser le problème en ces termes du fait de l'organisation hiérarchique et parce que le degré de réversibilité dépend du niveau hiérarchique. Ainsi, les éléments de faible taille, les structures de faible rang hiérarchique sont continuellement renouvelées au cours de l'autopoièse sans que l'organisation globale soit nécessairement modifiée en quoi que ce soit. L'identité de l'organisme entier est alors conservée intégralement. On ne peut cependant pas parler en ce domaine de développement mais plutôt d'autopoièse. Il existe en revanche des transformations irréversibles à des niveaux hiérarchiques élevés et ce sont elles qui spécifient le développement.


3.3. Les Ajustements ponctuels irréversibles.


Les ajustements aux régularités de l'environnement peuvent exiger des modifications structurales ponctuelles. Pour que ces modifications aient une valeur d'ajustement, il faut que l'organisation générale soit conservée puisque cette organisation constitue la référence qui signifie les modifications ponctuelles. Ces modifications étant structurales, sont par définition irréversibles. Il devient alors important de préciser comment ces modifications structurales sont intégralement compatibles avec la conservation d'identité. Deux exemples peuvent être donnés.


3.3.1. Les modifications ponctuelles de mémoire dans un ordinateur.


Il est tout d'abord important de souligner que la zone mémoire d'un ordinateur occupe une place majeure dans l'ensemble structural de l'appareil. Toute la mémorisation au cours du fonctionnement est lié à un changement d'état au niveau de "cases" déterminées constitutionnellement. Ces cases peuvent présenter deux états stationnaires différents, correspondant à deux valeurs conventionnellement dénommées "0" et "1". On remarque alors :

- que la case mémoire elle-même est un élément constitutionnel du système, prévu dans sa construction et stable au cours du fonctionnement.

- que les deux états correspondant aux valeurs "0" et "1" sont également conciliables avec les règles de l'organisation interne du système.


On peut alors définir géographiquement dans l'ordinateur :

- des structures stables, constitutionnelles, y compris les cases mémoires.

- des données plastiques résumées par le contenu des cases mémoires, dont les transformations sont conciliables avec la conservation de l'identité et du référentiel.

On peut décrire de même historiquement :

- une situation initiale o— la case mémoire peut présenter indifféremment les valeurs "0" ou "1" sans qu'il y ait de conséquence sur le fonctionnement interne.

- une situation ultérieure o— un certain nombre de cases mémoire sont stabilisées sur l'une des deux valeurs "0" ou "1".

Il y a donc bien une modification irréversible, au moins pour un temps d'utilisation donné, significative sur le plan du fonctionnement et ne mettant pas en péril l'identité du système.


En pratique, les ordinateurs sont très habituellement conçus pour une remise à zéro des mémoires à chaque fois que le fonctionnement est interrompu et la détermination temporaire d'une case mémoire revient à une stabilisation d'état. Il pourrait très bien en être autrement et la situation serait alors tout à fait comparable au modèle de Changeux et Danchin.


3.3.2. Le Modèle L.S.D. de Changeux et Danchin.


Dans l'état actuel des connaissances, il est possible d'opposer dans le cerveau :

- les éléments stables que constituent les neurones, déterminés dans leur emplacement et dans leurs relations potentielles avec des neurones voisins.

- des éléments plastiques constitués par les connections entre neurones, connections qui peuvent évoluer au cours du développement.


Changeux et Danchin ont émis l'hypothèse que l'interconnection entre deux neurones était initialement labile (L) et qu'ultérieurement, elle pouvait être renforcée (S) ou disparaître (D). La situation est donc très exactement comparable à celle de l'ordinateur au fait près que l'évolution vers les situations S. ou D. paraît peu réversible et présente vraisemblablement des degrés.


Au total, donc, il est très facile de concevoir des transformations ponctuelles irréversibles qui font évoluer un système en permettant des ajustement. Il suffit pour cela que des éléments de plasticité aient été inclus dans l'organisation constitutionnelle. Ainsi apparaît une forme de développement qui est en fait une spécialisation : un meilleur ajustement à une situation particulière se paye d'une transformation irréversible et donc d'une perte du potentiel d'ajustement à d'autres situations.


Le modèle de Changeux et Danchin doit être en quelque sorte généralisé à tous les systèmes capables d'évoluer au contact de l'environnement ou en raison des interactions internes entre éléments, ce qui en fait revient au même :


a) un système totalement rigide ne peut présenter aucune adaptation d'aucune sorte, à la suite d'un vécu interne et externe. Toute transformation se ramène normalement à une altération structurale irréversible qui ne peut guère être que nocive.


b) un système déformable peut bénéficier d'une action hétéronomique qui lui fait acquérir éventuellement un bénéfice comportemental, mais au prix d'une perte d'identité.


c) seul répond au modèle d'un système autonome et améliorable, un système qui comporte initialement une forte part d'indétermination, capable de fonctionner également et correctement quel que soit l'état d'un certain nombre de paramètres. Il en résulte que :

- toutes les liaisons possibles assurant des interactions potentielles doivent être initialement dessinées pour qu'une modification ultérieure soit compatible avec l'organisation interne.

- ces liaisons doivent être initialement indéterminées pour qu'il y ait possibilité de progrès.

- le progrès pérennisé se traduit par une détermination irréversible de la liaison, qu'elle soit supprimée ou au contraire renforcée.


3.4. Les transformations d'étapes.


Toutes les transformations du développement ne peuvent être rapportées à des modifications ponctuelles. Des réorganisations extrêmement importantes peuvent être observées, très habituellement irréversibles. La signification des structures existantes n'en est pas pour autant remise en cause, car le progrès est alors marqué par l'apparition de nouveaux niveaux hiérarchiques. Comme nous l'avons vu à plusieurs reprises, les structures existantes conservent leur identité et leurs particularités lorsqu'elles sont intégrées dans un ensemble élargi. Au lieu de fonctionner dans un environnement variable, elles sont situées en permanence dans l'environnement défini par l'élargissement structural mais leur autonomie n'est pas atteinte. Comme le dit très justement Jean Piaget, la réorganisation que traduit une nouvelle théorie scientifique conduit, en intégrant des éléments nouveaux, à poser de nouvelles questions sur des réponses qui demeurent égales à elles-mêmes.


En pratique, les transformations discontinues lors du développement d'un organisme sont qualifiées d'étapes dans la terminologie piagétienne mais du moins pour les plus importantes, on parle de plus en plus souvent d'une émergence fonctionnelle. Etapes ou émergences traduisent l'apparition d'un niveau hiérarchique supérieur qui est effectivement nouveau mais qui ne remet pas en cause l'identité des éléments qui le constituent. En revanche, il se forme une boucle d'interaction entre les éléments pré-existants et le niveau d'organisation nouvellement apparu. Le processus s'est produit à de nombreuses occasions durant l'histoire de l'Univers, mais de plus, il se trouve en grande partie récapitulé durant le développement ontogénétique :


- le vécu de l'œuf qui vient d'être fécondé et s'est divisé en plusieurs cellules, amorce une différentiation entre cellules. Cette différentiation entraîne une variation dans la façon dont les chaînes d'A.D.N. sont lues dans les différentes cellules. Cette différence de lecture accentue les différenciations cellulaires, fait apparaître les différents feuillets, puis les différents organes jusqu'à la constitution néonatale.


- la formation isolée et probablement aléatoire des anticorps durant la vie embryologique, provoque secondairement une organisation en réseau de ces anticorps. Le réseau une fois formé, régularise la formation des anticorps et les anticorps ainsi formés modifient le réseau.


- le vécu comportemental après la naissance induit une différentiation des conduites innées et favorise un couplage entre éléments de comportements antérieurement indépendants. Il en résulte une action globale sur l'organisation neurologique innée qui est spécifiée en fonction des comportements. Apparaît une coordination des conduites qui traduit l'émergence de l'intelligence perceptivo-motrice. A son tour, la pratique de l'intelligence perceptivo-motrice intervient fortement sur les schèmes qui sont transformés pour mieux se coordonner entre eux.


- le vécu de l'intelligence perceptivo-motrice favorise la mobilisation des schèmes qui s'assimilent et s'accommodent directement pour effectuer l'intériorisation du comportement, temps essentiel de l'apparition du fonctionnement mental. Un bouclage, caractéristique du fonctionnement mental, s'établit entre les schèmes et les formes de l'activité intériorisée.


- un processus identique marque l'évolution des relations sociales. Le vécu du nourrisson au contact des "autres" favorise l'apparition de l'objet indépendant d'une action particulière, et permanent, même lorsque la perception directe n'est plus possible. Cette notion d'objet permanent et indépendant s'applique fort bien aux personnes et permet les premières individualisation des autres. Ces autres, bien individualisés, permettent d'établir un tissu de relations sociales qui retentit sur les images sociales antérieures. Cette modification des images retentit à son tour sur la dynamique des relations sociales.


On peut remarquer que chaque niveau d'émergence fonctionnelle se conserve lorsqu'une nouvelle émergence apparaît. L'enfant parvenu au niveau du fonctionnement mental demeure régi par les lois du fonctionnement vital et celles du fonctionnement neurologique. Trois points apparaissent tout spécialement riches de conséquences :


- chaque cellule de l'individu achevé conserve strictement la même chaîne A.D.N. que celle de l'œuf initial. Les règles de l'autopoièse métabolique demeurent dans chaque cellule, ce qu'elles étaient dans l'œuf.


- chaque individu conserve ses propres règles de fonctionnement mental au sein du groupe social alors qu'il n'est ce qu'il est qu'en fonction de son appartenance au groupe social.


- il est encore plus important de noter, comme nous le ferrons plus loin, que la connaissance apprise ne modifie en rien les règles du fonctionnement perceptivo-moteur constitutionnel.


Les exemples d'émergence évoqués l'ont été pour illustrer un mécanisme d'émergence que nous pensons universel. On y fera sans doute appel un jour pour expliquer l'émergence de la matière à partir de l'énergie, l'émergence de la vie à partir des interactions entre macromolécules. On pourrait se demander alors comment peuvent se concilier l'émergence de fonctions nouvelles d'une part, la permanence et l'autonomie des éléments pré-existants d'autre part. La réponse est à trouver dans la dégénérescence. Chaque nouveau niveau d'organisation diminue l'indétermination qui marquait le fonctionnement des éléments pré-existants, tout en inscrivant ses propres spécificités de fonctionnement dans cette levée d'indétermination. A son tour, le fonctionnement moins indéterminé modifie et définit le fonctionnement du niveau hiérarchique supérieur nouvellement apparu.


Tous ces processus s'appliquent fort bien à la conscience de soi, garant du maintien de l'identité psychologique, et au maintien de cette référence au cours de la vie :


- la conscience de soi est liée à l'apparition d'un niveau hiérarchique nouveau durant l'exercice cérébral au contact de l'environnement. Cette naissance est liée à un fonctionnement cérébral qui intègre davantage entre elles, des fonctions neurologiques antérieurement plus indépendantes. La conscience de soi naît par ailleurs parallèlement à la conscience du non-soi, c'est à dire celle de l'environnement physique et social.


- une fois apparue, la conscience de soi persiste et se conserve globalement dans son identité. Cependant, la conscience ne conserve pas la réversibilité complète de ses propres transformations ou acquisitions et en ce sens, elle subit des transformations irréversibles. Nous voyons plus loin que le résultat est plutôt bénéfique.


Il faut remarquer que ces transformations importantes de l'organisation interne, marquées par l'apparition de hiérarchies nouvelles, peuvent s'expliquer totalement par un mécanisme de type L.S.D. Chaque liaison passant de l'état indéterminé à l'état renforcé ou effacé provoque, outre l'action propre, un certain effet de désordre. La multiplication de ces désordres ponctuels provoque à un moment donné un effet de structuration dissipative aboutissant à une refonte étendue des interactions entre éléments.


En conclusion, les développements autonomes quels qu'ils soient, ne sont pas des remises en cause de structures antérieures et encore moins une modification des règles du jeu fondamentales de l'organisation interne. En revanche, ces développements ne s'accompagnent pas seulement de nouveaux niveaux hiérarchiques mais provoquent effectivement des transformations irréversibles; nous allons voir maintenant que cette irréversibilité est positive.


4. L'Equilibre entre le maintien de l'Identité et les compléments irréversibles d'Organisation : les bénéfices respectifs de la Mémoire et de l'Oubli.


Il existe des formes de mémoire réversibles qui associent les avantages de la pérennisation et de la réversibilité. Le type en est la mémoire du souvenir qui précise les circonstances dans lesquelles ont été fixées des données nouvelles. Ces données sont alors fixées dans le cadre de leur usage spécifique. Mais cette forme de mémoire est extrêmement co–teuse dans l'étendue des traces fixées et elle ne peut être que limitée. Par ailleurs, sa généralisation ferait perdre le bénéfice considérable qu'apporte l'oubli.


Pour comprendre ce bénéfice, il faut bien percevoir que le terme d'oubli recouvre en fait deux mécanismes bien distincts :


- l'oubli peut traduire la disparition secondaire de traces mnésiques qui ont été formées mais qui ne sont pas ultérieurement suffisamment renforcées pour être conservées. Cette forme d'oubli n'est pas très bénéfique, et elle est même souvent perturbante.


- mais faute d'un autre terme plus spécifique, on désigne également par le terme d'oubli, la non fixation mnésique d'une part au moins des particularités du vécu. On pourrait parler de "négligence" partielle de données, s'il n'y avait pas un fort risque d'ambigu‹té dans l'emploi de ce terme. Cette forme d'oubli est non seulement obligatoire pour des raisons d'économie de l'information à fixer, mais elle est de plus fortement structurante.


4.1. Le bénéfice de l'Oubli.


C'est la rétention mnésique privilégiée des tƒtonnements réussis et des gestes efficaces, "l'oubli" des tƒtonnements négatifs et des gestes inutiles qui dégagent peu à peu une compétence apprise, dans tous les domaines de l'apprentissage. L'oubli est indissociable de la notion de schème, c'est à dire d'une compétence généralisable à des situations variées :


- l'oubli permet l'élimination des particularités propres à chaque circonstance d'apprentissage. L'oubli devient synonyme de l'abstraction qui forme peu à peu l'essentiel, en gommant ce qui est contingent. Ainsi le schème appris devient indépendant des circonstances diverses qui assurent son élaboration.


- cette indépendance est globalement positive. Abstraction et simplification favorisent une double mobilisation du schème. Celui-ci peut être incorporé dans des ensembles comportementaux complexes, ayant leur propre efficience. Par ailleurs, le schème devient applicable à des objets, à des situations quelconques. En ce sens, le schème se crée par le gommage assuré par l'oubli, en se dégageant du vécu complexe de l'individu.


Un rapprochement intéressant peut être fait entre le rôle de l'oubli et les descriptions qui démontrent l'intervention du sujet dans l'élaboration des significations. Ce point est notamment souligné par E. Andreewsky dans l'étude du langage. L'auteur démontre que l'individu doit constamment intervenir pour lever les ambigu‹tés et les équivoques qui envahissent spontanément le langage oral ou écrit, comme par exemple dans le langage écrit "les fils de coton" et "les fils prodigues". Il nous semble que ce point de vue, extrêmement positif et constamment démontré par l'expérience, doit être perçu dans une perspective diachronique qui fait une large place à l'oubli.


- l'apparition d'ambiguïtés ou d'équivoques témoigne qu'il existe parallèlement des significations immédiates qui sont assimilées sans difficulté, donc sans conscience et qui forment les points d'ancrage permettant de lever ambigu‹té ou équivoque.


- mais ces significations n'ont pas toujours été immédiates. Elles ont été construites antérieurement dans des circonstances où elles étaient beaucoup moins évidentes car elles exposaient également à des équivoques ou des ambigu‹tés.


Les significations univoques sont donc construites progressivement par élimination des ambiguïtés ou des équivoques, du fait de l'oubli. C'est donc la simplification, pratiquement toujours abusive, par élimination de ce qui parait contingent qui permet d'accroître les points d'ancrage permettant l'efficacité d'une analyse de signification. Cet apurement individuel se faisant en milieu d'interactions sociales, acquiert des caractéristiques communes pour les différents agents sociaux. La signification se fixe et tend à devenir universelle. L'oubli, ou encore la négligence du détail est donc un facteur essentiel de l'élaboration cognitive.


4.2. La Mémoire collective, correction de l'Oubli individuel.


Cependant, si la négligence de ce qui est contingent est indispensable à la constitution d'un corpus de significations univoques, elle est également appauvrissante; on retrouve le biais que traduit le réalisme, où le détachement des concepts par rapport aux circonstances de leur création entraîne de multiples effets pervers. La mémoire collective permet de réduire en grande partie cet inconvénient et donc de tirer encore plus d'avantages de la valeur créatrice de l'oubli.


- l'observation par l'adulte, des étapes universelles du développement ontogénétique chez de jeunes enfants, lui permet de "retrouver" la genèse des données détachées d'un contexte particulier, qu'il utilise en ayant oublié les conditions de cette genèse. L'adulte peut ainsi en mieux préciser les significations qu'il utilise.


- la conservation de documents historiques, avant tout sous forme de langage écrit, permet une reconstitution de l'évolution des théories. La simplification abusive que constitue toute théorie est ainsi, en cas de nécessité, très atténuée dans ses conséquences.


Ces exemples sont particulièrement manifestes mais ce sont seulement des exemples d'un phénomène très général. La présence des autres, dans le groupe social, nous permet à tout moment de disposer de références compensant très largement les effets négatifs d'une mémoire sélective et irréversible. Au total, le mélange de mémorisation et d'oubli est indissociable du progrès des connaissances. Il n'est du reste qu'un cas particulier de tout développement irréversible.


Ainsi défini, l'apport considérable de la mémoire collective au développement ontogénétique individuel illustre le bénéfice de l'hologrammorphisme "temporel" que nous évoquerons plus loin (IX-). L'élément que constitue l'individu au sein du groupe social est en partie progressivement structuré et signifié par les influences du groupe. En retour, l'évolution positive de l'individu se reporte sur le groupe. Ainsi s'ouvre la voie d'un progrès quasi spontané et illimité. Reste à préciser les conditions particulières de la fixation mnésique dans l'organisation cérébrale.


5. La Plasticité constitutionnelle et l'adaptation du comportement aux expériences passées.


Comme nous l'avons vu (VI-), l'organisation cérébrale est essentiellement pré-établie par rapport aux relations du vécu et stable au cours de l'existence. L'expérience ne modifie en rien cette organisation et ne porte pas atteinte aux propriétés individuelles des neurones, à la signification locale de leur fonctionnement. En fait, la plasticité cérébrale est essentielle, mais limitée à un domaine unique, celui de l'intensité des relations entre neurones. Toutes les liaisons "possibles" entre neurones sont déterminées par la constitution mais ces liaisons peuvent évoluer vers un renforcement ou au contraire vers une extinction. Ce processus correspond bien au schéma L.S.D. de Changeux, Danchin et Courèges (III-). Une évolution fonctionnelle très importante peut ainsi se manifester sans pour autant que les règles constitutionnelles du fonctionnement soient remises en cause.


5.1. L'Evolution cérébrale post-natale.


On insiste sans doute un peu trop sur l'importance relative de la taille du cerveau humain. Le singe araignée présente un rapport poids du cerveau sur poids total plus élevé que chez l'homme. La baleine présente un cerveau beaucoup plus volumineux que celui de l'homme et fortement plissé. En revanche, le cerveau humain présente la particularité unique de réunir un développement considérable après la naissance et un degré de maturité élevé à la naissance.


- l'augmentation du poids du cerveau après la naissance est négligeable chez la plupart des mammifères, même lorsque, comme chez le rat, le cerveau est très immature à la naissance. Cette augmentation de poids est en revanche très marquée chez les primates (III-5.1) et elle s'accroit avec l'évolution phylogénétique.


- la maturation nerveuse se poursuit particulièrement longtemps chez l'homme. L'électroencéphalogramme se modifie encore au moins jusqu'à 10-12 ans et l'ontogenèse du sommeil se poursuit jusqu'à 15 ans. Chez le chimpanzé, les modifications équivalentes se stabilisent dès l'ƒge de 2 ou 3 ans.


- pourtant, l'homme fait partie des espèces au développement cérébral précoce durant la vie foetale (214). Par exemple, le temps de conduction pour le réflexe H atteint ses valeurs adultes chez le chaton, trois semaines après la naissance, au moment du début de la marche véritable. Chez l'homme, la valeur adulte est atteinte à la naissance.


L'espèce humaine apparaît donc comme une espèce o— le temps consacré à un développement complémentaire après la naissance, ne se retrouve dans aucune autre espèce (137).


5.2. Le Développement dendritique et ses relations avec l'expérience.


Dès 1926, von Economo proposait de mesurer l'accroissement des connexions interneuronales dans le cortex cérébral en développement, par un coefficient nombre de neurones/matière grise. L'importance du développement dendritique après la naissance a pu ainsi être soulignée. Depuis, les travaux beaucoup plus précis de Schadé et Van Groeningen, Scheibel et Scheibel, ont largement précisé le fait dans l'espèce humaine (094).


La question se pose alors, comme pour la myélinisation, de savoir si le développement dendritique est l'explication de possibilités comportementales nouvelles, ou si au contraire, ce développement traduit les conséquences de l'activité. La réponse n'est pas évidente. L'activité autopoiétique du système nerveux central est très importante et peut fort bien provoquer le développement dendritique. Il paraît bien difficile pour le prouver, de supprimer cette activité autopoiétique car ce serait porter gravement atteinte aux structures neurologiques. De ce fait, et c'est du reste le vrai problème, il est plus important d'observer si le développement dendritique n'est pas modulé qualitativement par les particularités de l'environnement rencontré. Deux ordres de travaux sont d'un intérêt tout particulier en ce domaine.


5.2.1. Le Développement post-natal du Cortex visuel.


Bien que l'interprétation par les auteurs ne fut sans doute pas correcte, les travaux de C. Blakemore et J.D. Pettigrew ont démontré qu'une perturbation sévère des afférences visuelles modifie le développement de l'aire visuelle corticale. Nous avons vu (III-) que l'équipe de M. Imbert a repris ces travaux et en a donné une conclusion un peu différente, après des expériences particulièrement démonstratives. Les auteurs ont montré que le maintien de chatons dans l'obscurité durant six semaines après la naissance, empêchait la maturation fonctionnelle du cortex visuel, maturation terminée normalement à trois semaines. Six heures d'exposition à la lumière après le maintien dans l'obscurité suffisaient pour effectuer un rattrapage spectaculaire de maturation. La maturation n'était pas affectée si le chaton était maintenu totalement immobile durant l'exposition à la lumière. En revanche, une paralysie des muscles oculaires supprimait toute maturation.


On peut en conclure que l'exercice conjoint des deux yeux est indispensable au développement correct du cortex visuel mais des afférences visuelles distribuées aléatoirement sont toutes également bénéfiques; la maturation fonctionnelle est liée à l'exercice oculaire sur l'environnement mais n'intègre pas les particularités d'environnement, contrairement à ce que Blakemore et Pettigrew avaient conclu à partir de leurs expérience. De ce fait, les transformations du cortex visuel relèvent d'un mécanisme à la limite de l'autopoièse et des conditions de la croissance embryologique: c'est l'exercice conjoint des deux yeux sur un même stimulus quelconque qui assure le développement du cortex visuel. Il n'en reste pas moins vrai qu'en l'absence de stimuli, le cortex ne se développe pas, ce qui démontre l'inanité d'une thèse postulant une maturité par une seule dynamique interne, selon les idées de C.L. Morgan.


5.2.2. Les effets de particularités différentes d'environnement.


W.T. Greenough (094) a pu montré un accroissement plus important des arborescences dendritiques du cortex dorsal postérieur chez un rat adulte soumis à un apprentissage intensif de labyrinthes par rapport aux témoins. Mais ce sont les travaux de M.R. Rosenzweig et E.L. Bennett qui sont les plus démonstratifs (17è). Ces auteurs ont comparé les cerveaux de rats élevés, les uns dans un environnement particulièrement stimulant, les autres dans un environnement très appauvri en stimulations. Les différences sont nettes pour le poids et l'épaisseur du cortex, la taille et le nombre des synapses. Certaines différences d'environnement ont pu provoquer des différences mesurables au bout de seulement quatre jours.


Au total, il paraît bien légitime de conclure que, sous l'influence de l'activité et traduisant donc pour une part, une pérennité de l'expérience, le système des prolongements dendritiques des neurones se développe ou régresse, modifiant la transmission locale de l'influx nerveux au travers des synapses. L'effet est fractionné, intégré individuellement pour chaque liaison interneuronale. Le schéma L.S.D. de Changeux et Danchin acquiert alors sa pleine dimension.


Théoriquement, on pourrait considérer que les transformations dendritiques ne font que modifier les graphes locaux des interrelations neuronales. En fait, potentiellement, les modifications dendritiques et synaptiques peuvent avoir des effets beaucoup plus révolutionnaires. Admettons un circuit nerveux complexe qui se dessine au contact d'une situation d'environnement, sans être particulièrement favorisé de façon constitutionnelle et bien davantage lié à l'ensemble des particularités de l'environnement. Toutes les interconnexions neuronales impliquées vont sans doute évoluer également vers un renforcement. Il y a donc amorce d'une organisation qui se superpose à l'organisation constitutionnelle en générant de façon originale, des synchronisations entre neurones. D'une façon générale, l'exercice au contact de l'environnement va donc générer une organisation qui vient se superposer sans pour autant l'annuler, à l'organisation constitutionnelle. Cette organisation reflète simultanément les particularités de l'environnement et le vécu de l'organisme au contact de cet environnement. Cette organisation est donc une candidate toute désignée pour caractériser le fonctionnement mental et la connaissance apprise.


5.3. La Mémorisation et la Remémoration autonomes.


Il reste alors à discuter un dernier point: le développement dendritique qui cristallise l'expérience vécue, représente-t-il passivement les différentes expériences qui viennent s'inscrire selon un mode instructif, ou bien le sujet régit-il lui-même ce développement en fonction des particularités du milieu. Plusieurs données permettent de conclure sans ambigu‹té en faveur de la seconde proposition, ce qui souligne le caractère positif des actions du système limbique, gérant les expériences.


L'inscription passive de l'expérience vécue est tout simplement impossible. Au mieux et en suivant la distinction établie par Lamarck entre les mémorisations phylogénétiques animales et végétales, on pourrait envisager que le vécu intérieur au contact de l'environnement soit mémorisé. Même cette forme de mémorisation ne peut être envisagée. En terme de quantité d'information, chaque instant du vécu représente déjà une masse d'information à la hauteur de l'information qui pourrait servir à décrire l'organisme dans son entier; dans un ordinateur, chaque case mémoire a la taille du contenu complet du registre central. Par ailleurs, une mémorisation étendue traduirait une plasticité qui aboutirait très vite à une perte d'organisation.


En fait, le système nerveux central est plutôt protégé contre tout effet spontané de mémorisation . C'est peut-être pour cette raison que l'évolution a fait une place aussi importante à la digitalisation qui préserve bien les structures durant la transmission d'information. Mais affirmer que la mémorisation est nécessairement sélective ne renseigne en rien sur les mécanismes de cette sélectivité. Il est cependant évident que la sélectivité ne peut venir du dehors car il ne pourrait y avoir une assimilation immédiate des décisions de sélectivité, dans l'organisation interne. Théoriquement donc, la sélectivité doit venir de l'organisation interne, ce que corrobore de nombreux travaux.


5.3.1. Le blocage de la Mémorisation.


Cela fait maintenant plusieurs dizaines d'années que les chercheurs ont constaté qu'ils pouvaient empêcher toute mémorisation en bloquant l'activité cérébrale durant les quelques heures suivant une acquisition mnésique. L'utilisation de l'actinomycine bloquant toute synthèse protidique a permis de mieux préciser le fait en évitant toute autre agression sur le fonctionnement cérébral. Cette prévention de la mémorisation est à rapprocher de l'amnésie humaine, pouvant porter sur les quelques dizaines de minutes précédant un choc violent sur la tête, entraînant une perte de connaissance. Il est donc évident que la mémorisation est un processus actif, long et d'une durée sans proportion avec celle des événements mémorisés.


5.3.2. La Réminiscence.


C'est le phénomène inverse, mais porteur d'une signification comparable. Lorsqu'un apprentissage incomplet est fait le soir, il apparaît très souvent une authentique amélioration durant la nuit. On peut rapprocher de ces expériences de réminiscence certains aspects des travaux des collaborateurs de M. Imbert, cités plus haut (031): la maturation fonctionnelle du cortex visuel se poursuit durant les douze heures qui suivent l'exposition à la lumière et alors même que les chatons ont été remis dans l'obscurité. Il faut voir dans ces faits, la preuve que le processus de mémorisation se poursuit bien au delà des faits mémorisés et ne saurait être passif.


5.3.3. Les Centres de Mémorisation.


En 1953, l'ablation des deux lobes temporaux chez un patient, pour tenter de guérir son épilepsie, supprima pratiquement toute possibilité de mémorisation ultérieure alors que les souvenirs déjà acquis étaient conservés. Ce cas célèbre ne s'est pas toujours prêté à une interprétation facile car le patient ne recouvra pas un fonctionnement psychologique pleinement satisfaisant après l'intervention, même en dehors du défaut de mémorisation. En revanche, l'idée d'un centre de mémorisation situé dans les parties du cerveau enlevées au cours de l'intervention fut envisagée. Cette idée fut très largement confirmée par l'observation d'autres patients et surtout des travaux expérimentaux chez l'animal.


Deux structures du système limbique, l'hippocampe et l'amygdale temporale se révélèrent contrôler la mémorisation. Aucune mémorisation ne se produit si ces structures sont inhibées durant un vécu. Selon le schéma de la fonction d'arbitrage dévolue au système limbique que nous avons présenté plus haut (VI-), l'hippocampe et l'amygdale sont des relais sur les voies d'une "appréciation" de l'intérêt d'une révision des conduites à la suite d'un événement. Ces relais "autorisent" alors un processus de mémorisation qui se fait avant tout dans le cortex cérébral, essentiellement dans les aires d'association. La spécificité fonctionnelle de l'hippocampe et de l'amygdale a pu être précisée chez le macaque (12è). L'hippocampe semble permettre la reconnaissance d'une perception antérieurement analysée. L'amygdale semble pérenniser l'association entre plusieurs perceptions distinctes. On peut donc penser que chez l'homme, c'est l'amygdale temporale qui pérennise les liaisons assurant la formation des symboles de tous types.


On peut penser que l'hippocampe et l'amygdale entretiennent des circuits circulaires répétés qui favorisent un développement dendritique spécifique. Les phases de sommeil rapide durant la nuit paraissent les moments privilégiés de la fixation mnésique.


Le mécanisme de la mémorisation humaine est donc assez différent de celui qui assure la fixation mnésique dans l'ordinateur :


- en ce dernier cas, chaque structure élémentaire est précisément indexée. Le repérage par indexation précède une activité concertée, immédiate et spécifique, de modification pérennisée du contenu.


- dans le cas du fonctionnement cérébral, il n'existe probablement pas d'indexation organisée très élaborée mais la possibilité néanmoins d'atteindre n'importe quelle zone fonctionnelle du cerveau par des mises en relation de proche en proche ou par des trames de fréquences spatiales différentes. Tout cela est affaire de conscience, de vécu et non de mémorisation. C'est ensuite la répétition d'un circuit constitué pour répondre aux exigences d'un vécu qui assure la mémorisation lorsqu'elle est autorisée.


5.3.4. La signification de la Mémorisation.


Bien avant toutes ces études sur la mémorisation, J. Piaget avait proposé un modèle tout à fait conforme de la mémoire. Il s'était attaqué aux théories "hypermnésiques" de Freud ou de Bergson et avait bien insisté sur le fait que la mémorisation est limitée, sélective et active, traduisant donc un fonctionnement autonome, en contradiction avec les thèses empiristes. Mais de plus, il avait bien compris que la sélectivité ne traduisait pas un choix parmi les événements dont certains seulement seraient l'objet d'une fixation mnésique. J. Piaget soulignait que les souvenirs ne sont pas mémorisés en tant que tels. Le souvenir apparaît pour Piaget comme un vécu présent modulé par quelques traces mnésiques limitées, donnant à l'activité présente la valeur d'un récit du passé. La démarche est assez comparable à celle d'un archéologue qui reconstitue aujourd'hui l'architecture et la vie d'une cité à partir d'un nombre très limité d'objets de fouilles.


La trace mnésique est donc une modification très ponctuelle d'une conduite existante et elle est significative par rapport à cette conduite. Elle pourrait aussi (VIII-), être comparée à une donnée qui oriente spécifiquement le fonctionnement d'un algorithme conçu indépendamment de cette donnée. La multiplication de corrections ponctuelles peut rendre nécessaire une réorganisation du système de conduite mais cette réorganisation relève du constat et paradoxalement, elle ne traduit pas elle-même un processus mnésique. On ne peut même pas être certain que le processus de réorganisation se passe en deux temps, celui d'une mise en place puis celui d'une pérennisation. Il est fort possible que la réorganisation soit la traduction directe de la somme des modifications ponctuelles, à la façon d'une structure dissipative.


Cette conception générale de la mémoire est très positive et elle cadre au mieux avec nos connaissances du fonctionnement cérébral. Mais de plus, elle éclaire d'un jour nouveau le mécanisme des connaissances tout court. Ces connaissances non plus ne sont pas inscrites telles quelles dans le cerveau et elles doivent être vécues activement et consciemment dans le présent pour acquérir leurs pleines significations. Une connaissance est un vécu actuel, une façon d'exister, modulée par quelques traces mnésiques. La connaissance est donc indissociable du sujet qui la vit et du vécu de ce sujet. L'arbitrage du système limbique se continue durant l'évocation d'une connaissance.


6. Conclusions.


Au cours de cette approche, nous avons essayé de situer tout développement dans sa réalité physique, considérant les connaissances apprises comme seulement un cas particulier. Nous pouvons alors tirer quelques conclusions générales qui s'appliquent évidemment à la connaissance apprise :


- les transformations positives d'un système, réalisant un complément d'ordre ou d'organisation, sont possibles sans intervention d'un "instructeur" externe. Elles traduisent nécessairement des processus néguentropiques mais la réalité de la néguentropie n'est critiquable ni sur le plan énergétique, ni même sur le plan structural, s'il est pris soin de préciser l'extension du sens que nous accordons au terme d'entropie.


- l'organisme gère lui-même ses transformations internes mais la finalité des transformations doit être recherchée dans une rencontre avec un environnement. Cette rencontre peut être interne à l'organisme, entre deux éléments ou sous-systèmes antérieurement distants. Elle peut être externe, entre un organisme défini et l'ambiance dans laquelle vit cet organisme. La distinction est du reste avant tout un point de vue d'observation ou d'observateur. Le gain d'ordre est en définitive une spécialisation qui accroit la qualité des relations de l'organisme avec un environnement défini par ses régularités.


- ces transformations sont compatibles avec l'organisation interne et ne portent pas atteintes à l'identité de l'organisme; elles traduisent une actualisation particulière de liaisons privilégiées au sein d'un système potentiel constitutionnel de liaisons, beaucoup plus étendu


- les transformations passent obligatoirement par des modifications ponctuelles car c'est ainsi seulement que la référence qui a déterminé les modifications est conservée. La multiplication des modifications ponctuelles aboutit spontanément à des réorganisations qui sont autant d'étapes ou d'émergences. Ces étapes ou émergences se conservent mais de plus, constituent un tremplin pour de nouvelles étapes, de nouvelles émergences. La succession des étapes peut être prévue si la référence d'environnement est définie; elle est imprévisible dans le cas contraire.


- la dynamique du développement est tout à fait conciliable avec deux points de vue déjà présentés :

a) l'assemblage de données pré-existantes antérieurement indépendantes constitue un facteur essentiel de développement. En matière de connaissance ou de comportement, ces données pré-existantes sont des "façons d'exister" constitutionnelles.

b) le gain d'ordre par couplage peut s'expliquer par une diminution de l'indétermination des liaisons existant entre éléments ou sous-systèmes.


Toutes ces précisions doivent s'appliquer au développement des connaissances apprises qui constituent seulement un aspect particulier d'une dynamique universelle de progrès. A ce titre, l'émergence des fonction mentales est à la fois une étape essentielle dans la formation des connaissances et une illustration de la dynamique mise en jeu.


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B) L'Emergence des Fonctions Mentales.


L'une des interrogations essentielles de l'épistémologie concerne les rapports entre le fonctionnement neurologique et le fonctionnement mental. L'analyse du fonctionnement neurologique montre qu'il est possible de conduire assez loin l'étude du cerveau en tant que système global. Mais il devient évident que rien dans cette étude n'atteint directement le niveau du fonctionnement mental et donc que la question des relations entre fonctionnement neurologique et fonctionnement mental demeure ouverte. Il serait pourtant essentiel de pouvoir préciser ces relations :

- d'une part, cela est fondamental comme base des conceptions du constructivisme psychologique.

- d'autre part, une approche neurologique associée à l'approche psychologique directe ne peut qu'être bénéfique pour l'étude des processus mentaux.


La comparaison du fonctionnement neurologique et du fonctionnement mental pose notamment le problème de l'opposition entre les thèses dualistes et les thèses monistes sur la nature du corps et de l'esprit. Nous avons vu (IV) que le réalisme et l'idéalisme impliquent une conception dualiste. Inversement, les thèses empiristes et plus récemment certains neurophysiologistes comme J.P. Changeux, tentent, nous semble-t-il, de réduire la représentation mentale à un circuit neurologique défini fonctionnellement sur les seules bases d'une organisation cérébrale constitutionnelle.


J. Piaget a largement éclairé le sujet par son analyse critique du dualisme neuropsychologique et en décrivant les différentes étapes qui séparent le fonctionnement cérébral à la naissance du fonctionnement mental, bien établi durant la deuxième année de vie. Nous ne pensons pas devoir reprendre ici la critique du dualisme qui impliquerait une confrontation permanente et insoluble entre deux séries causales indépendantes. En revanche, nous devons nous arrêter sur la façon dont Piaget précise la "naissance de l'intelligence".

- en décrivant l'activité de l'enfant durant les premiers mois de vie comme l'exercice de conduites innées, Piaget ramène pratiquement l'activité comportementale initiale au niveau neurologique.

- en décrivant l'intériorisation de l'activité perceptivo-motrice et l'émergence de la fonction symbolique, Piaget comble le fossé apparemment infranchissable qui sépare l'activité comportementale sensori-motrice et l'activité mentale.


Les analyses de Piaget ne sont cependant pas totalement satisfaisantes. Ce dernier a notamment affirmé l'existence des conduites innées sans vraiment les décrire et il a privilégié à l'excès certains comportements comme la succion-déglutition pour expliquer les progrès de l'enfant. Mais plus encore, Piaget n'a absolument pas fait appel aux capacités perceptives innées qu'il ignorait. Il a considéré que la perception "s'apprenait" une première fois au contact de l'objet, puis une seconde fois sur le plan représentatif. Ce faisant, Piaget ne prenait pas en compte les capacités neurologiques d'intégration perceptive dont on connaît aujourd'hui l'importance. Il est donc intéressant de reprendre la question à la lumière de données récentes.


C'est donc de façon quelque peu originale que nous tenterons de rejeter à la fois le dualisme et un monisme réducteur, cherchant à démontrer simultanément l'unité fondamentale du fonctionnement cérébral et l'originalité d'une activité mentale qui ne peut s'expliquer uniquement en terme de fonctionnement neurologique constitutionnel. Le cerveau à la naissance est terminé sur le plan neuro-structural et il est notamment capable de générer immédiatement une image structurée de l'environnement; mais il ne contient rien de ce qu'on peut appeler un concept, un symbole, une représentation de quelque nature que ce soit, car ces notions traduisent la rencontre ultérieure avec l'environnement. Ce paradoxe apparent se trouve résolu par l'association d'une note historique de vécu à la note biologique constitutionnelle. Le fonctionnement neurologique initial traduisant la relation du système avec l'environnement, génère des compléments d'organisation qui aboutissent à l'apparition d'un niveau supérieur de fonctionnement qui est l'activité mentale; cela tout en conservant sa structure initiale. Chez l'individu adulte, coexistent les règles du fonctionnement neurologique constitutionnel qui n'ont été ni effacées, ni même profondément modifiées et celles du fonctionnement mental qui sont apparus à l'usage. L'intégrité du fonctionnement neurologique est indispensable au bon fonctionnement mental mais elle ne suffit pas à l'expliquer car l'activité neurologique au contact de l'environnement a fait naître des règles spécifiques qui se sont superposées aux règles de fonctionnement neurologique.


Cette conception peut paraître irrationnelle aux partisans du dualisme. Mais en fait, l'émergence de l'activité mentale à partir du fonctionnement perceptivo-moteur ne traduit pas une innovation plus importante dans le fonctionnement cérébral que celle qui marque l'organisation neurologique constitutionnelle à partir des seuls constituants initiaux de l'œuf, par une seule dynamique interne et sans qu'il n'y ait le moindre équivalent d'une préforme de l'organisation nerveuse dans l'œuf.


C'est S. Freud qui fut le premier à proposer une explication du psychisme à partir de la biologie et de l'histoire. Mais le schéma biologique sur lequel il s'appuyait était très fruste et les spéculations historiques qu'il introduisit n'ont bénéficié d'aucune validation expérimentale. Il nous parait donc logique d'attribuer à la conjonction des idées de J.M. Baldwin et d'E. Claparède, la première synthèse cohérente de la biologie et de l'histoire :

- J.M. Baldwin affirmait que les développements phylogénétiques et ontogénétiques ne peuvent s'expliquer sans une participation active des individus.

- E. Claparède faisait de l'intelligence, un prolongement historique de l'organisation neurologique constitutionnelle.

Cette synthèse a été essentiellement effectuée et utilisée par J. Piaget.


Bien que nous soyons totalement convaincu du bien fondé de cette explication de "l'émergence" du mental et de l'absence d'alternative, nous n'avons pas la prétention de pouvoir conduire une démonstration de validité. La multiplication des interrogations sans réponse explique celle des théories proposées pour rendre compte des relations du corps et de l'esprit. Il nous paraît en revanche fondamental d'établir une description de l'émergence mentale qui démontre au moins la cohérence de la thèse.


1. La spécificité du Fonctionnement Mental.


Le point de départ d'une thèse de l'émergence réside dans une recherche des points qui opposent le fonctionnement neurologique constitutionnel et l'activité de pensée. Au travers des analyses de J. Piaget, peut-être mieux précisées par celles d'A. Korzybski, apparaissent certains points de repères.


1.1.La Pensée simple.


L'observation attentive de l'enfant souligne que l'activité mentale n'apparaît pas comme Athêna, sortie toute casquée du cerveau de Zeus. La pensée présente des étapes de développement et il y a beaucoup plus de différences entre l'activité mentale authentique de l'enfant de deux ans et la pensée formalisée de l'adulte, qu'entre l'activité perceptivo-motrice intelligente de l'enfant de douze mois et la pensée de l'enfant de deux ans. Si donc, nous voulons tenter de préciser les particularités de l'activité mentale, il faut dissocier l'étude de la naissance de la pensée et celle de son développement ultérieur. En pratique, l'analyse de l'émergence du mental doit confronter les formes les plus évoluées de l'activité perceptivo-motrice et les formes les plus rudimentaires de la pensée. Deux caractéristiques suffisent alors à rendre compte des différences, l'intériorisation du comportement et la traduction du vécu par le langage.


1.2. L'Intériorisation du Comportement.


Le fonctionnement neurologique constitutionnel traduit le maintien d'un équilibre interne, ajustant les données d'interfaces effectrices et réceptrices. L'architecture des liaisons neuroniques présentes à la naissance dessine essentiellement une voie centripète, des neurones sensoriels aux centres nerveux et une voie centrifuge, de ces centres aux neurones moteurs. Le point de départ de l'activité neurologique est un déséquilibre, normalement produit par une modification des interfaces réceptrices. Le retour à l'équilibre se fait, soit par une accomodation directe des interfaces effectrices, soit beaucoup plus souvent à l'aide d'un bouclage extérieur o— l'action des interfaces effectrices sur l'environnement, corrige les données déséquilibrantes qui avaient modifié les interfaces réceptrices. En pratique, ce schéma s'applique autant au cerveau global vis à vis du milieu ambiant, qu'à une structure neurologique limitée vis à vis de son environnement intra-corporel.


Le fonctionnement mental est caractérisé par la suppression de la composante externe des réactions d'équilibration. Même si les points de départ et de conclusion du fonctionnement mental traduisent une relation avec l'environnement, ce qui appartient en propre au fonctionnement mental est un bouclage totalement interne, qui peut évacuer au moins temporairement l'état des interfaces réceptrices ou effectrices. Le fonctionnement mental est donc un fonctionnement neurologique ordinaire, mais indépendant dans le temps présent, de l'état des interfaces, donc de l'environnement. La seule originalité du fonctionnement mental par rapport au fonctionnement neurologique général est l'intériorité complète. En pratique, il est probable que seuls les étages les plus périphériques des systèmes d'interface sont temporairement placés hors circuit. Le langage intérieur par exemple, fait s–rement appel à des structures juste en aval des systèmes périphériques de l'intégration auditive, et d'autres juste en amont des systèmes de la commande motrice bucco-laryngée.


Retenons néanmoins, que ce mode de fonctionnement neurologique, en isolement des données d'interface, ne peut s'établir que secondairement, à partir d'un fonctionnement antérieur incluant les données d'interface. Le contenu de la pensée est en effet nécessairement celui de l'activité perceptivo-motrice antérieure.

1.3. Le Langage, support arbitraire de l'activité comportementale.


Il est manifeste que l'essentiel de la pensée est un discours intérieur. L'imagerie mentale visuelle est habituellement pauvre et se prête fort mal à une succession d'opérations fortement coordonnées entre elles. Une fois admis le principe d'une activité intériorisée, la spécificité de l'activité mentale devient alors fondamentalement celle du "mot". L'analyse du sens de la pensée se confond avec une discussion sur la nature du discours intérieur et notamment sur la valeur explicative du réalisme, postulant une existence ontologique des concepts. Tout ce que nous avons pu exposer dans notre thèse revient à défendre une réduction du mot à une simple étiquette désignant une activité neurologique d'abstraction. Mettre le réalisme de "nature" en accusation, revient à réduire la spécificité de l'activité mentale, à faire de cette activité la transposition modélisée d'un fonctionnement perceptivo-moteur.


2. Comparaison entre l'organisation neurologique et l'organisation mentale.


Un moyen commode de décrire le fonctionnement d'un système est de considérer qu'il peut être défini par un ensemble d'opérations ou d'algorithmes portant sur un ensemble de données ou éléments significatifs. Cette description s'accorde fort bien aux systèmes experts de tous types mais elle s'applique de façon satisfaisante au fonctionnement cérébral neurologique d'une part, et au fonctionnement mental d'autre part.


2.1. Algorithmes et données du Fonctionnement neurologique.


Si nous considérons le fonctionnement cérébral à la naissance, les opérations sont celles de l'émission et de la réception de signaux, sous forme d'influx nerveux peu définis. La signification des signaux provient essentiellement des neurones qui émettent ou reçoivent les influx nerveux. Ces neurones sont eux-mêmes spécifiés avant tout par leur emplacement dans le cerveau et leurs connections anatomiques.


Cependant, un sens plus spécifique est fourni aux influx nerveux par les neurones d'interface, qu'il s'agisse des neurones sensoriels ou des neurones effecteurs :


- une première signification vient de la spécificité du neurone d'interface. Tel est le cas par exemple d'un cône particulièrement sensible à un photon relié à une longueur d'onde bien déterminée. Tel est le cas également du neurone moteur dont l'effet précis est lié au faisceau musculaire dont il assure la contraction.


- une seconde signification vient de la simultanéité de décharge de nombreux neurones de même spécificité. Ainsi la décharge simultanée de millions de cônes donne naissance à une "image" plus significative que la somme des significations incluses dans les décharges neuronales considérées isolément. De même, la décharge d'un groupement de neurones moteurs donne naissance à un "geste" plus significatif que la somme de chaque contraction d'un faisceau musculaire considéré isolément. Les connaissances récentes sur les mécanismes innés d'intégration perceptive élargissent considérablement le domaine de ces significations neurologiques. L'équivalent de structures perceptives primaires peut se concevoir, résultat de toute l'activité automatique d'intégration de ces mécanismes perceptifs. Ainsi, la notion de ligne droite, certainement au delà de toute détection par un cône isolé, correspond très probablement à une signification spécifique d'un neurone ou d'un groupe de neurones dans les centres cérébraux de la vision.


- une troisième signification vient du moment précis o— se produit une décharge d'un neurone d'interface, traduisant une relation avec l'environnement et enregistrant une variation de cet environnement.


Toute la signification des opérations neuronales repose en fin de compte sur les "données" que représentent les neurones d'interface.


2.2. Algorithmes et données du Fonctionnement mental.


Les opérations mentales sont assez faciles à définir. Ce sont les opérations dites logiques ou logico-mathématiques exprimées notamment par des conjonctions ou adverbes : ou, ou exclusif, et, non, moins, plus, égal, etc......


Une place particulière doit être faite à l'opération d'implication qui associe une opération sur les données et un constat d'observateur.

- l'implication empirique traduit en fait une liaison obligatoire entre données concrètes,

- l'implication logique traduit une prédiction contraignante du résultat d'opérations, notamment d'opérations logiques.

Ce point est très important car l'implication traduit en quelque sorte à la fois une opération et une réflexion sur l'opération, ce qui est probablement l'aspect le plus original de l'opération mentale.


Les données du fonctionnement mental peuvent être des représentations perceptives directes, notamment visuelles, mais en dehors des sujets sourds de naissance, cette forme de donnée est relativement peu importante et nous avons tenté de montrer pourquoi (V-). En fait, la donnée essentielle du fonctionnement mental est le mot et la correspondance entre pensée et discours intérieur est très forte, du moins chez l'adulte.


2.3. La comparaison des Opérations.


Si on veut comparer le fonctionnement neurologique néonatal et le fonctionnement mental, il faut donc le faire au niveau des opérations et à celui des significations. Or il est facile de montrer que les opérations au niveau de tout système sont réductibles à des groupements d'actions élémentaires. Ainsi les opérations logique "et", "ou", "non", "égal", etc ....caractérisent aussi bien le fonctionnement mental que le fonctionnement électronique d'un ordinateur ou d'un robot automate. Ces opérations logiques décrivent également fort bien les relations interneuronales. Les lois de sommation de la transmission synaptique illustrent tout à fait les opérations "et","ou". De même, les neurones à décharge inhibitrice effectuent l'opération "non". Au total, il n'est pas possible de différencier les opérations du fonctionnement mental de celles du fonctionnement neurologique et c'est au niveau des données ou significations qu'il faut reporter la comparaison.


On peut cependant remarquer que l'opération neurologique de type "et", "ou", "non", etc... est indissociable à l'échelon neurologique de sa réalisation matérielle. Le fonctionnement mental en revanche est une prise de conscience de l'opération et une prise de conscience qui détache progressivement l'opération neurologique de ses caractéristiques concrètes pour n'en retenir que l'implication logique. Ainsi, l'affirmation de J. Piaget faisant de l'implication la caractéristique du fonctionnement mental s'éclaire nettement. De même, est rejointe l'analyse de Paul Valéry qui fait de la conscience une perception conjointe, d'une part de termes correspondants et d'autre part, de la correspondance elle-même et sa valeur (20è).


2.4. La comparaison des Significations.


Tout spécialement sous l'influence du développement de l'informatique et des systèmes experts, on voit resurgir la tentation de supprimer toute nécessité aux significations. C'est oublier que la question a déjà été posée à plusieurs reprises dans l'histoire de la logique et qu'une réponse négative a été donnée. Le conventionnalisme d'H. Poincaré, le formalisme de D. Hilbert revenaient à affirmer que les données choisies au départ étaient relativement contingentes vis à vis d'une formalisation progressive des opérations. Les travaux de Church, Gödel, Tarski ont réduit à rien cette prétentionn en montrant qu'un système d'opérations ne pouvait se valider par lui-même. Dès lors, la validité des opérations devient une validité a posteriori, donc liée aux données sur lesquelles portent ces opérations. Il est donc légitime d'accorder une pleine valeur à tout corpus de significations et la comparaison des significations neurologiques et mentales est ainsi validée. La différence entre significations neurologiques et significations mentales prend alors toute sa valeur dans une comparaison entre fonctionnement neurologique néonatal et fonctionnement mental. Nous avons vu à quoi correspondaient les significations neurologiques, il nous faut encore examiner les significations mentales, et au premier chef, les significations verbales.


Nous suivrons pleinement les conclusions de F. de Saussure affirmant que les mots n'ont pas de sens mais seulement des emplois. Le mot en tant que signifiant est une étiquette auditive quelconque, pour ne pas dire totalement arbitraire, et qui désigne un concept ou signifié. La discussion doit donc porter sur les seuls signifiés.


Le dictionnaire fournit aisément la preuve que l'ensemble des concepts est un système fermé, un concept ne se définissant qu'à l'aide d'autres concepts. L'origine de nombreux concepts ne prête guère à discussion de ce fait, concepts qui se définissent totalement en extension et compréhension par la combinaison de quelques concepts plus élémentaires. Ainsi "combustible" est totalement défini par "peut br–ler". Si le terme de combustion s'est enrichi en chimie par la connaissance de l'oxygène, cela ne fait que confirmer la définition précise de combustible par l'appel à quelques autres concepts.


Nous avons vu à de nombreuses reprises que les significations quelles qu'elles soient, ont une tendance spontanée à évoluer dans le temps. Une discussion sur la valeur d'un concept doit tenir compte de ce point. Il est évident qu'il est de plus en plus difficile de rattacher une signification à son origine, au fur et à mesure qu'elle évolue. Le point a été très longuement étudié sur le plan phonétique qui est celui des signifiants, beaucoup moins sur celui des concepts, pourtant tout aussi probable. Nous insisterons ailleurs sur l'évolution de la notion d'inconscient (XI-).


De nombreux concepts ont une origine historique repérable. Cela permet de relier cette origine à un processus mental opératoire, réalisant une abstraction à partir d'un ensemble de données concrètes existant antérieurement. Comme nous l'avons vu et comme nous le reverrons en étudiant le discours, A. Korzybski insiste bien sur le fait que les significations abstraites n'ont pas d'existence propre et qu'elles sont toutes le résultat de processus opératoires d'abstraction à partir de données plus concrètes. Ce point de vue nous paraît pleinement justifié. En ce cas, les significations premières qui qualifieraient le fonctionnement mental pourraient être extrêmement réduites en nombre. Du reste, il est hors de question de nier un fonctionnement mental chez les membres de certaines sociétés primitives humaines dont le corpus verbal global ne dépasse pas trois cent mots, de mots dont beaucoup sont manifestement des mots dérivés. Deux ordres de réflexions permettent alors de réduire l'écart entre les significations neurologiques constitutionnelles et les significations mentales.


2.4.1. La position de Gassendi.


Elle est exprimée au mieux dans le tome premier, consacré à la logique, d'une oeuvre posthume publiée en 165è sous le nom de "Syntagma Philosophicum", traité de philosophie. Cette logique commence en ces termes : "Omnis idea ortum ducit a sensibus", autrement dit toute idée provient des sens. Mais Gassendi précise immédiatement que les idées ne sont pas présentes, telles quelles, dans les sens comme dans l'esprit. Elles résultent d'une composition, d'un accroissement ou d'une diminution, ou encore d'une extrapolation. Ainsi, les images sensorielles de l'or et d'une montagne permettent d'évoquer une montagne d'or. C'est parce que Dieu n'est contenu sous aucun préconcept dans les sens que nous sommes réduits à le voir comme un vénérable vieillard.


En apparence, cette position de Gassendi peut ne paraître pas très éloignée de celle de Saint Thomas d'Acquin proclamant " nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu ". Mais pour Saint Thomas, la réflexion sur les données des sens conduit à retrouver les idées universelles, donc les significations qui existent "post rem" dans notre intellect mais "ante rem" dans l'esprit divin. Pour Gassendi en revanche, il est impossible de retrouver des principes premiers car ils n'existent pas, ou de parvenir à des définitions essentielles. Les significations détachées des sens sont donc bien pour Gassendi, comme pour son ami le père Mersenne, réductibles à des constructions de l'esprit.


Il est certainement regrettable qu'en dépit de l'appui de la Compagnie de Jésus, les positions de Gassendi aient été submergées par les positions cartésiennes adverses, car la pensée de Gassendi apparaît aujourd'hui plus moderne que celle de ses adversaires, Descartes, Pascal et Port Royal. Dans le parler d'aujourd'hui, Gassendi pose l'hypothèse de significations premières réduites à ce que fournissent les sens, puis une construction dérivée pour expliquer toutes les significations mentales.


2.4.2. Les Significations neurologiques apprises.


Si l'hypothèse de Gassendi est par elle-même très positive, elle est encore enrichie par les combinaisons de significations neurologiques apprises, qui se situent au delà des significations innées tout en ne méritant pas le terme de significations mentales :


- c'est le cas par exemple de toutes les données d'espace en trois dimensions qui sont secondaires à la mise en place de la vision binoculaire durant le premier semestre de vie.


- c'est le cas des phonèmes du langage humain, correspondant également à des significations construites durant le premier semestre de vie, à partir d'une activité réflexive sur des significations acoustiques, seules reliées directement aux neurones de l'audition.


Il est peut-être plus important encore d'insister sur les significations apprises qui traduisent l'intelligence perceptivo-motrice. L'objet "vu" par l'oeil et en même temps "manipulé" par la main, acquiert une signification qui dépasse les données neuronales élémentaires sans pourtant acquérir toutes les particularités d'une signification mentale. On peut remarquer que l'organisation perceptivo-motrice à elle seule, traduit la mise en place progressive d'un niveau hiérarchique nouveau, coordonnant des schèmes appris autonomes et nouveaux par rapport à l'organisation neurologique innée.

Ces significations perceptivo-motrices apprises, et nous n'en avons envisagé que quelques unes, font ainsi transition et apportent donc un support concret aux hypothèses de Gassendi, permettant de comprendre plus aisément le passage des données innées des sens aux significations authentiquement mentales. Faut-il alors suivre la thèse d'un "homme neuronal" et considérer qu'aucune différence importante ne vient séparer le fonctionnement cérébral de la naissance et le fonctionnement mental ? Personnellement, nous nous opposons à cette conception qui serait une négation de la valeur créatrice du vécu. De même que l'œuf n'est pas du tout une pré-forme de l'individu achevé, les idées ne sont pas contenues en puissance dans les sens. Les opérations cérébrales sont insuffisantes pour passer de la perception à l'idée, le vécu actif au contact de l'environnement est également indispensable.


3. Les Mécanismes de l'Emergence.


L'activité neurologique à la naissance s'effectue selon le dessin de l'architecture cérébrale, reliant de façon définie les structures neurologiques :

- les liaisons préférentielles traduisent un chemin allant des étages les plus périphériques des interfaces réceptrices à ceux des interfaces effectrices en passant par les aires centrales.

- la finalité de ces liaisons est totalement indépendante des régularités de l'environnement, régularités qui ne sont pas intervenues directement dans le développement cérébral ontogénétique et qui ne peuvent donc marquer l'architecture cérébrale.

- ces liaisons ne sont pas toutes également stables. Beaucoup d'entre elles présentent l'état "labile" du schéma L.S.D.

- du fait de l'organisation fortement hiérarchisée du cerveau et de l'indétermination partielle de nombreuses liaisons, l'état des neurones les plus centraux n'est pas étroitement relié aux conditions d'environnement. Une liaison existe bien, mais elle se fait par l'intermédiaire des interfaces et d'une succession de neurones intégrateurs. La transmission des influx ne dessine pas une chaîne markovienne. Normalement l'état des neurones d'interface est le seul directement lié aux conditions d'environnement et cela de façon nécessairement temporaire et réversible; l'état des neurones plus centraux est lié seulement à l'état des neurones plus périphériques. Toutes les liaisons entre centre et périphérie sont dégénérées et il y a donc constitutionnement une forte indépendance de l'état des neurones les plus centraux par rapport aux plus périphériques, donc aux interfaces et aux conditions d'environnement.


Mais par ailleurs, l'activité neurologique centrale, appartenant aux zones les plus plastiques, zones dites souvent associatives, et s'établissant au contact de régularités de l'environnement est pérennisée en partie par les mécanismes de mémorisation. Il en résulte l'apparition de liaisons neurologiques centrales stables produites par un fonctionnement dans des conditions identiques répétées, liaisons qui traduisent les réactions de l'organisme au contact de régularités d'environnement. Ces liaisons font "émerger" des circuits préférentiels qui n'étaient pas dessinés dans l'architecture initiale et qui reproduisent indirectement des régularités d'environnement, puisqu'elles traduisent l'activité cérébrale au contact de ces régularités. L'excitation conjointe de deux neurones voisins favorise un développement dendritique et synaptique entre ces neurones et stabilise la liaison interneuronique. De proche en proche, le développement préférentiel de liaisons interneuroniques individuelles fait apparaître des circuits complexes pleinement originaux par rapport à la constitution innée et cristallisant l'activité neurologique au contact des régularités d'environnement. Ce premier temps d'évolution du fonctionnement cérébral est essentiel à considérer :

- il appartient pleinement à l'organisation neurologique constitutionnelle dont il spécifie seulement certaines "façons d'exister", et il s'observe dès lors qu'il y a le moindre processus d'apprentissage. Il constitue en quelque sorte des découpages particuliers et stables dans l'importante indétermination qui marque inititialement l'activité neuronique.

- il appartient à l'émergence du fonctionnement mental, car il en constitue la première étape.


Dans un second temps, ces circuits appris se détachent des structures d'origine et de terminaison. Ils deviennent autonomes, notamment par rapport à l'état des étages périphériques des interfaces. Ils deviennent également mobilisables et capables de foctionner par eux-mêmes, ce qui traduit l'apparition de la pensée.


3.1. Le déroulement de la Pensée.


Sur le plan neurologique, l'activité mentale a donc plusieurs traductions qui sont originales et néanmoins inscrites dans les règles du fonctionnement cérébral constitutionnel (X-):

- inscrites dans la constitution car elles appartiennent pleinement à l'espace continu d'indétermination ou de probabilités associé au fonctionnement neurologique organisé de la naissance

- originale, car elles traduisent une tribu, un découpage particulier parmi les innombrables découpages possibles de ce même espace. Globalement, l'activité mentale est liée à la mise en jeu de circuits originaux autonomes dessinés par des liaisons préférentielles, indépendants des variations actuelles d'interface et pouvant être mis en jeu par eux-mêmes. Ces circuits peuvent dessiner un fonctionnement comportemental complet lorsqu'ils se déroulent globalement sur eux-mêmes, en indépendance de l'état des étages périphériques d'interface. Ainsi apparaît le fonctionnement mental dans son ensemble.


Ces circuits de la pensée sont originaux dans leur structure par rapport à l'organisation neurologique constitutionnelle mais ils apparaissent spontanément par le seul usage. Il n'y a aucun contenu mental dans le cerveau à la naissance mais le simple fonctionnement du cerveau et les effets réfléchis de ce fonctionnement sont suffisants pour faire apparaître l'activité mentale. Aucun processus de maturation interne, indépendant de l'usage, ne doit être invoqué. Inversement, le cerveau à la naissance ne peut contenir aucun "symbole" puisqu'un symbole est une entité à double versant dont l'un répond à un environnement inconnu du cerveau à la naissance.


Sur le plan du contenu, les circuits de pensée appartiennent au corpus initial des façons d'exister perceptivo-motrices mais ils sont néanmoins particulier puisqu'ils reproduisent les régularités d'environnement effectivement rencontrées.


3.2. L'élaboration des "Formes" de la Pensée.


Les "formes" qu'invoque le réalisme de nature n'ont pas nécessairement la signification ontologique que leur attribue le réalisme, mais elles n'en ont pas moins une traduction concrète puisqu'elles constituent les "objets" que manipule la pensée. Si on se place dans une perspective constructiviste, ces formes peuvent être réduites à des circuits neurologiques appris très localisés, reproduisant la distribution des états d'un certain nombre d'interfaces élémentaires devant un stimulus extérieur. Ils donnent donc une "image" fortement stylisée de ces stimulus.


- ils peuvent être substitués à ces stimulus en leur absence, et sont aisément mobilisables et manipulables dans les différentes structures cérébrales comme dans des circuits complexes de pensée. Mobilisables, ces circuits deviennent autonomes, indépendants des structures qui les ont fait naître et acquièrent ainsi une signification propre.


- ces circuits locaux ont donc une double signification. D'une part, ils sont l'équivalent "formel" d'un stimulus extérieur plus ou moins complexe. Mais mobilisables, ils peuvent être déplacer vers de nombreuses structures cérébrales. D'autre part et de ce fait, ils acquièrent la valeur d'une variable qui peut être soumise à toutes les activités opératoires de la pensée.


Ces différentes particularités sont spécialement essentielles lorsqu'elles portent sur le mot:


- en tant que signifiant, celui-ci apparaît réductible à une combinaison spatio-temporelle d'interface, à la fois auditivo-réceptrice et laryngo-effectrice. Le mot reproduit donc une "façon d'exister" perceptivo-motrice incluse dans le corpus neurologique constitutionnel.


- en tant que signifié, le mot est une étiquette arbitraire qui acquière une signification en étant relié à d'autres configurations construites de façon équivalente à partir d'autres zones d'interface et traduisant:

- un schéma perceptif, notamment visuel

- un schéma effecteur, combinant des actions élémentaires

- un schéma mixte, perceptivo-moteur.


En définitive, la thèse de l'émergence mentale rejoint les positions du conceptualisme, mais d'un conceptualisme qui pourrait être qualifié de génétique :

- les concepts, et d'une façon générale les représentations mentales, ont une existence authentique mais uniquement dans, et en fonction de l'activité cérébrale

- ils traduisent un assemblage original et appris de correspondants cérébraux élémentaires des régularités d'environnement effectivement rencontrées.

- ils appartiennent aux façons d'exister perceptivo-motrice du cerveau et décrivent néanmoins des régularités d'environnement.

- ils ont donc une valeur d'interface, de symbole au sens éthymologique du terme, en permettant d'intégrer dans les opérations cérébrales internes, les données d'environnement.


Dans le déroulement de la pensée, comme dans la nature des "objets" manipulés, il est donc possible de décrire de façon tout à fait cohérente un fonctionnement mental, à la fois original et pourtant réductible au seul fonctionnement cérébral. L'histoire, c'est à dire l'intégration réfléchie de l'activité cérébrale durant le vécu vis à vis des régularités d'environnement, résoud ce qui pourrait sembler un paradoxe. Les conséquences sur toute conception épistémologique sont fondamentales.


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C) Le Développement des Connaissances


Théorie de l'autonomie et constructivisme génétique se rejoignent pour affirmer que la connaissance n'est pas seulement apprise mais véritablement créée au cours de l'histoire individuelle. De ce fait, une analyse précise des mécanismes de formation des connaissances doit aider à une compréhension de la connaissance elle-même. C'est en refaisant le trajet de la formation d'une connaissance qu'on peut en apprécier au mieux le contenu. Comme le souligne J. Piaget tout au long de son oeuvre, et dès lors que la référence de la connaissance est la cohérence et non la vérité, il devient très important d'accroître cette cohérence en reliant les connaissances acquises à leur genèse historique et aux mécanismes permettant cette genèse. Le découpage hiérarchisé de la connaissance dont nous avons vu qu'il était indispensable, est effectué au mieux s'il suit la voie historique de l'élaboration individuelle et culturelle.


1. Les Mécanismes de formation des Connaissances.


Le point le plus fondamental de l'épistémologie tient à notre avis, au constat que toute connaissance apprise est une modification d'une connaissance antérieure. De proche en proche, toute connaissance apprise est dérivée de connaissances innées.


1.1 Les Connaissances innées.


Un système autonome doit posséder dès sa formation un minimum d'autonomie sinon il serait modifié par les perturbations ambiantes avant d'avoir pu construire une autonomie acquise. Ce minimum d'autonomie constitutionnel est permis par des conduites adaptatives innées. A leur tour, ces conduites comportent nécessairement des composantes d'assimilation de perturbations qui ont valeur de connaissances innées. Ces connaissances sont très importantes chez le bombyx qui développe toute sa vie relationnelle sur trois semaines et n'a guère de temps pour apprendre. Relativement, la part des connaissances innées est beaucoup plus limitée chez l'homme mais son importance théorique est cependant fondamentale et dépasse de loin les adaptations autonomiques immédiates. Une théorie de l'autonomie conduit à concevoir toute connaissance apprise comme une modulation de connaissances préexistantes. Les premières connaissances apprises ne peuvent donc provenir que de connaissances innées. Piaget l'avait bien compris, qui situait l'exercice des conduites innées comme premier temps du développement cognitif. K. Popper exprime la même idée en affirmant qu'il y a une hypothèse au départ de toute démarche cognitive, ce qui reporte obligatoirement à un point de départ non appris.


La notion d'interface et surtout la connaissance des intégrations perceptives constitutionnelles donnent un sens nouveau au corpus des connaissances constitutionnelles :


- chez le bombyx, les récepteurs de nombreux stimuli d'environnement, simples ou complexes, olfactifs ou visuels, sont directement reliés à des réponses adaptatives. La rencontre de particularités d'environnement met donc en jeu les processus adaptatifs sans qu'il y ait besoin d'un apprentissage préalable. L'apprentissage permet seulement d'améliorer l'efficience comportementale.


- chez l'homme, la situation est très différente et il y a fort peu de liens établis entre récepteurs perceptifs et réponses adaptatives. Il existe malgré tout quelques liens qui mettent en cause l'affirmation d'H.A. Simon selon laquelle le monde de la perception et celui de la motricité s'ignorent totalement à la naissance. Ces liens, bien que limités, permettent les premières relations comportementales sur lesquelles s'établiront tous les progrès ultérieurs. Par ailleurs, le très riche système d'intégration perceptive permet immédiatement de percevoir. Il n'y a pas initialement la connaissance de ce qui est perçu mais la caractérisation figurative de l'objet permet très facilement la reconnaissance des objets rencontrés, prélude à une acquisition de significations.


1.2 La Réaction Circulaire.


Deux mécanismes distincts doivent être envisagés dans le développement cognitif, celui de la formation d'une connaissance nouvelle et celui de la pérennisation. Là o— les conceptions empiristes ou instructivistes mettent en avant l'enregistrement passif des effets d'un stimulus répété, la théorie de l'autonomie postule le mécanisme de la réaction circulaire, décrite primitivement par J.M. Baldwin, reprise par J. Piaget et que nous avons précisée (II-6).

A première vue et dans les descriptions de Baldwin ou de Piaget, la réaction circulaire traduit une relation entre un système et son environnement. En fait la théorie de l'autonomie conduit à envisager plutôt une relation interne au système, entre schèmes d'assimilation et schèmes d'accommodation. La réaction circulaire apparaît alors comme une démarche mentale très générale, s'appliquant à tout raisonnement. Elle s'intègre dans les descriptions d'Hoffstadter des duplications avec variété o— chaque variation nouvelle sur le même thème serait déduite des variations précédentes. Elle respecte même le principe de l'autopoièse. Elle spécifie la conscience. D'une façon générale, la réaction circulaire est le fait unitaire de tout progrès effectué à partir du constat d'échec, ce qui est le seul mécanisme de progrès respectant l'autonomie.


1.3 Les Mécanismes de Progrès.


En l'absence d'influences allonomiques, quelques mécanismes seulement peuvent expliquer un progrès dans le cadre d'une autonomie conservée. Ils se succèdent continuellement les uns aux autres. En effet, les mécanismes de formation de structures nouvelles sont dépendants d'une évolution des structures existantes.


1.3.1. La précision du Graphe.


Toute structure dynamique, tout système autonome présente des imprécisions, des points qui peuvent prendre des valeurs différentes sans que l'identité de la structure ou du système soit mise en cause. Ces variations peuvent être partiellement supprimées, conduisant à une restriction du potentiel d'adaptation mais à une actualisation vis à vis des régularités d'environnement effectivement rencontrées. Le progrès d'un système existant est un compromis, l'adaptation meilleure à un environnement particulier se traduisant par une perte du potentiel adaptatif vis à vis d'un environnement quelconque. Se retrouve donc au niveau de tout système cognitif, le schéma L.S.D. de J.P. Changeux et A. Danchin selon lequel les liaisons initialement faibles, évoluent à l'usage vers le renforcement ou la disparition.


1.3.2. La Duplication des structures avec Variété.


Un système autonome est normalement en perpétuel renouvellement autopoiétique par duplications des éléments structuraux existants. Compte tenu de la dégénérescence, ces duplications se font avec variété. A son tour, la variété des structures élémentaires ainsi créées peut à tout moment aboutir à la formation de configurations nouvelles originales. La variété peut traduire un processus aléatoire ou provenir d'une correction ponctuelle. Toute connaissance est en fait l'un des états stationnaires possibles et locaux d'un système cognitif global. L'activité cognitive restaure continuellement les schémas cognitifs. Ces schémas présentent une structure liée à la réunion organisée d'un certain nombre d'éléments et tolérant des variations. Le sujet qui génère une connaissance peut à tout moment lui appliquer des variations ponctuelles par modification d'un élément.


1.3.3. La Symbiose entre deux structures existantes.


C'est par excellence le mécanisme autonome de conjonction et le vrai facteur de progrès qui ne soit pas inscrit potentiellement dans la constitution de ces structures. Deux systèmes antérieurement indépendants se rencontrent par hasard et s'associent pour un bénéfice mutuel. Dans un premier temps, la conjonction provoque à la fois des effets antagonistes et divergents, des effets agonistes et convergents (017,01è). La précision ultérieure des graphes privilégie les effets agonistes et pérennise la conjonction. Bien entendu, chaque système entré en symbiose conserve son autonomie ultérieure. C'est également le principe de la bisociation.


La symbiose ultérieurement retrouvée par l'analyse cognitive est la source des partitions de système la plus justifiée, l'histoire rejoignant en quelque sorte la géographie. Certains progrès biologiques fondamentaux relèvent, nous venons de le voir, de symbiose : les cellules les plus évoluées des organismes biologiques sont le résultat d'une symbiose pérennisée entre mitochondries et cellules archa‹ques anaérobies. La symbiose vaut tout autant sur le plan cognitif. En matière de connaissance, la confrontation entre deux approches initialement éloignées est une dynamique essentielle de progrès, l'origine habituelle du "cri d'Archimède". Toute la microphysique moderne traduit une symbiose entre les approches antérieures, corpusculaires ou ondulatoires, de la matière. Il faut remarquer que l'étude de la symbiose peut être centrée sur la conjonction des idées ou la relation entre individus confrontant des idées différentes. Bien des "cris d'Archimède" proviennent d'une rencontre entre individus ayant chacun leur propre vision du monde, leur propre spécialisation, voire même leur propre croyance. Peut être les exemples sont-ils plus difficiles à retrouver parce que les bénéficiaires hésitent bien souvent à reconnaître ce que leurs idées doit à la rencontre avec les idées d'autrui !!


En tout état de cause, la symbiose, ou le couplage, présentent de nombreux aspects sur le plan de la connaissance, avec chaque fois des particularités sur le plan entropique :


1.3.3.1. Le couplage des données. Il débouche sur une définition cognitive par énumération de critères ou multicrucialité. Celle-ci est créatrice de sens lorsqu'elle est effectuée une première fois, ou assimilée pour la première fois par un système, antérieurement na‹f sur le point considéré. L'adjonction de donnée peut parfois être simplement additive si chaque donnée est totalement définie et totalement indépendante des autres. Mais très souvent, la multicrucialité a des effets en retour, favorisant des redéfinitions très globales. Ainsi, quelques données nouvelles dans l'anatomie des différents genres de "poissons" a conduit à redéfinir de façon restrictive ce qu'est un poisson.


1.3.3.2. Le couplage sémantique des mots. Il est toujours néguentropique car un mot est toujours dégénéré et il y a toujours des effets holographiques multiples au couplage des mots. "Le mot isolé s'obscurcit" dit P. Valéry. Nous y reviendrons dans l'analyse du discours mais il est évident que le couplage sémantique est un moyen commode, à la fois très simple et se prêtant aux opérations réversibles, pour faire apparaître des données cognitives nouvelles.


1.3.3.3. Le couplage de symboles numériques. Il y a, nous semble-t-il, une erreur chez H. Simon qui ne distingue pas suffisamment les différents aspects du symbole et de la symbolisation, ayant tendance à appliquer la liaison additive qui ne vaut que pour les symboles numériques.


Le nombre présente deux caractéristiques essentielles :

- le nombre est totalement défini, sans indétermination, au moins dans les opérations faites sur les naturels et refusant la division qui ne tombe pas juste.

- tout résultat d'un couplage de nombres est un nombre.

De ce fait, 6 + è est 14. Il en résulte que le couplage de nombres est fort peu créateur car il ne modifie pas en retour les données et ne crée pas de nouveaux objets. Cependant une suite d'opérations complexes est un peu créatrice car le résultat n'en est pas immédiat.

Ce qui vaut pour le nombre vaut aussi lorsque le nombre est symbolisé par une lettre paramétrée qui ne peut avoir qu'une seule valeur à la fois.


La fonction algébrique f(x) s'éloigne du processus numérique du fait de notre inertie cérébrale et de la complexité éventuelle des opérations. Si nous posons 352 614 x è95 123, nous avons une idée générale du résultat (un très grand nombre). Si en revanche nous cherchons f(x) pour x = 2 et f(x) = sqr( -3x3 + 2x2 + 7x + 2), nous ne savons pas immédiatement si f(x) est défini pour x = 2. De ce fait, poser la fonction est le préalable de la connaissance, et est donc créateur.


Le symbole peut encore servir uniquement de module pour confronter des algorithmes comme dans l'exemple suivant : " Si ax2 + bx + c = 0, alors dans l'espace de définition on a x = ((-b +/- sqr(b2 - 4ac))/2a". Le couplage est différent du précédent mais il a cependant une valeur créatrice du même type.


1.3.3.4. Le couplage des symboles non numériques. Le couplage des symboles numériques a donc une valeur créatrice variable et généralement limitée. Il peut en être de même avec des symboles non numériques si nous utilisons un symbole pour définir un objet "quelconque". En ce cas, la manipulation revient à de simples transformations de présentations d'algorithme. L'intérêt est de permettre des comparaisons d'algorithme en les mettant sous une forme comparable. La créativité est limitée.


Il en est tout autrement pour les symboles non numériques qui représentent une étiquette remplaçant un objet particulier ou un algorithme. En ce cas, l'articulation symbolique va être marquée par les particularités de l'objet ou de l'algorithme désignés. Toutes les conséquences du couplage vont alors apparaître mais la situation est évidemment exactement celle du discours.


1.3.4. La Structure Dissipative.


Cette notion s'applique parfaitement à l'épistémologie. L'accumulation de représentations mentales ou d'exceptions dans l'application des schèmes existants est source d'une instabilité qui se résout par une structuration nouvelle. La structure ainsi formée présente initialement un aspect de graphe assez flou qui peut ensuite être précisé par transformation des liaisons mal définies. La symbiose n'est du reste qu'un cas limite de structuration dissipative.


La structure dissipative joue un rôle essentiel durant le développement cognitif dont elle explique le caractère discontinu. La succession des étapes du développement cognitif ontogénétique, la succession des théories relèvent de la structure dissipative. L'activité cognitive à un niveau donné accumule peu à peu des contradictions qui finissent par exiger une réorganisation différente des données acquises.


1.3.5. La dissociation.


A la combinaison des schèmes qui renvoie à la bisociation de Koestler, Piaget a immédiatement associé le découpage des schèmes en éléments devenant mobilisables isolément. Le progrès cognitif est effectivement bien souvent lié à un effet de dissociation: la distinction entre le poids et la masse en est un exemple. Theillard de Chardin faisait remarquer aux visiteurs de la Chine qu'il fallait qu'ils se dépêchent de formuler une description de la morphologie et du caractère du chinois: faute de quoi, et avec une expérience accrue, la multiplicité des dissociations au niveau des individus les empêcherait de porter un jugement général. D'une façon générale, le progrès cognitif est autant marqué par la création de stéréotypes que par leur dissociation ultérieure.


Il est du reste possible d'en tirer une conclusion sur la véritable signification du réductionnisme. Celui-ci n'est pas principalement la description d'une totalité par ses parties, mais bien plus le constat que ces parties forment une combinaison particulière dans la totalité rencontrée et qu'elles pourraient former des combinaisons autres. L'aspect de découpage sur lequel nous insisterons, apparaît ainsi comme une démarche cognitive essentielle.


1.3.6. La Pérennisation.


La modification cognitive une fois établie doit être pérennisée et la mémoire doit entrer en jeu. C'est là un aspect autonomique de la mémoire qui est fondamental. La gestalttheorie s'était heurtée au problème de la mémoire et avait tenté d'en minimiser l'importance car elle percevait bien le caractère "instructif" qui marquait les théorie de l'époque concernant la mémoire. En fait cet aspect instructif vient de ce que la mémoire souvenir était privilégiée et mal comprise. En réalité, la mémoire ne fixe nullement le vécu existentiel mais seulement une partie privilégiée de l'activité mentale durant le vécu, essentiellement dans ses résultats et après qu'une décision de la nécessité d'une refonte plus ou moins ponctuelle des systèmes cognitifs ait été prise. Alors que la décision de mémorisation n'est généralement pas consciente, la décision de révision du système de conduite l'est toujours, ce qui explique que la mémorisation n'a lieu qu'au cours de l'activité mentale consciente.


Cette conception autonomique et sélective de la mémorisation est confirmée par toutes les données neurophysiologiques récentes. Contrairement aux conceptions hypermnésiques de Bergson ou de Freud, le cerveau est normalement protégé contre les effets de trace de sa propre activité et c'est seulement lorsqu'il y a constat d'échec des références comportementales antérieures que la mémorisation est mise en jeu. Généralement, le résultat final est seul mémorisé, ce qui explique comme nous le verrons, les connaissances stratégiques, la formation des concepts réalistes et les résistances inconscientes.


2. Le principe Richalet.


Le fait que la référence de la connaissance soit un état particulier de l'écran d'interface entraîne une difficulté particulière en matière d'épistémologie et impose plus encore les processus constructifs et probabilistes. Ce sont en effet les caractéristiques des systèmes d'interface au cours d'un événement extérieur qui constituent la référence obligatoire, première et stable, de toute analyse cognitive. Or l'état d'interface au contact d'un événement extérieur est conjointement marqué par les particularités du système d'interface et celles de l'événement. De ce fait, une même configuration d'excitation d'interface peut correspondre à priori à un grand nombre de couples distincts associant des particularités d'événement extérieur et des particularités subjectives. La connaissance des propriétés du système d'interface est donc indispensable pour déduire, à partir d'un état d'interface, une connaissance des particularités d'environnement. De même, une connaissance de soi ne peut être dérivée du même état d'interface qu'à la condition de connaître indépendamment les particularités d'événement qui expliquent l'état d'interface. Une fluctuation dans les données d'interface ne peut être attribuée par un sujet à l'environnement qu'à la condition d'être certain que lui-même est resté stable pendant le temps d'observation. Inversement, le même sujet ne peut valablement analyser l'un de ses schèmes qu'à la condition d'être certain que l'environnement est demeuré stable durant l'analyse et l'application du schème. C'est là le fait décrit par J. Richalet(non publié) et qui perturbe beaucoup l'élaboration autonome des connaissances apprises.


L'ignorance complète de l'enfant à la naissance vis à vis de soi et de l'environnement explique qu'il ne peut rien déduire de précis des variations de son système d'interface, qu'il est en quelque sorte réduit à un pari sur son propre état et celui de l'environnement. En pratique, comme nous le voyons plus loin, l'enfant n'a pas conscience de cet état de chose et son comportement est considérablement favorisé par la "compensation" décrite par Teuber (202). Inversement, les mécanismes de compensation accentuent la subjectivité dans l'analyse des données d'interface.


L'état d'ignorance initial de l'enfant n'est évidemment pas stable. Mais le principe Richalet explique que le développement cognitif ne puisse se faire que par étapes, qu'il soit initialement lent et qu'il soit marqué simultanément par une meilleure connaissance du moi et une meilleure connaissance de l'environnement, qui sont dérivées l'une de l'autre.


La première difficulté que doit vaincre l'enfant est celle d'identifier les fluctuations d'interface qui viennent de sa propre action et celles qui viennent de l'environnement. De cette victoire dérive l'isolement du moi par rapport au non moi et donc une situation beaucoup plus favorable pour la poursuite de l'acquisition des connaissances. C'est le passage de la conscience primaire à la conscience d'ordre supérieur.


2.1. Le principe Richalet et l'organisation perceptive constitutionnelle.


En pratique, cette évolution n'est permise que par l'organisation perceptive constitutionnelle qui contrôle les structures d'interface. Ainsi, le mouvement de la tête ou des yeux devrait donner la même impression de changement d'environnement qu'un déplacement extérieur. En fait, une riche innervation reliant les centres perceptifs de la vision et les centres moteurs de la tête et des yeux corrige les variations de vision entraînées par les mouvements du sujet, rendant ainsi plus facilement analysable les déplacements extérieurs (202). Mais alors, ce qui est gagné sur un plan est perdu sur un autre puisqu'est introduite une modification subjective des données d'interface dont le sujet devra prendre ultérieurement conscience pour analyser plus précisément l'environnement.


A la suite des multiples travaux qui ont suivi les premières découvertes de Hubel et Wiesel, il est devenu manifeste que la perception d'environnement qui parvient au cerveau n'est pas liée à un simple signal d'interface mais à un traitement très riche de ce signal. La marque subjective des données d'interface est alors considérablement renforcée et passe tout spécialement inaperçue. Il suffit de quelques mois à l'enfant pour interpréter avec une précision acceptable les données visuelles de déplacement dans l'environnement. En revanche, il a fallu plus de deux millénaires à l'homme pour s'apercevoir que la géométrie euclidienne était une particularité de son organisation perceptive et non une propriété du monde qui l'environne. C'est seulement au XIXème siècle et grâce à Helmholtz que l'homme a vraiment pu affirmer que les couleurs et les sons révélaient des "façons subjectives" de percevoir certaines vibrations de l'environnement.


Cette interdépendance de la connaissance du moi et du non moi est tout aussi nette sur le plan social. La relation avec l'autre est première par rapport à l'identification du moi et de l'autre. C'est ensuite l'élaboration de la connaissance du moi et de l'autre qui permet de tirer davantage parti de la relation et faire progresser encore la connaissance du moi et de l'autre. Sur ce plan, la connaissance des propriétés cérébrales, communes au moi et à l'autre, est particulièrement essentielle.


2.2. Le principe Richalet et les espaces continus de probabilité.


Le principe "Richalet" a un autre intérêt essentiel. Il constitue une marche d'approche essentielle vers une théorie probabiliste de la connaissance apprise (X-). En raison de la clôture organisationnelle, le monde interne du sujet de connaissance et le monde de l'environnement sont deux mondes distincts qui ont chacun leurs propres règles de comportement et qui s'ignorent initialement. Les effets réciproques d'une rencontre entre ces deux mondes constituent la seule source possible de connaissance, mais cette connaissance doit être totalement élaborée puisqu'elle ne repose pratiquement sur aucune communauté initiale, surtout dans l'espèce humaine. Les systèmes d'interface et l'organisation constitutionnelle du traitement des données d'interface constituent un point de départ obligé. Mais ce point de départ est infirme :

- la connaissance est limitée aux points de rencontre entre l'organisme et l'environnement, ce qui donne un aperçu gravement tronqué de l'organisme comme de l'environnement.

- surtout, les données d'interface constituent un véritable espace quasi continu d'indétermination pour lequel l'organisme ne dispose d'aucune référence pour identifier les "accidents" que provoquent les événements.

Notamment, et c'est là qu'intervient le principe "Richalet", il faut que l'organisme "découpe" dans cet espace d'indétermination, les variations qui proviennent de l'environnement et celles qui relèvent de son propre fait. Faute de références suffisantes, l'organisme est conduit à faire des paris cognitifs et à les valider ou invalider pour construire un système de références.


La situation est tout à fait comparable à celle d'un espace continu de probabilité dont il n'est possible de tirer aucune information avant qu'ait été effectuée une partition, une tribu disent les techniciens de la probabilité. Si les systèmes perceptifs constitutionnels n'imposaient pas une partition contraignante des données de rencontre, les tƒches d'élaborations cognitives ne pourraient s'effectuer. Même ainsi, l'hypothèse, le pari, invalidés ou validés par l'usage, demeurent essentiels et constituent la voie unique de la connaissance apprise.


3. Le Sens de la Connaissance apprise.


Nous reviendrons ultérieurement sur ce point mais il nous paraît utile de confronter la dynamique du progrès cognitif et la nature des connaissances apprises. Selon les approches réalistes, les informations qui forment la connaissance apprise préexistent dans l'environnement et le corpus des "idées universelles"; la connaissance apprise traduit une intégration progressive de ces informations. L'explication doit évidemment être toute autre lorsque le réalisme est récusé. La découverte récente des mécanismes constitutionnels d'élaboration perceptive jette un jour nouveau sur cette question, mettant quelque peu en porte à faux les analyses antérieures de J. Piaget.


3.1. La discrétion de l'apprentissage moteur proprement dit.


L'observation du jeune enfant souligne aisément la discrétion des progrès moteurs proprement dits. Passé l'âge d'un an, l'essentiel de l'apprentissage moteur se fait au niveau de la précision gestuelle et tient au fait que l'activité motrice est de mieux en mieux intégrée dans une représentation spatio-temporelle, principalement visuelle.


- quarante ans de pratique auprès des enfants infirmes moteurs cérébraux par lésions cérébrales prénatales ou périnatales nous ont largement démontré que l'évolution intellectuelle pouvait s'effectuer au mieux alors qu'il existait un déficit moteur total, tant au niveau du langage que de la posture ou de l'usage des membres. Les enfants phacoméliques, sans membres depuis la naissance, étudiés par TH. Gouin Decarie présentent en moyenne une acquisition de connaissances légèrement inférieure à la population générale de même âge; la variance est importante ce qui indique que certains enfants phacoméliques ont un système cognitif global très supérieur à la moyenne de l'ƒge.


- le coulé gestuel d'un enfant de 10 ou 12 mois passant un petit objet d'une main dans l'autre, n'a rien à envier à la précision de la même activité motrice chez un adulte. Dans son babil, le nourrisson de 10 ou 12 mois prononce spontanément pratiquement tous les phonèmes. C'est l'analyse perceptive correcte de ces phonèmes qui permettra à l'enfant de progresser sur le plan du langage. La compréhension phonétique précède et explique l'expression phonétique.

Dans notre longue expérience au contact des enfants présentant de très sévères incapacités motrices depuis la naissance, il nous a toujours semblé que la réalisation motrice était aisée si les outils périphériques présentaient une compétence minimale et que l'enfant possédait une représentation perceptive du geste à effectuer.


- les progrès gestuels successifs qui sont notés chez l'enfant entre deux et quinze ans sont liés à une meilleure anticipation des données spatio-temporelles.

a) l'enfant de trois ans copie correctement un cercle parce qu'il ne dessine plus de proche en proche sur un secteur très court et qu'il intègre dans la fin de son trait, la situation visuelle du début du trait.

b) l'enfant de cinq ans et demi qui manipule correctement le tracé d'une oblique, y parvient parce qu'il se représente correctement la direction du tracé avant d'avoir commencé à le reproduire.

c) l'enfant de sept-huit ans améliore la qualité de son dessin parce qu'il respecte en outre une proportion de taille pour les différents éléments de l'image à reproduire.

d) l'enfant de dix-douze ans fait de rapides progrès au tennis ou au ski/slalom parce qu'il anticipe ses propres déplacements et ceux d'un objet mobile.

Tous ces exemples sont de portée universelle et le transfert est facile pour toutes les activités motrices, gestuelles avant tout mais même non gestuelles.


En définitive, mise à part la première année, on peut pratiquement affirmer que la connaissance apprise ne concerne pas directement la motricité.


3.2. La Stabilité de la Perception.


Un autre préalable essentiel à toute tentative de précision sur le sens de la connaissance, réside dans la stabilité des mécanismes perceptifs. Le développement cognitif s'effectue au travers d'une perception du monde et pourtant, ce développement ne remet absolument pas en question les mécanismes perceptifs constitutionnels. Ces mécanismes donnent, sinon dès la naissance du moins dès les premiers mois, une "vision" particulière du monde et cette vision n'est en quoi que ce soit modifiée par l'expérience.


Les mécanismes perceptifs présentent une maturation au cours des six premiers mois de la vie mais cette maturation est en quelque sorte une prolongation du développement embryologique qui emprunte fort peu aux particularités de l'environnement rencontré. Le nourrisson doit "voir" avec ses deux yeux durant le premier semestre de la vie pour acquérir l'accommodation à la distance et la vision binoculaire, mais cela a peu affaire avec la nature de ce qu'il voit. Peut-être y a-t-il une adaptation irréversible de l'oreille aux phonèmes effectivement entendus pendant cette période mais tout cela est bien peu de chose sur le plan des connaissances. En tous cas, cette maturation des mécanismes perceptifs semble bien terminée à l'ƒge de six mois. Ultérieurement et c'est heureux pour la référence que cela constitue, les mécanismes perceptifs ne se modifient guère.

L'aveugle de naissance qui recouvre la vue à trente ans, après une intervention sur cataracte congénitale, voit immédiatement le monde tel qu'il continuera à le voir (0è2). En revanche, il ne sait pas initialement ce qu'il voit et il apprend peu à peu à le savoir. Cela suffirait à démontrer que la connaissance apprise n'est pas une modification de mécanismes perceptifs mais l'attribution de significations aux perceptions.


Le mouvement perçu du soleil et des étoiles est resté le même, avant et après Copernic et Galilée alors même que la signification de ce mouvement apparent n'était plus la même. Perceptivement, un corps en mouvement uniforme est perçu beaucoup plus proche d'un corps en mouvement accéléré que d'un corps au repos, par un observateur qui aurait pourtant parfaitement assimilé la relativité galiléenne.


La permanence des illusions d'optique en dépit des connaissances apprises constitue un argument encore plus concluant. Par définition, l'illusion d'optique traduit la persistance de la déformation perceptive alors même que le sujet a pris conscience de cette déformation. Si le bƒton plongé à moitié dans l'eau "parait" brisé, c'est parce que le sujet le "voit" brisé et "sait" qu'il ne l'est pas. On peut parler de l'illusion de Muller-Leyer parce qu'un sujet a pris une règle pour mesurer un segment entre deux pointes de flèche. Il "sait" que les deux segments ont même longueur et cela ne l'empêche nullement de "voir" plus grand le segment portant aux extrémités des pointes de flèche dirigées vers le segment. Autrement dit, le fait de "savoir" que les segments ont même longueur, ne modifie en rien la perception. Ce serait pourtant la situation de très loin la plus favorable pour faire "évoluer" une perception.


Mais alors, où peut être le progrès de la connaissance s'il n'est ni dans la motricité, ni dans la perception ? La réponse est aisée, le progrès est dans la signification attribuée aux perceptions :

- signification directe dans un premier temps, reliant une configuration perceptive à un schéma moteur, ou confrontant deux configurations perceptives différentes.

- signification secondaire à partir de systèmes opératoires hiérarchisés reliant entre elles les significations directes.


Il faut souligner que la découverte des mécanismes perceptifs constitutionnels permet de comprendre beaucoup mieux la stabilité perceptive. Selon les conceptions de J. Piaget, les mécanismes perceptifs étaient construits après la naissance, une première fois au contact des objets puis ultérieurement dans la représentation. Si les mécanismes perceptifs étaient construits, on voit mal comment ils ne pourraient pas être ensuite révisés. Le caractère constitutionnel en revanche, explique beaucoup mieux la stabilité.

3.3. De la Perception à l'Opération.


Lorsque l'aveugle de naissance "voit" pour la première fois un triangle, il ne sait pas ce qu'il voit. Si on lui fait suivre avec le doigt le contour du triangle, il s'écrit immédiatement "J'ai vu un triangle". Il a "appris" en reliant une configuration perceptive stable à une signification. Il est possible de décrire de la même façon, le développement des significations à partir d'une même configuration perceptive:


- le premier et le plus simple des temps de la connaissance apprise est en fait la reconnaissance perceptive d'un objet, d'un événement. Contrairement à ce que pensait J. Piaget, ce premier temps n'exige même pas l'attribution d'une signification. La reconnaissance de l'odeur maternelle chez le nouveau-né humain apparaît dès les premiers jours, sans signification évidente et certainement sans constitution d'une image maternelle. Nous retrouvons ainsi la distinction probable entre l'action de l'hippocampe qui pérennise la reconnaissance et celle de l'amygdale temporale qui pérennise la signification (129).

- est cependant également très précoce le lien appris entre une perception et une réponse motrice adaptative qui spécifie une signification, ou encore le lien entre deux perceptions qui s'impliquent réciproquement, comme par exemple la vision de la tétine qui implique la présence du biberon tout entier.


- doivent venir ensuite les confrontations entre perceptions. Le nourrisson de cinq ou six mois semble capable de comparer le visage d'un étranger avec les visages des membres de son entourage familial, pour conclure à un statut de non familiarité chez l'étranger.


- le nourrisson de moins de trois ans perçoit les objets comme des totalités irréductibles. J. Piaget l'avait noté sans pour autant pouvoir l'expliquer. La découverte des mécanismes perceptifs constitutionnels répond à cette carence. Les différentes données de l'objet sont intégrées séparément et fournissent une image de synthèse de l'objet en dehors de toute expérience, de toute prise de conscience. Chez le petit enfant de trois ans en revanche, apparaissent l'intégration simultanée du détail qualitatif et de la globalité. L'enfant de trente mois apprend assez facilement les couleurs de jetons uniformes et il ne parvient pas à caractériser la couleur d'une partie d'un objet complexe. Il ne parvient pas à assimiler l'objet simultanément dans sa globalité et son détail. L'enfant de quarante deux mois au contraire, réussit cette approche. La couleur, la taille, la texture, sont intégrées pour elles-mêmes, indépendamment de l'objet ainsi caractérisé.


Il y a là une révolution épistémologique essentielle car une démarche opératoire vient s'associer à la démarche perceptive :

- il y a création de classes d'équivalence pour la couleur

- il y a création de relations pour la taille

- il y a une opération d'inclusion réversible complexe d'un objet dans une classe d'équivalence qui ne résume pas l'objet.


Par la suite du développement cognitif, la place des opérations va devenir croissante alors que l'activité perceptive demeure stable. L'espace euclidien représenté est à la fois un espace de perception et un espace d'opération. Les espaces non-euclidiens, l'espace-temps traité en physique sont des espaces purement opératoires, sans autre support perceptif que des caricatures de l'espace euclidien. Les premières théories scientifiques, comme celles qui fixent une taxinomie, sont encore à forte connotation perceptive. Les théories physiques contemporaines sont totalement opératoires. Même les théories biologiques modernes sont plus opératoires que descriptives, bien que le fait soit souvent masqué par l'appel aux schémas dessinés, très éloignés en fait de la perception des objets d'étude eux-mêmes.


Au cours de cette évolution de la connaissance, l'objet qui est initialement une totalité irréductible, est remplacé peu à peu par une structure reliant par des opérations, les éléments que constituent les données perceptives. Peu à peu, ces données se fractionnent et finissent par perdre toute signification propre, et l'objet se trouve défini du point de vue de la connaissance comme une structure opératoire. On retrouve alors le point de vue de M. Schlick que nous avons rappelé (I-). L'évolution scientifique en Occident, entre les descriptions qualitatives de totalité au XVIème siècle, et l'envahissement des données numériques depuis le XVIIème siècle, souligne ce passage du perceptif à l'opératoire.


Au total, le développement cognitif traduit un ensemble de corrections et de précisions opératoires portant sur les significations tirées du système constitutionnel d'appréciation perceptive. Ce développement revient à une démarche "d'a-perception" progressive o— les descriptions de l'environnement font de moins en moins référence directes à des perceptions, ce qui laisse évidemment les structures opératoires comme seuls mécanismes descriptifs. Les mécanismes perceptifs humains sont eux-mêmes analysés selon les mêmes méthodes, ce qui permet notamment la mise en évidence des compensations, au sens o— l'entend Teuber(V-). Des règles opératoires communes permettent de décrire à la fois et à partir des mêmes lois, les mécanismes perceptifs humains et les régularités de l'environnement. Il est alors facile de comprendre pourquoi J.Piaget a fait une telle place à l'implication pour décrire un fonctionnement mental qui est effectivement la traduction d'une réflexion opératoire sur les données perceptives.


Il est bien manifeste que les différents niveaux de l'activité cognitive ne s'excluent pas, ni diachroniquement, ni synchroniquement. En particulier, il nous est très difficile à tous de renoncer à tenter une traduction perceptive des connaissances totalement opératoires au niveau des échelles astronomiques ou de la microphysique. Beaucoup de faux problèmes dans ces derniers domaines disparaîtraient si nous comprenions que la traduction perceptive y est sans signification directe.


3.4. Le rôle du Discours.


L'opération sans opérande n'a pas de traduction concrète. Elle peut être conçue, par exemple lorsque nous parlons d'addition numérique ou logique. C'est du reste une propriété essentielle du symbole que de constituer l'élément "quelconque" qui permet d'apprécier le résultat universel d'une opération. Le mot, élément de perception auditive, va jouer de façon particulièrement positive, ce rôle d'opérande neutre :

- il appartient au domaine de la perception auditive et peut donc être "vécu" dans le cadre d'une activité perceptive. En ce sens, il s'intègre aisément dans le fonctionnement neurologique.

- il peut recevoir une signification "quelconque", permettant d'apprécier les effets d'un processus opératoire sur une signification.

Ainsi le mot prolonge une activité vécue sur le plan perceptif, mais permet de se détacher des particularités ou des inerties propres à la traduction perceptive. Ce détachement permet à son tour la poursuite d'une activité purement opératoire, autrement impossible


Ce détachement du mot par rapport aux significations qu'il trraduit présente du reste tous les degrés, ce qui est en particulier indispensable pour permettre la communication inter-individuelle par le langage.


- certains mots sont des étiquettes d'une configuration perceptive. C'est le cas de "Médor" lorsque ce mot désigne notre animal favori.


- le mot "chien" a déjà une signification qui s'est détachée du simple concret et s'est enrichi sur le plan opératoire. Le mot réfléchit l'activité opératoire d'abstraction qui a isolé les caractères communs de certains objets et a éliminer les autres. Nous pouvons cependant encore entrevoir une forme schématique confuse qui pourrait s'appliquer à la plupart des individus recouverts par le mot chien.


- le mot "fruit" n'a plus aucune signification perceptive par lui-même; on ne voit pas un schéma perceptif traduisant aussi bien la groseille que l'ananas et on ne peut voir sous le mot fruit que des exemples perceptifs exclusifs des autres exemples.


- les mots dits "abstraits" comme liberté, contingence, n'ont plus qu'une signification opératoire. C'est également le cas de tous les termes qui décrivent la mécanique quantique, comme la saveur, le charme, la couleur ou encore le gluon, à la fois particule et élément de cohésion entre particules. Nous voulons sur ce point donner un exemple du discours quantique qui nous paraît particulièrement démonstratif : " Le nuage de particules virtuelles qui enveloppe une particule chargée, fait varier, à courte distance, l'intensité intrinsèque de l'interaction associée à la charge. En électrodynamique quantique, un électron est entouré de photons virtuels, d'électrons virtuels et de positrons virtuels. Comme les photons virtuels sont électriquement neutres, ils ne modifient pas l'amplitude des interactions électromagnétiques. En revanche, les positrons virtuels sont chargés positivement et ils sont attirés par la charge négative de l'électron réel; les électrons virtuels sont repoussés; à des distances supérieures à environ 10-15 mètres, l'interaction intrinsèque produite par l'électron est atténuée par le nuage de positrons virtuels......"(139). Il nous semble que voilà justement ce qui fait que votre fille est muette !!


- dans les cas extrêmes, et surtout dans le langage écrit, le mot est temporairement emprunté pour servir simplement d'opérande. C'est le cas notamment au cours de l'analyse logique, lors de l'utilisation de "x" en algèbre ou du maniement des listes dans le langage LISP.


- le contrôle du déroulement du discours selon les impératifs logiques traduit évidemment le passage à l'implication. Par ailleurs, on peut retrouver dans le langage ce qui existait dans la représentation, c'est à dire une superposition synchrone de significations. Les différents degrés du passage du mot étiquette d'un objet concret à la pratique du raisonnement logique sur lui-même, sont en général conduits simultanément dès lors que les niveaux les plus élevés de transformation ont été atteints et compris. "Ce livre est rouge" est simultanément entendu comme une traduction perceptive, une phrase syntaxiquement et logiquement correcte.


Au total, il est manifeste que la transposition verbale du vécu perceptif accompagne et favorise considérablement le développement de la connaissance apprise, allant d'une modulation opératoire ponctuelle de représentations perceptives, jusqu'aux structures complexes d'opérations totalement a-perceptives.


4. Les Facettes du Progrès cognitif.


La mise en jeu des mécanismes du progrès cognitif peut être envisagée sous trois facettes étroitement imbriquées en pratique.


4.1. Le Développement ontogénétique des Connaissances.


L'organisme dispose à la naissance d'un minimum de conduites adaptatives pour maintenir son autonomie. Ces conduites ont une facette cognitive comportant ce que K. Lorenz a appelé des déterminants perceptifs innés du comportement. Ces déterminants assurent une identification immédiate de certains stimuli, mais libèrent également l'accommodation adaptative reliée constitutionnellement au schéma d'assimilation. Le premier temps de la connaissance apprise est une modulation de ces conduites adaptatives innées, par exercice et par intégration des particularités de l'environnement rencontré. Il n'y a pas d'isolement initial de connaissances portant sur l'assimilation et sur l'accommodation. De ce fait, l'enfant ne peut se représenter ni par rapport au déterminant perceptif, ni par rapport à un environnement et la conscience est adualistique ou primaire, selon la terminologie d'Edelman. Il serait donc gravement abusif de voir un "symbole" dans un déterminant perceptif inné; la valeur comportementale du leurre chez l'oisillon à la naissance est du reste très rapidement perdue.


Cependant, au cours de l'exercice, les réactions circulaires tendent à modifier séparément l'assimilation et l'accommodation. Cela favorise une évolution vers une mobilité et une indépendance des schèmes d'assimilation et des schèmes d'accommodation. S'amorce alors l'ébauche de connaissances particulières à l'environnement et de connaissances propres au moi. Ces connaissances s'organisent spontanément pour aboutir à une représentation indépendante du moi et de l'environnement. La conscience devient dualistique et tous les progrès cognitifs ultérieurs peuvent s'intégrer dans cette distinction moi/non moi. Cette distinction est essentielle pour l'évolution de la connaissance. Elle permet notamment au sujet d'apprécier si les conditions d'environnement sont fixes et d'attribuer alors au moi les variations de données d'interfaces. Elle permet surtout d'établir la situation inverse: maintenir son organisme dans une situation stable pour pouvoir attribuer à l'environnement les variations d'interface et en faire l'analyse.


4.2. La Régularité de l'Ontogenèse cognitive.


Abélard indiquait avec raison que les concepts n'ont d'existence que dans les esprits qui les pensent. Il en est ainsi de toute connaissance qui n'existe que dans l'organisation interne des systèmes connaissants. Tout humain doit donc reconstruire après sa naissance tout le système de connaissance dont il peut disposer. La question se pose alors de savoir si cette construction se fait au gré des rencontres avec l'environnement ou selon une succession d'étapes qui s'impliquent l'une l'autre "comme un enchaînement de théorèmes o— chacun est rendu nécessaire par l'ensemble des précédents sans être contenu d'avance dans les axiomes de départ" selon l'expression de Waddington.


C'est le second point de vue qui est le plus vraisemblable, mais de façon moins déterminée qu'au cours du développement embryologique et avec moins de régularité que ne semblaient l'indiquer les travaux de Piaget. Cela tient aux variations des données culturelles qui ont plus d'influence sur l'ontogenèse des connaissances qu'on ne le pensait. Par ailleurs, l'acquisition des connaissances ne suit pas le chemin de progression à partir de quelques "réflexes innés" comme le pensait Piaget qui a gravement sous-estimé les capacités perceptives constitutionnelles. On peut retenir les points suivants :


4.2.1. La Connaissance Perceptivo-motrice.


La connaissance apprise étant une modulation des connaissances antérieures, l'ontogenèse part nécessairement des données cognitives constitutionnelles qui marquent profondément toutes les étapes cognitives ultérieures . Ces données, surtout dans l'espèce humaine, ne reflètent pas une identification immédiate de certains objets extérieurs privilégiés mais résident bien davantage dans des mécanismes d'analyse perceptive permettant une assimilation rapide des objets rencontrés.


Ces mécanismes perceptifs très performants permettent de construire un corpus d'objets identifiés. Ces objets sont d'abord "reconnus" lors de présentations successives puis ils sont résumés sous forme de schémas reliant leurs principales caractéristiques perceptives. Ces objets reconnus et identifiés servent de points d'arrivée à des conduites motrices qui peuvent se préciser peu à peu.


Mais les mécanismes perceptifs sont bien trop marqués par la "compensation" pour donner un aperçu de l'environnement qui ne soit pas fortement marqué de subjectivité. Les commandes motrices immédiatement disponibles sont bien trop pauvres pour être satisfaisantes. A la ligne du progrès initial marquée par une exploration meilleure du monde environnant, s'associe donc une ligne de "réflexion" sur les activités perceptives ou motrices, permettant un progrès des mécanismes perceptifs ou moteurs eux-mêmes. Ainsi se dessine le double mouvement d'évolution des stratégies que nous avons décrit :

- l'application des stratégies se fait à un nombre sans cesse accru d'éléments extérieurs

- confrontées entre elles et appliquées à des objets variés, les stratégies sont de mieux en mieux comprises dans leur contenu, ce qui accroit leur efficacité.

Durant cette évolution, il est facile de retrouver le principe Richalet. Une meilleure connaissance de l'environnement favorise l'analyse des stratégies personnelles et ces stratégies mieux connues améliorent la connaissance de l'environnement. L'organisation perceptivo-motrice constitutionnelle n'est donc pas stable au contact de l'environnement, mais évolue spontanément par l'exercice et prépare ainsi les étapes cognitives ultérieures.


4.2.2. La naissance de l'Opération.


C'est la révision et l'enrichissement du niveau perceptivo-moteur qui est le temps précédant obligatoirement le temps opératoire. Les différents schèmes perceptifs, moteurs et perceptivo-moteurs sont confrontés entre eux, selon des opérations spontanées et purement vécues, d'équivalence partielle, d'opposition, de complémentarité. Les premières activités opératoires sont donc totalement inséréees dans l'activité perceptivo-motrice. Peu à peu, ces opérations sont isolées de leur contexte perceptivo-moteur et prises en compte pour elles-mêmes. Elles deviennent alors des schèmes opératoires indépendants et facilement mobilisables.


4.2.3. La formation des systèmes d'opérations.


Les schèmes opératoires devenus mobilisables peuvent être combinés entre eux, formant des systèmes cognitifs opératoires. Ces systèmes sont initialement indissociables du vécu et n'ont pas de portée universelle en eux-mêmes. C'est ce que Piaget appelle une logique concrète, c'est à dire une logique qui n'a pas conscience de son propre fonctionnement et surtout de sa nécessité. Dans un second temps, la pratique de la logique concrète en permet la prise de conscience. Nait alors la formalisation logique et le sentiment de nécessité que cela permet. L'implication logique, contenue en germe dès les premières activités mentales, devient alors pleinement réfléchie. Paradoxalement, et peut-être Piaget n'y a-t-il pas assez insisté, la réflexion sur l'implication logique permet de porter un jugement sur sa validité en fonction de la valeur des données qu'elle manipule. C'est le passage de la scolastique à la méthode expérimentale qui marque aujourd'hui le terme de l'évolution des mécanismes cognitifs. C'est la révolution profonde de l'approche de la logique qui est marquée par le raisonnement abductif de Pierce. C'est la reconnaissance du fait, comme le souhaite K. Popper, que toute démarche cognitive débute par le choix d'une hypothèse, qui est un véritable pari probabiliste. En définitive, il est important de souligner que les processus de pensée, notamment la logique, n'ont pas d'existence propre, mais traduisent un mode de fonctionnement mental ou cérébral. Korsybski affirmait que les êtres abstraits n'ont pas l'existence mais qu'il "existe" des mécanismes mentaux d'abstraction. On pourrait paraphraser l'auteur et dire que la logique n'a pas l'existence mais qu'il existe un mode "logique" du fonctionnement cérébral.


4.2.4. Les cercles concentriques des domaines cognitifs.


A cette évolution des mécanismes cognitifs, répond un champ d'application qui se développe parallèlement. Le premier temps de la connaissance est à l'échelle humaine des mécanismes perceptivo-moteurs. Par cercles concentriques, le domaine de la connaissance s'étend aux échelles macroscopiques de l'astronomie et aux échelles microscopiques de la chimie et de la physique. Les développements cognitifs récents montrent du reste qu'un bouclage se dessine, les approches microscopiques et macroscopiques se rejoignant. Tout au long de cette évolution, comme nous l'avons précisé plus haut, les aspects opératoires deviennent de plus en plus prédominants, excluant les aspects perceptifs. L'assimilation de telles connaissances suppose évidemment une évolution conjointe des mécanismes cognitifs, de la perception à l'opération.


Il est évident que les différentes étapes cognitives ainsi décrites découlent obligatoirement les unes des autres, selon une ligne de progrès contraignante. En revanche, le contenu concret des connaissances peut beaucoup varier d'un sujet à l'autre, en fonction notamment du milieu rencontré. Beaucoup des stades décrits par Piaget sont dictés par les particularités de la culture occidentale et n'ont pas la régularité que leur accordait leur auteur. Par ailleurs, l'individu ne peut contruire seul l'ontogénèse décrite, qui ne parvient à son terme qu'aidée par une assimilation directe de comportements socio-culturels de l'environnement.


4.3. Le Développement socio-culturel et le Time-Binding selon Korzybski.


Le mécanisme du développement au contact de l'environnement social est identique à celui du développement "narcissique" initial et il prolonge évidemment un état de conscience dualistique o— le partage entre le moi et le non moi est bien établi. L'expérimentation réfléchie que permet la conscience dualistique, permet à son tour un accroissement régulier des connaissances apprises. Mais le bénéfice ne peut dépasser l'expérimentation effectivement réalisée. Cette expérimentation est forcément limitée pour un individu isolé et au cours de sa vie. Le fait essentiel du développement socio-culturel est de dépasser dans le temps et l'espace, et pratiquement sans limitation, le champs des expériences individuelles. Il en résulte ce que Korzybski a dénommé le time-binding : tout individu humain en développement se voit proposé un monde environnant déjà très structuré sur le plan cognitif, par les générations précédentes. Le time-binding ne traduit pas seulement des particularités qui marquent une époque. Beaucoup plus profondément, l'homme n'est lui-même qu'en fonction de son environnement social, non "an organism-as-a-whole" mais "an organism-as-a-whole-in-an-environment", sous entendu physique et social, dit-il dans son testament scientifique. La formation des connaissances chez un individu est bien reprise au zéro du fonctionnement purement physiologique de la naissance mais elle est favorisée, accélérée et conduite plus loin. Au lieu de réaliser sa propre expérimentation vis à vis de l'environnement physique, l'enfant peut assimiler directement les données de l'environnement social et des productions pérennisées de cet environnement. Il peut directement accéder à des paris probabilistes déjà validés. Plusieurs mécanismes fondamentaux entrent en jeu :


- l'imitation permet à l'enfant d'intégrer directement des stratégies dont il ignore le mécanisme mais dont il constate l'efficacité chez les autres. Cette efficacité est liée au développement ontogénétique des individus imités plus ƒgés qui ont eux-mêmes bénéficié de l'environnement social. Il y a donc un effet de rétroaction positive extrêmement efficace. Cet effet positif s'inscrit pleinement dans le mécanisme holographique que nous avons décrit à plusieurs reprises, des influences du groupe social dans son ensemble sur chaque élément qui le constitue.


- la structure physique ou architecturale des objets fabriqués, des maisons, des villes, proposent des figures géométriques mieux isolables qui sont plus facilement assimilées. La représentation spatio-temporelle de l'environnement s'en trouve facilitée et les étapes de la géométrie sont acquises beaucoup plus rapidement.


- le discours social propose à l'enfant un corpus de significations qui sont à la fois des interrogations et des conclusions. Un nouveau mot présenté à l'enfant le pousse à rechercher à quoi il peut correspondre dans son expérience. Mais elle le conduit aussi à penser qu'il y a un "intérêt" à utiliser la catégorie conceptuelle représentée par le mot.


- la nécessité logique, vécue par l'entourage social, est ainsi directement validée alors que l'expérience individuelle ne pourrait y parvenir. La transitivité, qui nous paraît évidente, est en fait le plus riche des cadeaux fournis par la culture occidentale.


Le "time binding" concilie le fait que tout organisme doit inventer l'essentiel de ses connaissances avec la constatation évidente d'un bénéfice d'environnement socio-culturel considérable.


4.4. Relations sociales et Hologrammorphisme spatio-temporel.


La notion de time-binding est essentielle mais elle est insuffisante pour comprendre la complexité des relations entre l'individu et le groupe social. Tout humain adulte résume en quelque sorte toute la société humaine présente et passée dont il est une illustration particulière. Inversement, la société présente n'est rien d'autre que l'ensemble des individus qui la compose mais elle est néanmoins reliée au passé par l'héritage culturel transmis au travers des individus présents.


Sur le plan des connaissances, l'organisation constitutionnelle n'a probablement rien intégré de l'évolution socio-culturelle humaine. L'individu doit donc apprendre totalement les conduites qui permettent son insertion sociale. Inversement, la société offre à l'individu les occasions d'une formation qui dépasse très largement ce que pourrait apporter une hypothétique expérience strictement individuelle.


Cette approche hologrammorphique nous paraît essentielle pour bien comprendre l'apport exact de la société dans le développement comportemental de l'individu. Elle constitue du reste un juste milieu entre l'individualisme qui minimise l'apport social et l'empirisme qui réduit l'individu au lieu géométrique d'influences sociales. Il faut cependant remarquer que cette approche qui valorise justement les influences sociales, ne remet absolument pas en cause les différences biologiques constitutionnelles et leurs conséquences sur la formation des connaissances apprises.


4.5. Le Biais de la rencontre entre le Développement socio-culturel et individuel.


Le "time binding" ou l'hologrammorphisme ne comportent pas uniquement des effets positifs et l'apport culturel collectif n'est pas uniquement source d'éléments favorables pour le développement individuel. Il pose le problème d'un environnement cognitif structuré dont l'enfant ou l'individu peu cultivé constatent l'existence sans en connaître les règles et surtout les raisons d'être. C'est donc à eux de faire un ajustement qui est en fait bien souvent erroné puisque manquent les conditions d'un jugement sain. L'erreur peut porter sur une traduction incorrecte de la transcription verbale du système cognitif et Korzybski a tout spécialement insisté sur ce danger. Il est évident que la dégénérescence est à la fois la source des ajustements progressifs en cas d'interprétation initiale erronée et l'origine d'erreurs persistantes. Il y a ainsi le risque qu'un système cognitif survive indéfiniment à son inventeur alors même qu'il ne repose guère sur des expériences conformes aux exigences de l'époque. Faute d'éléments d'appréciation, un tel système peut être accepté comme une référence cognitive absolue par les générations suivantes et c'est sans doute cette acceptation sans preuves qui a fait la fortune du réalisme. Elle explique la persistance de l'analyse des signes du zodiaque durant des millénaires. Elle explique aussi la mode du freudisme, o— les disciples actuels ont retenu les affirmations du maître mais ont oublié ses interrogations. La même déviation explique généralement le succès des idéologies. L'expérimentation poursuivie, les exigences par tout un chacun de connaître et de pouvoir expliquer la genèse des structures cognitives utilisées, les approches cognitives les plus larges possibles sont les moyens de lutter contre ces déviations.


On pourrait penser que cette évolution des connaissances par correction après coup de stratégies initialement non ou mal comprises soit une médiocre méthode d'acquisition des connaissances. C'est en fait la seule méthode possible, compte tenu du respect du principe d'autonomie et des limitations concrètes du fonctionnement cérébral.




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