Du Cerveau à la Pensée:
Théorie de la Connaissance et Autonomie Biologique
par Jean-Claude Tabary
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CHAPITRE XI : CONNAISSANCE ET CONSCIENCE



"Dans la pensée scientifique, la méditation de l'objet par le sujet prend toujours la forme du projet."


Gaston Bachelard



Résumé : A) Conscience et Connaissance


1. La connaissance apprise, révision consciente des appréhensions constitutionnelles du monde. C'est nécessairement et pour de multiples raisons, la conscience qui doit régir toutes les corrections à apporter à l'image du monde donnée par les systèmes perceptifs constitutionnels. Un jugement, une évaluation doit précéder l'acceptation d'une correction, et c'est le fait de la conscience.


2. La dynamique de l'intervention consciente au cours de la démarche cognitive. L'activité consciente est tout aussi importante dans l'élaboration des connaissances apprises et dans la mise en jeu de connaissances existantes.

- toute démarche cognitive est précédée d'une décision, fixant l'attention sur un champ de perception ou d'activité interne.

- il n'est pas de situations complexes sans ambiguïtés ou équivoques qui ne peuvent être levées que par la conscience.

- un champ d'analyse cognitive n'est jamais délimité a priori. Les limites doivent être fixées consciemment.

- tout champ d'analyse cognitive est continu et doit être découpé consciemment pour permettre une analyse point par point.

- la possibilité d'effectuer des découpages qui ne se recoupent pas débouche sur le principe de complémentarité de la mécanique quantique.

- tout algorithme nécessite la précision des variables manipulées. Toutes les variables existentielles doivent être introduites par la conscience. La conscience doit décider notamment si une variable doit être considérée ou non comme ayant une valeur fixe tout au long de la réflexion.

- quel que soit le souci d'objectivité, il y a toujours une décision consciente de considérer que des données appartiennent au champ cognitif analysé ou en sont exclues.

- c'est la conscience qui règle l'intérêt a priori d'une analyse cognitive, qui décide du moment où la précision du résultat est acceptable.

- la mise en application effective des connaissances et leur élaboration, dépend de conditions particulières à chaque situation. La manipulation des connaissances dans une situation définie est un processus complexe réglé par l'activité consciente, où la subjectivité est essentielle.

- la conscience est indispensable au contrôle de l'imaginaire. La possibilité d'envisager des hypothèses explicatives et de juger de leur cohérence est un temps de la démarche cognitive qui est obligatoirement conscient et qui est essentiel.


Cette subjectivité obligatoire aurait des conséquences désastreuses si le succès ou l'échec des comportements dérivés de l'analyse cognitive, ne venaient pas réguler puissamment les démarches subjectives.


B) Conscience et Inconscient

Les processus inconscients sont manifestes et la restriction du champ de conscience selon la rationalité restreinte ne peut que souligner l'importance primordiale des activités cérébrales inconscientes. Il ne nous semble pas du tout s'en suivre que l'inconscient soit une structure de la personne et il nous parait plutôt traduire les limites obligées de nos capacités de réflexion.


C) Défauts de conscience et Connaissance

Au schéma d'une pratique idéale de la conscience au cours de l'activité cognitive, il faut adjoindre les défauts les plus fréquemment rencontrés.

1. L'autonomie fonctionnelle : Une activité réfléchie totalement centrée sur elle-même est parfaitement stérile sur le plan de l'efficacité mais peut être réjouissante pour celui qui s'y adonne; il peut notamment construire un monde à sa propre mesure, plus satisfaisant et moins dangereux que le réel.


2. L'Irrationalité : Une rationalité parfaite est hors de portée, ce qu'on serait tenter de qualifier d'irrationnel prend le sens d'une imperfection à des degrés divers, involontaire ou voulue :.

- le non respect des implications formelles traduit une irrationalité manifeste. Elle peut être voulue ou liée à un développement cognitif insuffisant, du fait de l'âge ou de la culture.

- l'irrationalité dans le respect des implications formelles est nécessairement relative et traduit simplement un désaccord subjectif entre deux interlocuteurs ou même un désaccord intérieur entre "le cœur" et "la raison". Elle est la traduction obligatoire de l'appel nécessaire à la subjectivité pour conduire toute activité cognitive.


En définitive, il faut accepter la subjectivité et reconnaître les limites obligatoires de la rationalité. Mais il n'y a aucune raison d'attribuer des propriétés magiques à l'irrationalité.

L'objectivité doit être ce que dit H. Poincaré, une pensée commune à plusieurs être s pensants et qui pourrait être commune à tous.

La subjectivité a une double signification :

- la première est celle des processus qui impliquent l'intervention du sujet durant la construction et la mise en jeu cognitives,

- la seconde est celle des particularités individuelles qui marquent tout individu, toute situation.

Cette dernière subjectivité est par principe peu analysable, et si elle l'est en partie, c'est par référence à la première signification de la subjectivité.

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A) Conscience et Connaissance

Le rôle impartie à la conscience dans la connaissance apprise varie avec la conception épistémologique qui est adoptée. Selon les doctrines réalistes, le contenu de la connaissance préexiste à la prise de conscience, à la fois dans l'environnement et chez le sujet connaissant. L'action de la conscience se limite à une maïeutique d'actualisation, à une objectivité more dialectico. Selon le schéma empiriste, la connaissance apprise est imposée par l'extérieur sur un sujet passif et le rôle de la conscience est très limité ou mis entre parenthèse. La conscience a, en revanche, une action déterminante selon les points de vue de l'idéalisme kantien ou phénoménologique, et du constructivisme. Selon ces trois approches, la connaissance apprise résulte d'une succession de décisions de la conscience et toute activité cognitive devient un projet. Mais de plus, pour le constructivisme, l'effet inverse est tout aussi important, la conscience se nourrissant elle-même de la connaissance apprise qu'elle a élaborée.


1. La Connaissance apprise, révision consciente des appréhensions constitutionnelles du Monde.

Au même titre que tout organisme vivant, l'être humain naît doté d'un système d'interfaces assurant un découpage du continuum environnemental et proposant immédiatement une image cognitive de toute rencontre avec un environnement. L'expérience vécue permet donc d'attribuer très facilement une signification comportementale pour toute configuration d'interface traduisant un événement. Ce qui vaut pour l'organisme entier vaut aussi pour les relations cognitives entre ses parties; le système nerveux central par exemple, a également une certaine appréhension immédiate, non réfléchie, des activités du moi. La connaissance apprise est essentiellement une révision de ces données cognitives immédiates. Lorsqu'un certain corpus de connaissances apprises s'est établi, les nouvelles connaissances acquises traduisent une révision du système cognitif constitué. Le mécanisme est exactement comparable à celui que décrit G. Bachelard lorsqu'il indique que l'expérience scientifique s'établit dans la contradiction de l'expérience commune. L'acquisition d'une connaissance nouvelle est indissociable de la mise en jeu et de la correction d'une connaissance existante.


Aussi bien dans le développement ontogénétique que dans le développement culturel, la connaissance apprise est donc une révision de connaissances existantes. Cette révision se fait sous la pression de l'erreur ou de l'échec adaptatif. Si une partie de l'événement perçu n'est pas assimilée, apparaît ce que nous avons dénommé "insolite" et l'échec porte sur l'interprétation qui doit être révisée. S'il n'est pas observé d'insolite, une réponse adaptative intervient et c'est l'échec de cette réponse qui impose une révision globale, de l'assimilation et/ou de l'accommodation. Dans les deux cas, le succès de la révision cognitive qui s'impose est lié à une confrontation entre l'événement et les réactions du sujet à cet événement. Une activité opératoire complexe est donc indispensable pour confronter point par point les données de l'événement et les éléments de comportement du sujet. On peut qualifier de conscience primaire, l'évaluation après coup de toute réaction adaptative. Mais la conscience d'ordre supérieur, réfléchie est bien plus efficace. Dans les deux cas, on retrouve néanmoins le point de vue que soulignent Claparède et Piaget, qui relie l'intervention de la conscience à la perception d'un échec adaptatif.


On pourrait se demander pourquoi les révisions du corpus de connaissances, constitutionnelles ou antérieurement apprises, ne se font pas d'elles même s et pourquoi l'intervention de la conscience est nécessaire. En fait et par définition, la nature de la révision souhaitable est une inconnue qui ne répond à aucune signification immédiate et qui doit faire l'objet d'une exploration systématique. Ou bien, les tentatives qui suivent l'échec sont aléatoires et nous avons vu qu'on peut qualifier de conscience primaire, l'évaluation non réfléchie de l'action. Ou bien, les circonstances de l'échec interviennent dans le choix des tentatives ultérieures et seule une conscience d'ordre supérieur peut orienter ce choix. L'intervention de cette conscience évoluée est nécessairement un processus complexe pour de nombreuses raisons :


- la dégénérescence joue un rôle essentiel dans l'explication d'un échec adaptatif. Même si les modifications du système d'interface au contact d'un événement extérieur sont totalement déterminées, une double dégénérescence marque l'analyse de ces modifications :

a) une dégénérescence externe, car une même configuration d'interface peut correspondre à plusieurs événements différents.

b) une dégénérescence interne, car une même assimilation perceptive centrale peut correspondre à plusieurs configurations d'interface différentes.

Il est donc indispensable que soient recueillis des éléments permettant de compléter les données de l'observation immédiate, de lever les équivoques ou les ambiguïtés qui résultent nécessairement de la dégénérescence.


- les limites du champ de conscience ne permettent pas de saisir dans l'instant et simultanément, la totalité des données qui interviennent dans la situation. Beaucoup de ces données doivent être interprétées en fonction de connaissances apprises qui ne s'imposent pas immédiatement et qu'il faut explorer.


- les données cognitives des stratégies utilisées comportent une indétermination partielle et ne s'appliquent pas immédiatement de façon optimale à tout événement.


Une autre raison de l'intervention de la conscience vient de la nécessité du contrôle de la révision que constitue la connaissance apprise. Le maintien de l'identité en dépit des actions de l'environnement est le credo de la théorie de l'autonomie. Si par ailleurs il y a des transformations internes, comme celles que postulent les connaissances apprises, il faut donc que ces transformations soient induites par la volonté de l'organisme lui-même , en quelque sorte acceptées et justifiées. Tout effet de mémorisation quel qu'il soit, doit donc résulter d'une décision subjective de révision. Il est important de noter que l'observation confirme cette exigence, la mémorisation des événements ne se produisant que chez le sujet conscient. En revanche, il est vrai que la conscience n'est pas alors toujours totalement réflexive. Le sujet ne perçoit pas obligatoirement et conjointement la modification ponctuelle que traduit la mémorisation et la structure globale modifiée. Par ailleurs, et nous y reviendrons plus loin, les conséquences réorganisatrices d'une succession de modifications ponctuelles échappent en grande partie à la conscience réflexive.


Au total, il apparaît très positif de relier l'intervention de la conscience au constat d'insolite ou d'échec adaptatif. Mais il est tout aussi important de considérer conjointement les limitations de la conscience dans son aptitude à résoudre cette situation d'échec. Certaines de ces limitations sont constitutionnelles et inhérentes aux propriétés du fonctionnement cérébral. D'autres sont temporaires, la conscience devenant plus efficace avec le temps et en raison même de ses expériences antérieures. Par ailleurs, l'interprétation d'un événement comporte toujours des données conjoncturelles qui ne peuvent être totalement explorées. L'activité de conscience traduit dans un premier temps une recherche d'arguments complémentaires, puis dans un second temps, une décision qui ne peut être qu'à risque car en ignorance, réfléchie ou non, de certaines données. La persistance de ce risque donne toute son authenticité à la décision consciente.


2. La dynamique de l'Intervention consciente au cours de la Démarche cognitive.

Ces réflexions soulignent l'importance de l'activité consciente, tant dans l'élaboration des connaissances apprises que dans la mise en jeu de connaissances existantes. C'est pourquoi tous les intermédiaires sont possibles entre l'application immédiatement réussie d'une connaissance, sans aucune évolution ultérieure et la révision profonde de tout un système cognitif après un échec adaptatif unique dans une incidence très ponctuelle.

2.1. La décision d'analyse.

Un des reproches que K. Popper faisait à l'empirisme logique du Cercle de Vienne était de considérer que les sensations pouvaient s'imposer par elles même s et suffire à expliquer un processus d'analyse cognitive s'effectuant spontanément. En fait cette critique, tout à fait justifiée, s'applique à toutes les approches empiristes depuis F. Bacon et en souligne une faiblesse majeure. Nous commençons par nous intéresser à un événement, une situation, voire un problème, avant d'en aborder l'analyse. Cet intérêt peut s'imposer par exemple lors d'un événement perçu d'emblée comme "inquiétant". A l'opposé, dans le jeu, l'intérêt relève d'une décision sans but adaptatif majeur et tous les intermédiaires peuvent exister entre ces deux extrêmes. Dans tous les cas, la fixation, la centration par l'attention sélective liée à une motivation, précède la démarche cognitive.


La décision ne se limite pas à l'ouverture de la démarche cognitive, mais elle en marque ensuite toute l'orientation. La démarche cognitive n'est pas gratuite mais relève d'un projet précis, cherchant une réponse à une attente ou une problématique bien définies. Le système cognitif global du sujet oriente alors profondément l'activité cognitive. Dans aucune démarche, "nous ne commençons par quelque chose qui ne ressemble à une théorie, une hypothèse, une opinion préconçue ou un problème qui en quelque façon guide nos observations...(K. Popper)". Les données perceptives qui paraissent objectives, sont en fait interprétées par des conceptions personnelles antérieurement établies.


2.2. La levée des ambiguïtés et des équivoques

Cette participation subjective dans l'analyse vient notamment du fait que toute situation qui impose une analyse consciente comporte initialement des ambigu‹tés qui doivent être levées. Toute analyse devrait également inclure la prise en compte d'un risque d'équivoque. Bien que les termes d'ambigu‹tés et d'équivoques soient très souvent définis et utilisés l'un à la place de l'autre dans le langage courant, nous suivons l'usage de la logique formelle et de la théorie de l'information et définissons :

- par ambiguïté, la possibilité d'accorder deux significations au moins à un même signal d'entrée

- par équivoque, le fait qu'une même signification puisse être accordée à deux signaux d'entrée différents au moins.


La théorie de l'information décrit l'ambiguïté et l'équivoque comme les sources de bruit venant altérer un message et provoquant un échec de l'assimilation perceptive ou un choix erroné de réponse accommodante. Nous nous préoccupons ici de savoir comment les effets de bruits peuvent être neutralisés. Il est alors évident que l'ambigu‹té ou l'équivoque ne peuvent être corrigées que si elles sont systématiquement évoquées, puis perçues en tant que telles, ce qui suppose l'intervention de la conscience. Comme le souligne P. Valéry, la représentation d'une ambigu‹té ou d'une équivoque doivent être détachées de leur contexte puis confrontées à ce contexte, ce qui est la caractéristique de l'intervention consciente (VI-B-2)


Certaines ambiguïtés peuvent être immédiatement perçues et corrigées à partir du contexte. Nous pouvons reprendre à ce propos les exemples proposés par E. Andreewsky dans l'analyse cognitive d'un texte écrit. Un cas d'ambiguïté particulièrement typique est alors celui de deux mots à l'orthographe identique, correspondant à deux prononciations différentes ayant chacune leur propre signification. "Les fils à couper le beurre et les fils de famille", "Un peu plus et nous rations la distribution des rations"......Même si la levée de l'ambigu‹té nous parait facile et évidente, elle a demandé de considérer isolément chaque terme du message puis le sens qui résultait des effets d'interaction entre les termes. Seule l'activité consciente peut mener ce processus opératoire complexe.


"Donner" correspond à deux réalités bien différentes s'il s'agit de donner des coups ou de donner sa chemise. La phrase "Il vaut mieux donner que recevoir" est donc ambiguë ; nous penserons au premier sens de donner si la phrase est prononcée par un boxeur, au second sens si la même phrase est prononcée par un évêque. Seule la conscience, isolant d'une part la phrase et d'autre part le narrateur, puis les confrontant, permet de lever l'ambiguïté.


2.3. La délimitation du Champ cognitif.

Dans sa défense du réalisme, un célèbre mathématicien contemporain affirme qu'il n'y a pas lieu de prendre en compte les fluctuations microscopiques postulées par la mécanique quantique, dans l'approche des phénomènes macroscopiques. Ce faisant, ce mathématicien délimite délibérément et subjectivement le champ de ses analyses cognitives. On peut à ce propos faire deux remarques qui agissent en sens contraire.


- on a pu dire que la disparition totale et sans cause d'un seul électron bouleverserait de proche en proche la totalité de l'Univers. Cela n'est pas nécessairement acceptable mais il faut alors envisager une compensation exacte de cette disparition à l'intérieur d'un système délimité. Ce système ne peut être totalement fermé, il faut étudier ses flux d'échange avec son environnement pour vérifier que la disparition de l'électron n'a pas eu d'influences extérieures; de proche en proche, on retrouve indirectement l'infinité a priori de tout champ cognitif. Or, ce qui est vrai pour l'Univers, l'est évidemment aussi pour la connaissance qu'on peut en avoir. De ce fait, toute donnée cognitive ponctuelle fait référence au système cognitif complet auquel cette donnée appartient. Au total, dans une relation holographique, chaque événement, aussi ponctuel qu'il soit, est indirectement relié à tout l'Univers présent et passé. On a pu dire que la prévision du temps à quinze jours devrait considérer les battements d'ailes d'un papillon australien et le contexte météorologique de ces battements.


- aussi autonome que soit un humain, son comportement est largement déterminé par sa constitution. Or, cette constitution est l'aboutissant du vécu de l'Univers, dans sa totalité et depuis sa création.


- inversement, il nous est absolument impossible d'aborder une connaissance globale et détaillée de l'Univers et plus encore, de situer dans l'instant, une connaissance ponctuelle dans la totalité de ses relations au sein du système cognitif auquel elle appartient. La rationalité restreinte limite considérablement le nombre de données manipulables dans une analyse cognitive. Nous avons seulement le choix entre une appréhension très large avec une définition très médiocre ou une analyse détaillée dans un champ restreint.


En définitive, nous devons intégrer simultanément deux conclusions opposées :

- tout champ cognitif est théoriquement illimité; toute limitation est arbitraire et source de biais cognitifs

- nous sommes nécessairement conduits à délimiter subjectivement le champ cognitif que nous nous proposons d'analyser. C'est ce dernier point qui manquait à la réflexion de Parménide.

La délimitation ne peut être que le résultat d'une décision consciente, subjective et toujours en partie arbitraire. Implicitement ou explicitement, ce temps conscient de délimitation précède toute démarche cognitive. Par ailleurs, cette délimitation du champ cognitif doit être rapprochée du "découpage" d'un secteur dans un espace continu de probabilité, les deux expressions étant pratiquement synonymes.


Nous sommes donc tous contraints à une démarche de limitation du champ que nous désirons explorer sur le plan cognitif. Une prévision météorologique à trois jours est basée sur un recueil de données arbitrairement limité pour des raisons économiques. Si nous voulons étudier le comportement d'un organisme en situation, nous devons limiter nos investigations concernant son fonctionnement interne. Si nous voulons préciser ce fonctionnement interne, nous devons constituer un environnement artificiellement stabilisé et faire d'un système que nous savons ouvert, un système fermé. Si nous suivons les thèses constructivistes, nous devons néanmoins en pratique mobiliser comme des structures primaires irréductibles, des systèmes que nous savons faits d'éléments isolables, que nous savons le résultat d'une genèse symbiotique puis d'une histoire individuelle.


Le progrès de la connaissance se fait pour une large part en identifiant des relations entre systèmes qui étaient considérés antérieurement comme indépendants. Donc, plus la Science progresse et plus la délimitation consciente du champ cognitif s'impose. Aristote ne pouvait que décrire des "substances" singulières; la théorie atomique moderne oblige à considérer des corps simples singuliers en négligeant provisoirement la communauté des constituants subatomiques de ces corps simples. Linné pouvait décrire des genres et des espèces distinctes; la taxinomie moderne est obligée d'établir des frontières en partie artificielles entre les espèces ou les genres. Ce sont les progrès même de la mécanique quantique qui conduisent le mathématicien cité plus haut à établir une frontière entre des phénomènes microscopiques qu'il juge sans intérêt et les phénomènes macroscopiques qu'il étudie. Ce sont les progrès du constructivisme qui conduisent à s'interroger sur la véritable nature des structures linguistiques apparemment primaires. On peut remarquer par ailleurs que le véritable danger de biais cognitif ne réside pas dans la délimitation nécessaire du champ cognitif, mais dans l'oubli du caractère restrictif des conclusions cognitives qu'entraîne cette délimitation.


2.4. Le découpage subjectif du Champ cognitif.

H. Putnam a repris récemment une notion qui apparaît à plusieurs reprise dans les traités de logique : c'est nous-mêmes qui décidons combien d'objets se trouvent dans une collection. Y a-t-il sur mon bureau un cahier unique ou plusieurs pages de cahier ? M. Mugur-Schachter a très largement développé cette question essentielle (138). Toute démarche cognitive est associée à un "regard" particulier du sujet et ce regard suit et précède un découpage subjectif du champ cognitif. C'est en fonction de ce découpage que s'effectue ensuite la réflexion cognitive, selon le regard de l'observateur. M. Mugur-Schachter a tout spécialement développé cette notion dans le domaine du calcul de probabilité et de la mécanique quantique mais il nous semble qu'une généralisation à toute situation cognitive est souhaitable et fondamentale.


Ce découpage, subjectif et en quelque sorte arbitraire, est en effet indispensable à l'assimilation cognitive d'une situation d'un événement, au même titre que la délimitation du champ cognitif. Il nous est absolument impossible de réaliser directement cette assimilation dans sa globalité, ne serait-ce qu'en raison de l'étroitesse du champ de conscience et du caractère séquentiel de son activité. Nous devons donc rechercher des repères ponctuels qui peuvent être identifiés un à un, aux éléments ponctuels de configurations internes que nous pouvons considérer comme des globalités. Ces repères sont choisis subjectivement et nous ne pouvons pas affirmer qu'ils correspondent à une réalité. Il est tout à fait prévisible que chaque individu effectuera un découpage en fonction de son propre système cognitif. Le découpage est donc à la fois indispensable et subjectif.


Cette notion de découpage complète et rejoint la notion précédente de délimitation du champ cognitif. Dans une approche hiérarchique considérant l'organisation cognitive emboîtée, les deux démarches sont même pratiquement synonymes. Nous nous permettons de penser que beaucoup de contradictions soulignées par les physiciens ou les logiciens se rapportent aux découpages qu'ils ont effectués certes consciemment mais sans pour autant les prendre ensuite en compte. Bien que nous n'ayons nullement la compétence pour traiter en profondeur cette question dans le domaine de la relativité, il nous a toujours paru que le découpage préalable de l'événement construisait véritablement le paradoxe du voyageur relativiste de Langevin. De même , lorsque B. Russell disserte longuement sur le sens de la phrase "Scott est l'auteur de Waverley", il l'a auparavant détaché de son contexte par découpage; cela crée des difficultés logiques qui n'apparaîtraient pas si cette phrase était rattachée à une interrogation préalable du genre "Qui a écrit Waverley ?" ou "Qui est Scott?".


Ces exemples extrêmes soulignent à quel point des difficultés ou des contradictions peuvent apparaître, liées à la non prise en compte de l'activité subjective de délimitation et de découpage du champ cognitif précédant toute réflexion cognitive. Cette activité est pourtant bien une constante essentielle.


2.5. Découpage et Complémentarité.

N. Bohr s'est intéressé durant les trente dernières années de sa vie, à démonter la portée universelle des révolutions épistémologiques qu'imposait la théorie des quanta. Ayant défini le principe de complémentarité, il s'efforça d'en montrer le caractère universel. La mécanique quantique démontre ainsi que certaines expériences révèlent le caractère corpusculaire de la lumière, d'autres son caractère ondulatoire. De même , le formalisme mathématique qui précise les paramètres d'espace et de temps d'une particule dans une expérience, ne peut fournir une mesure précise des énergies au niveau de cette particule, et réciproquement. Ces différentes expériences définissent un principe de complémentarité, chaque type d'expérience donnant un résultat irréductible aux résultats des autres expériences, l'ensemble des résultats devant être acceptés également et sans relations entre eux. Un résultat apparaît ainsi "complémentaire" des autres.


N. Bohr indiqua que ce principe de complémentarité est très général, s'applique aux approches psychologiques et biologiques. En ce dernier domaine notamment, l'approche mécaniciste en biologie est à la fois positive, non finaliste et incomplète. Une approche finaliste "complémentaire" et indépendante de la précédente est indispensable pour rendre compte de l'ensemble des données recueillies chez les être s vivants.


M. Mugur-Schachter montre que le "découpage" préalable et varié, supprime tout ce qui pourrait paraître étrange et peu conforme sur le plan épistémologique dans le principe de complémentarité. Vis à vis du continuum environnemental, un découpage préalable permet seul une analyse cognitive. Les découpages possibles sont en nombre illimité et reliés à un "regard" du sujet de connaissance qualifiant les objets découpés. Dans une approche cognitive subjective, il est pratiquement obligatoire que certains couples "découpage/regard" définissent des objets sans relation, ou en relation très avec les objets définis par d'autres couples "découpage/regard". Le principe de complémentarité apparaît alors immédiatement.


Un "regard" peut être unique et imposé par la constitution, par une culture. En ce sens, la notion même d'un regard particulier perd toute signification pour le sujet lui-même . Mais très souvent, de plus en plus avec les progrès de la science et le brassage des cultures, plusieurs "regards" distincts sont possibles pour un même sujet. La conscience joue alors un rôle déterminant dans le choix d'un regard particulier, mais elle joue également un rôle encore plus important dans l'acceptation du principe de complémentarité. On pourrait ainsi longuement disserter sur les rapports étroits existant entre la tolérance et le principe de complémentarité, insister sur le fait que si la tolérance est si peu répandue, si difficile, c'est bien parce que le principe de complémentarité est difficile à bien intégrer, et notamment impossible à concevoir dans une approche réaliste.


Une dernière réflexion s'impose. La complémentarité est avant tout un constat, un constat existentiel, dépendant d'un niveau d'évolution cognitive et du regard qui lui est associé. Rien ne doit faire exclure l'hypothèse que le progrès puisse faire disparaître la complémentarité dans un domaine où elle parait nécessaire aujourd'hui.


2.6. L'attribution d'une valeur aux Variables internes du Champ cognitif.

Nous avons vu que le propre d'une stratégie est de pouvoir s'appliquer à de très nombreuses situations. Cela suppose une certaine plasticité ou indétermination permettant une application correcte à des conditions différentes. Cette indétermination est traduisible par l'existence de variables internes qui peuvent acquérir des valeurs différentes au gré des circonstances et de l'utilisation effective de la stratégie. Toute application effective d'une stratégie suppose antérieurement l'attribution implicite ou explicite d'une valeur particulière aux différentes variables.


La détermination de ces valeurs ne peut relever du tâtonnement, surtout s'il s'agit de stratégies représentatives. Le procédé serait anti-économique et peu efficace. La détermination d'une variable particulière n'a de signification qu'en fonction des valeurs attribuées aux autres variables. Comme l'indique H. Simon, l'application d'une heuristique suppose l'attribution implicite d'une valeur à presque toutes les variables internes d'une stratégie avant de pouvoir appliquer avec bénéfice, une approche opératoire sur un nombre limité de variables. Cette détermination implicite se fait donc globalement, en première approche et en fonction des circonstances rencontrées, uniquement après assimilation de ces circonstances. Une réflexion consciente sur les données de la situation permet seule cet ajustement.


Dans le même ordre d'idée et peut-être de plus grande importance encore est le fait de déterminer, pour chaque variable interne au champ cognitif, si on peut considérer qu'elle est stable au cours du processus étudié ou qu'elle peut varier. Claude Bernard a bien montré que la méthode expérimentale suppose l'étude des effets de la variation d'une seule donnée alors que toutes les autres données demeurent stables. L'affirmation a une valeur universelle pour toute opération développant une hypothèse au sein d'une situation cognitive.

Or, il est impossible de vérifier concrètement si toutes les variables implicables demeurent effectivement stables durant une expérience. C'est donc une décision consciente a priori qui définit les variables dont il faudra assurer la stabilité.

2.7. L'acceptation ou le refus des Données.

La subjectivité dans la mise en place d'un champ de problème cognitif va encore plus loin. Ce ne sont pas seulement les limites du champ cognitif, les valeurs accordées aux variables internes qui sont fixées subjectivement, mais aussi la présence de chaque donnée au sein du champ cognitif. Le fait peut paraître paradoxal mais il n'en est pas moins réel.


La dégénérescence explique que l'ensemble des données d'un champ cognitif peuvent être arrangées de multiples façons. Il en résulte que le refus ou l'acceptation d'une donnée empirique ne sont pas nécessairement critiques dans la résolution d'un problème cognitif. Une cohérence acceptable peut apparaître en l'absence ou la présence d'une même donnée. Un choix conscient des données impliquées dans le champ cognitif apparaît ainsi tout à fait possible malgré son caractère apparemment aberrant.


La sélection subjective la plus habituelle est celle qui concerne les facettes traduisant les approches des différentes disciplines scientifiques. Ainsi, le psychologue néglige bien souvent tous les impératifs biologiques dans les problèmes qu'il aborde et le biologiste fait de même vis à vis des données psychologiques. Les approches mécanicistes et finalistes d'un organisme vivant sont exclusives l'une de l'autre comme nous venons de le voir. Le choix des données peut être encore plus spécifique, et nous voudrions en rapporter un exemple précis dans le domaine d'une conception autonomique du développement cognitif. Nous avons ainsi rencontré de telles exclusions subjectives dans la question cruciale d'une part biologique importante dans la variance intellectuelle et donc de processus de régulations autonomiques vis à vis des facteurs sociaux. Les travaux effectués avec sérieux, et que nous avons déjà évoqués (III-8), vont toujours dans le même sens et ils font pourtant extrêmement souvent l'objet d'un refus de principe. Ce refus s'est prolongé de longues années. C'est vers les années 1950, que M.P. Honzik publia ses travaux (III-8). La validité du travail ne fut jamais sérieusement mise en cause, et pourtant les conséquences en furent habituellement refusées. Lorsque les travaux de Defries et de son équipe vinrent confirmer ceux de Honzyk, même L.J. Kamin, le pourfendeur habituel de ce genre de travaux ne put formuler de critiques, pas plus qu'il n'avait pu en adresser à Honzyk. Nous avons pu constaté pourtant qu'il persiste un rejet aussi universel vis à vis des travaux de Fulker et Defries que vis à vis de ceux de Honzik.


Beaucoup d'autres exemples pourraient être cités : refus des données appuyant la théorie atomique par P. Duhem, refus des données appuyant la relativité par H. Poincaré, refus des données appuyant l'indétermination quantique par A. Einstein. D'une façon générale, nous avons tous tendance à effectuer un tri pour insister sur les données empiriques qui paraissent favorables à nos thèses et rejeter les autres. Nous retrouvons K. Popper qui souligne qu'une idéologie peut recueillir d'innombrables faits en sa faveur, et s'affirmant en fait par la négligence des faits tout aussi nombreux qui la contredisent.


2.8. La Décision des Niveaux d'aspiration et de satisfaction dans le Jeu cognitif circulaire.

La conscience n'est pas seulement impliquée dans la dynamique cognitive mais de plus, elle en décrète la mise en jeu. Sous une forme ou sous une autre, la résolution d'une tâche cognitive exige la mise en jeu d'une certaine énergie. Dans une situation donnée, la conscience détermine si cette mise en jeu est justifiée ou si décidément, les raisins sont trop verts.


Par ailleurs, l'analyse cognitive produit un modèle, un scénario coordonnant entre eux des éléments. Tous les intermédiaires existent entre la reconnaissance perceptive où les éléments sont des "façons d'exister" du sujet, et les modèles purement opératoires où les éléments sont réduits à des unités sans pratiquement de qualification. Mais les éléments du modèle ne peuvent être autre chose. De ce fait, le modèle cognitif ne peut être qu'une approximation de l'objet connu.

Cette approximation peut être plus ou moins bonne. C'est la conscience qui décide du niveau de satisfaction. Les deux décisions, d'aspiration et de satisfaction, sont évidemment couplées, une meilleure approximation supposant habituellement un coût plus élevé de démarches.


2.9. La Gestion consciente de la Connaissance.

La connaissance, innée ou apprise, peut être traduite objectivement. Elle représente les règle s internes du fonctionnement mental ou cérébral, après assimilation des régularités de l'environnement rencontré et vis à vis de cet environnement. Les conditions d'acquisition et de construction individuelles sont oubliées ou négligées, ce qui donne une apparence d'objectivité. qui se concrétise dans le troisième monde de K. Popper.


En revanche, comme pour toute règle , la mise en application effective des connaissances et leur élaboration, dépend de conditions particulières à chaque situation. La "manipulation" des connaissances dans une situation définie, isolant et recombinant des représentations, est un processus complexe réglé par l'activité consciente, où la subjectivité est essentielle.


Comme le dit Claparède, la conscience apparaît seulement en cas d'obstacle au déroulement spontané du comportement; on pourrait ajouter que la conscience naît justement lorsque l'application des connaissances s'impose. Or, à ce jeu, le sujet est bien plus encore acteur que ne le voulait N. Bohr. Il ne joue pas seulement dans le ballet, mais de plus il le dirige. La mise en jeu automatique d'une connaissance acquise peut se faire de façon inconsciente mais alors avec un minimum d'adaptation à la situation rencontrée. Dans les conditions habituelles, la conclusion cognitive est un processus complexe, incluant nombre de décisions et d'implications formelles, et qui ne peut être que conscient et réfléchi. En effet, le sujet plante lui-même le décor, choisit les acteurs et c'est alors seulement qu'il déroule le scénario. En ce sens, se trouve totalement confirmée l'affirmation de G. Bachelard : "Dans la pensée scientifique, la méditation de l'objet par le sujet prend toujours la forme du projet." Nous pensons que cette assertion dépasse le cadre de la pensée scientifique pour rejoindre celui de la pensée tout court.


Le caractère très subjectif, artificiel en apparence, du jeu cognitif peut étonner. En fait il est fort bien adapté aux conditions du fonctionnement humain. Ce qui dans la pratique cognitive paraît un jeu subjectif est un contrôle de l'action, suivi d'un tâtonnement organisé permettant une révision plus ou moins ponctuelle du système cognitif existant. L'efficacité, l'utilité viennent régulariser et conclure l'activité subjective, apportant un garant de cohérence. Or par ailleurs, le jeu cognitif subjectif constitue la seule méthode autonome d'acquisition des connaissances. C'est l'exercice d'une situation artificiellement simplifiée qui permet seule de découvrir les révisions ponctuelles efficaces. A leur tour, ce sont ces révisions qui conditionnent les développements ultérieurs. C'est en définitive, la définition de lois établies pour des systèmes irréels, fermés et réversibles, qui a permis le développement de la thermodynamique; dans un second temps, la thermodynamique a pu s'appliquer aux systèmes réels, ouverts et irréversibles, ce qui n'aurait jamais pu se faire directement. Cet exemple est généralisable. L'appel à la conscience et l'évolution par une suite d'approximations de meilleures en meilleures, sont étroitement liés. Ce faisant, le sujet est perpétuellement pour une part, "en avant" de son système cognitif, ce qui implique la subjectivité. Cette situation, la seule possible, comporte néanmoins des risques majeurs de déviations et d'erreurs.


2.10. Le contrôle formel des Hypothèses.

Une démarche cognitive comporte de nombreux éléments aléatoires et débouche donc sur l'indétermination et l'incertitude. La logique permet un contrôle de vraisemblance des modèles envisagés et c'est du reste sa fonction essentielle (XII-A-3 et annexe C). L'abduction ou l'hypothèse conduisent à accorder temporairement une validité certaine aux prémisses pour apprécier les conséquences. Cela permet d'organiser la vérification empirique, notamment en évitant de soumettre au contrôle expérimental des modèles incohérents. Cela revient à envisager des possibles, c'est à dire des imaginaires cohérents, donc contrôlés. L'élaboration de tels possibles est le propre de la conscience (VI-B-2). L'inconscient est peut-être capable de fournir une solution, dit Paul Valéry, mais non de s'assurer par avance qu'elle est bonne (211).


2.11. La Correction utilitaire.

C'est le mérite de C.S. Pierce d'avoir compris que la logique ne suffisait en aucune façon à la résolution d'une interrogation cognitive. La logique permet d'élaborer des modèles vraisemblables, mais non des certitudes. Face à la subjectivité nécessaire de la démarche cognitive, un critère régulateur fondamental s'impose donc et c'est celui de l'utilité ou de l'efficacité. Une décision d'acquisition cognitive, faite normalement dans le cadre d'une réaction circulaire, relève d'une nécessité adaptative, est régularisée par un succès ou un échec. En quelque sorte, le projet cognitif est subjectif mais son adoption, obéissant à une notion concrète d'utilité, est beaucoup plus objectif.


On pourrait arguer que le choix subjectif peut justement consister à refuser toute implication utilitaire; ce refus, s'il est systématique ou même seulement fréquent, est en contradiction avec un principe d'autonomie. Celle-ci n'est pas la fantaisie mais l'obéissance aux seules lois internes dictées par la constitution (II-1). L'homme peut monter de toutes pièces un scénario détaché des contingences concrètes et prendre au cours de ce scénario, des décisions effectivement gratuites et du reste sans conséquences adaptatives. En revanche, le refus de la solution qui apparaît "la bonne" dans une situation d'adaptation, entraîne une perte d'autonomie. Le suicide n'est pas le summum de la liberté mais une capitulation vis à vis des exigences adaptatives. La recherche de l'acte gratuit pour se prouver à soi-même sa capacité de liberté, relève du trouble mental. En pratique donc, les critères utilitaires sont de puissants correcteurs de la subjectivité qui marque toute révision cognitive. Ces critères ne sauraient cependant garantir toute déviation.

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B) Conscience et Inconscient.

Lorsque nous avons tenté de faire le point sur les connaissances neuropsychologiques concernant l'activité cérébrale, nous n'avons accordé que peu de place à l'Inconscient. Cela ne vient pas d'une négation de l'activité cérébrale inconsciente, bien au contraire, mais du fait que nous ne sommes nullement persuadé qu'il y ait lieu d'individualiser un inconscient en tant que topique ou structure. Toute l'approche neurologique le suggère et les enregistrements électro-encéphalographiques le confirment, le cerveau est actif en permanence dans sa totalité. Cette activité peut localement s'intensifier au cours du comportement comme le montrent les caméras à positrons mais les zones non activées ne s'arrêtent pas pour autant de fonctionner. Or nous l'avons vu, le champ de conscience est restreint et le nombre de données manipulées par la conscience est des plus réduits. Il faut en tirer la conclusion logique que la quasi totalité de l'activité cérébrale est inconsciente. Suivant P. Valéry et pour éviter une confusion avec l'inconscient freudien, nous préférons du reste dire que la quasi totalité de l'activité cérébrale est hors conscience, automatique et déterminée. Il n'y a aucune raison d'en conclure qu'il existe un Inconscient "topique", ayant son organisation propre, sa mémoire, ses capacités opératoires, le tout en en faisant le concurrent si ce n'est le maître de la conscience. Personnellement, nous refusons cet inconscient topique.


Mais quel que soit le rôle attribué à l'inconscient et la façon dont il est conçu, une analyse des relations entre la conscience et la connaissance apprise renvoie nécessairement à une analyse parallèle entre l'inconscient ou l'automatisme et la connaissance. Cette dernière analyse est particulièrement délicate car la notion même d'inconscient est ambiguë et il est nécessaire de lever cette ambigu‹té avant toute réflexion. En fait tout se résume à savoir s'il faut considérer le terme d'inconscient comme un adjectif qualifiant un aspect du fonctionnement mental notamment en référence au fonctionnement conscient, ou comme un substantif décrivant une structure.


Schopenhauer a ouvert l'étude de l'Inconscient en considérant implicitement ce double aspect. D'une part, il a insisté sur le fait que nous ne sommes pas pleinement conscients de nos raisons d'agir. D'autre part, il a défini un "désir d'agir" ou une volonté, échappant à la conscience, ce dont von Hartmann devait faire un peu plus tard "l'Inconscient".


Freud a repris de fait les positions de Schopenhauer bien qu'il ait proclamé très haut qu'il n'avait jamais lu cet auteur. Ses premières descriptions psychologiques opposent "l'inconscient" et un conscient qu'il ramène à un relatif "épiphénomène" de l'activité mentale. Freud fut de ce fait l'un des premiers à s'apercevoir des difficultés qu'entraînait cette substantification de l'inconscient. Aussi, dans ses approches ultérieures, il abandonna l'inconscient en tant que tel, précisant des "aspects" inconscients du "ça", du "moi" et du "surmoi". En définitive, on ne saurait être plus royaliste que le roi Freud et il n'y a donc pas lieu de défendre l'existence d'un inconscient en tant que structure mentale indépendante. Inversement, nous devons reconnaître que la conscience réfléchie ne peut porter que sur une part très réduite de l'activité cérébrale et qu'une part majeure de l'activité cérébrale organisée est nécessairement inconsciente, automatique et déterminée.


1. Conscience adualistique et Inconscient.

Il faut éviter le piège des mots. Les termes de conscience et d'inconscient ne s'appliquent pas à des structures ou processus bien individualisés mais résument seulement des connaissances sur le mode de fonctionnement de l'activité mentale. Il ne faut notamment pas confondre la conscience et le sentiment d'être conscient. L'introduction d'une distinction entre conscience primaire et conscience d'ordre supérieur, renouvelle totalement la distinction entre conscient et inconscient.


Au stade de la conscience primaire, il n'y a pas de réflexion représentative sur l'action. Il est probable que le champ de la conscience primaire est aussi limité par rapport à l'activité cérébrale globale que le champ ultérieur de la conscience d'ordre supérieur, mais il n'y a "personne" pour en prendre note. Les décisions, les corrections de conduite et donc la mémorisation s'effectuent sans réflexion, donc sur un mode qui pourrait être qualifié d'inconscient. C'est bien le néant qui précède l'être conscient selon l'expression existentialiste.


Le passage à la conscience dualistique ne constitue lui-même qu'un stade intermédiaire. Même s'il existe un moi, les conditions ne sont pas encore remplis pour édifier les souvenirs, donc pour mémoriser le vécu existentiel en tant que tel, pour confronter l'activité présente à un passé et à un futur. C'est donc l'apparition d'une conscience d'ordre supérieur bien établie qui donne seule une signification à l'opposition entre le conscient et l'inconscient, telle que la conçoivent Schopenhauer ou Freud.


2. Inconscient et Mémoire.

C'est en partant du constat qu'il nous est impossible de définir pleinement les raisons de nos actions que Schpopenhauer a ouvert les réflexions contemporaines sur l'inconscient. Or de cette ignorance de notre réflexion, il ne s'ensuit nullement qu'il y ait un "quelque part" en dehors de notre conscience qui sache et qui dirige nos actes.

Le fait même du fonctionnement par stratégies impose que nous ne puissions saisir complètement le "pourquoi" et le "comment" de nos actes. Mais plus encore, les particularités que nous avons reconnues à la mémoire, suivant simplement les analyses de Piaget, montrent que l'ignorance partielle de nos raisons d'agir est obligatoire. Une mémoire fortement restrictive et sélective génère nécessairement de l'inconscient.


Nos souvenirs ne fixent que notre propre vécu au contact de l'environnement et cette fixation est non seulement subjective mais très limitée. Les conséquences des actions sont mieux mémorisées que les circonstances de l'activité. La généralisation des modifications induites des conduites échappent à notre contrôle. Les motifs d'agir sont donc progressivement détachés des expériences qui ont conduit à leur élaboration. Un effort logique peut proposer une explication dans la transformation progressive des conduites mais cette explication n'a nullement la valeur d'une reconstruction historique même probable.


Freud veut expliquer "l'amnésie infantile" des trois ou quatre premières années en affirmant qu'il n'y a aucune raison pour que la fixation mnésique ne se produise pas dès la naissance et donc que seul le "refoulement" obligatoire peut expliquer l'absence de souvenirs précoces. En fait l'évocation d'un souvenir suppose une activité intériorisée bien développée qui n'apparaît guère avant 18 mois, mais surtout le souvenir "historique" ne se conçoit qu'après l'édification d'une référence spatio-temporelle qui apparaît justement à la fin de la période dite d'amnésie infantile.


Si avec Piaget, nous acceptons que le passé du souvenir est presqu'entièrement reconstruit dans le présent à partir de traces très réduites, nous pouvons considérer que pour une grande part, le fait de faire resurgir dans le conscient, une mémorisation inconsciente est illusoire. Piaget souligne bien que cette "résurrection" concerne aussi bien les faux souvenirs manifestes que les vrais, sans que nous puissions faire la différence.


En définitive, beaucoup des raisons qui paraissent imposer un inconscient contrôlant une mémorisation qui lui serait propre et lui permettrait de dicter des raisons d'agir ne s'impose nullement dès que sont acceptées la dégénérescence des stratégies, le caractère actif et sélectif de la mémorisation. Mais nous ne voudrions pas dans cette analyse critique de l'inconscient nous éloigner de nos préoccupations épistémologiques. Si nous voulons montrer qu'un Inconscient dynamique opposé à la conscience ne s'impose pas, c'est dans le seul but de restreindre la part qui peut être attribuée à l'Inconscient durant les démarches cognitives et le développement des connaissances apprises.


3. Inconscient et activité cognitive.

En ce qui concerne les rapports entre l'épistémologie et l'opposition entre processus conscients et inconscients, deux domaines nous paraissent totalement échapper à l'activité inconsciente :

- celui des opérations réglées par des implications formelles qui sont toujours conscientes.

- celui de l'origine des représentations mentales qui traduisent toutes initialement un contenu de conscience et de réflexion du vécu.

P. Valéry résume ces limites de l'activité inconsciente en disant "L'inconscient est capable peut-être de fournir une solution. Mais de s'assurer qu'elle est bonne, mais de poser le problème, Non !"


Cela ne supprime pas l'éventualité de processus cognitifs inconscients. Les représentations mentales une fois construites, deviennent indépendantes de la conscience et peuvent dessiner des séquences en s'appelant spontanément l'une l'autre. Plus encore, lorsque les conditions initiales sont réunies, un déclenchement inconscient ou peu conscient peut provoquer une structuration dissipative nouvelle. Archimède devait prendre secondairement conscience des rapports entre volume, densité et effets de la plongée dans un liquide mais il ne peut être exclu qu'un événement infime, échappant à sa conscience, ait déclenché antérieurement la bisociation triomphante. Le phénomène de réminiscence, scientifiquement argumenté, souligne qu'une structuration identique peut se produire durant le rêve. Il est manifeste, lors de la remémoration, qu'un temps inconscient actif parfois très long peut venir s'intercaler entre la recherche d'une donnée et son arrivée à la conscience.


En définitive, les processus inconscients apparaissent avant tout lors d'une confrontation avec la rationalité restreinte, c'est à dire dans l'incapacité foncière d'avoir une vue d'ensemble de l'activité cérébrale dans sa totalité, et lorsque nous déléguons à la conscience le rôle de contrôler une activité antérieure non nécessairement consciente. Il en résulte de nombreuses conséquences mais nous voudrions insister sur deux points :


- il nous est impossible de conduire une analyse rationnelle complète de nos processus de pensée. Nous ne pouvons percevoir simultanément le contenu d'un algorithme que nous manipulons sous forme d'étiquette et utiliser cet algorithme en combinaisons complexes. N. Bohr reprend cette idée en disant que nous ne pouvons simultanément définir un mot et utiliser ce mot dans une phrase (024). Par ailleurs, nous ne pouvons pas faire l'analyse de la dégénérescence qui pèse sur tous nos raisonnements et par définition en quelque sorte, la dégénérescence est inconsciente. A défaut, elle serait précisée et perdrait son caractère.


- cette dégénérescence est la cause fondamentale de ce qui a pu être dénommée résistance inconsciente. Cette résistance, inapparente mais très réelle dans l'activité mentale intérieure, se manifeste en revanche très souvent lors du dialogue. Il est très fréquent en effet qu'un interlocuteur constate chez son vis à vis, une résistance apparemment subjective et pour lui incohérente, à accepter certaines démarches mentales qui lui paraissent évidentes. En fait, un observateur neutre extérieur pourrait fort bien repérer ces résistances chez celui-là même qui les reproche à son interlocuteur. Tout cela est le résultat direct de la rationalité restreinte. La limitation du champ de conscience nous conduit à accorder des valeurs implicites à de nombreuses variables sans même que nous percevions que d'autres valeurs seraient au moins aussi cohérentes. De même , nous accordons "la carte" et le "territoire" sans percevoir que la liaison est dégénérée et donc sujette à variations. Il en résulte un biais obligatoire dans le déroulement des implications formelles, biais particulier à chaque interlocuteur. Il suffit que ce biais soit différent pour deux interlocuteurs et chacun pensera percevoir des résistances inconscientes chez son vis à vis.


Sur le plan social, notamment au cours de ce qu'il est convenu d'appeler une psychothérapie, les résistances inconscientes durant le dialogue peuvent occuper la première place. Sur le plan de l'épistémologie, les résistances inconscientes durant la réflexion intérieure sont tout aussi importantes. Elles expliquent toute l'irrationalité apparente dans les démarches de connaissance sur lesquelles G. Bachelard a insisté (I-4). En définitive, il importe peu que les défauts durant le cours de la pensée soient qualifiés de résistance inconsciente ou d'irrationalité. Le point majeur est celui de la rationalité restreinte qui entraîne nécessairement de fortes imperfections dans le cours d'une pensée, aussi proche soit-elle du respect de toutes les implications formelles. Le défaut cognitif majeur ne réside pas dans ces imperfections mais dans la croyance qu'elles pourraient être évitées. C'est malheureusement ce que fait le psychanalyste lorsqu'au cours d'une cure, il croit tellement à ses propres certitudes qu'il attribue nécessairement les résistances inconscientes à son seul client.


En définitive, il ne nous parait guère possible de défendre un Inconscient autonome, permettant une activité cognitive propre. Il nous semble plutôt que l'inconscient reflète les strictes limites de nos capacités de réflexion. Parmi les aspects inconscients, deux nous paraissent particulièrement importants à prendre en compte :

- l'intégration perceptive qui coordonne les données sensorielles élémentaires selon des règle s qui échappent à la prise de conscience,

- l'ensemble des démarches implicites subjectives qui accompagnent les activités cognitives et qui échappent à la réflexion.

Ultérieurement, et c'est essentiel, la réflexion consciente peut, et c'est ce que nous essayons de faire, préciser tous ces processus inconscients par une reconstruction logique, accroissant alors la connaissance réfléchie de soi. Il ne s'agit là que de l'une des étapes qui marque le développement ontogénétique, et d'une certaine façon tout gain dans la connaissance de soi peut être ramené à une régression de l'inconscient. Si la possibilité de la reconstitution historique d'une évolution individuelle qui n'aurait été mémorisée que dans l'inconscient nous semble hautement problématique, en revanche il nous semble très possible de faire contrôler ultérieurement par la conscience réfléchie, des processus se déroulant initialement sous un mode inconscient.

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C) Défauts de Conscience et Connaissance.


Tout au long de notre thèse, nous décrivons une activité cognitive idéale. Nous sommes parfaitement conscients qu'un sujet ne se comporte pas de cette façon idéale. Comme nous l'avons souligné, l'autonomie est toujours imparfaite, quoiqu'à des degrés divers selon les individus ou les circonstances. Mais il est bien évident que par définition, les imperfections subjectives échappent à l'analyse. Tout au plus peut-on décrire des mécanismes habituels de distorsion. Encore faut-il remarquer que la distorsion ne peut s'apprécier que par confrontation avec le schéma du fonctionnement cognitif idéal.


L'importance soulignée de la conscience explique qu'il soit possible de refuser délibérément la rationalité dans le discours, notamment dans le but d'accroître la prégnance du message. Une telle démarche caractérise la poésie au sens large, qu'elle soit exprimée en vers ou en prose. L'analogie, la métaphore, la musique des mots l'emportent alors sur tout souci de rationalité. Il serait absurde de demander des comptes de cohérence au poète qui écrit "Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre...." ou au conteur qui récite " Pour écouter les mille invisibles bouches des feuilles musiciennes, la vagabonde brise ramassa ses soieries."


Mais il existe également des entorses à la rationalité qui échappent totalement à la conscience de leur auteur et ce qui est beaucoup plus lourd de conséquences, ne sont pas non plus perçus par les auditeurs. Comme Bachelard, l'a montré, ce sont de tels défauts qui entachent quasi obligatoirement le discours scientifique, et à ce titre, l'étude de ces défauts se rattachent à l'analyse des effets de la conscience sur la connaissance.


1. L'Autonomie fonctionnelle.

L'analyse de la subjectivité doit également conduire à souligner les dangers de ce qu'Allport a qualifié d'autonomie fonctionnelle et qui peut être définie ainsi : un organisme normalement construit avec une finalité externe, ne fonctionne plus que pour lui-même , selon une autopoièse pure. Il est évident que l'activité mentale réfléchie expose tout spécialement à l'autonomie fonctionnelle. Une activité réfléchie totalement centrée sur elle-même est parfaitement stérile sur le plan de l'efficacité mais peut être réjouissante pour celui qui s'y adonne; il peut notamment construire un monde à sa propre mesure, plus satisfaisant et moins dangereux que le réel. Il y a une tendance spontanée à l'activité mentale bouclée sur elle-même . Un mécanisme très voisin conduit à établir une représentation de l'environnement par des mécanismes d'abstraction, à "oublier" la mise en jeu de ces mécanismes et à considérer la représentation comme l'environnement lui-même .


L'autonomie fonctionnelle peut être généralisée aux systèmes peu autonomes o— la finalité externe peut être imposée allonomiquement et où il n'y pas d'autopoièse structurale. A plus forte raison, constitue-t-elle un danger majeur pour les systèmes autonomes. Tout spécialement lors du discours, artificiel ou naturel, le réseau peut parfaitement tourner sur lui-même sans aucun enrichissement, et ce qui est pire, en donnant souvent l'impression de cet enrichissement. Ce qui vaut pour ces administration de type "ottoman" dont nous avons tous eu l'expérience un jour où l'autre et qui paraissent se soucier uniquement de leur propre activité, vaut tout autant pour le discours.


Sur le plan de la connaissance, les mécanismes de l'autonomie fonctionnelle sont particuliers et très importants, pas toujours négatifs du reste il faut bien le reconnaître. Le point de départ est une construction subjective effectuée sous la pression de l'environnement et qui est prise pour un fait d'environnement :

- c'est l'hypothèse initiale qui devient explication acceptée par simple répétition et qui est intégrée comme donnée de base dans le système cognitif.

- c'est la délimitation et le découpage cognitifs utilitaires, effectués pour favoriser la division des difficultés et qui deviennent particularités de l'environnement. L'objet mental, résultat d'un découpage et d'une activité d'abstraction, est pris pour un objet de l'environnement et considéré comme tel. Il devient ainsi le point de départ d'une démarche cognitive propre. Le découpage initial étant "oublié", l'environnement représenté à partir de ce découpage est pris pour l'environnement "réel" et devient le centre des démarches cognitives.

- c'est le concept, créé par abstraction de propriétés, qui devient un "objet" de l'environnement.


Deux conclusions peuvent en être tirée. La première est que la subjectivité comporte par elle-même des risques de disfonctionnement, qu'il est nécessaire d'en tenir compte pour tenter de les prévenir. En ce sens, l'analyse historique des démarches cognitives est toujours très positive. La seconde conclusion est que la subjectivité doit continuellement se nourrir de boucles de vérification passant par l'environnement. Il peut en résulter un conflit si la finalité interne du discours et la finalité externe sont provisoirement en conflit, mais ce conflit est la source de tout véritable développement de la subjectivité.


2. L'Irrationalité.

Les réflexions faites plus haut sur la résistance inconsciente conduisent à attribuer une signification très particulière à l'irrationalité. En effet, si une rationalité parfaite est hors de portée et que les conclusions subjectives douteuses sont obligatoires, ce qu'on serait tenter de qualifier en première intention d'irrationnel, prend secondairement le sens plus relatif d'une imperfection, à des degrés divers d'ailleurs.


2.1. Le Non Respect des Implications formelles.

L'irrationalité est alors manifeste. Il est évident que le maniement parfaitement suivi des implications formelles ne conduit pas nécessairement à une "vérité" et que les biais cognitifs sont obligatoires ; de ce fait, une réflexion sur la validité du discours logique, une condamnation des certitudes sont essentielles. Mais inversement, la négligence des implications formelles ne peut se rapprocher davantage d'une "vérité", si ce n'est par l'accumulation d'erreurs en sens inverse et qui s'annuleraient. Il est donc absurde de penser que le refus systématique de la logique peut améliorer la valeur descriptive du discours.


Le non respect des implications formelles peut être conscient et voulu. Il s'appelle fantaisie et marque avec bonheur notre vie mentale, du moins s'il présente un caractère d'exception et non de règle . Mais ce non respect peut également traduire une ignorance partielle des données ou des mécanismes logiques. C'est le cas notamment du non respect de la transitivité, fréquent dans de très nombreuses cultures non occidentales. Une pensée non transitive peut se révéler "plus exacte" ou moins déformée qu'une activité rationnelle qui croit trop en sa propre validité mais la prise en compte de la transitivité ne peut pas par elle-même entraîner un défaut cognitif, dans quelques domaines que ce soit.


2.2. L'Irrationalité dans le respect des Implications formelles.

Elle est nécessairement relative et traduit simplement un désaccord subjectif entre deux interlocuteurs ou même un désaccord intérieur entre "le cœur" et "la raison". Elle est la traduction obligatoire de l'appel nécessaire à la subjectivité pour conduire toute activité cognitive.


Le mensonge est l'un des aspects les plus nets d'une irrationalité respectant l'implication formelle. Le "bon" mensonge est en effet celui qui respecte l'implication formelle, inclut un nombre maximum de données vérifiables et introduit délibérément un biais sous forme d'une seule donnée fausse ou d'un oubli. On peut remarquer alors que la dynamique du mensonge, intention exceptée, est identique à celle de toute démarche cognitive, nécessairement encombrée d'erreurs et d'indéterminations.


En définitive, il faut accepter la subjectivité, qu'elle soit fantaisie, mensonge ou non, et reconnaître les limites obligatoires de la rationalité. Mais cela fait, il n'y a aucune raison d'attribuer des propriétés magiques à l'irrationalité, à en faire une alternative de l'approche logique. Au total, le constructivisme psychologique conduit à affirmer que ni le fonctionnement mental, ni le contenu des connaissances ne peuvent avoir valeur de certitude. L'objectivité doit être ce que dit H. Poincaré, une pensée commune à plusieurs être s pensants et qui pourrait être commune à tous. C'est à cette définition relative de l'objectivité qu'il faut juger la subjectivité.


Pour le psychologue praticien comme pour l'épistémologue, la subjectivité a une double signification :

- la première est celle des processus qui impliquent nécessairement l'intervention du sujet durant la construction et la mise en jeu cognitives,

- la seconde est celle des particularités individuelles qui marquent tout individu, toute situation au cours d'un processus cognitif quelconque. Ces particularités traduisent entre autre une variance constitutionnelle de la capacité d'autonomie, la singularité du vécu individuel antérieur et notamment les connaissances antérieures accumulées, l'ultime décision individuelle en fonction des dispositions présentes et des circonstances.


Nous ne nions ni la réalité, ni même l'importance de cette seconde signification. La théorie de l'autonomie conduit même à lui accorder une importance majeure. Il nous semble en revanche qu'une subjectivité ainsi définie échappe pour l'essentiel à l'analyse. La faible partie qui peut être étudiée avec un minimum de validité ne relève pas de techniques d'investigation psychologique, d'interventions métaphysiques complémentaires, que cela soit de type psychanalytique ou non. C'est l'analyse des processus subjectifs eux-mêmes, dans leur universalité, correspondant donc à la première signification de la subjectivité, qui fournit les seules références permettant une approche très partielle dans le domaine de la seconde signification.


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