Du Cerveau à la Pensée:
Théorie de la Connaissance et Autonomie Biologique
par Jean-Claude Tabary
Retour: Accueil/Home - Précédent: Chapitre 9 - Suite: Chapitre 11

CHAPITRE X : DEGENERESCENCE, PLASTICITE ET VARIATION


By degeneracy I mean that, in general, given a particular threshold condition, there must be more than one way of satisfactorily recognising a given input signal.


Gerald M. Edelman


"Comme cela est commun qu'un mot clair quand on l'emploie, est obscur quand on le pèse."


Paul Valéry


Résumé : A) Le concept de Dégénérescence :Il est important d'expliquer pourquoi la connaissance apprise s'établit lentement, progressivement, imparfaitement. Dans le cadre d'une théorie de l'autonomie, l'explication réside aisément dans la dégénérescence qui marque obligatoirement la communication entre le sujet et l'environnement. Par dégénérescence, il faut entendre que l'analyse d'un événement extérieur, qui ne peut se faire qu'au travers du système d'interface est nécessairement incomplète et déformée. Il en résulte l'absence de communication bijective entre l'émission d'un signal et sa réception, non par un effet de bruit mais par un effet de restriction de l'information transmise.

L'organisme dispose de nombreux moyens pour atténuer cette dégénérescence, ce qui est la traduction de la connaissance apprise. Le fait le plus essentiel est de pouvoir modifier une réponse initiale à une perturbation, ce qui revient à dire qu'en face d'un même événement aléatoire, l'organisme dispose de plusieurs réponses possibles, qu'en cas d'échec, il peut essayer une nouvelle réponse sans certitude de réussite. Ainsi, la probabilité apparaît au cœur même de la dynamique cognitive. Edelman a également appelé dégénérescence le fait qu'il existe plusieurs façons, au même seuil, de répondre à une perturbation, ce qui favorise la découverte de conduites efficaces. Encore faut-il que les systèmes disposent constitutionnellement d'une forme de plasticité où les transformations acquises ne modifient pas l'identité. Une autopoièse marquée par l'introduction d'une variété dans le renouvellement des constituants traduit à la fois une approximation adaptative et une facilitation. La biologie offre de très nombreux exemples de l'approximation comportementale.

Il apparaît en définitive que la dégénérescence dans la communication avec l'environnement peut être progressivement diminuée et que, hors les facteurs de délais, le résultat final peut égaler ou surpasser le bénéfice d'une communication non dégénérée. La confrontation des notions d'interface et de dégénérescence est essentielle car l'existence d'une interface, universelle, est à elle seule source de dégénérescence. Inversement, c'est grâce à la dégénérescence qu'une communication peut exister entre des systèmes de nature différente. Mais les interfaces introduisent très habituellement un découpage de l'information transmise, ce qui donne des aspects particuliers à la dégénérescence.


B) Indétermination, Dégénérescence, Plasticité et Connaissance humaine : Une réflexion sur la seule nature de la connaissance, cristallisant une rencontre entre un sujet et un objet, rejoint les données de l'analyse systémique de toute rencontre et démontre la présence très habituelle de la dégénérescence sur le plan épistémologique. C'est manifestement le constructivisme psychologique qui intègre le mieux la notion de dégénérescence. Le mécanisme de la réaction circulaire* est celui-là même d'une première rencontre sujet/objet obligatoirement fortement dégénérée, suivie d'une réduction progressive de la dégénérescence.


La Dégénérescence et le développement cognitif ontogénétique : depuis l'exercice des déterminants innés du comportement jusqu'à la pratique d'un discours complètement détaché de l'environnement, la dégénérescence est omniprésente, marquée à chaque étape par des aspects particuliers. La dégénérescence explique que le discours, détaché de l'environnement, peut être créateur d'un sens propre, un sens qui peut être cohérent et traduire un "possible", mais un sens qui n'est pas nécessairement relié au réel, un sens qui peut correspondre à des classes logiques vides.


La Dégénérescence fonctionnelle lors du déroulement de l'activité mentale : la dégénérescence apparaît au cœur de plusieurs caractéristiques essentielles de l'activité mentale. L'appel à l'heuristique de stratégies dont H. Simon a montré la nécessité implique la dégénérescence :

- synchroniquement, l'appel à une stratégie dans une situation donnée traduit un lien obligatoirement approximatif avec la situation.

- diachroniquement, les stratégies ont obligatoirement une histoire marquée par un progrès à la fois dans l'application à des situations de plus en plus diverses, et dans l'analyse interne de son fonctionnement.

- la dégénérescence explique les deux temps successifs de la bisociation* décrite par A. Koestler.

- l'indétermination partielle permet et justifie la distribution fractale de la connaissance, marquée par l'association nécessaire de plusieurs niveaux de description, les champs de description précise contenant un plus grand nombre des informations disponibles, mais couvrant nécessairement une étendue plus réduite.

- l'indétermination partielle est nécessaire à l'intégration du hasard dans la description des phénomènes.

- une conclusion identique peut être faite en ce qui concerne la pensée dite complexe.


Le Bilan de la Dégénérescence et de l'Indétermination dans la Connaissance humaine : L'analyse des processus cognitifs souligne une accumulation en cascade de processus de dégénérescence qui détache l'hétérogénéité locale de l'environnement et l'objet inféré, de sa description par le discours. Le contrôle expérimental s'impose donc pour apprécier la portée cognitive du discours qui n'est qu'un scénario supposé fonctionnellement équivalent au réel, sans pour autant lui être isomorphe. Mais du même coup, le contrôle expérimental élimine pratiquement tous les effets négatifs de la dégénérescence. De ce fait, un bilan de la dégénérescence est pratiquement purement positif, puisque celle-ci est indispensable à la connaissance apprise et qu'il y a toujours ouverture à un progrès ou à une correction.


C) Dégénérescence, Plasticité et Stratégies : La dégénérescence est au cœur de l'activité cognitive par approche stratégique puisque celle-ci consiste dans l'appel à des heuristiques non connues dans leurs détails, comportant une part indéterminée traduisant une plasticité, et choisies pour des raisons incomplètement déterminées.

Les stratégies ne sauraient ni être toutes innées, ni formées à partir de rien. L'explication la plus raisonnable est celle de quelques stratégies plastiques innées, qui, par modifications ponctuelles ou par combinaisons, donnent naissance à des stratégies nouvelles. Cette évolution se fait d'une part vers une analyse microscopique de plus en plus fine de l'environnement comme des stratégies, d'autre part des combinaisons de plus en plus élaborées portant sur les stratégies et la représentation de l'Univers dans sa totalité.


D) Dégénérescence, Indétermination et Probabilité : C'est la dégénérescence qui explique le caractère conjectural ou probabiliste de toute connaissance. L'insuffisance des informations reçues de l'environnement oblige à compléter les modèles, à titre de pari évidemment. Par ailleurs, les paris réussis qui améliorent la connaissance sont issus des expériences passées et ne peuvent avoir avec certitude pour le présent. La probabilité est encore au cœur de l'appel aux stratégies. Un parallèle doit être fait entre le découpage préalable que constitue le système perceptivo-sensoriel et la nécessité du découpage que prévoit la théorie des probabilités au sein d'un espace continu. Le caractère conjectural de la connaissance doit conduire à remplacer l'objet supposé réel par l'objet cognitif, comme point fixe de l'activité cognitive. La prise de conscience progressive du caractère probabiliste de la connaissance marque l'évolution des sciences et la révolution épistémologique de l'Ecole de Copenhague.


-------------


Une des interrogations fondamentales de l'épistémologie concerne le degré de correspondance qui peut exister entre un événement ou un objet, et la connaissance qu'un sujet peut en avoir. Cette interrogation peut elle-même être fractionnée en plusieurs questions :

- la correspondance est-elle établie a priori ou construite après la rencontre avec l'évÈnement ou l'objet ?

- la correspondance est-elle totale, seulement précise ou même approximative, probabiliste à des degrés divers ?

- la correspondance est-elle stable ou évolue-t-elle dans le temps ?


Ces interrogations doivent être confrontées à une donnée d'expérience manifeste qui est la lenteur du développement cognitif chez l'enfant comme dans les civilisations. Nous avons vu les difficultés des thèses de maturation interne comme celle de C.L. Morgan, et l'inanité d'une explication de la lenteur du développement cognitif par la myélinisation progressive. Par ailleurs, il est probable que la constitution cérébrale n'a guère changé depuis trente mille ans au moins et que l'environnement physique ne s'est pas modifié durant ce laps de temps. Or les connaissances socio-culturelles sont en révision régulière et il n'est guère possible d'y voir seulement une adaptation renouvelée à des conditions sociales changeantes. Le développement socio-culturel présente donc une très forte inertie qui doit être expliquée.

A l'analyse, il apparaît que la plupart des réponses données par les différentes conceptions épistémologiques aux questions posées plus haut sont relatives :


L'explication empiriste


L'empirisme postule une connaissance construite, déduite des instructions issues des événements mais par modulation d'éléments comportementaux innés. Par ailleurs, les lois de conditionnement expriment une dynamique de généralisation ou de concentration, invoquant implicitement une approximation initiale dans les liens entre stimulus et réponse, avant un renforcement ultérieur. Cependant, si la lenteur du progrès peut à première vue sembler être ainsi aisément expliquée, il n'en est rien si on pousse l'analyse. Le "sillon progressivement creusé" que postule l'empirisme, témoigne d'un mode totalement instructif de connaissance, ce qui exige notamment un "pédagogue" dans l'environnement. Il serait absurde de placer ce pédagogue dans l'environnement physique mais il n'est guère plus cohérent de le situer dans la société. Comment les premiers pédagogues ont-ils été générés et comment progressent-ils eux-mêmes ? L'empirisme a le seul intérêt de fixer les conditions d'un développement instructif sur lesquelles nous reviendrons. Par ailleurs, l'empirisme est contradictoire avec la notion même d'autonomie.


L'explication réaliste


Aucune conception réaliste ne suppose une correspondance immédiate avec une représentation cognitive pour tout événement et tout objet. La connaissance s'établit par référence à des "formes" ou "idées générales", présentes à priori dans l'entendement et l'environnement mais en quelque sorte sous un aspect camouflé et déformé. La correspondance entre un objet et la connaissance qu'on peut en avoir par application d'idées générales, doit donc être construite et ne peut être que partielle. Il devrait en résulter notamment le constat que cette correspondance ne peut être bijective : un même objet peut donner lieu à plusieurs modèles cognitifs distincts, un même modèle peut s'appliquer à plusieurs objets distincts.


L'explication logique du développement dans le cadre du réalisme est alors la solution proposée par Platon et qui est celle de la maïeutique. D'une certaine façon, la réduction phénoménologique en est une version moderne où l'action du sujet lui-même est davantage mise en valeur que celle d'un maître. De telles explications ne valent évidemment que si une importance majeure est accordée à un réalisme des espèces naturelles que nous nous sommes au contraire efforcé de récuser.


L'explication autonomiste

L'application de la théorie de l'autonomie se traduit par une position originale et également relative. La pré-existence de l'objet dans ses propriétés n'est pas postulée au même titre que dans l'empirisme ou le réalisme. La relation de connaissance débute avec une rencontre entre le sujet et l'objet de connaissance. Le respect de l'homéostasie exige une identification d'une perturbation aussi exactement que possible et avant même que l'organisme ait été fortement déséquilibré. Cette identification peut correspondre à l'assimilation immédiate d'un "déterminant perceptif inné" et c'est une question de vocabulaire d'accepter ou de refuser le qualificatif de connaissance innée pour cette assimilation. Il est par ailleurs évident que la correspondance entre un déterminant perceptif inné et un objet ou un événement de l'environnement ne peut être bijective. Le catalogue des déterminants innés est fermé alors que celui des événements es ouvert.


Mais dans l'espèce humaine, l'essentiel des connaissances est appris, construit après une rencontre effective avec une cause de perturbation. Le principe d'autonomie accorde une place prépondérante au système qui apprend. Dans la démarche apprise, il ne peut alors y avoir de correspondance précise et immédiate entre un événement et la connaissance de cet événement. Il n'existe par définition aucun modèle antérieur préalable d'un événement extérieur dans l'organisation interne du système. Mais de plus, la clôture organisationnelle empêche la relation intime entre les mécanismes assimilateurs internes et l'événement extérieur, relation qui serait seule capable d'optimiser l'assimilation. L'interface intervient, perturbant et limitant les effets de la rencontre de l'organisme et de l'événement. On est donc conduit à envisager une correspondance au moins initialement très approximative entre un objet postulé et la connaissance qu'on peut en avoir, ce qui n'est pas sans poser de nombreux problèmes sur lesquels nous reviendrons.


Par ailleurs, nous avons vu (V-A) que l'autonomie imposait une ouverture contrôlée et donc la transmission des informations au travers de structures d'interface, tant à l'émission qu'à la réception. Or les interfaces altèrent obligatoirement les informations qu'elles transmettent. De ce fait, la connaissance optimale immédiate est impossible. Les messages transmis doivent être complétés et ils ne peuvent l'être qu'à titre de conjecture. Il en résulte une grande lenteur de progrès, tant dans le développement individuel que collectif. Il est essentiel d'analyser plus en détail cette élaboration progressive de la connaissance.


-------------



A) Le Concept de Dégénérescence.


Il est possible de concevoir une communication idéale entre systèmes qui permettrait à un organisme de connaître immédiatement et totalement un événement qui lui est extérieur. Mais les conditions de cette communication sont justement opposées à l'autonomie. Elles supposent un "pédagogue" qui définirait totalement le message, y compris en prévoyant comment ce message pourrait être assimilé par le récepteur, et tous les effets de ce message sur le récepteur ; la réception serait alors pleinement contraignante, donc passive. L'exemple type de cette communication idéale est l'introduction dans un ordinateur, d'un programme conçu pour lui. A contrario, toute autre communication ne peut être qu'imparfaite, notamment lorsque l'émetteur et/ou le récepteur sont des systèmes autonomes, seul cas qui nous intéresse. On peut alors exprimer cette imperfection obligée de la communication sous le nom de dégénérescence et considérer qu'a priori, toute communication pour un système autonome est dégénérée.


En physique, la dégénérescence traduit le fait que plusieurs états quantiques stationnaires peuvent correspondre à un même niveau d'énergie dans un atome et ne peuvent être aisément identifiés les uns par rapport aux autres. En conséquence, la connaissance de l'état quantique d'un atome est partiellement indéterminée et c'est cette indétermination que traduit le terme de dégénérescence. En biologie, un code dégénéré est un code où une traduction identique est obtenue à partir de plusieurs antécédents distincts. Une vingtaine d'acides aminés différents forment toutes les protéines, et les chaînes d'A.D.N. ou d'A.R.N. représentent le code qui marquent l'ordre de succession des acides aminés dans une protéine. Il existe 64 codons différents, tous utilisés, pour coder la vingtaine d'acides aminés et la signification "fin de chaine". La signification d'un codon est précise mais inversement, un même acide aminé semble exprimable par plusieurs codons différents. Le lien acide aminé/codon n'est pas bijectif et de ce fait, le code génétique est dit dégénéré.


En généralisant ces définitions, on peut rapporter à la dégénérescence, toutes les insuffisances, toutes les altérations systématiques qui ne permettent pas une correspondance parfaite, donc bijective, entre la "forme" communiquée par un émetteur et la forme assimilée par un récepteur, qui relèvent des mécanismes de transmission et non de bruits aléatoires.


1. La Dégénérescence dans la fonction perceptive.


Si d'un point de vue théorique, la communication entre l'environnement et le sujet de connaissance est obligatoirement dégénérée, il est intéressant d'en préciser les raisons. La première raison et la plus fondamentale pour la connaissance humaine, tient au fonctionnement du neurone sensoriel, voie de passage obligée et fonctionnant en tout ou rien. Tout événement quel qu'il soit ne provoque qu'un bit d'information par unité de temps, l'existence ou l'absence d'une réponse univoque du neurone. Aucune "forme" spatiale de l'environnement ne peut ainsi être conservée et il y a donc bien dégénérescence.


Comme nous l'avons vu (V-B), tous les neurones sensoriels ne sont pas équivalents et ne réagissent pas de façon identique, soit en raison de leur emplacement, soit en raison d'une sensibilité spécifique à une forme particulière d'énergie. L'information potentielle transmise par un événement est alors considérablement supérieure à un bit par unité de temps. En revanche, il ne peut y avoir une coordination spontanée, une confrontation entre deux neurones de sensibilité ou d'emplacements différents. Il faut à l'intérieur du sujet récepteur, des mécanismes qui coordonnent les données des différents neurones. Par définition, cette coordination ne peut être que déterminée a priori, constitutionnellement, en indépendance des propriétés des événements. Cette coordination ne peut donc être parfaite, totale et elle est spécifiquement marquée par les mécanismes qui l'assurent. Ces mécanismes ont donc obligatoirement leur part propre dans les "formes" qu'ils élaborent, et ces formes sont biaisées. Au total, il y a donc deux sources distinctes et importantes de dégénérescence dans l'analyse perceptive. Il est alors important de faire la théorie de la dégénérescence ainsi apparue.


2. La Dégénérescence généralisée.


La dégénérescence ne traduit pas l'altération physique d'un message comme par le bruit, mais l'altération de la communication; le résultat, l'absence de bijection dans la communication, est cependant identique. Sur le plan pratique, et malgré des différences essentielles que nous voyons plus loin, la dégénérescence s'exprime comme le bruit par l'ambigu‹té et l'équivoque :

- ambigu‹té parce qu'un même événement peut faire naître des formes différentes selon les conditions de la rencontre, la constitution du sujet, et même selon les variations d'état d'un même sujet.

- équivoque parce que plusieurs événements différents peuvent provoquer une forme identique chez le récepteur.

C'est essentiellement sous ces conséquences d'ambigu‹té et d'équivoque que doit être étudiée la dégénérescence.


Ces conséquences admises, la dégénérescence doit son importance au fait qu'elle marque toute rencontre, toute communication entre systèmes, en dehors d'une communication parfaitement instructive. De plus, un message, un signal ne conduisent à envisager la dégénérescence que s'ils ont un minimum de complexité; dès lors, ils se présentent eux-mêmes comme des systèmes. L'identification d'un signal n'est qu'un cas particulier de la transmission d'information qui peut apparaître dans toute relation d'un système autonome avec son environnement.


2.1. La généralisation de la Dégénérescence à toute rencontre entre systèmes.


Nous avons vu (VIII-5) qu'il faut éviter de voir l'information sous un jour descriptif, et relever surtout sa valeur d'induction d'un comportement particulier. Selon les perspectives de la théorie de l'autonomie, ce qui est en jeu dans une rencontre est l'optimisation de la relation pouvant exister entre deux ou plusieurs systèmes venus en voisinage. Chaque système va s'efforcer de maintenir la meilleure stationnarité possible en dépit de l'effet perturbateur provoqué par le voisinage des autres systèmes. Si l'ajustement parait se faire du premier coup, la relation n'est pas cognitive et la notion de dégénérescence n'intervient pas pour l'observateur. Mais nous avons vu à plusieurs reprises l'importance d'une relation cognitive construite. Idéalement, cette relation est construite au moins en partie après une rencontre événementielle et implique des processus décisionnels de la part de l'un et/ou l'autre système. La relation cognitive doit être aussi rapidement efficace que possible, doit éviter les tâtonnements tactiques ou aléatoires et limiter les déquilibrations successives. Dans une telle situation, l'importance de la dégénérescence apparaît immédiatement et la diminution acquise de la dégénérescence est la référence d'une connaissance apprise.


Considérons le cas simplifié de la rencontre entre deux systèmes A et B, modifiant l'équilibre interne de A. Pour que A puisse effectuer directement les transformations internes qui le rééquilibrent, la relation entre A et B devient une situation de communication où des informations sur les effets du voisinage de B doivent être assimilées par A. Mais le monde interne de A, le monde de B et l'environnement sont étrangers les uns aux autres et il n'y a aucune possibilité pour A d'assurer immédiatement une correspondance exacte entre une de ses "manières d'exister" et les effets produits par le voisinage du système B. Par ailleurs, les informations liées à la présence du système B n'ont pas de signification immédiate pour A et l'assimilation doit s'étendre dans le temps. Le principe de dégénérescence conduit à affirmer qu'il n'est ni possible ni nécessaire que le système A analyse parfaitement toutes les informations liées au voisinage du système B pour établir une relation satisfaisante avec B et retrouver son équilibre. Cet état d'équilibre étant "apprécié" par le système A, lui-même et vis à vis de lui-même, s'introduit par ailleurs un principe de décision.


2.2. Dégénérescence, Redondance et Bruit.


Cette analyse doit aider à comprendre les différences existant entre dégénérescence, redondance et bruit. La redondance entre deux formes traduit l'affirmation d'une similitude totale, fonctionnelle et morphologique entre ces formes, tandis que la dégénérescence traduit une dissemblance partielle entre un signal à l'émission et la façon dont il est assimilé, pouvant prêtée à confusion. Cette dissemblance peut être fonctionnelle et/ou morphologique.

- la ressemblance morphologique exprime qu'il est possible de décrire un certain nombre de correspondances formelles entre deux signaux, sans préjuger d'une ressemblance fonctionnelle.

- la ressemblance fonctionnelle exprime le fait que deux signaux peuvent avoir une correspondance fonctionnelle, totale ou partielle, sans préjuger de la similitude morphologique.

La dégénérescence conduit ainsi à dissocier l'isofonctionnel et l'isomorphique, alors que la redondance n'impose pas cette dissociation.


Beaucoup plus importante est la comparaison de la dégénérescence et du bruit, tout au moins du bruit défini dans ses seuls aspects parasitaires ou déformants(II-6). Dans les deux cas, il y a perturbation dans la transmission complète et correcte des informations préalablement définies au cours d'une relation. Dans les deux cas, la comparaison des informations émises et des informations reçues révèle des données semblables et des données différentes. En revanche, sur le plan fonctionnel, ces données différentes n'ont pas la même signification en cas de bruit ou en cas de dégénérescence :

- en cas de bruit parasite, les données différentes sont quelconques, variables et sans signification par elles-mêmes.

- en cas de dégénérescence, les données différentes sont précises, définies, significatives. Même si elles sont négligées dans une relation particulière, elles contiennent donc une information complémentaire potentielle, éventuellement utilisable au cours d'une autre relation.

En pratique, il est bien évident que bruit et dégénérescence peuvent être tous deux présents au cours d'une même transmission d'information entre deux systèmes.


Les conséquences du bruit parasite et de la dégénérescence sont assez proches lorsque sont étudiés les moyens d'assurer une transmission optimale d'un message issu d'une rencontre.

- dans les deux cas, la transmission correcte ne peut avoir lieu que si le système récepteur pose l'hypothèse d'une erreur ou d'une insuffisance dans la communication.

- dans les deux cas, cette condition nécessaire est aussi suffisante : la transmission peut très habituellement être améliorée jusqu'au niveau de qualité souhaité par le récepteur et/ou l'émetteur.

En revanche, les procédés pour obtenir une amélioration diffèrent. En cas de bruit, priment l'analyse de la cohérence interne du message grâce à la redondance, une confrontation renouvelée entre le message émis et le message reçu. En cas de dégénérescence, prime la variation systématique de certaines données de la rencontre.


Le bruit parasite et la dégénérescence ont encore des conséquences très différentes s'il s'agit de transmettre une information suffisante pour permettre une relation adaptée entre deux systèmes :

- le bruit a uniquement des effets négatifs

- la dégénérescence facilite une relation immédiate, tout en laissant ouverte les possibilités d'améliorations ultérieures. Nous verrons que ces améliorations peuvent conduire à la genèse quasi ex nihilo, des objets de connaissance.


3. Les compensations subjectives de la Dégénérescence.


On pourrait concevoir que l'information transmise, en dépit de la dégénérescence, soit suffisante pour assurer un comportement efficace. Par définition, la chance est intervenue, introduisant un premier aspect de probabilité et de risques d'erreurs ultérieures dans la connaissance. Certains organismes très simples sont soumis à cet aspect chanceux, conduisant immédiatement à la réussite ou à l'échec définitif. Il y a alors une limitation des réponses adaptatives aux conduites innées et il n'y a aucune place pour la connaissance apprise.


Une réponse adaptative efficace immédiate peut évidemment également se produire dans des organismes plus complexes, avec le même aspect de probabilité. Ce succès par hasard, provoque en fait une désinformation puisque la réalité de la dégénérescence passe totalement inaperçue et que cela risque d'altérer les assimilations ultérieures de perturbations. Nous négligerons le cas où, par impatience et inattention, toute l'information résultant de la communication dégénérée n'est pas assimilée immédiatement, mais seulement après un ou plusieurs échecs. Cette situation est fréquente en pratique mais elle ne joue pas un rôle majeur dans la constitution de la connaissance apprise et favorise seulement les habitudes. Nous nous concentrerons donc sur les seuls cas où il y a un échec adaptatif en dépit de l'utilisation optimale de l'information transmise par une communication dégénérée. Certains mécanismes permettent à l'initiative du sujet une diminution des conséquences néfastes de la dégénérescence.


3.1. Des essais aléatoires à la réaction circulaire.


La mouche qui essaie de passer au travers d'une vitre, la poule qui se laisse arrêter par un grillage de quelques mètres ouvert aux extrémités, nous paraissent plutôt ridicules. Pourtant ces comportement très élémentaires témoignent déjà de tous les facteurs essentiels qui permettent la diminution de la dégénérescence :


a) plusieurs réponses, pour ne pas dire de très nombreuses réponses différentes sont possibles devant un même événement. C'est la condition sine qua non de l'autonomie comme l'ont souligné Paul Valéry et Pierre Vendryès.


b) le constat d'échec conduit à essayer "autre chose". L'aspect en est particulièrement rudimentaire et non réfléchi dans les exemples cités plus haut, mais sans cette tentative systématique de modification comportementale, la dégénérescence demeurerait ce qu'elle était initialement.


En pratique, dans les organismes plus complexes, le constat d'échec conduit à un comportement plus élaboré auquel on pourrait donner le nom de projet chaque fois qu'il y a une réflexion comportementale sur l'échec.

- les données provenant de la transmission dégénérée d'information sont complétées à titre de pari, de conjecture, par d'autres données.

- cela aboutit à un modèle comportemental nouveau qui est essayé.

- qu'il y ait alors échec ou réussite, la dégénérescence diminue puisque le pari est validé au moins provisoirement, ou que le constat d'un nouvel échec constitue une information supplémentaire.

Le processus peut se renouveler sur un nombre indéfini de boucles, n'étant arrêté que par le succès, le découragement, la fatigue ou le désintérêt. La pérennisation du résultat obtenu traduit une connaissance apprise.


c) implicitement, toute nouvelle tentative de réponse implique qu'elle pourrait échouer également. Aux notions de dégénérescence et de réaction circulaire, est associée nécessairement la notion de pari :

- il y a un pari implicite chaque fois qu'une modification ponctuelle de la réponse adaptative initiale est effectuée, pari que la modification sera efficace, pari que le complément d'information introduit est valide. Il s'agit bien d'un pari puisque, par définition, il n'existe pas de raisons a priori permettant de prévoir un succÈs et que l'information transmise* initialement a été, par définition, totalement utilisée pour établir la première réponse.

- il y a un pari lorsque la réaction circulaire* est arrêtée parce qu'un succès semble obtenu. C'est en effet l'organisme lui-même qui décide que la réponse adaptative a fourni un retour satisfaisant à l'équilibre ou qu'il est sans grande conséquence de ne pas trouver de réponse efficace.

- il y aura encore un pari dans l'utilisation inductive ultérieure du modèle forgé et pérennisé puisque les conditions existentielles ne seront jamais exactement les mêmes.


Autrement dit, l'autonomie implique nécessairement la dégénérescence dans la communication entre systèmes, et la dégénérescence conduit obligatoirement à une approche probabiliste de la communication dans les systèmes autonomes, communication entre systèmes ou communication avec l'environnement. Nous pensons que toutes ces particularités comportementales, exprimées au cours de la réaction circulaire, sont l'explication essentielle de l'aspect probabiliste de toute connaissance.


3.2. La Dégénérescence selon G. Edelman .


G. Edelman a repris en 1977 (053), le terme de dégénérescence pour définir une particularité fondamentale du comportement des êtres vivants, et par là même de la connaissance : même pour un seuil d'efficience donné, il y a plus d'une façon d'interpréter correctement un signal extérieur. C'est en somme la version subjective du constat objectif de Paul Valéry et de Pierre Vendryès noté plus haut. Le choix d'Edelman pour le terme de dégénérescence traduit une extension certaine par rapport à la définition de code dégénéré et il prête malheureusement à confusion, utilisant une notion à connotation péjorative pour décrire un mécanisme fondamentalement positif. En fait, l'emploi du terme de dégénérescence est correct puisqu'il y a bien ambigu‹té et équivoque dans la relation entre signal et réponse, une indétermination entre réponse et résultat adaptatif. Mais il est associé simultanément une possibilité de compensation des effets de dégénérescence au sens strict du terme. Il nous semble impossible de négliger les travaux d'Edelman et il faut bien reconnaître qu'il est difficile d'exprimer autrement que lui, le caractère d'indétermination partielle dans la relation adaptative à toute perturbation incomplètement analysable par nature.


La définition exacte de la dégénérescence telle que la donne Edelman est la suivante : "Par dégénérescence, je veux dire en général, qu'à un seuil donné, il y a plus d'une façon de reconnaître positivement un signal d'entrée donné." Par ailleurs, Edelman adoptant le point de vue du mode "sélectif" de fonctionnement (VI-A-1), la reconnaissance d'un signal revient à lui attribuer une correspondance avec "une façon d'exister" du système. La dégénérescence selon Edelman revient à affirmer qu'il y a plus d'une façon de répondre à un signal donné.


Pour justifier l'intérêt de la dégénérescence, Edelman, prenant l'exemple de l'identification perceptive neuronale, montre que la dégénérescence traduit une situation intermédiaire entre deux extrêmes, :

- considérons qu'un seul groupe de neurones puisse reconnaître un signal donné et que le point de vue "sélectif" soit strictement respecté, le nombre des signaux reconnaissables sera très limité.

- considérons maintenant que tous les groupes de neurones puissent reconnaître n'importe quel signal. Toute possibilité de distinction entre deux signaux sera perdue.

"Seule la dégénérescence peut réconcilier la spécificité de reconnaissance et l'étendue du catalogue de reconnaissance."


3.2.1. Dégénérescence d'Edelman, Assimilation et Accomodation. La distinction entre le temps d'assimilation et le temps d'accommodation que nous analysons par ailleurs (VIII-3), conduit à envisager une dégénérescence dans l'identification d'un signal d'une part, et dans sa signification adaptative d'autre part. Dans le premier cas, la dégénérescence s'interprète ainsi :

- un seuil de précision étant défini, un événement qui apparaîtrait unique dans ses particularités pour un observateur idéal peut recevoir des interprétations différentes de la part de plusieurs organismes ou plusieurs canaux perceptifs différents.

- inversement, une même interprétation peut être accordée à des événements qui paraîtraient qualitativement distincts pour un observateur idéal.


Dans le second cas qui est celui de la signification dans le cadre d'une optique utilitaire, l'interprétation correcte d'un événement traduit la possibilité d'effectuer une réponse adaptative satisfaisante à la suite du signal. La notion de dégénérescence peut alors être généralisée ainsi, en faisant appel comme G. Edelman lui-même, au point de vue sélectif :

- il existe plusieurs "manières d'être" distinctes dans un système, qui peuvent constituer une réponse adaptative satisfaisante à un seuil défini, en face d'une même situation.

- il existe plusieurs situations distinctes où une même "manière d'être" peut constituer une réponse adaptative satisfaisante à un même seuil.


3.2.2. Dégénérescence d'Edelman, structure et états. Tout système, nous y avons insisté, est caractérisé par une structure et par les différents états stationnaires qu'il présente. La dégénérescence peut porter sur les aspects de structure et/ou d'états.


La dégénérescence structurale est marquée par le fait que tous les éléments constitutifs d'un système ne sont pas pris en compte lors des relations de ce système. Par certains côtés, cette affirmation est triviale. Spencer l'exprimait en disant qu'un objet est "inconnaissable" bien qu'on puisse en affirmer l'existence et en définir le domaine. En fait, il faut considérer deux aspects distincts :

- seule une partie d'un système entre en contact avec l'environnement au cours d'une relation quelle qu'elle soit. Nous pourrions appeler éléments de surface les éléments d'un système qui peuvent entrer éventuellement en relation extérieure.

- la dégénérescence structurale traduit alors une restriction supplémentaire et le fait qu'au cours d'une relation particulière, seule une partie des éléments de surface entrent en relation et que cette partie varie pour un même système selon les conditions de la rencontre.


La dégénérescence d'état est marquée par le fait qu'une confrontation entre deux systèmes s'effectue alors que l'un et l'autre de ces systèmes sont dans un état stationnaire particulier au moment de la rencontre. Les autres états possibles de ces systèmes demeurent étrangers à la rencontre. Un même système dans un état autre pourrait paraître un système différent.


En définitive, la communication qui résulte de la rencontre entre deux systèmes A et B dans des circonstances données est dégénérée parce qu'une partie seulement des éléments de surface entre en contact et/ou parce que les circonstances confrontent les deux systèmes dans un seul état stationnaire pour chacun d'eux.


3.2.3. La Dégénérescence D'Edelman et la Théorie de la Sélection dégénérée de groupes dans le cerveau. Edelman décrit la dégénérescence dans le cadre très particulier d'une organisation hiérarchique du système nerveux central. Il considère que la base des reconnaissances de signaux dans le système nerveux est la distribution spatio-temporelle de pointes et de potentiels gradués issus d'un groupe de neurones et reconnus par un autre groupe. Ces groupes sont distribués hiérarchiquement et un groupe de neurones hiérarchiquement supérieur, dit R de R, peut reconnaître la configuration liée à l'émission simultanée de plusieurs groupes R.


Cette conception de fonctionnement du système nerveux n'est pas gratuite. Elle correspond assez exactement aux théories actuelles sur les perceptions olfactives et gustatives (V-C-1). Elle fait appel aux analyses de Mountcastle encore nouvelles à l'époque et très largement admises aujourd'hui, des microcolonnes reliées hiérarchiquement en minicolonnes. Elle intègre la notion d'interfaces sensorielles dont le fonctionnement est profondément marqué de dégénérescence et de sélectivité. Néanmoins, cette conception est un cas particulier, très simplificateur. La façon dont sont effectuées genèse et reconnaissance des distributions spatio-temporelles de pointes et de potentiels gradués n'est pas prise en compte. En un mot, Edelman envisage la communication entre des systèmes qui ont des interfaces et des organisations internes accordant la même signification aux signaux émis et reçus.


Au total, quel que soit le nom donné au processus, la multiplicité des relations efficaces entre événements et réponses adaptatives est un fait essentiel qui vient compléter et favoriser considérablement la mise en jeu d'une réaction circulaire. Plus les relations efficaces sont nombreuses, plus grandes sont les chances d'en isoler une. Mais le bénéfice ne s'arrête pas là. En effet, un lien d'efficacité pérennisé entre un événement supposé et une réponse adaptée constitue un tremplin de progrès. La répétition de la liaison encore partiellement dégénérée, produira inéluctablement un échec le jour où l'événement réel ne correspondra pas suffisamment à l'événement supposé. Une nouvelle réaction circulaire devra être élaborée et sera toujours favorisée par un nombre de réponses efficaces plus réduit mais encore élevé; les modèles d'événements seront différenciés et les mécanismes d'analyse mieux connus. Le résultat sera une nouvelle diminution de la dégénérescence au sens strict du terme. Le processus pourra ensuite se répéter à nouveau, permettant un nouveau progrès.


3.3. L'Indétermination constitutionnelle, clef de la plasticité.


Beaucoup de descriptions en biologie impliquent une plasticité sans qu'il soit pris conscience de ce qu'implique cette plasticité. La mémorisation, le progrès, le développement sont synonymes de modifications structurales. La théorie de l'autonomie biologique conduit à affirmer que ces modifications structurales ne remettent pas en cause l'identité du système modifié et son intégrité fonctionnelle. La plasticité dans un système autonome présente donc des exigences précises qui pourraient être résumées par deux données qui sont en fait fortement reliées :

- les modifications à venir doivent être prévues de quelque façon dans la constitution initiale pour qu'elles ne remettent pas en cause l'organisation interne fondamentale.

- le système doit fonctionner correctement, et selon des règles générales communes, avant et après la modification apprise.

Cela pourrait être qualifié d'une dégénérescence comportementale initiale, o— des réponses approximatives et multiples peuvent être appliquées à un même événement.


Nous voudrions préciser cette notion à la fois essentielle et complexe qui doit respecter deux exigences qui paraissent contradictoires :

- la conservation de l'identité et des références d'organisation du système autonome.

- une transformation structurale assurant le progrès.

Il nous semble que cette contradiction ne peut être levée que par une diminution d'une indétermination initiale. Il faut que l'emplacement de toutes les liaisons futures soit préinscrit sous forme potentielle mais qu'initialement le système fonctionne indifféremment, que la liaison soit actualisée ou non. Une autre explication possible est que l'état actuel d'un élément constitutionnellement bistable soit initialement sans conséquence sur le fonctionnement interne du système. Le schéma L.S.D. de Changeux et Danchin, l'état des cases mémoires labiles d'un ordinateur à l'achat, sont des exemples probants de ces données essentielles et nous semblent confirmer l'importance de cette notion de dessin préalable de toutes les liaisons futures, de tous les chemins futurs aurait dit P. Valéry.


3.4. L'introduction de la variété dans la duplication.


Dans "Gödel, Escher et Bach", D. Hofstadter insiste longuement sur les compositions célèbres, mathématiques, picturales ou musicales, obtenues par la répétition d'un même thème dans lequel sont introduites des variations. La composition acquiert une valeur et une originalité du fait même de cette répétition. Il est très important de souligner :

- que le thème doit être initialement conçu sous une forme qui permet l'introduction de variations sans pourtant qu'il perde son identité. On retrouve alors la dégénérescence avec la permanence d'un certain nombre de données pour que le thème puisse être identifié, mais également d'autres données qui puissent varier pour introduire une authentique nouveauté sans pour autant que le thème soit perdu.

- que la description du thème lui-même revient à négliger les différentes valeurs prises par les données contingentes

- que la valeur effective accordée à une donnée contingente au cours d'une variation spécifie cette variation et a une forte signification dans l'esthétique de l'oeuvre finale.


Il est essentiel de noter, et D. Hofstadter n'y manque pas, que la même disposition se retrouve dans la formation des organismes biologiques, qu'elle y joue un rôle essentiel dans le développement, l'adaptation phylogénétique et ontogénétique à l'environnement, donc dans une diminution de la dégénérescence au sens strict.


En définitive, un système autonome doit posséder et possède effectivement de nombreux mécanismes qui lui permettent une autonomie accrue vis à vis des milieux effectivement rencontrés. Cela à la fois par sa constitution initiale et par intégration des résultats positifs du vécu. La conséquence est une évolution de la dégénérescence au sens strict vers une décroissance progressive.


4. Les aspects diachroniques de la Dégénérescence.


La caractéristique fondamentale de la dégénérescence est qu'elle ne saurait longtemps restée égale à elle-même lorsqu'une même situation de rencontre entre deux systèmes se poursuit ou se renouvelle :


- le système récepteur présentant constamment des variations internes d'ajustement, il lui faut prendre conscience de ces variations pour différencier la variation liée à des modifications de l'environnement. Mais inversement comme nous l'avons vu avec le principe Richalet, c'est la confrontation avec un insolite qui permet à un système de mieux analyser ses variations internes. Il existe donc spontanément un bouclage au cours du vécu, toute rencontre favorisant pour le système une connaissance de soi. Ce bouclage provoque une réduction progressive de la dégénérescence des messages extérieurs puisque les effets de la dégénérescence perceptive deviennent en partie analysables.

- de même, la multiplication des rencontres permet une meilleure connaissance globale d'un système B ou plus généralement des régularités d'environnement. A son tour, cette connaissance permet de mieux préciser les informations caractérisant les aspects particuliers des rencontres ultérieures.


Mais si la dégénérescence varie, se pose alors la question de préciser ce qui détermine le seuil d'acceptation d'une communication dégénérée, notamment au cours d'une première rencontre. La réponse est évidente : le seuil est déterminé subjectivement par le système récepteur et/ou le système émetteur, à partir de critères d'utilité et dans un processus de décision à risques ou de probabilité subjective. Cela conduit à distinguer schématiquement les effets principaux d'une première rencontre entre deux systèmes et des rencontres ultérieures.


Lors d'une première rencontre entre deux systèmes, la dégénérescence est obligatoirement maximale et la communication se limite au nombre minimum des indices nécessaires à l'équilibration globale. L'important est en fait dans l'influence de cette première rencontre sur l'évolution ultérieure des relations.

- si la rencontre initiale n'a aucune influence sur l'avenir de la relation entre les deux systèmes considérés, la dégénérescence demeure à son niveau d'origine.

- si au contraire, la première rencontre initie une situation poursuivie de voisinage, ou commence à dessiner un objet de connaissance, la dégénérescence diminuera spontanément par la suite.


L'anecdote isolée est un bon exemple de la rencontre sans lendemain. La dégénérescence y est maximale, ce qui explique la très médiocre valeur cognitive propre de l'anecdote. En revanche, l'anecdote peut ouvrir la possibilité d'une bisociation au sens d'A. Koestler; la rencontre est alors riche de développements ultérieurs. La réaction circulaire, base de tout apprentissage, marque en revanche une diminution progressive de la dégénérescence.


Cette analyse diachronique de la dégénérescence explique au mieux la qualité des symbioses, le développement et l'orthogenèse spontanés, et même l'ontogenèse des objets de connaissance.


- si deux systèmes demeurent en symbiose, leur connaissance réciproque s'améliore spontanément, ce qui aboutit à une atténuation des effets antagonistes et un renforcement des effets agonistes.


- la symbiose n'est qu'un cas particulier d'une situation initialement conflictuelle lors d'une relation poursuivie entre deux systèmes ou de façon plus générale, entre un système et son environnement. Dans ce dernier cas, l'observateur retient surtout le progrès spontané dans l'autonomie du système vis à vis de l'environnement. On parle alors plutôt de développement lorsqu'il s'agit d'un système individuel, d'orthogenèse en cas de lignée phylogénétique. Comme y a longuement insister J. Piaget, le développement et l'orthogenèse n'ont donc nul besoin d'être expliqués par l'action d'un démiurge ou de processus transcendants. Ils résultent de la diminution spontanée de la dégénérescence dans les relations poursuivies d'un système autonome avec l'environnement.


- par exemple, dans la perception organisée d'un monde dépourvu objets définis, ce qui est la situation du nouveau-né, les premières relations dégénérées de l'organisme avec l'environnement vont détacher de façon probabiliste et par répétition, un certain nombre d'indices ; la conjonction de ces indices va générer les premiers "objets" de la connaissance.


5. L'Approximation dans le Fonctionnement biologique.


De très nombreux exemples démontrent à la fois la réalité de la dégénérescence et des mécanismes qui peuvent l'atténuer.


5.1. L'exemple du cytochrome C.


Le cytochrome C est présent dans de très nombreux organismes végétaux ou animaux car il est indispensable à l'utilisation de l'oxygène dans la production énergétique. C'est un des enzymes qui ont été le plus étudiés dans leur structure et nombre des données acquises sont généralisables à tous les enzymes. Le cytochrome C est constitué par une chaîne d'une centaine d'acides aminés. D'une part un cytochrome C prélevé dans l'organisme appartenant à une espèce biologique précise est actif dans les organismes d'autres espèces. D'autre part, seuls une quarantaine d'acides aminés sont identiques pour tous les cytochromes C de toutes les espèces étudiées. Inversement, la totalité des acides aminés du cytochrome C sont identiques dans une même espèce.


Lorsqu'on considère le cytochrome du point de vue de son action enzymatique et de sa finalité externe, on retrouve la conformation générale globalement identique pour tous les cytochromes et liée à la chaîne d'une centaine d'acides aminés; on trouve d'autre part la quarantaine d'acides aminés caractéristiques de tout cytochrome. En revanche, la nature des autres acides aminés parait une contingence, au moins en partie. Nous pensons que cette contingence est relative et que toutes les variations des acides aminés n'aboutissent pas à un enzyme fonctionnel. Nous penserions plutôt que la variation de l'un des acides aminés de la chaîne doit être compensée par une autre variation dans les acides aminés non essentiels.


Lorsque l'organisation interne du cytochrome est envisagée, le caractère contingent dans la distribution des acides aminés disparaît. D'une part, les acides aminés sont tous identiques dans une même espèce. D'autre part, les acides aminés particuliers à l'espèce sont déterminants pour établir la configuration spatiale globale responsable de l'action enzymatique.


Il y a donc bien dégénérescence structurale puisque la fonction enzymatique "cytochrome C" peut être obtenue par des protéines de configurations partiellement différentes, que deux cytochrome C d'espèces différentes présentent des éléments communs et des éléments différents. En revanche, la totalité des acides aminés sont nécessaires et significatifs pour caractériser un cytochrome C particulier. L'information s'accroît et la dégénérescence diminue lorsqu'on passe du plan de finalité externe au plan de finalité interne qui est l'arrangement en enzyme fonctionnel.


Il devient aujourd'hui à la mode d'insister sur le mélange d'ordre et de chaos qui caractérisent les systèmes complexes. L'exemple du cytochrome C peut être repris pour préciser la différence qui peut exister entre "le mélange d'ordre et de chaos" d'une part, la dégénérescence d'autre part. Il est vrai que 40 acides aminés sur une centaine traduisent l'ordre et définissent fondamentalement la fonction du cytochrome C mais il serait faux de caractériser par le chaos les acides aminés restants puisqu'ils sont strictement définis pour une même espèce.


5.2. L'exemple de l'A.D.N. dans les organismes complexes.


Dans le cas du cytochrome C, qui est aussi celui de nombreux autres enzymes, rien n'est connu aujourd'hui des conséquences fonctionnelles de la dégénérescence. La situation est toute autre dans le cas de la lecture des chaînes d'A.D.N. Le fait que tous les maillons des chaînes d'A.D.N. des organismes complexes soient porteurs ou non d'une information génétique est actuellement l'objet de controverses et nous n'y insisterons pas. Il parait en tous cas certain que dans l'espèce humaine et pour le sexe féminin, un seul chromosome X soit fonctionnel dans une cellule donnée. Il y a là manifestement un bel exemple d'indétermination.


Mais nous voudrions surtout insister sur un autre point. L'A.D.N. contenu dans le germe d'un organisme métazoaire, est exactement identique à l'A.D.N. de chacune des cellules différenciées de l'organisme achevé. Or, dans tous les cas, cette chaîne d'A.D.N. règle spécifiquement l'autopoièse cellulaire. Une même information globale se traduit donc par des actions en partie différentes. L'explication de ce paradoxe apparent réside dans un processus de dégénérescence : l'information contenue dans une chaîne d'A.D.N. n'est pas univoque et dépend des particularités d'environnement ; seule une partie de la chaîne A.D.N. significative est lue dans un environnement particulier. Ce sont les caractéristiques du milieu qui déterminent les régions de la chaine d'A.D.N. qui sont lues et celles qui sont négligées. Autrement dit, la lecture de la chaîne d'A.D.N. dépend fondamentalement de l'ambiance dans laquelle elle est lue. La signification d'une chaîne d'A.D.N. est donc variable selon l'environnement. Deux chaînes d'A.D.N. présentant des différences inertes lors de la lecture seront considérées comme équivalentes. Une même chaîne A.D.N. sera considérée comme différente si elle est lue dans deux ambiances distinctes. La dégénérescence est donc manifeste et a une traduction fonctionnelle fondamentale.

5.3. La plasticité synaptique.


La grande majorité des auteurs situent la plasticité des systèmes nerveux centraux dans les caractères de la trame synaptique. L'observation révèle indiscutablement un développement dendritique et synaptique très important après la naissance, l'effet étant au maximum dans l'espèce humaine. Ce développement, surtout lorsqu'il est analysé dans un contexte d'autonomie, doit répondre à trois conditions en apparence contradictoires :

- le système nerveux central doit être fonctionnel avant même que le développement dendritique et synaptique soit effectué, pour qu'une autonomie comportementale minimale soit présente à la naissance.

- le développement dendritique et synaptique ultérieur ne doit pas remettre en cause l'organisation initiale pour que l'organisme conserve son individualité et son identité.

- le développement dendritique et synaptique doit apporter des précisions qui accroissent l'autonomie vis à vis de l'environnement rencontré puisqu'il résume la plasticité des centres nerveux.


Le schéma L.S.D. de J.P. Changeux et A. Danchin répond à cette triple exigence, tout en démontrant un effet de dégénérescence. Ce schéma déjà décrit (III-4), revient à associer :

- une trame constitutionnelle dessinant toutes les liaisons dendritiques et synaptiques possibles

- une précision ultérieure de cette trame selon l'état L., S. ou D. de chaque synapse.

Autrement dit, dans un premier temps ou une première approche, l'état L.S.D. est relativement indifférent aux aspects premiers et fondamentaux du fonctionnement cérébral. La dégénérescence est donc manifeste. Mais, et le point est essentiel, cette dégénérescence constitue la réserve de plasticité indispensable qui permettra les développements comportementaux ultérieurs, en raison de régularités d'environnement effectivement rencontrées, cela en préservant l'identité. Ce véritable compromis dans l'équilibre comportemental est à la base de toutes les différentiations individuelles, comme du développement individuel de l'autonomie.


5.4. La reproduction sexuée.


La reproduction sexuée assure la formation d'un nouvel individu par fusion de deux gamÈtes issus de deux parents. Elle est apparue probablement il y a un peu plus d'un milliard d'années. Introduisant une variation contrôlée dans la succession des générations, elle a permis une grande diversité des espèces et une accélération de l'orthogenèse dans l'évolution des espèces.


Le programme génétique contenu dans un gamète est équivalent dans sa conformation générale à celui de l'un ou l'autre des organismes parentaux mais il n'existe qu'à un exemplaire alors qu'il est doublé dans chacun des organismes parentaux. L'alignement des différents gènes, la longueur totale du programme sont strictement identiques au niveau des gamètes et des moitiés de programme dans les organismes parentaux. Cette identité est fondamentale puisqu'elle permet seule la fusion de deux gamètes issus de deux parents. Un certain nombre de données sont donc strictement équivalentes chez les deux gamètes fusionnés et les organismes parentaux.


En revanche, l'action de certains gènes peut être différente entre chaque moitié du programme des organismes parentaux. Cette différence est essentielle puisqu'elle introduit une variation qui a joué un rôle important dans l'adaptation à des environnements variés et dans l'évolution des espèces. Cette variation ne se conçoit qu'en fonction d'un minimum de dégénérescence dans la signification de chaque gène. Il y a bien une variation équilibrée au cours de la reproduction puisque le gamète contient obligatoirement un exemplaire de chaque gène, issu de façon quasi aléatoire de l'une ou l'autre moitié du programme génétique parental. Mais le résultat n'est positif qu'en raison d'un programme global qui peut intégrer l'un ou l'autre de plusieurs gènes différents à un même emplacement.


On retrouve bien entre les différents œufs, la composition par répétition d'un même thème avec variation. La comparaison est encore plus exacte si on considère la génétique des populations et non pas seulement la génétique des individus. Dans la population globale d'individus de même espÈce, chaque individu traduit une variation sur le thème de l'espèce. Le point de vue d'Aristote est très voisin, qui faisait de l'espèce une variation sur le thème du genre.


5.5. La variation des anticorps.


On estime au milliard le nombre d'anticorps différents que pourrait former un même individu. Inversement tous ces anticorps variés ont une conformation pratiquement identique. Il y a dans tout anticorps une association :

- de données identiques pour tous les anticorps d'un même individu et même pour tous les anticorps de nombreuses espèces distinctes voisines. Ces données identiques caractérisent la conformation générale de tout anticorps. Elles sont indispensables au bon fonctionnement de l'immunité, notamment de la dynamique du réseau immunitaire.

- de données identiques pour tous les anticorps d'un même individu mais différentes d'un individu à l'autre, même dans la même espèce. Ces différences sont essentielles pour assurer une action distincte des anticorps vis à vis du "soi" ou d'un organisme étranger.

- de données différentes d'un anticorps à l'autre chez un même individu, différences qui expliquent la spécificité d'action d'un anticorps, et du reste également son action tout court.

La multiplication des anticorps traduit bien la reproduction d'un même thÈme avec variations. Par ailleurs, tous les anticorps possibles sont définis à la naissance. Toute connaissance immunitaire traduit l'actualisation d'un anticorps prédéfini.


5.6. Les données éthologiques.


Un exemple des plus probants de la dégénérescence et de ses effets dans l'élaboration des connaissances peut être trouvé au niveaux des déterminants innés de la perception.


L'école d'éthologie objectiviste a montré que de nombreux animaux réagissaient spécifiquement à des configurations perceptives qu'ils n'avaient jamais rencontrées auparavant. Ils ont démontré l'importance comportementale considérable de ces configurations et les ont dénommés déterminants perceptifs innés du comportement. Ces configurations ont de nombreux effets et notamment :

- elles permettent une reconnaissance entre individus de même espèce, ce qui joue pour une relation entre parents et petits, ainsi que lors des accouplements.

- elles permettent la fixation affective de l'empreinte et le développement de l'attachement entre petits et parents.

- elles peuvent jouer un rôle dans toutes les conduites élaborées, par exemple la construction d'un nid chez l'oiseau.


La dégénérescence y est manifeste et obligatoire puisque des objets assez différents provoquent une même réponse adaptative :

- un objet mobile quelconque agité devant un petit d'une espèce d'oiseaux coureurs débute aisément l'attachement affectif normalement réservé à la mère.

- un carton noir découpé, copiant très approximativement un faucon planant, provoque des manifestations de peur extrême chez un poussin nouvellement éclos, réalisant un effet de "leurre". De même, un carton découpé représentant une tête de mouette avec un ou deux caractères spécifique provoque une attitude d'attente alimentaire chez une jeune mouette nouvellement éclose.


Mais si les leurres démontrent la réalité de la dégénérescence, il est important d'en comprendre le pourquoi. L'alternative proposée par Edelman et présentée plus haut fournit la réponse.

- considérons que la configuration perceptive soit très strictement définie et que l'identification soit fortement sélective. La moindre variété dans le signal empêcherait l'identification. Or il existe obligatoirement une variation génétique à l'intérieur de l'espèce. La valeur comportementale des configurations serait très affaiblie.

- considérons maintenant que tout signal soit efficace, la configuration perceptive étant fort peu définie. N'importe quel événement provoquerait une réponse et là encore, la valeur comportementale des configurations deviendrait pratiquement nulle.

La dégénérescence qui traduit une situation intermédiaire est bien optimale.


D'une façon générale, les éthologistes contemporains insistent sur l'association de composantes innées et de modulations apprises dans les conduites animales. Ce mélange est absolument synonyme d'une dégénérescence. Prenons le cas particulier d'un petit oiseau des grandes plaines américaines qui a été au centre de controverses entre l'inné et l'acquis depuis près d'un siècle. Cet oiseau fait son nid presque exclusivement avec le crin de queue de cheval. Or ce crin n'est apparu qu'à la fin du siècle dernier avec l'arrivée du fil de fer barbelé sur la prairie. Les empiristes en ont conclu à un comportement entièrement acquis. En fait, l'observation des oiseaux incubés artificiellement et hors de modèles sociaux démontre l'importance des composantes génétiques dans la construction du nid. La contradiction apparente disparaît si on considère une propension innée à utiliser le matériel présentant le plus faible rapport section/longueur. Il se trouve alors que le crin de cheval correspond au mieux à cet idéal et qu'il est spontanément toujours préféré. Dans d'autres environnement, un autre matériel optimal pour le rapport section/longueur serait également choisi de manière préférentiel par les mêmes oiseaux. La dégénérescence traduit la plasticité des éléments innés de comportement qui favorise considérablement une adaptation précise.


Mais de plus, dans tous les cas cités, la dégénérescence initiale diminue rapidement à l'usage. Les leurres approximatifs perdent rapidement de leur efficacité et le comportement se concentre sur l'objet effectivement rencontré. L'oiseau cherche activement le crin avant de se contenter d'un autre matériau. Le flou initial a donc favorisé une première fixation comportementale mais n'a pas empêché une grande précision ultérieure.


Les exemples de dégénérescence, d'approximation comportementale, de plasticité, de duplication avec variété sont donc très nombreux en biologie. Il est important de souligner les bénéfices.

- c'est parce que la nature de certains acides aminés dans le cytochrome C est indifférente qu'il peut supporter sans dommage un certain nombre de mutations, inévitables au cours de la répétition innombrable des duplications.

- c'est parce qu'une partie seulement de la chaîne d'A.D.N. est lue à un instant et un lieu donné dans un organisme complexe, qu'une même chaîne d'A.D.N., dupliquée une seule fois, peut générer un organisme métazoaire complexe.

- c'est parce que le fonctionnement initial est indifférent à l'état L.S.D. des synapses qu'un certain degré d'autonomie existe dès la naissance et que l'adaptation sélective à l'environnement est ensuite possible, cela sans perturbation irréversible du fonctionnement interne.


Qu'on parle de dégénérescence ou d'indétermination initiale partielle, le fait que toutes les données d'un élément ou d'un système ne soient pas initialement ou définitivement précisées, a des conséquences essentielles :

- cela seul permet une adaptation à un environnement différent ou pour l'élément, à un état stationnaire* différent du même système.

- cela seul ouvre la voie à un complément d'organisation.


6. Dégénérescence et Interface.


Les exemples que nous avons rapportés ne font pas que souligner l'existence de la dégénérescence en biologie, ils en démontrent la portée fonctionnelle. La dégénérescence s'inclut bien dans un processus général concernant la dynamique des relations entre systèmes. Mais de plus, il apparaît manifeste dans tous les exemples cités que l'information qui transite est très souvent découpée, discrète, faite de l'assemblage d'éléments bien individualisés. Si les perceptions paraissent globales, il ne faut pas oublier qu'elles sont synthétisées à partir des excitations neuronales individuelles. Voyons donc les conséquences d'une digitalisation de l'information sur la réduction apprise de la dégénérescence. La dégénérescence prend ainsi deux aspects :


- il est possible d'insister sur l'absence de bijection en affirmant qu'à un ensemble d'informations venues d'un système B correspond plusieurs interprétations dans un système A et réciproquement qu'une même interprétation en A peut être donnée à plusieurs messages différents émis par le système A. Ainsi apparaissent l'ambigu‹té et l'équivoque décrites par Shannon dans sa théorie de la communication.


- il est possible d'insister sur le caractère de correspondance partielle en affirmant qu'il y a dans deux messages distincts et de même caractère physique, des éléments isolables communs aux deux messages et d'autres éléments également isolables qui sont spécifiques de l'un ou l'autre message.


Si l'information est découpée, les deux expressions sont équivalentes et interchangeables. Considérons alors un ensemble défini d'indices individualisés constituant une information complexe découpée. De très nombreux sous-ensembles d'indices peuvent être décrits, comportant un nombre d'indices inférieur au nombre total. Si l'adaptation est possible à partir d'un nombre limité d'indices, de nombreux sous-ensembles différents peuvent également conduire à une adaptation satisfaisante. On peut éliminer la situation o— un seul sous-ensemble serait efficace en toutes circonstances car ce sous-ensemble résumerait l'information et les autres indices auraient alors tout simplement valeur de bruit. Derrière cet aspect de l'information se trouvent des avantages considérables :


a) même dans une situation précise, de nombreux sous-ensembles différents peuvent également être significatifs. Or il est beaucoup plus facile de décrypter un message s'il y a de nombreuses façons également efficaces de le lire. La dégénérescence décrite par Edelman apparaît, avec ses avantages.


b) le découpage de l'information permet conjointement de conserver la signification initiale d'une information et de préciser l'information complémentaire, adjointe ultérieurement. Dégénérescence et découpage d'information expliquent donc le progrès cognitif.


c) le découpage permet de confronter beaucoup plus facilement plusieurs sous-ensembles distincts qui ont fait preuve d'une activité fonctionnelle comparable puisque cette confrontation revient à préciser quels éléments définis sont communs à plusieurs sous-ensembles et quels éléments définis sont plus spécifiques. Un système de classification peut alors être facilement construit en précisant les points de similitude et les différences. C'est donc la dégénérescence vécue d'une information découpée qui est à la base de tout système cognitif.


A la suite de cette analyse, on peut remarquer qu'il est possible de confondre la description des relations entre systèmes autonomes et la description des systèmes eux-mêmes. Un système autonome entrant directement en rapport avec un autre système, un élément autonome au sein d'un ensemble, un message efficace au sein d'un système autonome et qui est lui-même un système autonome, ont une constitution commune; le primat de la relation sur la substance réapparaît. La zone de surface entrant en relation lors de la rencontre entre systèmes est formée d'un nombre variable d'éléments discrets, disjoints, eux- mêmes autonomes. De proche en proche des niveaux d'emboîtement, ce sont donc les systèmes autonomes tout entiers qui sont équivalents à la réunion d'éléments discrets de surface. Tous les éléments, à tous les niveaux de l'emboîtement sont pris en compte dans l'organisation interne. En revanche, seul un nombre limité de ces éléments intervient dans une relation définie avec un événement particulier. Ces éléments en nombre limités définissent totalement le système, l'élément ou le message au cours de la relation considérée. Un système, un élément ou un message présentent alors autant de significations potentielles qu'il est possible d'y découper des sous-ensembles d'éléments en surface. Un système, un élément ou un message ont tendance à présenter autant de significations actuelles qu'ils présentent de relations avec des environnements différents. On est alors conduit à parler de dégénérescence fonctionnelle. Organisation emboîtée d'éléments, découpage et dégénérescence s'impliquent pratiquement. Le constat est essentiel car la description d'un système se superpose à la description d'un réseau booléen aléatoire autonome tel que le décrit S. Kauffman (105). Un tel réseau se prête admirablement au complément d'ordre.


7. Le Bilan de la Dégénérescence.


Au terme d'une brève revue, il a été possible de constater que la dégénérescence est omniprésente en biologie mais qu'elle n'est pas nécessairement un facteur d'appauvrissement en perturbant la précision des relations entre systèmes. Trois points essentiels permettent un bilan :


- la dégénérescence obligée qui marque la relation entre organismes autonome condamne évidemment toute transmission totale et parfaite d'une information complexe, comme pourrait le faire une transmission de mode instructif à partir d'un "pédagogue". Ainsi est justifiée l'affirmation de Kant, reprise par Spencer et disant que les choses en soi sont inconnaissables bien qu'on puisse en affirmer l'existence et en définir le domaine. Il faut cependant remarquer que cette conclusion restrictive ne vaut que pour la transmission d'une information descriptive.


- surtout si l'information est considérée sous un aspect fonctionnel et non descriptif, les effets négatifs de la dégénérescence initiale peuvent être considérablement amoindris, avant tout par la reprise récursive d'une communication initiale, l'accumulation pérennisée d'une information complémentaire, ce qui est le sens même de la connaissance apprise. Cependant, si la relation dégénérée peut toujours être améliorée dans le futur, cette amélioration est basée sur des expériences passées et ne peut pleinement augurer d'une application à des événements non encore rencontrés; cela se traduit par un aspect probabiliste obligatoire.


- inversement, la transmission instructive n'est pas aussi idéale qu'on pourrait le penser. Optimale d'emblée, elle se trouve limitée aux capacités du "pédagogue". Ce pédagogue doit lui-même se former et il ne peut être original qu'au travers de relations dégénérées avec son environnement. Au total, la relation dégénérée est seule créatrice d'authentiques nouveautés.

Revoyons ces points plus en détail dans le contexte de l'organisation interne et celui de la relation entre systèmes.


7.1. Le Bilan interne de la Dégénérescence.


La théorie de l'autonomie implique le maintien de l'identité des systèmes autonomes et leur plasticité pour permettre la conquête d'une autonomie accrue vis à vis de l'environnement rencontré. Il faut conjointement qu'un système ait un fonctionnement autonome dès sa constitution et qu'il soit ouvert à des transformations ultérieures assurant un gain d'autonomie vis à vis de l'environnement effectivement rencontré, sans perdre pour autant son identité. Ces doubles exigences apparemment contradictoires imposent l'existence d'une organisation emboÎtée, d'une multiplicité d'états stationnaires* mais aussi d'une indétermination initiale, synonyme d'une dégénérescence comportementale initiale.


Considérons en effet un élément d'un système autonome. Il doit posséder plusieurs états stationnaires* pour s'adapter aux modifications induites par le changement d'état stationnaire* à un niveau structural plus élevé. Il doit donc par avance être préparé à des rencontres avec un environnement imprévisible, ce qui le conduit à demeurer initialement ouvert à des modifications irréversibles imprévues. Une modification sous l'influence d'instructions extérieures aboutirait à une perte partielle d'identité en opposition avec la thèse de l'autonomie. La seule alternative est une structure initialement en partie indéterminée. Cette indétermination partielle se reporte sur les éléments car pour une large part, les modifications à venir aboutiront à une modification des relations entre éléments.


Il faut remarquer que la nature de l'environnement rencontré joue un rôle très important sur le degré de dégénérescence repérable par un observateur :

- si l'environnement est constant, précis, connu de l'observateur, comme dans le développement embryologique, la dégénérescence est en quelque sorte réduite par avance et les transformations internes sont prévisibles.

- si l'environnement est variable, indéterminé, non connu de l'observateur, comme dans le développement ontogénétique post-embryologique, la dégénérescence repérable est beaucoup plus importante et il est impossible de prévoir par avance comment l'organisme y répondra.


7.2. Le Bilan de la relation dégénérée.


La dégénérescence, au sens que lui donne Edelman, a de fortes conséquences d'économie tactique, permettant une identification suffisante à partir d'un nombre éventuellement très limité d'indices. Elle explique et justifie les analyses d'Herbert Simon sur la rationalité restreinte, le primat de la stratégie sur la tactique dans la résolution des problèmes. Elle favorise la précision d'une signification au cours d'une première rencontre. L'adaptation s'effectuant à partir de points partiels, les chances de réunir l'information suffisante à une interprétation efficace de la rencontre sont considérablement accrues. Mais surtout, elle permet d'établir d'emblée un voisinage qui donnera lieu à des interactions variées, ce qui provoquera obligatoirement une diminution de la dégénérescence stricte initiale. Ainsi une véritable boucle positive s'établit, l'approximation initiale constituant le tremplin qui permet l'enrichissement ultérieur.


La dégénérescence accroît la résistance à l'erreur. Dès lors qu'il existe une dégénérescence, l'erreur quelle que soit son origine, est seulement une cause supplémentaire d'indétermination ou de risque de mauvaise interprétation. La présence de dégénérescence exige à elle seule les contrôles par répétition ou multiplication des points de vue qui font disparaître les effets de l'erreur en même temps que tous les autres risques d'ambigu‹té ou d'équivoque.


Chez l'homme, le bénéfice tiré de la dégénérescence est encore beaucoup plus grand car plus grand est l'écart entre les conduites innées et les comportements appris. A la naissance et comme chez l'animal, le comportement ne peut être organisé qu'autour de déterminants perceptifs innés. Ces déterminants n'apportent directement qu'un bénéfice limité d'autonomie. En revanche, ils sont indispensables pour initier les réactions circulaires qui les remettent partiellement en cause. De corrections en corrections, ces déterminants deviennent des schèmes perceptifs qui évoluent à leur tour. Finalement, un système d'identification et de signification s'établit, qui est totalement détaché des significations initiales et qui présente une forte composante symbolique. Cette évolution n'est permise qu'en raison de la dégénérescence qui marque les déterminants perceptifs innés et la très importante indétermination structurale initiale.


---------------


B) Indétermination, Dégénérescence, Plasticité et Connaissance humaine.


Connaître un objet ou un événement, c'est avoir cet objet ou cet événement présent à l'esprit, ou autrement dit, intégré sous forme de représentation dans l'activité mentale. Cette représentation est reconnue dans une existence propre, distincte au moins formellement de la pensée qui connaît (Lalande).


L'acte de connaissance est complexe et correspond en fait à une triple réalité qui pourrait être rapportée à des degrés de connaissance:

- la reconnaissance traduit le fait qu'un objet ou un événement, perçus ou évoqués, sont assimilés à la représentation d'un objet ou d'un événement antérieurement identifiés, indépendamment d'une analyse des particularités. On peut ainsi "reconnaître" une peinture déjà perçue et analysée antérieurement.

- la connaissance peut porter principalement sur l'existence d'un objet ou d'un événement, également en relative indépendance des propriétés. Je sais qu'il existe une ville du nom de Moscou, qui est la capitale de la Russie indépendamment de toute précision sur les particularités de cette ville.

- la connaissance peut porter sur les particularités d'un objet dont l'existence est reconnue. La connaissance devient un acte de pensée qui pénètre et définit l'objet de connaissance.


Les philosophes ont très tôt constatés l'écart obligatoire qui existe entre un objet et la connaissance qu'on peut en avoir. "Ne sens-tu pas, dit Platon dans le Cratyle, combien il s'en faut que les images renferment tous les mêmes éléments que les choses dont elles sont les images ?". Par ailleurs, depuis Héraclite jusqu'aux existentialistes contemporains, il a été affirmé qu'on ne peut descendre deux fois le "même" fleuve. Autrement dit, un objet ne se présente jamais deux fois exactement sous le même angle de perception et à chaque perception devrait être attachée une connaissance particulière. En revanche, tout comportement d'adaptation rapide et sans tâtonnements vis à vis d'un objet ou d'un événement suppose la reconnaissance de cet objet ou de cet événement par référence à une présentation antérieure quelque peu différente ou à leur modèle, ce qui revient au même. En ce cas, deux objets ou deux événements distincts peuvent devoir être nécessairement vécus comme identiques. Le but de l'activité cognitive étant de favoriser des adaptations plus rapides et plus immédiatement efficaces, il est indispensable de pouvoir assimiler une données extérieure à un modèle qui en diffère nécessairement en partie. Ainsi la dégénérescence du lien qui peut exister entre un objet et la connaissance qu'on peut en avoir est affirmée en quelque sorte ontologiquement. Si l'objet extérieur est seulement inféré, il résume totalement la connaissance, mais la dégénérescence porte alors sur la relation entre cet objet inféré et les hétérogénéités du réel qui ont été à son origine.


Se pose même le problème de l'origine d'un objet de connaissance. Chez l'enfant à la naissance, qui ne peut même pas explorer tactilement, il existe bien plus un ensemble hétérogène de données perceptives brutes qu'une collection d'objets définis. Pour une large part, c'est la connaissance apprise et la décision qui délimitent les objets dans l'ensemble perceptif, ce qui crée apparemment un cercle vicieux initial. Les processus perceptifs, en accentuant les contrastes et les invariants, favorisent l'isolement des objets mais on pourrait arguer que cet isolement traduit plus les processus perceptifs que l'environnement lui-même. La seule solution est celle de la véritable création de l'objet identifié, par approximations successives. C'est un véritable pari initial qui organise un ensemble d'indices perceptifs comme un point d'attraction du comportement, créant donc l'objet dans son existence. Ce sont les événements ultérieurs qui infirment ce pari, ou au contraire le confirment, enrichissant alors l'objet de particularités nouvelles qui le dessinent de mieux en mieux.


On peut alors faire une étude critique des relations d'équivalence entre un objet ainsi affirmé et la connaissance qu'on en a, relations à la fois indispensables sur le plan comportemental et en même temps relations obligatoirement empruntes d'une part d'erreur. Le système de relations qui apparaît le plus spontané est celui de l'établissement de classes d'équivalence interconnectées. Cette catégorisation des événements et objets est spontanée, très efficace et universelle dans les civilisations. Sans elle, aucune culture n'aurait pu s'établir. Mais peut-être du fait même de cette universalité et aussi en raison des particularités de la mémorisation, la construction des classes d'équivalence a très généralement conduit à des biais d'interprétation. Les classes d'équivalence ont été beaucoup mieux mémorisées que les circonstances de leur élaboration. Par un processus d'autonomie fonctionnelle*, les classes d'équivalence ont acquis une réalité propre par rapport aux objets qu'elles regroupaient et ont souvent même été considérées comme premières par rapport aux objets inclus. Ainsi naît spontanément l'attitude réaliste, à la fois efficace et cause de biais cognitifs. Il apparaît donc indispensable de reconnaître l'utilité des classes d'équivalence et de limiter leur portée ontologique. Il en résulte un dilemme dont il est possible de sortir en étudiant le processus de formation des classes d'équivalence, en affirmant que ces classes sont secondes par rapport à des rencontres entre des sujets de connaissance qui ont construit ces classes, et des objets rencontrés.


Les problèmes qui se posent sont ceux-là même qui font la faiblesse des conceptions réalistes :

- comment affirmer l'unicité d'un objet lorsque la présentation perceptive de cet objet n'est jamais deux fois strictement identique ?

- comment affirmer l'équivalence entre deux objets qui ne peuvent être parfaitement identiques ?

- comment découper la perception de deux objets pour isoler une caractéristique commune au sein de différences évidentes ?

- comment établir la connaissance d'un événement ou d'un objet apparus postérieurement au système qui connaît ?

- comment apparier un catalogue forcément limité de représentations définies avec le nombre immense de tous les objets ou événements possibles ?


Le fait d'envisager des modèles internes de connaissance, innés et donc a priori, comme les catégories aristotéliciennes ou les "formes" de la Gestalttheorie, ne résout pas les difficultés. Se pose tout d'abord la question de l'origine du modèle interne et de l'origine du constat de l'objet. Ensuite, la mise en équivalence du modèle universel et de l'objet particulier pose les mêmes problèmes que l'équivalence entre deux objets particuliers. Les mêmes difficultés se retrouvent si on envisage que les constats d'équivalence sont établis à priori selon des mécanismes qui échappent à la réflexion. Ces mécanismes sont aussi difficiles à préciser que des processus conscients.


Il ne reste plus qu'une éventualité : l'équivalence établie par le sujet de connaissance comporte obligatoirement un caractère construit et approximatif, plus ou moins perçu consciemment, très souvent oublié ou négligé et la dégénérescence devient un processus constitutionnel obligatoire, présent dans toute connaissance et avec toutes les conséquences qui en découlent. A son tour, cette indétermination maintient une dégénérescence dans les relations entre le sujet et les objets.


Ainsi une réflexion sur la seule nature de la connaissance rejoint les données d'une analyse systémique des communications entre systèmes qui démontre la présence très habituelle de la dégénérescence.


1. Indétermination et conceptions épistémologiques traditionnelles.


Cette présence de la dégénérescence dans tout processus cognitif a des conséquences sur les conceptions épistémologiques, renforçant à priori les conceptions qui accueillent favorablement la dégénérescence. Le réalisme traditionnel postule des objets de connaissance et des sujets connaissants définis préalablement à toute rencontre. Il existe donc une connaissance en soi. La dégénérescence se réduit à un "bruit" concrètement inévitable en raison des imperfections du monde "sub-lunaire". Pour l'empirisme, la connaissance est bien construite mais elle l'est sous la pression du milieu. Pour que cette connaissance ait une signification, il faut un environnement stable et bien défini qui constitue une référence absolue. La dégénérescence a, là encore, une simple signification de bruit et d'une connaissance encore imparfaite.


La position de la phénoménologie est ambiguë au moins dans ses aspects traditionnels. Elle postule bien que la véritable connaissance est déduite de la rencontre entre un sujet et un objet de connaissance mais le développement de la connaissance conduit à retrouver des "essences" et des "normes" totalement définies; la dégénérescence y demeure synonyme de bruit. L'à priorisme kantien a également une position ambiguë. La connaissance est construite à partir d'une rencontre avec les objets, ce qui permettrait de discuter une dégénérescence. En revanche, les données d'espace et de temps dont on a pu dire qu'en fin de compte elles résumaient pratiquement la connaissance, sont données parfaitement a priori. Sans même considérer les difficultés que cela entraîne, il n'y a guère de place pour la dégénérescence pour les données d'espace et de temps.


2. Dégénérescence et Constructivisme.


C'est en définitive le seul constructivisme qui donne à la dégénérescence ses lettres de noblesse. Il décrit en effet une élaboration progressive de la connaissance marquée par des approximations successives dessinant simultanément les objets de connaissance dans leur existence et leurs propriétés, puis un système cognitif global de plus en plus élargi, cohérent et performant, présentant les caractères d'organisation emboîtée, de découpage et de dégénérescence fonctionnelle qui caractérise un système autonome.


A) Les acteurs de ces approximations successives sont les sujets connaissants et les approximations cognitives ont une double signification d'abstraction empirique et réfléchissante.

- abstraction empirique parce que le sujet retient quelques invariances dans la répétition des événements pour créer un objet de connaissance. Le sujet retient ensuite des particularités de l'objet créé pour les détacher et construire avec elles un modèle interne de l'objet. La dégénérescence est manifeste.

- abstraction réfléchissante parce que les significations ainsi isolées traduisent des actions possibles du sujet ou ses mécanismes perceptifs propres.

B) Le développement cognitif se fait par étapes discontinues séparées par des "ruptures épistémologiques". Ces ruptures peuvent traduire les étapes piagétiennes du développement cognitif ontogénétique, effectuant en quelque sorte du reste une récapitulation des constructions cognitives antérieures. Ces étapes se dessinent encore dans la succession des systèmes culturels. Le constructivisme piagétien rejoint ainsi Bachelard, Kuhn et Feyerabend sur la réalités des ruptures, même s'il s'en sépare sur le plan du mécanisme de ces ruptures et sur celui de leur signification profonde.


C) Au cours d'une même étape, le sujet rencontre constamment de l'insolite, c'est à dire une incapacité à faire entrer immédiatement les données d'un événement rencontré dans un système explicatif existant. L'identification est donc toujours un pari probabiliste. Mais de plus, les informations fournies par l'événement insolite au travers des interfaces peuvent être utilisées pour améliorer la connaissance si elles sont fractionables en éléments reconnaissables et en éléments nouveaux, ce qui est à la base de la dégénérescence. L'assimilation secondaire du nouveau impose presque toujours une accommodation ou une transformation ponctuelle du système existant. Pour que cette transformation soit conciliable avec la stabilité du système cognitif, il faut encore que se manifeste une plasticité et une indétermination partielle des comportements initiaux.


D) Le changement d'étape, et c'est là qu'apparaît l'originalité du constructivisme, est une réorganisation différente des éléments cognitifs caractérisant l'étape précédente. Une révolution épistémique ne traduit pas la découverte de nouvelles réponses aux questions classiques, mais la découverte de nouvelles questions permettant d'organiser autrement les réponses existantes. Pour se faire, il faut que les éléments cognitifs existants puissent s'intégrer de façon différente dans des ensembles différents, ce qui impose encore un appel à la plasticité et à l'imprécision structurale.


B. Mandelbrot donne un exemple qui permet bien de retrouver toutes ces caractéristiques de la construction des connaissances : " Supposons que l'on ait déjà fait la grammaire d'un certain échantillon de texte. Si l'on découvre un nouvel échantillon, l'ancienne grammaire prend le caractère d'une hypothèse scientifique, à vérifier du point de vue expérimental de son adéquation pour expliquer la structure du nouvel échantillon. Alors, volontairement ou non, on commencera toujours par partir de l'hypothèse que le nombre de règles n'a pas à être augmenté, et qu'il suffit de mettre de côté un certain nombre d' "exceptions", de "fautes", et de "bizarreries" qui constitueraient le "bruit", les "fluctuations" linguistiques. Mais quand les exceptions se seront par trop accumulées, il faudra transformer la grammaire de tout au tout."


3. La réalité de la Dégénérescence aux différents niveaux de la Connaissance humaine.


Nous envisagerons dans un premier temps le développement ontologique, depuis la naissance jusqu'au niveau de la logique formelle, chez l'adolescent. Puis nous aborderons quelques aspects du fonctionnement cognitif élaboré.


3.1. Dégénérescence et Développement cognitif ontogénétique.


Nous suivrons pour ce faire, la ligne de progrès précisée par J. Piaget.


3.1.1. Dégénérescence et Déterminants innés du comportement : Dès ses premiers contacts avec un environnement, un système autonome doit disposer d'un certain nombre de conduites pour assurer son autonomie. Piaget ne s'y est pas trompé, qui définit la première étape cognitive du nourrisson comme l'exercice de conduites innées. Le catalogue de conduites innées complètes associant l'identification d'un excitant spécifique et une réponse correspondante est extrêmement limité dans l'espèce humaine. En revanche, de nombreux mécanismes, moteurs et surtout perceptifs, s'exercent spontanément au contact de l'environnement. Ces mécanismes sont de connaissance très récentes et sont malheureusement négligés dans les travaux de Piaget.


L'assimilation perceptive des événements extérieures exprime une forte dégénérescence dans ses aspects les plus classiques. Cette dégénérescence est explosive dans le mécanisme d'interface des neurones sensoriels mais elle n'est pas limitée à ce mécanisme. Comme nous l'avons vu, les données sensorielles sont obligatoirement interprétées au travers de mécanismes perceptifs intégrateurs entraînant une déformation qui leur est propre.


Mais, et c'est le point essentiel, la dégénérescence initialement présente n'est pas stable. La simple activité des conduites ou mécanismes innés est source d'évolution cognitive :


- les mécanismes ne peuvent s'appliquer exactement à des données d'environnement qui leur sont initialement étrangères. L'objet extérieur doit être activement assimilé, dans son existence et ses particularités, pour permettre une reconnaissance ultérieure ou une signification utilitaire, ce qui suppose un ajustement particulier. A son tour, cet ajustement est l'occasion d'une prise de connaissance des mécanismes eux-mêmes. Il en résulte le début d'une double familiarité, celle des objets habituels qui sont reconnus et celle des mécanismes dont l'action se diversifie et se précise.


- que soient considérés des mécanismes ou des conduites adaptatives complètes, l'ajustement aux données d'environnement ne peut être immédiatement satisfaisant puisque pratiquement toute donnée d'environnement est une nouveauté complète pour les mécanismes qui lui sont appliqués. Une réaction circulaire* est nécessaire, faite d'une succession d'approximations de valeur croissante. La dégénérescence permet seule ce processus.


- même après un ajustement par réaction circulaire, à défaut d'un début de connaissance des mécanismes perceptifs utilisés et des objets perçus, les indices qui traduisent l'assimilation perceptive ne peuvent être initialement qu'extrêmement élémentaires et peu nombreux. Si le fonctionnement perceptif se révèle malgré tout efficace, c'est qu'il accepte une forte dégénérescence.


- l'activité conjointe de plusieurs mécanismes distincts sur une même donnée se traduit par une assimilation réciproque entre les mécanismes et une accommodation résultante. Par exemple, la vision d'un même objet par les deux yeux est ainsi à l'origine de l'ajustement de la vision d'un oeil à celle de l'autre oeil, permettant la vision binoculaire. Il faut donc que les mécanismes perceptifs de chaque oeil soient conçus de telle façon qu'ils puissent fonctionner isolément d'une part, s'accommoder au fonctionnement de l'autre oeil d'autre part. Tel est du reste le cas comme le démontrent les travaux de M. Imbert et l'analyse histologique des aires visuo-corticales à la naissance (III-3 et V-C-3).


- peu à peu et grâce à leur plasticité constitutionnelle, les mécanismes innés évoluent. Ils se fractionnent en leurs éléments qui sont plus aisément mobilisables. Mécanismes et éléments se sensibilisent les uns aux autres, permettant l'apparition de combinaisons nouvelles, également mobilisables. Un passage s'effectue, du mécanisme inné au schÈme construit.


3.1.2. Dégénérescence et Schèmes perceptivo-moteurs. Piaget décrit ainsi l'apparition des schèmes de vision : " C'est l'organisation de schèmes hétérogènes qui donnent aux tableaux visuels des significations toujours plus riches et font de l'assimilation propre à la vue, non plus une fin en soi, mais un instrument en vue d'assimilations plus vastes. Lorsque, vers sept à huit mois, l'enfant regarde pour la première fois les objets inconnus, avant de les saisir pour les balancer, les frotter, les lancer....il ne cherche plus à regarder pour regarder, ni même à regarder pour voir, mais il regarde pour agir (147)."


L'apparition des schèmes traduit donc bien la révolution épistémique que nous décrivons plus haut. Pur résultat de l'expérience vécue, elle reflète une nouvelle organisation d'éléments pré-existants et qui subsistent. Cette pérennité des éléments est évidemment indispensable pour que la vie psychique garde sa continuité et que les expériences acquises soient conservées. Il faut notamment que la distorsion perceptive introduite par l'ensemble des mécanismes d'interface, constatée après coup par des expériences nouvelles mais existant dès la naissance, demeure constante; autrement, les corrections apprises ne conserveraient pas leur valeur. La constitution plastique des éléments de comportement et la dégénérescence vécue durant leur utilisation permettent seules un équilibre entre une conservation de l'acquis et une ouverture au progrès.


Les organisations qui apparaissent n'en sont pas moins nouvelles :


- certaines traduisent le modèle ou la représentation d'objets antérieurement perçus. Ces modèles doivent pouvoir s'appliquer à d'autres objets semblables perçus ultérieurement et présentant des spécificités différentes, ou encore à des perceptions différentes du même objet. L'aspect de pari dans la reconnaissance ainsi que la dégénérescence, demeurent tout aussi manifestes. La dégénérescence permet par ailleurs aux représentations de se détacher des objets concrets qui ont assuré leur formation. L'objet modélisé devient ainsi indépendant des actions qui peuvent lui être appliqués et permanent, même lorsqu'il sort du champs perceptif. Inversement, la modélisation s'accompagne obligatoirement d'une forte dégénérescence, un même modèle s'appliquant à plusieurs objets distincts et un même objet pouvant être caractérisé par plusieurs modèles différents.


- d'autres organisations traduisent des combinaisons d'actions propres au sujet. Ces combinaisons doivent également être plastiques pour pouvoir être appliquées à des objets quelconques. Ces combinaisons deviennent ainsi indépendantes des objets qui ont été à l'origine de leur formation et donc aisément mobilisables. Elles nécessitent la plupart du temps un ajustement non totalement prévisible par avance lors de l'application à un objet particulier, ce qui témoigne d'une dégénérescence. L'anticipation accommodatrice peut apparaître mais alors toujours à titre de pari probabiliste.


3.1.3. Dégénérescence et Intelligence perceptivo-motrice. L'évolution des schèmes et leur mobilisation accrue aboutit à une unicité du fonctionnement mental, gérée sous la forme d'intelligence sensori-motrice.

- dans une situation donnée, les schèmes connus ne sont pas appliqués successivement de façon aléatoire mais à partir d'un plan coordonné.

- les différents schèmes décrivant les objets extérieurs sont coordonnés pour créer la conscience d'un environnement. Parallèlement, l'articulation des schèmes d'action conduit à la conscience de soi. Les schèmes des personnes de l'entourage se coordonnent dans l'existence de "l'autre", différent du moi mais source d'actions et ayant des propriétés communes avec le moi.

- la mobilisation et la coordination des schèmes deviennent suffisantes pour que soient effectuer des coordinations purement internes qui représentent une relation complète avec l'environnement. L'objet extérieur est remplacé par un schème représentatif et l'action concrète par l'application d'un schème d'action au schème représentatif. Le comportement devient intériorisé, ce qui permet de vivre une réaction circulaire* sous une forme représentée et d'accroître considérablement les chances de parvenir à une adaptation correcte dès la première tentative concrète, ce qui est en fin de compte la finalité essentielle du fonctionnement mental.


Tout au long de cette évolution des schèmes, l'exigence de plasticité est manifeste puisque les schèmes doivent conserver une signification propre tout en participant à la signification de coordination de schèmes.


3.1.4. Dégénérescence et Concept. L'un des apports les plus fondamentaux de l'intelligence perceptivo-motrice est la confrontation des schèmes. Il devient notamment possible de confronter deux ou plusieurs représentations d'objets concrets pour en abstraire les points communs et ouvrir le pari d'une classe d'équivalence utile. Ainsi se forment les premiers concepts ou signifiés. La différence de nature avec les schèmes initiaux n'est pas très importante. Cependant A. Korzybski pense que cette abstraction sur des représentations est caractéristique de l'activité opératoire humaine. Cette affirmation est relativement gratuite mais s'il existe quelques formations conceptuelles chez les grands singes, elles sont effectivement limitées. Elles ne sont en revanche dans l'espèce humaine que le point de départ d'une évolution cognitive qui se poursuit bien au delà de la formation des premiers concepts.


Korzybski a bien souligné que la relation d'un concept avec un objet concret n'est pas une relation d'équivalence mais une relation d'appartenance asymétrique et partielle. "Médor est un chien" est un abus de langage car il n'y a pas d'équivalence entre Médor et le concept de chien. "Cet homme est méchant" n'est pas une relation d'appartenance au sens strict car l'individu en question n'est caractérisé que très partiellement par le qualificatif de méchanceté. Une dégénérescence supplémentaire apparaît du seul fait du jeu conceptuel. Aucun découpage conceptuel n'est contraignant et il existe effectivement des découpages du réel très différents selon les cultures. L'adoption d'un système conceptuel est donc le résultat d'un pari d'efficience. Mais surtout, même si le monde des concepts est uniquement manipulable par le moi, c'est un monde original, distinct à la fois du monde de l'environnement et du monde du moi. Les relations entre le concept et le moi, entre le concept et l'environnement sont donc obligatoirement hautement dégénérées.


La structure du concept doit être de type hologrammorphique. Le concept n'est rien d'autre que la communauté partielle des caractères présentés par les représentations qui sont à son origine. Inversement, le concept n'a d'intérêt qu'en fonction de ces représentations et doit impérativement préserver leur identité et leur individualité. Il favorise la catégorisation de chacune de ces représentations et permet leur mobilisation globale. Le concept doit encore pouvoir constituer un élément dans des ensembles plus larges :

- horizontalement dans l'articulation entre plusieurs concepts,

- verticalement en constituant un des éléments d'une abstraction de plus haut niveau.


Le concept, formé à partir d'un nombre limité de représentations, doit demeurer ouvert à l'assimilation d'autres représentations et pouvoir s'y accommoder. De même, son intégration dans un ensemble suppose des réserves d'accommdation. La mise en jeu de l'ensemble de ces particularités du concept dont le plus souvent une seule est prise en compte dans une opération donnée traduit une dégénérescence très importante.


Au total, le concept devrait être considéré comme une fonction paramétrée, définie par quelques invariants opératoires, mais ne prenant véritablement une signification qu'après fixation des paramètres.


3.1.5. Dégénérescence et Discours. L'organisme biologique initial ne contient rien qui puisse ressembler à un mot significatif. Le sens d'un mot est donc une donnée secondaire et il traduit l'étiquetage d'un concept :

- chez le tout petit enfant, le mot peut être inventé et venir caractériser un concept antérieurement construit, selon le mécanisme également présent chez le savant qui "dénomme" sa découverte.

- dans tous les autres cas, le mot est présenté par l'environnement social et l'enfant cherche à donner une signification au mot ainsi présenté en le rattachant à des concepts antérieurs ou à un concept qu'il construit à l'occasion. La dynamique est en fait très proche de celle de la création conceptuelle.


Nous reverrons par la suite l'importance de la dégénérescence dans le discours. Nous voudrions dès maintenant insister sur quelques points.

A. Korzybski a beaucoup insisté sur les dangers d'une interprétation réaliste du discours. Il a composé deux aphorismes restés célébres :

- le premier est : "Le mot chien ne mord pas" pour bien exprimer que le mot n'a pas de propriétés concrètes.

- le second est : "La carte n'est pas le territoire" pour bien exprimer que ni le mot, ni le concept ne peuvent décrire parfaitement l'objet auquel ils correspondent. La traduction en mot est en fait le dernier temps d'une suite de transformations toutes marquées par une dégénérescence. Le résultat final somme toutes les causes intermédiaires de dégénérescence.


Le mot reproduit notamment tous les aspects de dégénérescence du concept que nous avons décrit plus haut. Comme le concept, le mot doit demeurer ouvert à des précisions, des révisions ou des extensions nouvelles. Comme le concept, le mot doit pouvoir s'intégrer dans une réorganisation importante du système cognitif global. Mais plus encore, le mot doit pouvoir s'adapter à chaque état particulier du concept. Ainsi, le mot chien peut désigner simplement un être singulier dans l'expression : "Le chien de Madame Dupont est un cocker". Il peut désigner une espèce dans l'expression "Un chien chasse de race". Enfin le mot chien peut exprimer l'un des éléments d'un ensemble plus large dans l'expression : "Le chien appartient à la classe des mammifères ". Le même mot doit pouvoir donc décrire trois concepts différents, de niveau d'abstraction différents et un seul à chaque fois ou plusieurs ensemble. C'est le plus souvent le contexte formé par la phrase contenant le mot, qui précise une signification particulière. La dégénérescence est alors évidente et s'explique pleinement la position de Paul Valéry qui voit plus de sens dans la phrase que dans les mots, qui considère que le mot isolé s'obscurcit.


L'intérêt du mot est de donner une version "signifiante" très mobilisable du concept "signifié", soit dans la communication sociale, soit dans les combinaisons articulées du déroulement de la pensée. Même si le mot n'est rien d'autre que le "signifiant" d'un concept "signifié", il doit présenter une certaine plasticité dans la communication avec autrui car chacun peut mettre sous un même mot un concept légèrement différent.


R. Thom a envisagé cette particularité de la liaison instable entre le mot signifiant et le concept signifié, soulignant par ailleurs qu'il y a très souvent évolution disjointe du mot et du concept :

- les signifiants de concepts abstraits, très indéterminés, ont tendance à se conserver sur le plan phonétique, car l'image phonétique est la seule référence stable.

- les signifiants de concepts concrets se conservent phonétiquement mal car le concept se conserve spontanément et il n'est pas grave que le signifiant qui le traduit évolue quelque peu si la transformation est lente.


3.1.6. Dégénérescence et Abstractions. Le mot est une simple étiquette et à ce titre, beaucoup plus mobilisable que le concept qu'il signifie. Pour cette raison, l'usage des mots joue un rôle primordial dans la mise en place des abstractions sur abstractions. Le processus opératoire qui forme un concept en isolant les caractéristiques communes à plusieurs schèmes, peut être repris en isolant les caractéristiques communes à plusieurs concepts pour former un concept abstrait. Ce procédé est fondamental, assurant une hiérarchie dans le système des connaissances.


Ce type de concept doit obéir aux mêmes règles de fonctionnement que tout concept. Pour être fonctionnel, il doit n'être défini qu'à partir des concepts qui le forment. Il doit néanmoins rester ouvert à l'insertion de nouveaux concepts et à un emboîtement dans des structures plus larges. Or plus le concept est abstrait, plus il y a de risque qu'il soit considéré pour lui-même et qu'une réalité lui soit attribué. A. Korzybski aurait pu ajouter à la liste de ses aphorismes "La liberté n'a pas d'existence" ; il s'est contenter de dire que les êtres abstraits n'existaient pas et qu'il n'y avait que des processus d'abstraction. La réification des termes abstraits reviendrait à refuser la dégénérescence et elle constitue l'un des risques les plus graves de biais du discours. Si de plus, le terme abstrait persiste un certain temps, rien n'exclue qu'il finisse par traduire un ensemble vide.


3.2.La Dégénérescence fonctionnelle lors du déroulement de l'activité mentale.


Cette revue des constituants successifs de la connaissance humaine nous a permis de préciser la dégénérescence inhérente à chacun de ces constituants. Nous voudrions encore insister sur quelques aspects du fonctionnement cognitif chez l'adulte qui a atteint le stade de la logique formelle et dont la pensée est ainsi libérée des perceptions concrètes.


3.2.1. La Dégénérescence et la Rationalité limitée. L'indétermination partielle apparaît importante et positive dans l'exercice cognitif. C'est en effet l'existence d'une connaissance approximative qui permet l'entretien d'une relation concertée avec l'environnement. L'imperfection du système cognitif rend obligatoire l'apparition de contradictions. La plasticité du système cognitif permet l'assimilation de ces contradictions et il en résulte une réorganisation plus ou moins étendue des systèmes cognitifs existants. Au total, et grâce à la dégénérescence existante, les connaissances nouvelles se forment à partir de l'exercice de connaissances présentes.


Ainsi, un système de connaissance est normalement ouvert à un progrès régulier. Malheureusement, cette ouverture peut être bloquée. Pour des raisons en partie affectives, le déroulement habituel de la pensée introduit très souvent des processus qui masquent la dégénérescence, ce qui provoque un blocage du progrès et des biais cognitifs lourds de conséquences, ce que K. Popper a qualifié d'immunisation des idéologies. La cause en est la rationalité limitée décrite par H. Simon que nous avons décrite :

- un sujet ne prend en compte la plupart du temps qu'un nombre très limité des connaissances qu'il pourrait avoir lors d'un choix ou la résolution d'un problème. Il y a dans cette attitude un mélange d'attitudes affectives et rationnelles.

- un sujet attribue spontanément une valeur implicite à toutes les variables qui influencent une situation. L'attribution de cette valeur est la plupart du temps inconsciente. Elle est établie par l'habitude, la limitation des connaissances ou la généralisation abusive d'une idéologie.

Quoiqu'il en soit, ces deux attitudes simplifient arbitrairement les données des problèmes posés par la survenue d'un événement et ont pour effet de supprimer en grande partie l'indétermination et la dégénérescence, restreignant beaucoup le nombre des interprétations possibles d'une même situation, justifiant des interprétations erronées et masquant des interprétations correctes. Il en découle au mieux une justification artificielle de certitudes, au pire de graves erreurs d'interprétations.


En fait, les "infirmités" du fonctionnement mental, liées à l'inertie spatio-temporelle du fonctionnement cérébral impose absolument cette façon simplifiée de procéder, comme nous le voyons plus loin, mais elle accentue l'aspect probabiliste de la démarche cognitive. L'important est d'en prendre conscience pour en limiter les conséquences néfastes. Peuvent alors se manifester pleinement les conséquences positives qui sont majeures.


3.2.2. La Dégénérescence et la Bisociation d'A. Koestler. Sous le nom de bisociation*, A. Koestler décrit l'invention cognitive due au rapprochement de deux idées qui semblaient auparavant indépendantes. Ce rapprochement a exactement la valeur d'une symbiose. D'apparition beaucoup plus probable qu'une comparaison systématique point par point, la bisociation peut ensuite initier une réflexion positive. Le rapprochement difficile effectué par Archimède de la mesure des volumes et de la montée du liquide dans un récipient lorsqu'on y plonge un solide souligne combien les graphes qui relient les connaissances acquises sont peu denses et constamment ouverts à un remaniement riche de conséquences positives.


Plus intéressantes encore sont les bisociations* qui ont dû se prolonger longtemps avant de triompher. A. Koestler cite l'exemple de Pasteur dont l'oeuvre fut guidée par l'idée que la vie apparaît avec une dissymétrie de la matière. C'est en faisant de multiples expériences recherchant la création de la vie par dissymétrie chimique que Pasteur parvint à la conclusion inverse et à la condamnation de la génération spontanée.


Le cas de Wegener est tout aussi éloquent. Wegener relia l'idée naissante du rapprochement ou éloignement des continents avec l'isomorphisme des côtes de l'Afrique occidentale et du Brésil, de l'Afrique orientale et de Madagascar. Cette idée fut longtemps fortement combattue. Mais lorsque les faits nouveaux de l'observation des fonds océaniques intervint après 1945, la tectonique des plaques explosa véritablement du fait même de l'enrichissement d'idées provoqué antérieurement par les polémiques autour des idées de Wegener.


Au total, il est aisé de souligner combien le tissu des connaissances acquises est lâche, mal coordonné, associant des liaisons sans valeur et au contraire des éloignements injustifiés, imposant des décisions à risques. Ce tissu se prête néanmoins à chaque instant à des réorganisations très positives du fait de l'indétermination partielle des faits recueillis.


3.2.3. Dégénérescence et Distribution fractale de la Connaissance. Les réflexions précédentes soulignent combien les faits de connaissance sont potentiellement dépendants les uns des autres. Nous sommes cependant incapables de percevoir toutes ces dépendances en raison des limites de notre esprit. Cela ne doit pas masquer néanmoins une organisation systémique de la connaissance, certes imparfaite mais néanmoins performante. Cette organisation fait implicitement appel à la dégénérescence puisqu'elle impose des liaisons dégénérées et variables entre les données cognitives.


Imaginons un problème trivial de localisation géographique d'un lieu précis. Le géographe peut choisir la précision apportée par une carte au 1/10000 ème. Mais il lui faudra alors choisir entre une carte unique d'un mètre carré représentant une portion de territoire dont il ne pourra situer l'emplacement à la surface de la terre, ou un recueil inaccessible à un regard d'ensemble, des 4 ou 5 millions de mètres carrés nécessaires pour reproduire la surface du globe terrestre à l'échelle du 1/10000Ème. Le géographe pourrait alors se tourner vers une carte d'un mètre carré à l'échelle du 1/40000000Ème mais alors le point d'un centième de millimètre carré à la limite de la lecture et de la typographie noierait le lieu précis dans un environnement de 16 kilomètres carrés. La solution de ce dilemme est évidente. Le géographe doit disposer de plusieurs cartes à des échelles différentes, chaque carte précise devant elle-même être repérée dans une carte à plus grande échelle.


Le fait est totalement généralisable et l'analyse des systèmes concrets de connaissance les montre marqués de niveaux hiérarchiques multiples associés chacun à un degré de définition. Une réflexion sur l'utilisation des connaissances met de plus rapidement en évidence que cette organisation hiérarchique doit pouvoir être effectuée avec les mêmes données selon plusieurs règles d'emboîtement distincts. Cette nécessité correspond à l'existence de différents points de vues cognitifs dont l'une des expressions majeures est la multiplicité de disciplines scientifiques ayant chacune une organisation hiérarchique.


Cependant, le simple constat de multihiérarchies n'est pas suffisant et nous devons nous interroger sur les conditions qui permettent qu'une même connaissance soit intégrée à plusieurs niveaux et dans des systèmes hiérarchiques multiples, tout en demeurant significative.


3.2.3.1. L'organisation fractale des systèmes cognitifs. Une première nécessité est celle d'une organisation "fractale" des systèmes cognitifs. Ceux-ci doivent présenter une structure emboîtée avec un nombre de dimensions différent de 1, l'information totale utilisable augmentant avec la diminution d'échelle. Par ailleurs, ces systèmes doivent se prêter à plusieurs types d'emboîtement.


Cette particularité s'impose du fait des limites de l'activité rationnelle. Comme nous l'avons vu (VI-B-2), l'étendue d'informations que le sujet peut traiter conjointement est constante et limitée. Le "regard" du sujet est donc d'autant plus étroit qu'il utilise un système cognitif à un niveau de définition plus fin. Ce faisant, le sujet perd la vue d'ensemble qui lui permettrait seule de situer les connaissances qu'il manipule. Ce sujet doit donc en permanence compenser ce dernier défaut en superposant des définitions de "fréquences spatiales" plus réduites, lui permettant de couvrir un champ plus vaste. En un mot, la connaissance suppose un appel conjoint à des degrés de définition différents qui se superposent, cela dans des systèmes d'emboîtements multiples.


Il faut donc insister sur l'existence d'un bouclage entre l'organisation des systèmes cognitifs et le fonctionnement mental. Ce sont les limites opératoires des sujets qui impose la structure hiérarchique des systèmes cognitifs. Inversement, la structure hiérarchique accroît considérablement le champ de connaissance qui peut être traité par un sujet dont l'activité opératoire est limitée par des contraintes concrètes.


3.2.3.2. L'organisation interne du sujet connaissant. La capacité de superposer dans un même temps des données analysées à des niveaux de précision différents et de passer rapidement d'un type d'emboîtement à un autre suppose une organisation interne particulière. Il est remarquable que la perception humaine reproduise ces propriétés. Sans même prendre en compte la multiplicité des "sens", la vision à elle-seule s'effectue en conjuguant plusieurs qualités distinctes et en superposant des canaux de fréquences spatiales différentes.


3.2.3.3. L'organisation interne des données cognitives. A ces exigences concernant l'organisation du sujet connaissant correspondent des exigences sur l'organisation des données cognitives. En pratique, ces données doivent constituer des ensembles d'éléments et doivent pouvoir être découpées. Il doit pouvoir s'établir des liaisons avec d'autres données o— un nombre limité d'indices sont pris en compte, nombre d'autant plus limité que l'abstraction cognitive s'effectue à un niveau plus élevé. Les indices sélectionnés doivent être différents selon le point de vue retenu. Apparaît alors la supériorité d'un réductionnisme bien compris, caractéristique des modèles cognitifs eux-mêmes et pas du tout obligatoirement des organismes décrits. D'une façon générale, de telles exigences renvoient à une dégénérescence de relation entre ensembles découpés. Inversement, le maniement de structures cognitives primaires irréductibles marquerait l'absence conjointe de découpage et de dégénérescence, obligatoirement source d'erreur lorsqu'on tenterait d'insérer ces structures dans des systèmes emboîtés.


La structure découpée des données cognitives permet de retrouver l'hologrammorphisme*. C'est un regroupement des indices communs à plusieurs données qui définit totalement un niveau cognitif de rang plus élevé. Inversement, l'appartenance d'une donnée à différents ensembles de rang plus élevé devient un facteur fondamental de description de cette donnée. Le "rouge" est avant tout la propriété commune à l'ensemble des objets rouges. Inversement, un chandail particulier peut être bien caractérisé par sa couleur rouge. En ce sens, chaque donnée élémentaire reproduit bien les systèmes cognitifs dans leur entier et réciproquement, les classes d'équivalence cognitives sont principalement décrites par les objets qu'elles réunissent, les relations qu'elles entretiennent avec d'autres classes de même rang ou de rang plus élevés.


La multicrucialité apparaît tout aussi évidente. La superposition des critères est provoquée immédiatement par le "regard" du sujet qui contemple simultanément plusieurs systèmes emboîtés à plusieurs niveaux. On retrouve le double aspect de la multicrucialité :

- le niveau minimal qui assure une définition,

- le niveau optimal, plus élevé, qui introduit une validation par cohérence.


La multicrucialité* sur fond de dégénérescence est un facteur fondamental de progrès. C'est parce que le sens général d'une phrase est compris en dépit de l'ignorance de quelques mots que le sens de ces mots peut ensuite être appris. C'est parce que le résultat d'expériences comporte des incertitudes que l'effet de variables indépendantes peut ensuite être systématiquement analysé. Ce fait se retrouve tout spécialement dans la réduction progressive de l'action du hasard.


3.2.4. Dégénérescence, Hasard et description de l'environnement. Il est très important en matière de hasard, de considérer séparément "l'accident" imprévisible et l'introduction de la notion de hasard dans les modèles scientifiques. Pour reprendre les exemples d'Aristote, nous ne saurons jamais pourquoi un trépied déséquilibré est resté en position de fonction, pourquoi un maître dont le cheval s'est enfui, rencontre ce cheval au cours d'un déplacement imprévu. Une explication impliquerait une succession d'accidents antérieurs qui impliquerait en fin de compte à son tour, une connaissance totale de l'Univers et de son évolution depuis son origine.


Tout autre est l'introduction d'un élément de hasard dans l'explication scientifique. Le préalable en a été le développement mathématique presque gratuit de la théorie des probabilités. L'outil conceptuel ainsi défini a pu être appliqué dans de nombreuses explications.


L'appel au hasard est direct dans la théorie cinétique des gaz où les paramètres de température ou de pression/volume sont considérés comme déterminés et reproduisant des valeurs moyennes de comportement des molécules. Le hasard marque en revanche la position d'une particule à un moment donné, la direction du trajet qu'elle suit et même sa vitesse ou sa quantité de mouvement. Un autre exemple d'implication directe est celui de la reproduction sexuée au cours de la méiose. Le mécanisme global est décrit avec précision et chaque gamète formé contient un exemplaire de chacun des gènes parentaux. En revanche, le fait qu'un gène provienne de l'un ou l'autre des grands-parents est attribué au hasard.


L'appel au hasard est indirect mais implicite dans le traitement statistique des expérimentations. Il est admis à priori que les résultats sont entachés d'un bruit aléatoire mais également marqués par des spécificités propres à chaque expérience et variables d'une expérience à l'autre. Le bruit et la répartition des spécificités sont attribués au hasard. Implicitement, il est admis qu'un même type d'expérimentation, obéissant à une loi unique, peut donner des résultats différents, ce qui est un cas type de dégénérescence.


L'appel au hasard le plus récent concerne le chaos déterministe. Il est admis que la moindre variation aléatoire dans les conditions initiales va faire diverger les conséquences d'une suite de transformations parfaitement déterminées. Un modèle très simple peut en être la succession indéfiniment prolongée du rebond d'une boule de billard sur les bandes latérales. Un modèle déjà plus élaboré est celui que présente P. Bergé de deux pendules de périodes très différentes et couplés magnétiquement. La succession de transformations dont chacune est parfaitement déterminée, aboutit à une situation "chaotique", inanalysable et imprévisible.


Si nous tentons d'analyser l'appel au hasard dans l'explication, apparaît toujours alors l'invocation d'un aléatoire à un niveau, un déterminisme à un autre niveau. Le plus souvent, le niveau macroscopique apparaît déterminé, le niveau microscopique indéterminé. Si par exemple nous considérons le tirage de boules rouges ou noires à partir d'une urne, on peut opposer :

- le niveau macroscopique déterminé qui inclut la distribution effective des boules dans l'urne. Le nombre total de boules rouges et noires à tirer est strictement défini.

- le niveau microscopique indéterminé qui traduit l'ordre de succession des tirages. Cette indétermination n'a de signification qu'en étant rapportée au niveau macroscopique déterminé.


Dans le cas du chaos déterministe la situation est inverse et on peut opposer :

- le niveau microscopique de chaque transformation isolée qui peut être considérée comme totalement déterminée

- le niveau macroscopique chaotique dont l'indétermination n'a de sens qu'en fonction de la détermination du niveau microscopique.


Dans les deux cas, il y a bien une multiplicité de situations pouvant aboutir à une même conclusion, ou l'inverse. La dégénérescence et l'organisation fractale des différents niveaux de connaissance se trouvent bien illustrées.


3.2.5. La pensée complexe. Pas plus que pour le hasard, il n'y a de sens à placer la complexité au cœur des phénomènes étudiés. C'est en effet le sujet qui décide, dans une situation à risque, de l'étendue du champ d'un problème et du niveau de précision souhaité. Toute étude d'un événement peut être élargie ou approfondie à un niveau où la complexité et l'appel au hasard s'imposent. La complexité dans l'environnement est tellement omniprésente qu'elle devient triviale. C'est donc au cœur de l'activité mentale qu'il faut situer l'intérêt du concept de complexité comme celui du hasard.


Nous pensons (XII-A-2) que le principe de la complexité consiste à enfermer dans une étiquette définie, toute une réalité indéterminée et très incomplètement connue pour la mobiliser dans le discours. Nous retrouvons alors toutes les caractéristiques de dégénérescence concernant la distribution fractale des connaissances et le hasard.


4. La correction de la Dégénérescence.


De l'événement au discours logiquement construit qui le décrit, il y a donc une accumulation d'indéterminations, ayant des chances d'aboutir au chaos déterministe que nous venons de décrire. Il est pourtant relativement facile, à condition tout au moins d'y penser et de le souhaiter, d'annuler pratiquement toute cette indétermination. Il suffit d'effectuer une relation en réaction négative, partant du discours et voyant si l'événement prévu par le discours se trouve bien réalisé. C'est le passage de l'hypothèse au contrôle expérimental qui réalise la réaction circulaire la plus large possible, et donc la plus efficace, traduisant le raisonnement abductif de Pierce.


Dans cette perspective, la connaissance humaine apparaît dans un double mouvement, de l'événement au modèle et du modèle à l'événement, de la chose au mot puis du mot à la chose comme le dit Paul Valéry. Les connaissances particulières sont alors réduites à des données modulant les relations fonctionnelles existant entre un sujet connaissant et son environnement. Il importe alors infiniment moins que dans ce chemin en aller et retour, il y ait des déformations, des imprécisions puisque seule comptait l'adéquation entre le point de départ et le point d'arrivée.


5. Le Bilan de la Dégénérescence dans la Connaissance humaine.


L'analyse de la connaissance humaine montre bien que la dégénérescence au cours des relations entre systèmes est un phénomène général et obligatoire qui marque profondément la construction et l'utilisation des systèmes cognitifs. Les conséquences en sont nombreuses, négatives par elles mêmes, mais positives par les corrections induites.


5.1. Les conséquences négatives de la Dégénérescence.


Elles sont de deux ordres, le fait de la dégénérescence, mais surtout sa négation :


5.1.1. La correspondance entre le Réel et la Connaissance. Il est vain d'espérer une correspondance précise, isomorphe entre un événement et le meilleur modèle cognitif qui peut en être fait. L'image perceptive est une traduction très fortement subjectivisée d'une partie du réel et sa structure n'a que fort peu à voir avec la structure de l'objet perçu. Le concept qui complète la connaissance apprise est un algorithme opératoire qui appartient à un monde propre, distinct à la fois du monde du moi et du monde du réel environnant. La succession des images perceptives ou des étapes du déroulement conceptuel n'a aucune raison de suivre exactement la séquence des événements connus. Une succession peut fort bien porter sur des points de vue différents portant sur une situation ou un objet statique. La connaissance apprise est un scénario écrit et illustré dans une langue étrangère qui n'est pas celle du réel. C'est une variante revue et corrigée du mythe platonique de la caverne, où la valeur ontologique de l'idée et de l'objet concret sont inversés; c'est l'idée qui devient un pâle reflet du réel. Il y a sûrement des isomorphismes partiels entre les objets et la connaissance qu'on peut en avoir mais ces isomorphismes sont en quelque sorte fortuits et ne peuvent jamais être affirmés; ils sont liés au fait que l'homme, sujet de connaissance, appartient lui aussi au réel qu'il décrit.


On peut présenter la même conclusion en soulignant qu'un même événement peut donner lieu à plusieurs modèles cognitifs différents et réciproquement qu'un même modèle aussi bien défini qu'il soit recouvre toujours plusieurs domaines différents. Une connaissance apprise d'un événement n'est que l'une des multiples "versions" qui pourraient être tirées de ce seul événement.


Mais si la correspondance isomorphe entre la connaissance et le réel est négligeable, cela n'a aucune conséquence sur les correspondances fonctionnelles. Dès lors que le caractère utilitaire de la connaissance est reconnu, il importe peu qu'elle soit ou non une traduction isomorphe fidèle. La connaissance devient ainsi un élément comportemental, indissociable des conduites qu'elle éclaire. C'est la théorie fonctionnelle de la connaissance postulée par Reichenbach. Ainsi définie, "la connaissance ne prétend à aucune autre objectivité que celle qui consiste à être inter-subjectivement valable, c'est à dire valable pour tous les esprits humains placés dans les mêmes conditions d'observation et se servant du même langage. Elle ne fait appel à aucun monde transcendant, à aucune vision angélique, à aucune illumination surnaturelle, à aucune réalité nouménale. Cessant d'être faite par et pour les dieux, elle est à la mesure de l'homme et à son seul usage (L. Rougier)."


En fait, la dégénérescence étant de toutes façons omniprésente et permettant seule une connaissance apprise, c'est très arbitrairement qu'on peut parler de conséquences négatives. Cela d'autant plus que la dégénérescence acceptée décroît spontanément par précision ultérieure des connaissances.


5.1.2. Le refus de la Dégénérescence. Beaucoup plus lourdes de conséquences sont la négligence de la dégénérescence, l'approche d'un système cognitif comme s'il n'y avait pas de dégénérescence. Le phénomène le plus habituel consiste à "prendre la carte pour le territoire". Une existence propre est accordée au concept abstrait alors que celui-ci n'est qu'une étiquette attachée à un processus d'abstraction portant sur des concepts plus concrets. Le résultat en est le réalisme traditionnel et l'illusion d'un discours premier. Si donc, la dégénérescence est précisée et reconnue, elle n'a pratiquement que des avantages.


5.2. Les conséquences positives de l'Indétermination cognitive.


Dans l'approche dynamique qui a été la notre, toute connaissance apprise est le résultat d'une rencontre entre un sujet et un objet de connaissance, suivi d'un pari que l'interprétation de la rencontre est et sera utile. Sujet et objets étant a priori d'organisation interne différente, une relation significative entre le sujet et son environnement ne peut s'établir qu'avec dégénérescence. L'acceptation de la dégénérescence et les méthodes pour la diminuer, permettent de corriger au mieux les erreurs et de construire au mieux la connaissance apprise.


La dégénérescence dans la relation cognitive présente évidemment tous les avantages que nous avons précisés plus haut et qui sont communs à toute relation. Cependant nous voudrions insister tout spécialement sur l'intérêt de la dégénérescence dans les relations qui existent entre les connaissances élémentaires. C'est grâce à la plasticité qu'une connaissance élémentaire se prête à l'organisation hiérarchique des systèmes cognitifs globaux. La plasticité et l'indétermination partielle qui la permet, sont indispensables pour "classer" les connaissances élémentaires et cheminer dans le classement. Elles permettent de considérer conjointement un ensemble de connaissance à des niveaux de précision différent, associant le bénéfice d'un regard microscopique précis et d'un regard macroscopique très large. Ainsi l'indétermination partielle est à la base de la multicrucialité*, elle-même à la base d'une validation interne des connaissances par cohérence. Il nous reste maintenant à montrer que la dégénérescence dans la connaissance humaine est inséparable du fonctionnement mental qui l'exige.


-------------


C) Indétermination et Stratégies.


Le comportement de l'agent économique dont était parti H. Simon pour définir la rationalité restreinte, est apparu comme une norme universelle, rendue obligatoire par "l'infirmité" mentale relative vis à vis de l'étendue du champ cognitif et la vitesse des transformations qu'il subit. La rationalité limitée étant liée aux particularités du fonctionnement cérébral, les explications de Simon ont une portée universelle. On peut considérer avec lui qu'il est habituel pour un individu, d'utiliser des stratégies, qui peuvent être définies comme des démarches complexes dont l'utilisateur pense qu'elles sont efficaces dans des circonstances données, mais dont il ignore la nature fine, le principe d'action ou le mécanisme. L'adoption d'une stratégie est donc un pari d'efficacité. Il est donc fondamental de reprendre la notion de stratégie à la lumière de la dégénérescence.


1. Le Chunk stratégique.


Un fonctionnement par chunk (VI-B-2) est déjà stratégique et dégénéré puisqu'il revient à négliger les différences d'interprétation que devraient impliquées la structuration complexe du chunk. L'invocation de "Platon" dans une discussion néglige ce qu'il y a d'ambigu, d'imprécis dans l'oeuvre de Platon. L'opérateur a construit un modèle arbitrairement simplifié de Platon dont il croit pouvoir se contenter. Toutes les abstractions conceptuelles pourraient attirer les mêmes remarques. En définitive, toute activité mentale actuelle, même apparemment tactique, fait appel à des stratégies antérieures qui ont organisé les connaissances pour en faciliter l'utilisation.


2. La Tactique stratégique.


Si on y regarde d'un peu près, l'approche tactique de l'ordinateur jouant aux échecs est en réalité incluse dans un programme stratégique. Si l'ordinateur est considéré seul, c'est un système hétéronome reproduisant des instructions externes. Si le système considéré inclut concepteur et ordinateur, il devient évident que l'exploration tactique systématique est le résultat d'une stratégie conçue par le concepteur. Même si nous considérons une exploration tactique aléatoire d'un animal essayant d'ouvrir une porte de cage fermée par un loquet, il existe malgré tout une vue d'ensemble stratégique de la situation qui supervise les essais tactiques. On peut donc en conclure que toute approche d'un problème comporte un aspect stratégique et ne peut être réduit à une seule activité tactique.


Inversement, s'il y a problème, c'est que l'application d'une stratégie n'a pas produit un résultat satisfaisant immédiat. L'application d'une stratégie demande très habituellement un ajustement aux conditions particulières, ajustement qui exige un minimum d'exploration tactique. Au total, l'opposition entre tactique et stratégie n'est pas exclusive. Il faudrait plutôt opposer des comportements où la part tactique est importante et ne laisse dans l'ombre aucune possibilité d'évaluation, et inversement des comportements stratégiques où l'exploration tactique est réduite au minimum possible.


On peut remarquer qu'à défaut d'exploration tactique complémentaire, une stratégie serait pratiquement inutile. La situation la plus habituelle d'application d'une stratégie est celle de l'insolite, associant des repères connus et des données nouvelles. Les repères connus orientent le pari stratégique et les données nouvelles impliquent un ajustement par essais tactiques. Inversement, l'appel complémentaire à la tactique impose que la stratégie ait une structure plastique qui lui permette de nombreuses accommodations particulières. Ainsi la notion même de stratégie implique une forte part d'indétermination relevant de la dégénérescence :

- la stratégie peut être perçue comme unitaire par le sujet en dépit du fait qu'elle n'est pars perçue dans la totalité de son fonctionnement.

- c'est une part d'indétermination qui permet une adéquation secondaire à des conditions variées.


Mais c'est encore sa plasticité qui ouvre la stratégie au progrès. Chaque accommodation différente de la stratégie en face d'une situation insolite* permet à l'opérateur un gain de connaissance sur le fonctionnement intime de cette stratégie. Ce gain de connaissance accroît l'efficacité de la stratégie lors d'applications ultérieures. Les stratégies apparaissent ainsi des structures ouvertes en partie indéterminées se perfectionnant spontanément. Cette notion est fondamentale dès lors qu'est discutée l'origine des stratégies.


3. L'origine des Stratégies.


Sans explication génétique, il faudrait accepter l'idée que toutes les stratégies existent constitutionnellement, ce qui apparaît tout à fait improbable. Par ailleurs, il est bien difficile de considérer des stratégies complètement indépendantes les unes des autres, car cela imposerait au sujet d'envisager toutes les stratégies dont il dispose en toutes occasions.


La seule explication raisonnable est celle d'une double dérive :

- dérive des stratégies, une stratégie apparemment nouvelle étant en fait une modification d'une stratégie existant antérieurement.

- dérive du jugement qui en approfondissant la nature des stratégies, permet de les confronter positivement les une aux autres.


Une telle dérive conduit évidemment à accepter l'existence au départ du développement, de stratégies présentes dans la constitution initiale et indépendantes les unes des autres, mais également de stratégies incomplètement déterminées. Comme nous venons de le voir, l'évolution spontanée des stratégies vers le progrès s'explique aisément. Une plasticité initiale permet qu'une stratégie soit une totalité immédiatement utilisable et qu'elle puisse néanmoins évoluer ensuite sans perdre son identité. Les stratégies sont de véritables systèmes et à ce titre, elles associent des données variables à des éléments immuables. Lors de l'utilisation initiale, les données variables sont indéterminées ou fixées implicitement et sans raison perçue, par l'utilisateur. Le progrès cognitif le plus immédiat consiste dans l'attribution de valeurs fixes, explicites et motivées à un nombre croissant des données variables d'une stratégie, donc une réduction de la dégénérescence et un accroissement de la probabilité d'un choix stratégique satisfaisant. L'évolution peut se faire de deux façons :


- directement, par intégration des échecs partiels dans l'utilisation de la stratégie considérée, échecs qui ont effectivement conduit à corriger ou à fixer des variables après exploration tactique.


- indirectement, par confrontation des stratégies et construction d'un système complexe réunissant plusieurs stratégies. Ce système constitue un contexte qui fixe obligatoirement nombre des données variables de chaque stratégie. Cette dynamique s'applique tout spécialement à l'élaboration du discours.


Le progrès ainsi défini ne résume pas le développement cognitif puisqu'il n'explique ni la genèse des stratégies existantes, ni la formation de nouvelles stratégies. En revanche, il conduit à un parallèle entre une rationalité limitée manipulant des stratégies incomprises et la dynamique de l'évolution des schèmes établie par Piaget. Une synthèse entre les deux approches s'impose d'autant plus que nous avons conscience d'emprunter à Piaget la description de l'évolution des stratégies.


4. La double Evolution des Stratégies.


Nous voudrions insister sur une conséquence essentielle. Les stratégies initiales sont à l'échelle de la constitution biologique de l'individu et des relations avec son environnement immédiat. Les connaissances premières s'appliquent donc obligatoirement aux données d'expérience courante. Elles sont marquées par les mécanismes perceptifs qu'elles reproduisent en quelque sorte. Le progrès se fait ensuite nécessairement dans deux directions qui comportent chacune une forme d'approche de l'environnement, une évolution des stratégies et une meilleure connaissance de soi :


- la direction réductionniste consiste à isoler les éléments d'un ensemble existant. Dans l'approche de l'environnement, le résultat est une décomposition des données d'expérience. C'est tout d'abord l'isolement "d'objets indépendants et permanents", puis la définition des qualités caractérisant les objets isolés, enfin le fractionnement des objets en éléments communs de plus en plus réduits et de plus en plus universels. C'est donc une évolution des stratégies d'un monde à l'échelle de la perception humaine vers une connaissance du niveau microscopique.

Mais il faut bien comprendre que ce fractionnement du monde est également un fractionnement des stratégies appliquées au monde. Les stratégies reliées initialement à une application directe des mécanismes perceptifs s'en détachent de plus en plus en intégrant l'effort réducteur. L'atome perd ainsi tout contact avec une possibilité de représentation perceptive et se trouve réduit aux processus stratégiques qui le décrivent. Par ailleurs, l'individu lui-même peut appliquer à une meilleure connaissance de soi, physique et biologique, les données qu'il a ainsi établi.


- la direction globaliste consiste à rassembler les stratégies existantes en fonction de leurs points communs. Ce rassemblement a pour double effet l'élaboration d'un système cognitif et une représentation globale de l'environnement. C'est d'abord la construction du réel telle que la précise Piaget chez le jeune enfant. C'est ensuite une vision de plus en plus étendue de l'Univers, à la fois diachronique et synchronique jusqu'aux conceptions cosmogoniques. C'est donc une évolution des stratégies partant de l'échelle des perceptions humaines vers une connaissance du niveau macroscopique. L'enrichissement du système cognitif établi parallèlement permet des rapprochements, des comparaisons entre des données de connaissance qui paraissaient initialement totalement isolées. Ces démarches éloignent autant des mécanismes perceptifs initiaux que les évolutions réductionnistes et les modèles macroscopiques sont également des modèles aperceptifs où les représentations perceptives ne peuvent trouver leur place. Par ailleurs, l'individu lui-même peut utiliser les visions d'ensemble qu'il a ainsi établi pour mieux se situer et mieux préciser la signification des systèmes cognitifs qu'il utilise.


Au total, et plus encore si les mécanismes perceptifs innés sont effectivement pris en compte, l'organisation biologique humaine rend obligatoire l'appel à des stratégies dans les processus d'adaptation à l'environnement. Mais c'est la plasticité des stratégies initiales, donc la relation dégénérée que traduit leur application, qui explique tout le développement cognitif.


---------------


D) Dégénérescence, Indétermination et Probabilité.


Tout au long de nos analyses, spécialement dans l'approche de la dégénérescence, nous avons souvent souligné le caractère probabiliste de toute démarche cognitive comme de toute information. En fait, les notions de probabilité et de dégénérescence sont indissociables, la dégénérescence étant la face plus objective et la décision à risque, seulement probable, étant la face plus subjective d'une même réalité. La dégénérescence impose qu'une communication insuffisante soit complétée par une information qui ne peut être proposée qu'à titre de pari.


1. Probabilité et approche stratégique.


La probabilité intervient de fait à de nombreux niveaux dans les démarches et les développements cognitifs :


- le processus même de l'interprétation d'une configuration perceptive est nécessairement probabiliste (V-D) puisque le modèle de reconnaissance est toujours plus pauvre que l'image perçue, et à plus forte raison que l'hétérogénéité de l'environnement au départ de la perception. Les schémas de connaissance qui résultent de la confrontation de plusieurs configurations perceptives sont également nécessairement probabilistes.


- devant un événement insolite, il apparaît illusoire de conduire une analyse cognitive en arborescences approfondies. L'arborescence elle-même traduit une longue approche cognitive antérieure. Le choix comportemental cognitif est donc obligatoirement un pari, mais un pari dont le sujet fixe lui même les seuils de probabilité. De nombreuses études expérimentales ont ainsi démontré que la quasi totalité des sujets surestiment ou sous estiment les chances faibles dans leurs analyses cognitives. Heureusement du reste pour le fonctionnement de la "Française des jeux" !! Il faut remarquer par ailleurs que le pari probabiliste s'exerce la plupart du temps après coup, pour analyser cognitivement une situation vécue. Le problème qui se pose n'est pas tant de savoir si la boule qui va être tirée de l'urne sera bleue ou verte, mais bien plutôt celui de classer la boule qui vient d'être tirée de l'urne, qui est bleu tirant sur le vert et qu'il faut malgré tout qualifier comme boule bleue ou comme boule verte.


- il y a un autre aspect probabiliste qui se rattache beaucoup plus à notre sujet, et qui est celui du caractère probabiliste de l'édification des systèmes cognitifs chez l'homme. Nous avons vu que les significations innées étaient extrêmement réduites chez le nouveau-né et que pratiquement toutes les données cognitives devaient être apprises. Mais cet apprentissage doit se faire sans référence autre que les résultats de l'action individuelle, observés après coup, résultats jugés subjectivement ;cela donne un aspect probabiliste très important au développement cognitif.


2. Le Découpage dans un espace de probabilité continu.


L'environnement accessible à la connaissance n'a pas de frontières externes repérables, mais par ailleurs, il est manifestement hétérogène. Cette hétérogénéité ne se traduit pas seulement dans l'opposition entre le sujet de connaissance et le reste de l'environnement, mais également par l'existence de frontières séparant des zones ayant certainement des particularités différentes les unes des autres. Mais la prise en compte de cette hétérogénéité* par un sujet de connaissance ne peut se faire qu'au travers d'un système d'interface. Dans l'espèce humaine en tous cas, les hétérogénéités en tant que telles franchissent très mal la frontière d'interface puisque le neurone sensoriel, unité d'interface, ne donne pratiquement qu'un bit d'information à la fois, quelle que soit l'hétérogénéité* perçue (V-B); de ce fait, l'environnement pour le sujet de connaissance est assimilable à un espace continu de probabilité. De ce fait, comme le fait remarquer M. Mugur-Schachter, les probabilité traditionnelles ou de Kolmogorov ne peuvent s'appliquer immédiatement. toute approche cognitive débute par un découpage, établissant une tribu , particulière de l'espace continu de probabilité que constitue l'ensemble adualistique du soi et du non-soi ; au découpage est rattaché nécessairement un regard qualifiant (VIII-1). La situation n'est même plus de savoir si une boule verte ou une boule bleue a été tiré de l'urne mais de faire un pari, après quelques tirages, sur le contenu de l'urne. Tout objet, tout événement qui se prêtent à une démarche cognitive sont donc le résultat d'un découpage préalable du sujet de connaissance, et d'un regard qualifiant de ce même sujet. Ainsi se trouve pleinement justifié le point de vue de K. Popper affirmant qu'au départ de toute activité cognitive, il y a une hypothèse subjective à vérifier, un projet. Mais si tous les découpages étaient équiprobables, l'évolution cognitive serait extrêmement risquée, ayant plus de chance de conduire à des solutions sans issue. C'est la raison pour laquelle K. Popper insiste également sur le fait qu'à toute démarche cognitive est associé une interrogation préalable établie à partir des connaissances antérieures ou des déterminants constitutionnels; implicitement, l'interrogation préalable a déterminé un découpage du champ cognitif.


La théorie généralisée des probabilités suppose évidemment qu'il y a un nombre indéterminé mais très grand, de découpages possibles au sein d'un espace continu de probabilité. A chaque découpage correspond une configuration définie, modèle possible de l'événement ou de l'objet considéré. Cette multiplicité de modèles plus ou moins conformes pour une même zone de l'espace est la base même de la dégénérescence. Celle-ci est habituellement liée au fait que les modèles sont davantage définis que les événements qu'ils qualifient et comportent moins d'éléments que l'événement modélisé. L'élément découpé de s'offre à toute une classe de définitions cognitives ou modèles auxquels il est possible d'appliquer de nombreuses probabilités distinctes :


- probabilité pour un observateur, de voir le sujet de connaissance adopter tel ou tel modèle. Il s'agit essentiellement d'une probabilité subjective car le choix est manifestement dépendant du système global de découpage auquel le sujet a adhéré antérieurement. Mais le psychologue constructiviste est en droit de valider un modèle de développement cognitif qui constitue une référence, sinon moins subjective, du moins, moins spécifique d'un individu. Il s'ajoute, comme nous le verrons (XI-A), des processus de décisions dans l'instant qui sont eux, essentiellement subjectifs.


- probabilité qu'un modèle se révèle efficace. Il est possible de ramener le progrès scientifique à l'adoption de découpages qui ont une probabilité accrue de fournir des modèles satisfaisants. Les critères de satisfaction nous paraissent doubles. Ils résident d'une part, dans la répétabilité d'un modèle expérimental mais concernent alors seulement des événements provoqués. Ils résident également dans l'aisance avec laquelle une accommodation efficace suit l'assimilation cognitive. En ce cas, une probabilité subjective intervient à nouveau. Cet aspect probabiliste du modèle cognitif explique pourquoi K. Popper refuse la recherche de vérités et se contente de ce qu'il appelle la vérisimilitude ou le vraisemblable, qui ont une "propension" à traduire correctement un objet extérieur.


- intervient encore la probabilité qu'un sujet se satisfasse de la réponse obtenue, ce qui est essentiel dans une théorie des jeux comme dans toute relation inter-individuelle. C'est en effet le sujet lui-même qui doit apprécier si la réponse adaptative qu'il vient de réaliser est satisfaisante ou non.


Il y a une certaine concordance entre le découpage effectué par le sujet et l'hétérogénéité* réelle de l'environnement. En témoigne la forte cohérence existant entre les données d'explorations perceptives distinctes, comme par exemple la vue et le tact : on ne peut considérer comme fortuit qu'une sensation tactile cohérente apparaisse au moment même où la main entre en contact avec une zone de frontière à l'analyse visuelle. Encore faut-il remarquer que le nourrisson doit faire l'expérience de cette cohérence et qu'il ne la "connaît" pas par avance. Cela explique qu'il arrive au nourrisson de se tromper et qu'il puisse attendre une impression tactile nouvelle au contact de la frontière d'un objet sur un papier peint. Le découpage subjectif rejoint bien partiellement l'hétérogénéité réelle, mais seulement après apprentissage. La correspondance entre le découpage réel supposé et le découpage subjectif décidé, n'est donc ni nulle, ni parfaite. Cette correspondance est donc dégénérée, ce qui n'exclut nullement qu'elle s'améliore avec le temps et que la dégénérescence diminue. On pourrait décrire la connaissance apprise comme la mise en place d'un découpage subjectif qui se rapproche davantage d'un découpage "réel". Encore faudrait-il souligner deux points essentiels :


- découpage subjectif et découpage "réel" sont pratiquement indépendant l'un de l'autre, même si on peut considérer que le découpage subjectif est au moins au départ, une application de lois régissant l'environnement. Cette distinction de fait condamne le réalisme de natures, génère une dégénérescence dans toute correspondance ponctuelle entre les deux découpages et détruit tout espoir de parvenir à une correspondance étendue.


- la connaissance apprise peut reposer entièrement sur un découpage subjectif premier et stable. Comme nous allons le voir, c'est le cas lorsque les données cognitives demeurent centrées sur une approche perceptive directe; il y a alors un monde de réflexion clos et la théorie classique de la probabilité peut s'appliquer. Cela a été le cas de l'approche scientifique traditionnelle jusqu'au milieu du XIXème siècle, et explique le déterminisme physique apparent. Les progrès même de la Science conduisent aujourd'hui à aller au delà du découpage subjectif de approfondissement de la prise de conscience de ce découpage perceptif, ce qui est l'essence de la révolution épistémologique de la mécanique quantique.


3. Le Regard constitutionnel et les probabilités classiques.


Un premier découpage, associé à un "regard" spontanément orienté vers l'efficacité, peut seul initier le progrès cognitif. A défaut, chaque individu serait contraint à un découpage personnel, aboutissant à des systèmes de probabilité très différents les uns des autres, sans grande possibilité de communication individuelle et avec des chances très faible de parvenir à une efficacité cognitive.


Un tel découpage contraignant est constitué par les interfaces élémentaires des neurones sensoriels. Il s'agit d'un découpage subjectif et d'un découpage authentique. L'hétérogénéité de l'environnement est mal transmise et l'environnement se présente comme un espace de probabilité continu que les neurones sensoriels digitalisent. Mais la probabilité de fournir une information intéressante est extrêmement faible sur un neurone isolé puisque ce neurone ne peut fournir qu'un bit d'information quel que soit l'événement considéré. Heureusement, les probabilités élémentaires neuronales sont très fortement additives.


Il n'en reste pas moins que l'ensemble des données fournies par ce découpage neuronal primaire constitue encore un espace quasi-continu si on le compare au champ extrêmement réduit de l'analyse cognitive, tout spécialement de l'analyse cognitive réfléchie. Des découpages supplémentaires doivent donc être effectués avant que le sujet puisse envisager une hypothèse d'identification avec un niveau de probabilité d'efficience acceptable. C'est là qu'intervient le découpage effectué par les systèmes perceptifs constitutionnels dans l'espace de probabilité quasi continu que représente l'ensemble des données digitalisées d'interface. L'aspect de découpage est particulièrement net puisque tous les aspects de frontières, de contraste spatial ou temporel sont accentués, délimitant de façon contraignante des objets, des événements. Cependant ce découpage est profondément marqué par les particularités du "regard" perceptif, avec tous les effets de compensation soulignés par Teuber et sur lesquels nous avons insisté.


Le véritable découpage subjectif de l'espace continu à prendre en compte est finalement le découpage assuré par l'ensemble que constituent les neurones sensoriels et les mécanismes perceptifs. Ce découpage, stable et contraignant, est indispensable à toute démarche cognitive initiale, mais également au développement cognitif ontogénétique. Le découpage probabiliste est particulièrement important durant les premiers mois de la vie où le jeune enfant doit édifier une collection d'objets significatifs et acquérir la notion d'objet indépendant de l'action et permanent dans le temps. Cela, à partir d'un environnement largement équivalent à un espace de probabilité continu. Les processus perceptifs constitutionnels de découpage sont donc indispensables même s'ils sont insuffisants. Les seuls objets isolés le sont donc en raison de l'usage dans l'action et par validation à postériori. C'est donc sur ce plan que se manifestent le plus nettement les insuffisances du schéma piagétien. Mais le même raisonnement en sens inverse peut être opposer à l'empirisme. Il faudrait que l'environnement puisse effectuer un découpage dans l'espace probabiliste continu que constitue pour lui l'organisation interne du jeune enfant pour que les effets de l'environnement puissent avoir un effet instructif cohérent.


Mais le découpage perceptif constitutionnel est également la base de la réflexion cognitive individuelle ou collective. C'est en effet ce découpage perceptif qui oriente l'action sur l'environnement, mais c'est également en fonction de ce même découpage perceptif que s'établit la réflexion sur l'action qui caractérise la réaction circulaire et qui génère la connaissance apprise : l'activité probabiliste s'effectue donc dans un espace clos et segmenté de façon stable, permettant une application des lois de la probabilité classique. Cette situation est celle de l'enfant après la naissance mais aussi de l'évolution scientifique classique issue de Galilée et de Newton. Les données d'observation et d'expérimentation étaient recueillies au sein de l'espace/temps euclidien généré par les processus perceptifs cérébraux. L'activité probabiliste s'exerçait donc bien dans un espace de probabilité clos et segmenté. De ce fait, la répétition des observations et des expérimentations permettait de passer des hypothèses probabilistes à des certitudes apparentes. Au moins sur le plan des modèles de la physique, ces certitudes pouvaient conduire au déterminisme strict de Laplace. La prise en compte des probabilités, une fois les hypothèses validées, devenait inutile et le Monde pouvait être décrit par des modèles certains, suffisamment approchés pour être exact. Inversement, le Monde ainsi approché était le Monde à l'échelle de l'évaluation perceptive humaine, excluant les approches à des échelles autres, microscopiques ou macroscopiques. A ces échelles, le découpage perceptif devient insuffisant et même nuisible. De nouveaux découpages doivent être introduits, mais ils ne peuvent être que proposés et ils se situent hors du découpage perceptif. Les certitudes s'éloignent encore, les données recueillies sont marquées obligatoirement d'indétermination, les résultats de l'expérimentation deviennent probabilistes. L'objet n'est plus observé mais construit par convergence de données.


La Science du XXème siècle est donc marquée par une révolution épistémologique essentielle, puisque pour la première fois, l'homme est conduit à réfléchir sur des données qui sont extérieures à son propre système de réflexion. Mais comme N. Bohr et W. Heisenberg l'avaient pressenti, cette révolution est double :


- d'une part, les nouvelles manières de penser, un formalisme mathématique irréductible au système des représentations perceptives s'impose pour mettre en place la mécanique quantique,


- mais d'autre part, la référence du système perceptif constitutionnel n'est plus absolue mais relative et traduit seulement un découpage commode pour "amorcer" l'analyse du réel. Ce système perceptif constitutionnel, générateur de l'espace/temps euclidien, devient une approche provisoire et contingente de l'analyse du Monde. Mais surtout, cet espace/temps euclidien apparaît ce qu'il est fondamentalement, c'est à dire une structuration particulière de l'homme.


En définitive, au dépassement de la mécanique quantique par rapport à la physique classique, il faut associer un dépassement d'une connaissance qui ne faisait que se préciser par son propre outil. L'homme du réalisme platonicien doit apparaître comme un système clos et limité, à la fois juge et partie : ses observations se faisaient uniquement au travers de son système perceptif mais les vérifications de ses hypothèses s'appuyaient également sur le fonctionnement du même système perceptif. Dès que l'homme connaissant lui-même devient objet de connaissance, la référence réaliste doit être abandonnée. Un nouveau découpage probabiliste du Monde s'impose, dont l'un des objets d'étude est le découpage perceptif qui passe de la situation de sujet à celle d'objet.


4. L'objet cognitif probabiliste.


Une des premières conséquences de la critique du réalisme platonicien est qu'il y a lieu de ne pas confondre un objet supposé "réel" et la représentation qu'il est possible de s'en faire. L'objet "réel" devient hypothétique dans ses qualités et n'est pas intégré dans un système de connaissance. En revanche, il est possible de qualifier également d'objets, les points fixes endogènes autour desquels s'organisent les systèmes de connaissance. Ces objets cognitifs, qu'ils correspondent à une abstraction ou à un objet supposé avoir une existence concrète, ont un certain nombre de particularités :

- ils sont tous construits, même lorsqu'ils sont supposer correspondre à un objet réel préexistant. Le nourrisson doit ainsi construire peu à peu la représentation de sa mère.

- ils ont une existence comme "façon d'exister" de l'activité cérébrale, reliant des éléments constitutionnels innés.

- ils ont une nature probabiliste. Même lorsque l'objet cognitif caractérise un objet concret supposé réel, il ne traduit que les aspects phénoménaux de l'objet concret, extrapolant un modèle complet à partir d'un nombre limité d'aperçus différents. L'aspect probabiliste est encore plus manifeste en cas d'objets cognitifs abstraits, ce qui est notamment fort bien illustré par le roman de Vercors, "Les animaux dénaturés". Le concept d'homme est construit sur un nombre limité d'exemples et peut toujours être confronté avec une nouvelle entité qui ne peut être classée ni dans l'objet cognitif "homme", ni en dehors. Les partitions, les classifications définissant des classes d'équivalence, sont reliées à des théories cognitives et hypothétiques.


Cela dit, il nous parait possible de classer les objets cognitifs en trois catégories selon les critères suivants :

- leur degré de proximité avec une représentation perceptive,

- la nature des processus opératoires ayant assuré la construction cognitive,

- le degré de conscience du caractère construit et probabiliste de l'objet cognitif.


L'objet concret est le premier à apparaître au cours du développement cognitif. Il est réductible à une configuration perceptive, ce qui permet de l'évoquer facilement sous forme schématique par une représentation mentale ou de le reproduire avec plus de précision par le dessin ou la sculpture. Cette proximité d'avec une représentation perceptive explique que l'objet cognitif concret soit le plus souvent confondu avec un objet "réel" et qu'il y a peu de conscience du caractère construit et probabiliste. Cela n'a guère de conséquences graves mais le stéréotype de cette confusion, ancré très tôt et profondément, est facilement transposé sur les objets abstraits, avec des effets beaucoup plus nocifs.


L'objet abstrait est nécessairement dérivé d'objets concrets par abstraction des seuls points communs à plusieurs objets. Il comporte nécessairement une activité créatrice opératoire. Il n'est pas rapportable à une configuration perceptive unique mais peut être souvent relié à différentes organisations perceptives, à titre d'exemple ou de visions successives. Tous les degrés d'abstraction existent, depuis l'espèce de la taxinomie des êtres vivants jusqu'aux notions morales ou philosophiques. Seuls les objets abstraits les moins évolués peuvent traduire approximativement une collection de perceptions. Le caractère construit et probabiliste de l'objet abstrait n'est pas toujours évident aux yeux de son manipulateur, ce qui explique le réalisme des espèces naturelles.


A cette distinction faite notamment par A. Korzybski, il nous semble nécessaire d'ajouter une catégorie particulière d'objets abstraits très élaborés et que nous serions tentés de qualifier d'objet statistique ou probabiliste :

- un tel objet est dépourvu par les abstractions successives qui lui donnent naissance, de toute référence perceptive. Des modèles perceptifs peuvent être seulement mis en "correspondance" avec certains aspects partiels et particuliers de l'objet probabiliste, selon le principe décrit par l'Ecole de Copenhaghe.

- la construction de cet objet relève d'un long projet, si bien que le caractère construit est évident même si l'objet probabiliste inclut souvent un objet abstrait très approximatif qui a été au départ du projet, par exemple l'électron orbital de Bohr à l'origine de l'électron quantique.

- l'aspect probabiliste est tout aussi évident car toute conclusion dans l'édification de l'objet est marquée d'indéterminations. Aucune certitude ne peut donc rattacher l'objet statistique à une "réalité" nouménale bien circonscrite.

- l'indépendance par rapport au système universel de la perception explique que l'objet authentiquement probabiliste s'intègre mal dans des systèmes opératoires différents les uns des autres, ce qui explique le principe de complémentarité.


Il est évident que le type même de l'objet probabiliste est la particule de la mécanique quantique, "à mi-chemin entre un fait et la connaissance d'un fait". Mais N. Bohr a toujours affirmé que l'épistémologie quantique n'était nullement ésotérique, et au contraire d'une portée universelle. C'est bien là notre propre opinion et nous pensons que le développement cognitif à venir se fera de plus en plus par définition d'objets explicitement probabilistes. Or il est bien évident que de tels objets doivent être manipulés de façon particulière dans la démarche cognitive. Il nous semble donc important de rechercher de tels objets hors de la mécanique quantique et nous pensons les trouver par exemple tout à fait explicitement dans les dimensions, aptitudes, traits de personnalité qui apparaissent en psychologie différentielle, dans l'analyse factorielle des questionnaires et comportements (Annexe D). En pratique, toutes les notions, les sondages des sciences économiques, sociales, politiques, sont des objets cognitifs probabilistes qu'il est essentiel de traiter comme tels. Il nous semble que le développement cognitif à venir portera de plus en plus sur des objets probabilistes, et qu'il est essentiel de garder la conscience de la nature de tels objets cognitifs.


5. L'intérêt de l'approche probabiliste en épistémologie.


Cependant, l'aspect probabiliste de la connaissance n'est pas obligatoirement réfléchi et conscient. Il est même certain que la dynamique de la connaissance peut fort bien se dérouler avec une grande efficience, dans une approche réaliste qui a évacuée les probabilités pour parvenir aux certitudes apparentes du déterminisme. Il est cependant deux temps de l'évolution cognitive où le point de vue probabiliste est manifeste :


5.1. Probabilité et développement cognitif ontogénétique.


Il nous semble que la position de K. Popper vis à vis des débuts de l'activité cognitive, inscrit en faux les déclarations de H. Simon et même de J. Piaget. Pour H. Simon, le monde de l'analyse perceptive et celui des réponses motrices sont totalement distincts chez l'enfant à la naissance. S'il en était ainsi, les premières démarches cognitives ne pourraient être que très difficilement initiée car tout le répertoire des réponses motrices devrait être essayé devant toute modification perceptive de l'environnement. Même les exercices réflexes constitutionnels que décrit Piaget paraissent bien pauvres comme points de départ des connaissances apprises.


Il apparaît donc indispensable qu'il existe à la naissance des liens probabilistes ou préférentiels entre des configurations perceptives données et des réponses motrices. Compte tenu de la variété des données d'environnement, ces liens inclus dans la constitution ne peuvent être que probabilistes et ont besoin d'être précisés par l'usage. Ils orientent plutôt un choix comportemental qui doit presque obligatoirement être corrigé ponctuellement par la suite.

Chaque stratégie constitutionnelle est bien associée à une probabilité particulière devant tout événement perçu. La réussite ou l'échec font ensuite évaluer cette probabilité initiale.


Il n'y a dans ce processus que le modèle de la dynamique qui se poursuit tout au long du développement cognitif. La probabilité en matière de théorie de la connaissance s'intègre dans un cadre diachronique :

- tout découpage particulier en situation de démarche cognitive est relié à un "regard" propre au sujet de connaissance, définissant des règles générales de découpage évoluant dans le temps.

- la probabilité la plus intéressante à considérer est celle qui traduit les chances d'un découpage de parvenir à l'efficacité, ce qui est fortement relié à une validation subjective à postériori.

- le succès même d'un découpage influence les probabilités pour que ce découpage et les critères de validation soient utilisées à nouveau.

Ainsi s'inscrit le point de vue constructiviste au cœur même des démarches cognitives. Comme le dirait Piaget, c'est la stabilité du "regard" qui demande une explication, alors que sa révision constante est spontanée.


Cependant, et c'est là que les thèses piagétiennes montrent leur insuffisance, le premier découpage contemporain des premières rencontres avec l'environnement, doit être suffisamment efficace pour obtenir un résultat immédiat et cela n'aurait pratiquement aucune chance de se produire si le choix d'un découpage était aléatoire. Il doit donc y avoir un découpage initial contraignant et efficace sur lequel le sujet peut édifier des découpages complémentaires, choisis selon un mode probabiliste :


- il s'agit typiquement de l'élaboration réfléchie d'une hypothèse, mais cela ne peut se faire qu'à la suite d'un long développement ontogénétique qui conduit à différencier le "possible" et le "vraisemblable". Cette différenciation marque, dans la Société occidentale, l'accession à la logique formelle de l'adolescent.


- plus généralement et plus précocement, il peut s'agir de la correction après coup d'un choix très insuffisamment argumenté. Cette façon de faire, beaucoup plus élémentaire, débute avec la vie. Elle est initialement peu efficace et elle est dangereuse puisqu'elle n'exclut pas des comportements dangereux, mais elle s'améliore ensuite considérablement.


En définitive, il est manifestement possible d'élaborer une épistémologie qui débouche finalement sur l'édification du "vraisemblable", d'un "tout se passe comme si" qui traduisent des paris probabilistes successifs, de plus performants, de plus en plus réfléchis mais qui sont depuis le départ, des paris.


5.2. Probabilité et Evolution scientifique.


L'aspect probabiliste est également manifeste à la pointe du progrès scientifique. Durant des millénaire, cette activité probabiliste n'a pas été réfléchie et elle est donc demeurée implicite; le caractère probabiliste de la connaissance scientifique ne s'est dégagé que peu à peu et il est devenu aujourd'hui manifeste.


5.2.1. L'Etre "un" et indivisible de Parménide. W. Heisenberg fait remarquer que l'idée n'était pas venue aux philosophes grecs que l'on puisse "isoler" (découper dirait aujourd'hui M. Mugur-Schachter) certains phénomènes de la Nature grâce à une expérience afin d'en étudier les détails, de découvrir quelle était la loi constante dans le changement continu et d'en tirer une théorie générale du Monde; il y avait la spéculation globale d'un côté et l'analyse d'un phénomène ponctuel pour lui-même d'autre part. Par ailleurs, dans l'étude d'un phénomène ponctuel, le "savant" élaborait un projet hypothétique et vérifiait ensuite la validité de ce projet. Très généralement, jusqu'à une époque très récente, les vérifications conformes étaient retenues comme suffisantes et les contradictions mises sur le compte des imprécisions des processus expérimentaux.


Métaphysiquement, l'Etre "un" et indivisible de Parménide qui traduit la position la plus tranchée du monde grec sur le plan analysé par Heisenberg, n'est nullement absurde. La "route de vérité" de Parménide, les paradoxes "cruels" de Zénon d'Elée renvoient implicitement à un monde considéré comme un espace continu de probabilité. En revanche, la position des Eléates était totalement négative sur le plan d'une élaboration de connaissances nouvelles et leur organisation.


5.2.2. La révolution galiléenne. Galilée est donc l'auteur d'une révolution épistémologique essentielle lorsqu'il relia, dit-on, le mouvement pendulaire d'un lustre de la cathédrale de Pise et le déplacement des planètes. Il réalisa un "découpage" ponctuel destiné à établir des lois de portée universelle. Il est cependant évident que Galilée n'était pas pleinement conscient d'effectuer un découpage ayant valeur de pari et il s'écoula près de deux cent ans avant les premières introductions réfléchies de la probabilité dans le domaine scientifique. Par ailleurs, comme nous l'avons vu, la démarche cognitive de Galilée peut évacuer progressivement le risque probabiliste en reliant les données perceptives de la vérification expérimentale aux données perceptives qui avaient généré l'hypothèse.


5.2.3. Le point de vue probabiliste de Maxwell. C'est Maxwell qui introduisit véritablement les probabilités en physique, suggérant que la vitesse des "particules" supposées par Joule ou Clausius, et expliquant la température, la pression, la densité d'un gaz, ne pouvait être qu'une moyenne, chaque "particule" devant avoir sa propre vitesse du fait des chocs élastiques répétés.

La "vitesse" postulée par les lois de Joule n'était que la vitesse la plus probable d'une particule, traduisant le pari cognitif le plus raisonnable. Ainsi, l'analyse scientifique s'intégrait totalement dans le cadre de probabilités mais celui de probabilités traditionnelles dans un espace de probabilité discontinu, porteur d'un découpage pré-établi. Un chemin important restait à parcourir pour revenir à l'espace éléate.


5.2.4. Le point de vue probabiliste de R.A. Fisher. A la suite des travaux de C.F. Gauss, les statisticiens, en tout premier lieu R. A. Fisher, dégagèrent les techniques permettant de valider les vérifications expérimentales entachées d'erreurs. Tout résultat d'une expérience est entaché d'interventions aléatoires, donc directement inanalysable. Ces actions aléatoires ne sont pas identiques d'une réalisation expérimentale à l'autre, au contraire des données essentielles. La répétition des expériences permet donc de dégager un noyau "probable".


Mais le bénéfice des techniques statistiques s'étendit très vite au delà de la vérification d'un découpage admis à priori et il eut un résultat inattendu, en validant par l'expérience des découpages imprévus ou initialement mal définis. Ce processus apparut sans doute pour la première fois lorsqu'en se basant sur l'analyse statistique, R.A. Fisher invalida partiellement un découpage des groupes sanguins proposé par K. Landsteiner et proposa un modèle qui se révéla plus exact. Mais c'est surtout en psychologie que se révéla la capacité créatrice du traitement statistique des données, au travers de l'analyse factorielle des tests et des questionnaires, définissant à postériori des "dimensions" de la personnalité qui n'avaient pas été envisagées à priori et qui traduisent seulement la façon temporairement la plus "vraisemblable", la plus efficace de décrire le continuum du comportement psychologique des individus.


5.2.5. Probabilité et Mécanique quantique. Ce processus de mise en évidence à postériori d'un découpage par l'expérimentation est encore plus net dans la mécanique quantique où les résultats de l'expérimentation suggèrent un "objet" qui se dégage peu à peu lors du déroulement des expériences, un objet "statistique", un objet qui n'était pas qualifié initialement, dont l'existence même n'était pas envisagée et demeure un pari probabiliste, un objet non représentable et réductible à la convergence de résultats expérimentaux.


Cette position de la mécanique quantique est capitale du point de vue épistémologique. J. Piaget en était très conscient lorsqu'il écrivit : " Ce sont les découvertes de la microphysique contemporaine qui commencent seulement à nous apprendre à travers quels échanges entre l'expérimentateur et la réalité poursuivie s'obtient une objectivité construite pas à pas et non pas déduite more dialectico."


Un Feyerabend pourrait rapprocher les positions de Parménide et de N. Bohr, postulant tout deux un "être un et indivisé" ou un continuum d'espace temps. En fait les deux attitudes sont très différentes car Parménide ne propose aucun argument en faveur de sa thèse alors que la position de N. Bohr repose sur les progrès d'une quête scientifique guère interrompue durant vingt-cinq siècles.


De même, il est possible de rapprocher la dynamique cognitive du nouveau-né découvrant l'environnement, de celle de la mécanique quantique. Encore faudrait-il se garder d'oublier que cette dynamique est simplement vécue dans le premier cas, consciente d'elle-même et réfléchie dans le second cas. Il devient alors encore plus important, en constatant cette similitude, de souligner le découpage subjectif initial qu'effectue sur l'environnement, l'organisation constitutionnelle du système d'interface et qui caractérise les démarches du nouveau-né.


6. Le Progrès probabiliste.


Il y a encore un aspect où l'approche probabiliste est essentielle, c'est l'explication du développement cognitif ontogénétique, dans sa relative lenteur et dans l'accélération liée aux influences sociales.


Nous avons vu l'originalité de l'individu humain, très mature à la naissance et dont le développement cognitif est néanmoins extrêmement lent. Aucune maturation interne immanente, conforme aux thèses de C.L. Morgan ne peut être sérieusement envisagée. En revanche, l'hypothèse d'un long développement probabiliste par étapes est tout à fait conforme aux théories de l'autonomie biologique et du constructivisme piagétien :

- chaque approche cognitive est initialement l'application probabiliste d'un découpage et d'un regard, et nécessite une validation à postériori.

- mais il est pratiquement impossible de faire d'emblée le meilleur pari possible. Le succès même d'une démarche conduit à une mise en pratique très générale qui permet de découvrir les insuffisances.

- l'abandon d'une démarche cognitive ainsi validée puis partiellement invalidée ne peut se faire que pour une démarche suffisamment proche de la précédente, seule évocable par le sujet.

Le tout est conditionné par l'étendue des expériences individuelles et l'évolution ne peut être que lente, et obéir aux règles de l'homéorhésis* et des créodes*.


Le même schéma explique l'accélération considérable du développement cognitif qui peut, en quelques années, "récapituler" une évolution culturelle qui s'est étirée sur des millénaires. Si l'enfant voit choisir devant lui des démarches cognitives qu'il n'aurait pu envisager directement et que ces démarches lui paraissent efficaces, il peut en faire le point de départ de sa quête cognitive probabiliste et ainsi brûler les étapes de son propre progrès.


------------


Conclusion


En définitive, il apparaît que la notion de dégénérescence et celle de probabilité qui lui est intimement liée, sont indispensables à la compréhension des mécanismes cognitifs et de la connaissance apprise. Ne se posant aucun problème sur la façon dont les données d'environnement sont assimilables, les anciens considéraient logiquement que les propriétés de l'environnement étaient immédiatement accessibles, donc que les objets étaient perçus dans "leurs" propriétés. A l'inverse, aucune explication vraiment satisfaisante n'était donnée de l'inertie dans l'acquisition des connaissances chez l'enfant ou au cours de la succession des générations.


La découverte du fonctionnement des neurones sensoriels, voie obligatoire dans la saisie des données de l'environnement, inverse exactement la situation. Il y a une dégénérescence obligatoire dans la communication entre l'organisme et son environnement. Il en résulte qu'initialement, un véritable mur d'incompréhension existe entre l'environnement et un moi qui s'ignore en tant que tel. Ce mur ne peut être franchi que secondairement et incomplètement, à partir d'une réflexion sur l'action. Cette réflexion doit accroître simultanément la connaissance de soi et celle de l'environnement puisque c'est la précision sur l'un qui permet l'analyse de l'autre. Il est facile de comprendre dans ces conditions l'inertie dans le développement et son caractère conservé d'ouverture vers des révisions, vers d'autres progrès. Par ailleurs, c'est l'expérience passée qui sert de moteur pour la compréhension du présent. Or l'histoire ne repasse pas les plats et le présent remémoré ne peut être qu'approximatif; il n'y a donc plus à espérer de certitudes mais à définir le plus probable, le vraisemblable.


La relation ou la communication entre systèmes ne porte le plus souvent et surtout initialement que sur un nombre d'éléments très limité par rapport à l'ensemble des éléments qui pourraient intervenir et qualifier relation ou communication de façon optimale, car la réflexion sur cette relation est limitée. Il en résulte une analyse très incomplète de la situation mais également la mise en place plus facile d'une réponse approximative puisque les solutions apparemment satisfaisantes sont plus nombreuses. Ce caractère approximatif qui pourrait paraître uniquement dans ses aspects négatifs, a en fait l'immense avantage de commencer à établir un va-et-vient qui est source de précisions ultérieures. S'expliquent alors conjointement l'inertie de l'acquisition des connaissances et le progrès cognitif.


Alors que la réussite par chance provoque des généralisations excessives et dangereuses, c'est donc l'échec adaptatif au contraire qui est l'occasion du progrès, conduisant à chercher "autre chose". Mais cette recherche consiste à introduire des informations complémentaires à titre de pari ou de conjecture. Le succès adaptatif qui en résulte a des chances de produire ce progrès provisoire que nous appelons connaissance apprise et qui porte simultanément sur le moi et sur l'environnement. La chance peut toujours avoir joué, ce qui élimine tout caractère de certitude à cette connaissance apprise et qui fait dire à Popper que l'échec a plus de valeur de vérité que la réussite. Dans la mesure o— le pari était effectivement en partie justifié, il constitue un tremplin pour prendre ensuite des paris qui ont une chance accrue d'être en partie justifiés. Il en résulte un processus évolutif à la fois constamment ouvert à de nouveaux développements et qui demeure incertain. La régularité des applications adaptatives réussies substitue néanmoins une vraisemblance à l'incertitude.


L'amélioration progressive au sein d'un système qui a conservé son identité, individu ou groupe social, suppose une plasticité constitutionnelle pour intégrer les acquisitions. Pour que ces acquisitions soient intégrées sans perte d'identité, il faut qu'elles soient limitées à la diminution d'une indétermination initiale. D'un point de vue fonctionnel, il faut donc que tout progrès soit une spécialisation, s'inscrivant dans une indétermination initiale.


Cette analyse conduit à constater les relations étroites qui existent entre le mode de fonctionnement du cerveau, la nature des connaissance et les moyens d'acquérir et de développer ces connaissances. Au cœur de ces relations, il y a "l'infirmité" relative du cerveau impliquant un champ de conscience étroit et une forte inertie temporelle par rapport à l'ampleur des événements étudiés. En réponse, il y a des stratégies constitutionnelles plastiques permettant d'étaler dans le temps, les modifications des stratégies constitutionnelles qui traduisent la connaissance apprise. Il y a également un vécu qui explique le passage :

- de paris cognitifs peu efficaces mais dont la probabilité est forte si on considère la constitution initiale,

- à des paris cognitifs beaucoup plus efficaces mais dont il n'y a pratiquement aucune chance qu'ils soient adoptés d'emblée.


Dans les systèmes autonomes, en absence de stratégies constitutionnelles, aucune relation de connaissance ne pourrait être amorcée car l'approche purement tactique n'existe pas et aucun découpage performant du continuum d'espace-temps ne peut relever d'un choix totalement aléatoire. En cas de stratégies toutes montées non plastiques, il n'y aurait pas de connaissances apprises mais seulement un ensemble constitutionnel de groupements stimulus-réponses qui n'évolueraient pas. En cas de stratégies d'assimilation et d'accommodation séparées et toutes montées, un système de traitement de l'information pourrait intervenir pour définir des liens entre schèmes d'assimilation et d'accommdation mais le résultat serait limité :

- si les explorations étaient limitées à la disparition du stimulus, aucune expérience ne serait acquise.

- s'il y avait une recherche de l'optimisation certaine, le système ne pourrait pratiquement pas s'arrêter sur un essai et continuerait à explorer toutes les combinaisons de variables, obligatoirement en nombre immense, jusqu'à découvrir l'optimum.


Entre ces différentes situations, l'indétermination comportementale et la plasticité, faites pour favoriser l'activité mentale autant qu'elles lui imposent un type de fonctionnement, permettent de découvrir et retenir des solutions approximatives, probabilistes, dont chacune peut constituer le tremplin d'un progrès illimité, expliquant le développement cognitif et les connaissances apprises. Ces solutions spécifient l'approximation de meilleure en meilleure que traduit la connaissance. Celle-ci est à la fois prédéterminée puisqu'elle est le résultat d'une modulation de conduites innées mais elle est également imprévisible puisqu'elle dépend des événements rencontrés, des décisions à risques prises par le sujet de connaissance vis à vis de ces événements et parce que de proche en proche, elle se traduit par des émergences authentiques intraduisibles autrement qu'en terme de nouveautés. Enfin, la dégénérescence perceptive est l'un des éléments, peut-être le plus important qui ramène toute démarche cognitive à un pari probabiliste d'efficience.


Inversement, et c'est le cœur de notre recherche, cette dynamique de progrès lent mais obligé suppose un découpage initial de l'environnement et du moi, un découpage contraignant et efficace, une capacité de découpage qui précède le vécu et que seuls pouvaient assurer des mécanismes d'organisation perceptive innés. Ce que Helmholtz avait pressenti, ce que après Kuffler, de multiples chercheurs ont démontré, apparaît aujourd'hui non seulement une évidence mais de plus une révolution conceptuelle.




Pour joindre l'auteur:
Webmaster: Corpet