Du Cerveau à la Pensée:
Théorie de la Connaissance et Autonomie Biologique
par Jean-Claude Tabary
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CHAPITRE XII : CONNAISSANCE ET DISCOURS


"Plus l'idée qu'on a du langage est nette, moins on le confond avec ce qui est....Le secret de la pensée solide est dans la défiance du langage"

Paul Valéry


"La similitude de structure est le seul lien possible entre les niveaux objectifs, indiscibles et verbaux....le seul contenu de connaissance est donc opératoire.....le seul but de la connaissance et de la science est une recherche, et une formulation verbale de structures."


Alfred Korzybski


Résumé : A) Analyse critique du Discours


La place du discours dans la connaissance est au centre de la réflexion occidentale depuis 25 siècles.


2. Analyse critique du discours premier. La critique est manifeste sur le plan des signifiants depuis F. de Saussure. Elle est plus délicate sur le plan conceptuel. Cependant, la réalité, l'activité mentale intérieure et le langage sont trois mondes distincts qui ne peuvent communiquer qu'imparfaitement entre eux. Le mot conclut une activité d'abstraction et ne la précède pas, la liaison entre l'activité mentale et le mot qui la désigne est asymétrique, non bijective. Le mot n'acquiert sa pleine signification qu'au sein du discours et il renvoie à un corpus sémantique global, très évolutif et varié. Le concept ne peut constituer pour le discours un point de départ stable, non ambigu; un même concept peut avoir un sens différent selon le contexte. Par ailleurs, il est facile de comprendre comment une idée, un concept, créés à partir d'une donnée non conceptuelle, peuvent se figer et donner l'impression d'être premiers.


Des défauts très graves apparaissent si le discours est considéré comme premier, donc comme une référence par lui-même :

- la poursuite du discours a les effets d'un "chaos déterministe",

- la précision apportée par le dialogue n'est pas comprise,

- la vérification expérimentale est scotomisée,

- la "conceptualisation transférée" qui permet d'utiliser le discours propre à une vieille théorie pour en décrire une nouvelle avant une révision conceptuelle, ne peut être comprise.

- la pensée "complexe" dont l'intérêt est fréquemment souligné, ne peut se concevoir que dans le cadre d'un discours second o— des concepts nouveaux recouvrent les ignorances, les incertitudes, les contradictions.


Paradoxalement, le discours apparaît davantage créateur de sens s'il n'est pas premier car il génère véritablement l'imaginaire et le possible. Les résistances dites inconscientes sont beaucoup plus facilement explicables si le discours n'est pas premier. Un discours parfaitement structuré sur le plan de la définition des concepts et l'application de la logique formelle, devrait être toujours "vrai", ce qui n'est nullement le cas, et s'expliquerait fort mal si le discours était premier. Le discours premier est relié à la substance et à la vérité, alors que la science moderne substitue la relation à la substance, la cohérence et la vraisemblance à la vérité.


3. L'Ontogenèse du Discours. Si le discours n'est pas premier, il doit être progressivement dérivé d'une ontogenèse individuelle.

- les prédispositions constitutionnelles au Discours sont certaines au niveau de l'assimilation de données acoustiques, très discutables pour la syntaxe ou la logique.

- les compétences acoustiques constitutionnelles favorisent l'acquisition rapide de compétences phonétiques qui ouvrent la voie à une communication par la mélodie du discours.

- les premiers mots sont des étiquettes collées sur des réalités concrètes et indépendantes les unes des autres.

- le discours suit les progrès de la représentation dont le premier temps est limité à la classe ou à la relation isolées.

- les intuitions première s s'articulent entre elles sans former de graphes complets et amorcent l'accession à la logique; l'implication formelle n'est pas initialement perçue, mais les graphes sont généralisés, à partir d'un nombre limité de liaisons vérifiées.

- la prise de conscience d'une logique vécue conduit ensuite à l'implication formelle contraignante.

- nous pensons que la critique de la logique formelle, de ses avantages et de ses inconvénients, traduit le stade ultime de structuration interne de l'activité mentale au cours du discours. C'est en quelque sorte une "réflexion" qui tire partie des commodités de la logique, tout en prenant conscience que l'indétermination des concepts manipulés ne permet pas de certitudes définitivement contraignantes. Cela réduit l'intérêt des logiques modernes, modales ou floues, dans l'analyse de la pensée naturelle.


B) L'origine du Sens

1. La solution du Réalisme. Nous avons tenté de montrer que cette solution n'est pas acceptable, ce qui revient à dire qu'il n'y a pas de sens a priori, que le sens apparaît secondairement.


2. La création du sens par la rencontre et la symbiose. Toute signification traduit une relation et naît donc d'une rencontre entre deux systèmes antérieurement indépendants. La signification naît donc habituellement des rencontres d'un sujet de connaissance qui abstrait les conséquences de cette rencontre. Dans l'esprit humain, c'est la bisociation* qui traduit véritablement la signification innovante. Dans l'environnement, ce sont les symbioses* qui créent des relations concrètes nouvelles, sources potentielles de nouvelles significations.


3. L'évolution du Perceptif à l'Opératoire. La découverte très récente des mécanismes perceptifs constitutionnels permet d'affirmer que les significations sont nécessairement perceptives et/ou opératoires. L'évolution ontogénétique est marquée par le passage de significations purement perceptives à des significations purement opératoires, ou qu'il serait souhaitable de voir considérer comme telles.


Conclusion : Grandeur et servitude du Discours : Outil privilégié de l'activité mentale intériorisée, le discours expose à de fortes distorsions cognitives, qui traduisent pratiquement toujours une conception de discours premier. En revanche, le discours conçu comme une traduction relativisée et provisoire de l'activité cognitive au contact de l'environnement, est un outil indispensable à l'optimisation de l'abstraction réfléchissante.

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A) Analyse critique du Discours.

Stimulations d'interfaces ou données cognitives élémentaires ne sont pas immédiatement exploitables de façon optimale. Elles doivent auparavant être confrontées les unes aux autres et être intégrées dans des systèmes de connaissance. Aristote faisait déjà remarquer qu'il n'est d'existant que du particulier mais de connaissance que du général. Bien que la confrontation des données cognitives soit en partie spontanée, cela est insuffisant pour construire un système cognitif très élaboré. Ainsi s'explique l'importance du discours, moyen privilégié de mise en forme des données cognitives élémentaires venant des stimulations d'interface. Le discours, intérieur ou extérieur, est déterminant dans l'élaboration des systèmes cognitifs, autorisant une étendue et une complexité que le maniement direct des impressions perceptives ne permettrait pas.


Le discours joue également un rôle essentiel dans la transmission cognitive. Connaissance totale et connaissance transmise ne se superposent pas intégralement. La transmission a ses propres exigences et les sentiments individuels par exemple sont directement intransmissibles. Mais globalement, dans toute civilisation, la connaissance accessible dépasse largement ce qu'un individu peut construire à partir de ses expériences propres. Se définit ainsi d'elle-même une connaissance transmissible au sein du patrimoine culturel. Tout spécialement dans notre civilisation occidentale, le discours est le mode quasi exclusif de la transmission cognitive. Cela conduisit Wittgenstein (228) à affirmer qu'il est préférable de ne pas parler de ce qui ne peut être traduit en mots.


Au total, ces effets du discours sont considérables et marquent très largement les relations entre l'individu et le groupe social. C'est en grande partie grâce au discours que se construit le tissu social qui fait du groupe un ensemble ordonné. Inversement, c'est par le discours que l'individu se dépasse lui-même en assimilant directement le fait social. Mais un discours nécessaire n'est pas pour autant un discours premier. Ce serait seulement le cas dans une conception de réalisme platonicien, o— la connaissance se confond pratiquement avec la connaissance discursive. Cela n'est plus évident si le discours est seulement un moyen commode d'organisation et de transmission de données qui ont une existence propre, non verbale. Se pose alors la question de la nature des relations entre discours et connaissance et l'analyse révèle que ces relations sont complexes et conflictuelles. Indispensable à l'optimisation de la connaissance, le discours est également l'occasion de biais accentués dans la mise en forme des systèmes cognitifs comme dans leur transmission. Le rôle capital du discours dans l'élaboration et la transmission des connaissances apprises impose une recherche soigneuse de tous ces biais qui ont altéré, et continuent à altérer gravement l'évolution cognitive individuelle ou collective.


Mais par ailleurs, si nous devions résumer très brièvement nos conceptions épistémologiques, nous le ferrions en accordant une place très importante au discours. L'être humain à la naissance dispose d'un système d'analyse perceptive qui lui permet de qualifier tout événement rencontré et de lui accorder ensuite aisément une signification. La réflexion sur ses propres actions lui permet ultérieurement de constater que certaines de ces significations sont erronées et il construit peu à peu un corpus de connaissances apprises qui organise toutes les corrections. Par ailleurs, l'être humain dépasse rapidement la perception isolée pour dériver des connaissances de la comparaison de plusieurs perceptions faites dans des espaces différents, à des moments différents. Or l'image perceptive ne peut suivre cette évolution cognitive et il en résulte le développement obligé d'une fonction symbolique. Chaque connaissance apprise est une configuration temporairement définie et finie qui ne peut correspondre que partiellement aux événements rencontrés, ce qui explique la présence universelle de l'approximation cognitive et de la dégénérescence. Le discours, forme privilégié de l'expression symbolique apparaît alors second par rapport à la perception et à la réflexion sur la perception. Mais l'être humain ne pourrait parvenir qu'à un corpus très limité de connaissances apprises s'il devait se contenter de ses propres expériences. En pratique, il bénéficie considérablement des connaissances apprises déjà élaborées par l'ensemble du groupe humain et accumulées au cours des générations. Chaque être humain doit néanmoins pleinement assimiler ces connaissances culturelles une à une, et s'il le fait initialement par imitation, il le fait ensuite principalement par le discours. La rencontre avec le discours d'autrui présente exactement les mêmes caractères que la rencontre perceptive avec l'événement. L'être humain doit donc faire correspondre le "mot" d'autrui à une configuration perceptive apprise personnelle, puis plus tard aux "mots" antérieurement assimilés. En définitive, dans toutes les démarches cognitives, le mot et le discours apparaissent seconds dans notre analyse, traduisant toujours une expérience antérieure. Il nous semble donc que l'étude du discours, appréciant s'il est effectivement second, est un point essentiel de notre étude.

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1. Historique.

Schrödinger semble suggérer (188) que le réalisme et l'objectivation du réel provient d'une décision de l'école milésienne. Cela nous parait peu probable. Les milésiens n'ont pas inventé l'attitude réaliste, pas plus qu'ils ne l'ont choisi en confrontation avec d'autres attitudes possibles. Ils ont simplement formalisé ce qui était une attitude spontanée et le demeure chez la plupart des humains. En revanche, il est fort probable qu'au cours de cette formalisation, il a été perçu un rapport immédiat dans l'élaboration cognitive, entre l'objectivation* du réel et la réification des idées. Or la science moderne abandonne la notion de substance, ce qui met en cause le réalisme des objets. Mais le réalisme de natures et le réalisme des objets, selon la terminologie anglo-saxonne, sont étroitement liés; les réserves concernant le réalisme des objets doit obligatoirement retentir sur le réalisme de natures et conduire à une analyse critique du discours premier.


Tout au moins dans sa forme réfléchie et analysée, le réalisme a une histoire intimement liée à l'histoire de la langue. Claude Hagège (077) insiste avec raison sur le rôle essentiel de l'écriture phonétique dans l'évolution de la pensée occidentale. Les écritures hiéroglyphiques ou idéographiques ont une tendance spontanée à conserver une valeur ésotérique, indépendante du langage parlé. Au contraire, l'écriture phonétique est un "miroir" figé dans le temps, du langage oral. Avec l'écriture phonétique, une véritable "réflexion" sur le discours oral devient possible. Les phéniciens avaient effectué l'essentiel de la création de l'écriture phonétique en créant l'alphabet consonantique, mais l'adjonction des voyelles par les Grecs facilita certainement une utilisation plus universelle du langage écrit, et sa confrontation au langage oral. Il en est dérivé la "réflexion" sur le discours, c'est à dire la logique qui a cristallisé, et donc véritablement figé, les mots, les concepts, les règles de composition. L'homme est devenu capable de conduire seul un raisonnement et s'est rendu indépendant du palabre. Mais de ce fait, les règles du discours ont paru avoir une valeur absolue et les mots, un sens précis et obligatoire. Le monde décrit par le discours est apparu lui-même figé hors du temps et strictement découpé en objets discontinus correspondant aux mots. Faute d'avoir compris cela, Parménide et Zénon d'Elée paraîtraient absurdes. Tout naturellement, le discours ainsi constitué a facilité une description du monde indépendamment des observateurs.


Les qualités même du discours et ses liens étroits avec le réalisme des objets ont considérablement favorisé des exagérations dans l'importance qui lui était accordé. A toutes les époques, est apparue la tentation du discours premier, voyant dans le langage l'origine de toutes les connaissances. En ce sens, la querelle des universaux est exemplaire car les penseurs de l'époque avaient bien pressenti tout ce qui pouvait se cacher derrière la valeur accordée aux mots. Si les mots concrets ne décrivent pas le monde en soi, à plus forte raison en est-il des mots abstraits qui sont tous dérivés de mots concrets par le raisonnement et la logique: tout l'univers de l'abstraction s'effondre si le mot n'a pas de signification ontologique. La question est donc d'importance.


2. Analyse critique du Discours premier.

Cette analyse doit être conduite sur les plans linguistiques et sémantiques.

2.1. La critique sur le plan linguistique.

Affirmant que les mots n'ont pas de sens mais seulement des emplois, Saussure fut le premier à miner le réalisme sur le plan linguistique. Saussure s'attaquait seulement au signifiant, sans analyse du signifié, mais en soulignant l'arbitraire du signifiant, il préparait une analyse critique sur le plan du signifié.


2.2. La critique sur le plan conceptuel.

Abélard avait tout à fait raison, qui condamnait les excès du nominalisme et affirmait que les mots et les concepts qu'ils recouvrent ont une existence réelle dans l'entendement humain. Gassendi suggérait implicitement que les mots sont construits par l'homme, à partir des sensations. Ces auteurs furent peu suivis et il est probable que la crise du réalisme en physique a fait beaucoup pour une reprise critique de la valeur du discours. Korzybski a publié son oeuvre majeure sur ce point en 1933 mais il dédit cette oeuvre entre autre à N. Bohr, W. Heisenberg et E. Schr”dinger, ce qui montre à quel point il a pu être influencé par les théories de la mécanique quantique.


2.2.1. La Réalité, l'Activité mentale et le Langage sont trois mondes* distincts qui ne communiquent qu'imparfaitement entre eux. Korzybski est à l'origine de l'aphorisme " La carte n'est pas le territoire ", correspondant du reste à une expérience personnelle douloureuse durant la première guerre mondiale. Mais ce n'est pas seulement la carte qui diffère du territoire, c'est encore la représentation mentale du territoire qui diffère à la fois du territoire et du mot "carte".


- les états d'âme, les sentiments intérieurs, les représentations mentales ne sont pas communicables en tant que tels et sont même indicibles. Seul le mot est discible mais la correspondance entre le mot et ce qu'il exprime est en partie indéterminée parce que le mot et ce qu'il désigne appartiennent à deux ensembles distincts. Le discours est donc le seul moyen de communication vraiment efficace entre individus mais il transporte avec lui obligatoirement équivoque* et ambigu‹té* même lorsque phonétiquement, il est parfaitement transmis.


- les mots n'ont pas de qualité, d'où cet autre aphorisme de Korzybski, " Le mot chien ne mord pas ". Mais Korzybski va sur ce point beaucoup plus loin que Saussure et ce qu'il désigne par le mot est le concept, le signifié. Ce n'est pas seulement le signifiant "chien" qui ne mord pas, le signifié "chien" ne mord pas davantage.


- le mot en tant que signifiant est évidemment réductible à une étiquette arbitraire. Mais ce qu'il représente en tant que signifié ou concept est une activité mentale intérieure et non directement une réalité extérieure ou une idée ayant une existence "en soi".


2.2.2. Le Mot, en tant que signifié, traduit un processus d'abstraction. Korzybski (112) affirme que les êtres abstraits n'existent pas. En revanche, il reconnaît pleinement l'activité mentale d'abstraction et c'est cette activité que désigne le mot, qu'il soit abstrait ou concret. Il est cependant évident que le processus d'abstraction est tout particulièrement manifeste dans l'élaboration du concept abstrait.


D'une façon générale, abstraire consiste à mettre à part un ou plusieurs éléments d'une représentation ou d'une notion, et à négliger les autres éléments identifiés. Deux mécanismes d'abstractions fondamentaux peuvent être décrits :

- il peut s'agir de mettre en valeur un ou plusieurs éléments d'un objet ou d'une notion pour créer un modèle simplifié et mobilisable de l'objet ou de la notion.

- il peut s'agir de souligner un ou plusieurs éléments communs à une collection d'objets différents ou de notions différentes pour définir un ensemble en intention et en extension.

Korbyski considère que le mot concret et surtout le nom propre, relèvent du premier mécanisme, le mot abstrait du second.


L'interprétation de Korzybski concernant l'élaboration du mot abstrait est peu discutable. S'il est demandé à quiconque une définition d'un mot abstrait, la seule solution est une définition en extension, ou une définition en compréhension par appel à d'autres mots, abstraits ou concrets; très généralement, il est fait un appel conjoint à l'extension et à la compréhension. Dans tous les cas, s'il est possible de signifier un mot concret par désignation motrice, il est impossible de signifier un mot abstrait autrement qu'avec d'autres mots.


La linguistique diachronique et l'étymologie des mots abstraits fournissent des arguments supplémentaires à la thèse de Korzybski. L'étude des textes anciens, grecs ou sémites, soulignent la pauvreté du vocabulaire abstrait et la nécessité de faire appel à des métaphores concrètes pour exprimer les notions abstraites. Par la suite, le vocabulaire abstrait s'est enrichi mais par déviation du sens de mots concrets. Des métaphores furent cristallisées comme celle du souffle pour décrire l'esprit. Des suffixes ou préfixes accordèrent un sens plus abstrait à un mot concret comme pour la "sympathie", dérivée de la "douleur".


L'interprétation de Korzybski pouvait paraître plus problématique en ce qui concerne la formation des mots concrets se rapportant à ce qui nous semble un objet réel. Le fait est d'autant plus important que Korzybski voit dans ces mots concrets, le point de départ des processus d'abstraction qui génèrent les mots abstraits. En fait, les analyses de Schrödinger, largement confirmées par les données les plus récentes sur la perception visuelles justifient pleinement la position de Korzybski.


Lorsque Schrödinger montre que l'esprit doit agir pour isoler un objet de son environnement, il postule bien un processus fondamental d'abstraction dans cette démarche, retenant l'objet et négligeant arbitrairement les rapports d'environnement. Si le "découpage" de l'objet parait immédiat, cela est lié aux capacités des systèmes constitutionnels d'analyse perceptives, plus encore qu'à des particularités "per se" de l'objet; implicitement l'esprit ne prend pas en compte non plus les effets modifiants de sa propre démarche. Il apparaît aujourd'hui que ce point de vue de l'objectivation* du réel est largement confirmé par une meilleure connaissance des processus perceptifs. Comme nous l'avons vu, nous ne percevons pas l'environnement mais les modifications produites par cet environnement sur nos structures d'interface. Sur ces données d'interface, les mécanismes constitutionnels de perception accentuent considérablement, si même ils ne les créent pas, les frontières de l'objet. De nombreux travaux neurophysiologiques démontrent l'existence d'une accentuation artificielle des contours. Nous percevons donc, par abstraction, les objets comme plus individualisés qu'ils ne le sont réellement. Un premier niveau d'abstraction est donc bien à l'origine de toute représentation mentale d'un objet. C'est cette abstraction et non "l'objet" que désigne le mot concret. Le mot concret ne peut donc naître qu'après l'objectivation* effectuée à partir d'une représentation perceptive.


Il est alors possible de suivre les analyses de Korzybski sur l'origine très générale des mots, analyses qui se superposent du reste à celles que propose G. Miller ou même J. Piaget dans " Le langage et la pensée chez l'enfant ".


- les premiers mots assimilés caractérisent des objets habituels dont l'image mentale a été préalablement établie. Ils traduisent également la représentation que se fait l'enfant de ses propres actions, des " schèmes généralisés " dit Piaget, qui peuvent s'appliquer à des circonstances variables. Ces mots traduisent donc un premier niveau d'abstraction. A ce niveau élémentaire d'abstraction, l'étiquette verbale peut être plus ou moins choisie par le sujet qui l'utilise mais elle peut également être suggérée par l'entourage social.


- partant des objets, des actions ou des mots eux-mêmes, un nouveau processus d'abstraction isole des points communs à plusieurs objets, plusieurs actions ou plusieurs mots. Ainsi se définit un deuxième niveau d'abstraction, des abstractions sur abstractions. Dans quelques cas, le responsable originaire de l'abstraction crée un mot ou un dérivé nouveau pour la caractériser. Dans la plupart des cas, l'abstraction et le choix de l'étiquette verbale sont dissociés et nous verrons plus loin qu'il y a un risque d'erreur dans cette dissociation. L'abstraction est bien le fait du sujet mais il emprunte dans le discours qu'il entend autour de lui, l'étiquette verbale qui lui paraît correspondre à l'abstraction qu'il a effectué. Il est manifeste que ces étiquettes verbales du corpus social se sont accumulées à partir de créations originales individuelles.


- des niveaux plus élevés d'abstraction peuvent être établis de la même façon, à partir de niveaux inférieurs. Il faut reconnaître que le mot devient alors lui-même plus immédiat, plus prégnant que l'ensemble des processus opératoires d'abstractions qu'il traduit. Le risque de dérapage réaliste devient particulièrement important.


Au total, la formation et la signification des mots dans leur valeur de concept ou de signifié, peuvent ainsi être aisément expliquées. Cette explication vaut aussi bien pour le vocabulaire existant d'une culture que pour la compréhension progressive de ce vocabulaire par tout individu au cours de sa croissance psychologique. Ce point de vue est évidemment en complète contradiction avec toutes les formes de réalisme de natures. Il condamne toute conception d'un discours premier et fait du discours la traduction d'une activité mentale ayant une signification propre, indépendante des mots qu'elle utilise. Nous pouvons admettre que tout concept est le résultat d'une construction effectuée initialement à partir d'analyses de données d'interface, éventuellement suivies par des étapes successives définissant des concepts emboîtés sur plusieurs niveaux. La référence première de tout concept est une expérience perceptivo-motrice ou un groupe d'expériences. En aucun cas, le concept n'est premier sur le plan de la signification.


2.2.3. La liaison entre l'Activité mentale et le Mot qui la désigne est asymétrique. Korzybski fait remarquer qu'il n'y a pas de relation d'équivalence dans le langage habituel. Lorsque je dis "Médor est un chien", le verbe être ne traduit pas une relation d'équivalence puisque la relation n'est pas symétrique et qu'il m'est impossible d'accorder une signification cohérente à la phrase " Un chien est Médor ".


Si l'usage du verbe "être" est en l'occurrence abusive, ce n'est pas une explication suffisante car aucun autre verbe ne permet une relation d'équivalence. En fait, la nature même des mots explique l'asymétrie. Korzybski souligne ainsi la différence de nature entre le mot ordinaire et le concept mathématique courant. La relation d'équivalence existe pleinement dans les formules mathématiques disposées de part et d'autre du signe "égal". Ainsi, "(3 + 4)" et "7" sont effectivement équivalents et peuvent être substitués l'un à l'autre à tout moment. Cela vient du fait que 7, 3 et 4 sont totalement définis, au moins dans le cadre des opérations d'addition ou de soustraction. Qu'il s'agisse du mot abstrait ou du mot concret, le mécanisme de formation explique en revanche que le concept ne puisse coïncider exactement avec ce qu'il désigne. En effet, l'abstraction néglige délibérément un certain nombre d'indices présents dans la réalité et absents dans le concept. Pour reprendre la façon de parler d'Aristote, le concept de genre néglige par définition les particularités d'espèces. Homo sapiens appartient au genre homo alors que la relation inverse est fausse.


2.2.4. La Multiordinalité et la fonction paramétrique du Mot. Il est bien évident que l'asymétrie de la relation linguistique est une source d'indétermination. Ce que Korzybski appelle la multiordinalité est également source d'imprécision.


- de nombreux mots, notamment les opérateurs logiques comme "et", "ou", "vrai", "faux", "cause", "effet", "relation", n'ont pas une signification bien précise lorsqu'ils sont isolés. Ils ne sont pas particuliers à un niveau d'abstraction mais acquièrent une signification particulière en fonction des termes auxquels ils s'appliquent et notamment en fonction du niveau d'abstraction dans lequel on les utilise. Pour cette raison, Korzybski qualifie ces termes de multiordinaux*. Il n'est pas certain que cette dénomination soit très utile mais en revanche, ces termes démontrent tout spécialement un fait essentiel : le mot acquiert en grande partie une signification à partir du contexte dans lequel il se trouve.


- cette multiordinalité est en fait une propriété très générale et elle est une source d'ambiguïté sur le sens d'un mot isolé. Ainsi, le mot "chien" peut désigner un objet de l'environnement dans la phrase : " Ce chien aboie ". Le même mot peut désigner une classe d'équivalence dans la phrase " Le chien est l'ami de l'homme ". Il peut désigner un sous-ensemble dans la phrase " Le chien est un animal domestique.

Il apparaît ainsi que le mot, aussi bien défini qu'il soit, peut présenter de nombreuses significations différentes. Korzybski compare le mot à une fonction algébrique contenant des relations et des paramètres définis mais également des variables qui peuvent prendre des valeurs différentes selon le contexte, donnant ainsi au mot des significations différentes. Cette description est superposable, croyons-nous, à celle de l'opposition entre structure et état.


- il existe au niveau d'un mot des éléments permanents et communs à tout utilisateur, définissant une structure.


- il existe des éléments variables qui traduisent autant d'états stationnaires possibles. La variabilité phonétique au cours de la prononciation est évidente mais n'a comme intérêt pratique que d'expliquer pourquoi le mot est aisément reconnaissable dans son identité alors même qu'il est prononcé de différentes façons. Beaucoup plus importante est la variabilité de sens qui fait qu'un même mot peut être porteur de significations différentes, ce qui traduit autant d'états possibles.


2.2.5. Le Mot, indissociable du Corpus sémantique global. Un mot ne peut habituellement être signifié qu'à partir d'autres mots. Korzybski souligne le point mais il en considère principalement un côté limitatif et ne voit pas toutes les conséquences d'un tel constat. Si le mot n'est définissable qu'à partir d'autres mots, c'est en raison des liaisons de type hologrammorphique* entre le mot et le corpus sémantique global du sujet qui utilise ce mot. Un mot est une case dans un corpus qui le définit, autant que le corpus est réductible à un ensemble structuré de mots. Un exemple particulièrement probant peut en être trouvé dans un item de l'échelle d'intelligence de Weschler : "Pourquoi l'huile flotte-t-elle sur l'eau ?". La réponse correcte, "Parce que l'huile est plus légère que l'eau", donnée normalement vers 10 ans, résume pratiquement à elle seule, tout le corpus sémantique de l'enfant au même titre qu'elle résume toutes les connaissances physiques de cet enfant. Si on prend le fil conducteur des connaissances physiques, par exemple la conservation des volumes et des poids qui est impliquée, la compréhension réfléchie de la densité, de nombreux mots utilisés pour expliquer "flotte" ou "légère" vont renvoyer à tout le corpus sémantique de volume, poids, densité. Cela explique du reste la très grande valeur de l'item dans l'évaluation du développement cognitif.


Cette interréférence entre le mot et le corpus entier vaut tout autant sur le plan temporel. Faute d'un appel à la chronologie, beaucoup des enfants durant les années 70 ont pris le Moyen Age pour une région et non une époque. "1453" ne situe la prise de Constantinople qu'en fonction d'une référence à la naissance du Christ. La date n'a d'intérêt que d'affirmer la simultanéité avec la prise de Bordeaux, la postériorité par rapport à la bataille d'Azincourt ou l'antériorité par rapport à la bataille de Marignan. En définitive, se retrouve sur le plan du discours, ce que nous avons mentionné pour toute théorie (IX-C-4) : le fait n'est significatif qu'en fonction de la théorie globale qui le caractérise et la théorie globale n'est rien d'autre que la cohérence entre les faits.


2.2.6. Frontières phonétiques et conceptuelles, conventions et probabilités. Des analyses de l'école de Prague, reprises par N. Chomsky et M. Halle, il est possible de dériver l'idée que l'ensemble des phonèmes d'une langue résulte de la segmentation particulière en unités contrastées, d'un continuum unique, représenté par l'ensemble des émissions possibles du larynx humain; l'articulation de ces unités permet d'élaborer des étiquettes phonétiques bien contrastées et donc aisément reconnaissables. C'est donc un découpage particulier au sein d'un continuum qui génère les phonèmes significatifs d'une langue. Ce qui est caractéristique d'un phonème ne réside pas dans des particularités acoustiques absolues mais dans les frontières qui distingue ce phonème d'autres phonèmes. De nombreux découpages différents sont possibles du moment qu'est respecté le fait de produire un nombre raisonnable de segments aisément distingués les uns des autres et facilement articulables. Un nourrisson donné prononce au cours de sa deuxième année de vie, un nombre considérable de phonèmes différents et la pression sociale renforce le seul système phonétique du groupe; ce dernier système, confronté aux autres découpages phonétiques possibles, peut être considéré comme conventionnel.


Il nous semble que le même point de vue se retrouve pour expliquer le corpus linguistique au niveau conceptuel. Un corpus d'une langue particulière traduit un découpage original de l'ensemble quasi-continu des significations élémentaires dérivées du découpage perceptif, puis des données d'expérience. Ce sont des critères d'efficacité au sein du groupe qui valident et stabilisent un découpage particulier. Un concept n'est pas défini par une signification stricte mais par les frontières qui le séparent des autres concepts. Des corpus linguistiques différents effectuent des découpages différents et également efficaces au sein d'un même espace cognitif plus ou moins continu.


Les frontières étant en grande partie conventionnelles, il est facile de comprendre qu'elles ne sont pas immuables et favorisent une dégénérescence. Il nous parait important à ce propos de reprendre la notion de conventionnalisme proposé par H. Poincaré pour bien préciser le contenu d'un concept.


- pour H. Poincaré, les principes scientifiques sont des conventions, dont le choix est guidé par les faits expérimentaux, mais reste libre et limité seulement par la nécessité d'éviter la contradiction. Ces conventions permettent le développement d'un formalisme créateur et on pourrait conclure que le formalisme est premier par rapport aux conventions qui ne sont que des moyens permettant l'activité formalisante.


- rejetant ce primat du formalisme, nous serions tenté de parler d'un découpage conventionnel plutôt que de conventions. C'est la mise en pratique d'un découpage qui valide ses aspects positifs et permet par approximations successives de l'orienter vers des précisions, mais aussi des corrections, qui l'améliorent tout en le remettant en cause à des degrés divers. Cette remise en cause peut finir par gommer presque complètement le découpage initial de la même façon que le découpage génotypique de l'œuf a peu à voir avec le découpage phénotypique du nouveau-né achevé.


Dans cette perspective, un découpage initial est bien conventionnel dans la mesure où de très nombreux découpages différents sont concevables et peuvent se révéler efficaces. En revanche, ce n'est pas l'application de règles sublimant la convention initiale qui est créatrice, mais bien la rétroaction réfléchissante sur un découpage mis en action. Ainsi, un corpus linguistique peut fort bien être initialement très imprécis; l'important est que ce corpus soit effectivement mis en pratique dans la description de l'environnement pour qu'il ait l'occasion de s'enrichir. Une telle description dynamique des ensembles conceptuels est évidemment aux antipodes du réalisme des espèces naturelles.


On peut encore insister sur le fait que le découpage initial que traduit un corpus linguistique a un instant donné, revient à attribuer une certaine probabilité pour un concept ou un groupe de concepts, de décrire efficacement une situation. A chaque instant, cette probabilité est fondée sur les évolutions et les expériences cognitives antérieures, et elle est modifiée par le succès ou l'échec de la traduction conceptuelle dans sa capacité à être prédictive.


2.3. L'Objectivation abusive des Idées.

L'asymétrie de la relation entre le mot et ce qu'il désigne, la multiordinalité doivent être considérées comme des causes non exclusives de la variation du sens des mots. Les conséquences sur la valeur du discours sont évidentes. Inversement, nous avons quelques difficultés à accepter la relativité du discours. En fait, les analyses de Schrödinger sur l'objectivation*du réel s'appliquent intégralement au discours.


On peut qualifier d'objectivation des idées, le mécanisme du réalisme platonicien qui attribue une valeur "en soi" à l'idée, indépendamment de ses utilisateurs. Comme nous y avons insisté à plusieurs reprises, cette objectivation est spontanée. Pas plus que l'objectivation du réel ou réalisme des choses, l'objectivation des idées ou réalisme de natures n'a fait l'objet d'un choix initial par l'école milésienne et ses héritiers. En fait, cette objectivation s'impose spontanément du fait même du développement culturel et ontogénétique du langage :


- pour le créateur d'un mot nouveau, la relation avec le processus d'abstraction qui génère le concept est évidente. Mais le concept, une fois formé, survit à sa création. Dans les générations ultérieures, la mémorisation porte beaucoup plus facilement sur le concept que sur le mécanisme d'abstraction qui l'a généré. Ainsi, le mot se détache des circonstances de sa formation et acquiert une signification par lui-même. L'extrapolation qui conduit à accorder une valeur ontologique au mot est évidemment très facile. Une fois de plus, le réalisme paraît initialement s'imposer et seule la réflexion permet d'en découvrir les défauts et les excès. C'est ainsi seulement en 1953, après deux millénaires de pratique logique, qu'une "réflexion" permet à W.V.O. Quine de préciser qu'il ne peut exister de jugements authentiquement strictement analytiques.


- le mode de développement du langage favorise l'objectivation* des idées. Le petit enfant peut véritablement créer des mots. C'est ce que Piaget appelle le langage subjectif auquel il a donné initialement beaucoup trop d'importance. L'enfant découvre probablement simultanément qu'il est possible d'attribuer une étiquette verbale à une abstraction et que le langage de son entourage est porteur de signification. Tout naturellement, il va emprunter à la langue maternelle les étiquettes verbales qui qualifient ses abstractions. Il va donc être tenté d'attribuer au mot la valeur de l'abstraction qu'il désigne; inversement l'existence qu'il sait préalable du mot, tend à lui faire penser qu'il a "retrouvé" une abstraction plus qu'il ne l'a créé. Bien s–r, une telle démarche est simplement implicite mais le processus n'en renforce pas moins l'objectivation des idées.


Au total donc, tout explique une orientation spontanée vers l'objectivation des idées. La condamnation de l'objectivation du réel par Schrödinger vaut a fortiori pour l'objectivation des idées. Pourtant, s'il peut sembler difficile de rejeter formellement le réalisme de natures, au moins apparaît-il tout à fait possible d'expliquer autrement la formation des idées et du langage, donc de considérer comme cohérent le rejet du discours premier et contraignant.


2.4. La Relativité du Discours.

Il est donc légitime de considérer le discours comme un moyen pratiquement indispensable pour construire des modèles de la réalité, mais il ne s'en suit nullement pour autant que ces modèles soient définitivement contraignants et que le discours soit le fil conducteur de la connaissance apprise. Il serait plus justifié d'affirmer que le discours est le moyen privilégié d'exprimer la connaissance apprise par ailleurs. Mais d'un autre côté, il est impossible de nier une action créatrice authentique du discours. Il est donc très important de préciser la marge étroite dans laquelle doit se situer le discours pour jouer son rôle, sans pour autant être cause par lui-même de déviations cognitives graves.


2.4.1. La Dégénérescence du Concept. Etudiant la dégénérescence, nous avons vu combien le concept est imprécis, donc dégénéré. Nous n'y reviendrons pas si ce n'est pour insister sur le fait que les propriétés même du concept expliquent les propriétés du discours.


2.4.2. L'influence du Contexte dans le Discours. C'est une règle générale que nous avons déjà défendu à de nombreuses reprises et qui nous paraît indissociable de la théorie de l'autonomie, que l'indétermination d'un système est relative à son environnement. Obligatoirement un environnement défini diminue l'indétermination et crée une signification nouvelle ou tout au moins plus stricte : c'est le principe que nous avons rapproché de la néguentropie.


Ces notions s'appliquent manifestement au discours. Le rapprochement de deux concepts diminue l'indétermination de sens qui les marquait l'un et l'autre. "Anglais" a de nombreuses significations exclusives, pouvant désigner un homme, un langage ou l'origine d'un objet. "Meuble" a également de nombreux sens, comme substantif ou adjectif, de mobilier ou de mobilité. L'association "Meuble anglais" a en revanche un sens plus précis et plus restrictif que "meuble" car la proximité du mot "meuble" restreint les sens possibles du mot "anglais" et la proximité du mot "anglais" restreint les sens possibles du mot "meuble". Comme toujours, le gain de sens est lié à la décroissance du nombre des possibles. Ce qui vaut pour le mot vaut également pour la phrase bien qu'à un moindre degré et la phrase est toujours ambiguë lorsqu'elle est sortie de son contexte verbal et existentiel.


Si le contexte du discours précise le sens du mot, il faut également prendre conscience que le contexte général précise le sens du discours. Même un message verbal supposé complet demeure plastique et dégénéré sur le plan de la signification. Il acquiert un sens plus précis dans le contexte cognitif global de l'orateur ou de l'auditeur. E. Andreewsky fait remarquer que l'aphorisme "Il vaut mieux donner que recevoir" n'a pas le même sens dans la bouche d'un évêque et dans celle d'un.....boxeur !! La dégénérescence explique que le discours ne peut constituer qu'une approximation des événements qu'il est sensé décrire.


2.5. Les conséquences de la Dégénérescence du Discours.

De nombreuses conséquences, les unes favorables, les autres désastreuses, résultent de la dégénérescence du discours.

2.5.1. Le chaos déterministe. Dès lors que le discours est partiellement dégénéré, il expose à l'erreur si cette dégénérescence n'est pas reconnue et cela d'autant plus que le discours est poursuivi. La succession de propositions découlant les unes des autres ne peut qu'accentuer l'indétermination initiale et le risque de conclusions erronées. Alors que chaque proposition nouvelle parait être une conclusion obligatoire de la proposition précédente, elle ne peut l'être totalement puisque chaque proposition est marquée d'une certaine indétermination empêchant toute certitude. C'est le mécanisme du chaos déterministe sur lequel nous avons déjà insisté. Le mécanisme est d'autant plus pervers que le sujet ne prend pas conscience de l'indétermination ou qu'il peut l'oublier dans la suite des propositions. En pratique, le discours autonome qui tourne sur lui-même est très fréquent et constitue une tentation permanente. C'est une forme particulièrement probante de l'autonomie fonctionnelle. L'histoire de la philosophie, notamment au travers de la scolastique démontre que l'appel à la logique formelle expose tout particulièrement à cette pathologie du discours, car la cohérence logique apparente donne des illusions de certitude.


2.5.2. La valeur du dialogue entre interlocuteurs. Ce qui est sans remède lorsque nous nous tenons à nous même un discours poursuivi, peut au contraire être corrigé au cours du dialogue. Une dégénérescence apparaît obligatoirement lors de la transmission du discours entre deux interlocuteurs. Dès lors que le discours a plusieurs sens possibles, il n'y a aucune raison que l'interlocuteur qui reçoit le discours lui donne le même sens que l'interlocuteur qui l'a émis. Bien entendu, aucun des deux interlocuteurs ne peut être conscient de l'écart de signification. C'est alors la poursuite du dialogue qui peut accroître les écarts initiaux au point de les rendre perceptibles. C'est évidemment la condition nécessaire, et elle est suffisante si les interlocuteurs sont de bonne foi, pour effectuer une correction.


Le mécanisme ainsi décrit assure l'amélioration de la compréhension mutuelle d'un même message. Il est un cas quelque peu différent et au moins aussi important, qui est celui où le dialogue assure une confrontation entre deux individus apportant chacun un message original, mais ayant suffisamment de points communs pour que chaque message soit éclairé par la proximité de l'autre. Nous retrouvons ainsi le côté créateur de la symbiose* et la précision de la signification à partir du contexte.


2.5.3. Le dialogue avec l'environnement. A priori, on pourrait être tenté d'opposer comme deux mécanismes cognitifs le discours et la vérification concrète expérimentale. En fait il n'en est rien. L'expérience est faite pour donner une réponse de véracité ou de fausseté à une hypothŠse construite par le discours. Le véritable sens du discours apparaît dans un circuit en boucle, dont le point de départ est un événement extérieur, le second temps est une réflexion générant une explication possible de l'événement, le troisième temps étant le contrôle de validité de cette explication.


2.5.4. La conceptualisation transférée et le principe de correspondance. Une théorie scientifique est provisoire. Par ailleurs, elle influence, définit même le sens des mots qui servent à la décrire. Un problème apparaît donc lorsque les données expérimentales recueillies dans le cadre de l'application d'une théorie mettent en cause la validité de cette théorie. Il devient nécessaire d'élaborer une nouvelle théorie mais il n'existe pas de mots exacts pour désigner les nouveaux concepts qui se dégagent et qui accompagnent la nouvelle théorie. Force donc est d'utiliser les concepts de la théorie périmée pour formuler la théorie nouvelle, en en modifiant évidemment le sens. Hertz montre bien que Newton a effectué ce changement de sens mais il l'a fait sans en prendre conscience car les termes mêmes de longueur, de masse, de temps qu'il utilisait n'avaient guère été bien définis avant lui. Il en a été tout autrement avec les théories nouvelles de la relativité et de la mécanique quantique. N. Bohr et W. Heisenberg se sont concentrés sur ce problème, durant l'élaboration de la mécanique quantique et dans les quelque trente ans qui ont suivi. Ils avaient compris la nécessité de traduire le comportement nouvellement découvert de la particule élémentaire dans un langage qui était celui du sens commun et de la mécanique classique. Cela alors même que le comportement de la particule élémentaire ne s'intégrait pas dans les règles de cette mécanique.


D'aucuns ont reproché aux théoriciens de la mécanique quantique, tout spécialement à l'Ecole de Copenhague, de vouloir extrapoler les explications qu'ils proposaient pour leurs résultats expérimentaux à toute l'épistémologie. En fait, à la lecture des écrits de N. Bohr, W. Heisenberg et E. Schr”dinger, c'est plutôt la situation inverse qui prévaudrait. Ces auteurs ont pensé découvrir dans l'étude de la philosophie ou de la psychologie des problèmes identiques à ceux que posait la mécanique quantique et s'être inspirés des solutions antérieurement proposées. N. Bohr (024) effectue ainsi une comparaison avec les écrits bouddhiques qui insistent sur le problème de l'homme à la fois acteur et spectateur, sujet et objet de connaissance. N. Bohr insiste également sur une comparaison avec le discours de l'enfant, qui faute de logique, est conduit à associer des points de vue distincts pour mieux traduire sa pensée sur un point précis. W. Heisenberg (083) insiste sur le fait qu'il est impossible de décider et de faire conjointement une analyse des motifs de cette décision.


2.5.4.1. Le point de vue de N. Bohr et W. Heisenberg. Les difficultés épistémologiques propres à la mécanique quantique sont analysées ainsi par les auteurs dans leurs écrits :


- d'une part, il y avait nécessité de traduire en termes de langage scientifique, sinon vulgaire le résultat de leurs expériences, en allant au delà du formalisme mathématique, aussi exact et prédictif que soit ce dernier. Faute de quoi, il aurait manquer quelque chose à l'explication. La communication entre scientifiques n'aurait pu se faire par le discours. Les résultats de la mécanique quantique n'auraient pu s'insérer dans un système cognitif global. Il y aurait eu un hiatus entre la description du phénomène quantique et son résultat pérennisé qui lui, appartenait à la physique classique.


- or d'autre part, il apparaissait impossible de faire rentrer dans le langage classique des données qui n'étaient pas prévues pour lui, notamment dans les domaines suivants :

a) les descriptions supposées étaient intraduisibles dans le domaine d'une représentation spatio-temporelle traditionnelle.

b) même si après la "révolution copernicienne" de Kant, il devient manifeste que la connaissance porte sur une apparence d'un objet ou d'une situation aux yeux du sujet, le phénomène de la physique classique est "découpé" dans l'environnement et il lui est reconnu une existence propre, et des propriétés idéalement au moins indépendantes de l'observateur; l'expérience effectuée dans la mécanique quantique ne peut entrer dans ce cadre.


Vis à vis de ces incompatibilités, N. Bohr et W. Heisenberg proposent des solutions très voisines entre elles et faisant davantage appel à une analyse du discours qu'à la création d'une logique originale :


- la première nécessité est le refus du réalisme de natures. W. Heisenberg souligne ainsi clairement que le langage s'est construit dans les temps "préhistoriques" autour d'une traduction de l'expérience au contact de l'environnement. Ce que le langage traduit n'est donc pas l'environnement mais la façon dont l'homme perçoit et conçoit l'environnement. Le langage a évolué avec les conceptions humaines sur l'environnement, expliquant notamment l'apparition d'un langage proprement scientifique, dégagé du langage vulgaire. A la suite de la théorie de la relativité restreinte, une certaine évolution du langage s'est déjà dessinée et W. Heisenberg fait remarquer que l'usage de termes comme "simultanéité" ou "contraction" devient peu à peu conforme aux théories nouvelles; le langage n'est cependant pas encore adapté à la traduction des résultats de la mécanique quantique.


- le "phénomène" doit être entièrement redéfini. Les cas où l'emplacement spatial du phénomène n'a pas d'incidence sur son déroulement temporel sont des cas limites qui ne peuvent être généralisés. Il en est de même pour le phénomène décrit pour lui-même, indépendamment des conditions dans lesquelles il est observé. Très normalement, le "phénomène" de la mécanique quantique échappe aux conditions limites et approximatives des études de la physique classique. Par ailleurs, le phénomène de la mécanique quantique est un phénomène "clos", non reproductible. Il est perçu par une trace "après coup", sur une photographie ou dans une chambre à bulles, trace qui est traduisible en termes de langage classique mais qui n'est reliée que de façon probabiliste au phénomène lui-même. Le phénomène est à la fois "unique" dans son déroulement et non entièrement traduit par son résultat. Ainsi apparaît "l'ingérence probabiliste" selon l'expression de W. Heisenberg. Le résultat de l'expérience est totalement défini mais il traduit seulement une "tendance", une "propension" dira plus tard K. Popper. W. Heisenberg établit une comparaison avec la "puissance" aristotélicienne opposée à l'acte réalisé.


- ce qui vaut pour le phénomène vaut tout autant pour l'objet. L'objet concret habituel, ayant une existence et des propriétés en dehors des circonstances qui le mettent en évidence, n'est également qu'un cas limite, valable seulement à l'échelle de l'expérience humaine perceptive et directe. En mécanique quantique notamment, l'objet ne présente pas cette indépendance et il est dessiné secondairement par la convergence des résultats expérimentaux. Les résultats étant probabilistes, l'objet ainsi dessiné devient lui-même un être probable, en puissance plutôt qu'en acte, et il traduit seulement une certaine permanence, une certaine régularité de la relation entre l'observateur et le champ observé.


- il devient indispensable de faire une place à l'indécidabilité à côté de la connaissance et de l'ignorance. Certains caractères ne sont pas "ignorés" mais il est impossible de préciser s'ils sont présents ou absents. En terme plus simple, se trouve définie une limite théorique au connaissable.

- puisque le phénomène quantique n'est pas exprimable dans le langage classique, il faut en trouver une "correspondance" qui soit descriptible. Apparaît ainsi la nécessité d'un langage métaphorique qui assure une traduction conceptuelle, appauvrie et seulement partiellement fidèle, du formalisme mathématique précisant un phénomène.


- cette description métaphorique a ses limites et ne peut avoir l'ambition de décrire un phénomène dans tous ses aspects. Apparaît alors la nécessité du principe de complémentarité* : plusieurs aspects complémentaires d'une même entité doivent être décrits en complète indépendance l'un de l'autre et en fonction des expériences qui les mettent en évidence. Ainsi certaines expériences vont souligner l'aspect discontinu et corpusculaire de l'électron tandis que d'autres expériences vont révéler un aspect continu, ondulatoire de ce même électron. Certaines expériences vont préciser les paramètres spatio-temporels situant l'électron, à défaut d'une connaissance sur ses caractéristiques énergétiques. Inversement, d'autres expériences vont permettre de définir les paramètres énergétiques d'un électron, mais alors sans pouvoir préciser sa localisation dans l'espace et le temps. Une même réalité doit être ainsi décrite sous plusieurs aspects indépendants l'un de l'autre.


2.5.4.2. Le point de vue de M. Mugur-Schachter et de R. Vallée. M. Mugur-Schachter a repris une approche comparable, qu'elle a dénommée la conceptualisation transférée* puis la conceptualisation relativisée, qui est essentielle à l'évolution des théories et qui ne peut se concevoir que dans le cadre de la dégénérescence du mot. En fait, Mioara Mugur-Schachter reprend en grande partie les thèses de Jean Ullmo sur la variation des concepts : "Les concepts changent, les concepts évoluent. Ces points fixes où s'ancre (n.b. temporairement) la pensée sont emportés avec le flux de la connaissance." Mais Mioara Mugur-Schachter introduit des notions complémentaires. La conceptualisation relativisée place ainsi au départ de tout discours quel qu'il soit :

- des opérateurs de découpage qui définissent des "objets" délimités au sein d'un espace d'observation.

- des opérateurs qualifiants ou "regards" qui signifient les aspects des entités définies dans l'espace d'observation.

- nous avons vu (VIII-1) qu'il était indispensable d'associer aux opérateurs de découpage décrits par M. Mugur-Schachter (138), des opérateurs de groupement ou d'assemblage reliant entre eux les éléments découpés, et distincts d'opérateurs inverses des opérateurs de découpage. De même, il existe des liens obligés entre opérateurs de découpage et de regard.


Les analyses de M. Mugur-Schachter retrouvent les belles études de R. Vallée (212) définissant des opérateurs d'observation :

- opérateurs de type A qui assurent un découpage de l'espace d'observation

- opérateurs de type Z qui définissent des fréquences spatiales ou temporelles, des filtres, et correspondent au "regard".

Bien que nous n'ayons pas les compétences mathématiques pour porter un jugement, il nous semble important d'insister sur le fait que "regard" et observateurs Z ne peuvent toujours, au moins dans une première approche, être purement définis en termes spatio-temporels et qu'il est indispensable d'introduire des particularités liées à la variété des neurones sensoriels et à la nature des mécanismes d'intégration sensorielle, notamment dans le domaine de l'olfaction, du go–t, de la nociception.


Ainsi tout concept a un emploi relativisé aux opérateurs qui le précèdent. Mais pour notre propos, il parait essentiel de souligner que pour les exigences de la communication, de mêmes concepts verbaux, signifiants et signifiés, doivent être utilisées avec des découpeurs et des regards différents. C'est une obligation pour le principe de correspondance* mais aussi pour la transmission d'une information entre interlocuteurs qui n'ont pas découpé le monde exactement de la même façon, qui portent sur ce monde un regard partiellement différent. Seule la dégénérescence du signifié peut répondre à cette obligation.


Apparaît ainsi un discours avec des propriétés très spéciales. Il peut décrire un phénomène en termes d'un langage classique alors même que le phénomène décrit échappe au cadre de la physique classique. Les termes empruntés au domaine classique ont été transférés sur une description qui, dans sa globalité, échappe aux théories qui ont conduit à définir ces termes. Il se dessine bien une conceptualisation transférée*, les termes de description étant par nécessité empruntés au langage existant pour décrire des données qui ne correspondent pas au monde décrit par ce langage.


2.5.4.3. Le discours relativisé. Une situation identique à celle de la mécanique quantique se retrouve chaque fois que les données établies et conceptualisées dans un domaine scientifique particulier sont transférées dans un domaine différent. Le concept de néguentropie* par exemple ou celui de structure dissipative* n'ont pas le même contenu dans le domaine physico-chimique originel et dans celui de l'analyse systémique. Le transfert nous semble cependant extrêmement positif, porteur de bisociations* très stimulantes pour l'évolution des idées.


La situation de la mécanique quantique nous parait tout à fait comparable à ce qui s'est produit dans l'analyse factorielle de la personnalité humaine. Des "dimensions" ont pu être définies, dégagées à partir de corrélations et ne correspondant à aucun terme psychologique antérieurement précisé. Force a été d'utiliser le principe de correspondance* en utilisant des termes approchés et surtout le principe de complémentarité* en décrivant plusieurs facettes indépendantes d'une même dimension de personnalité.


2.5.4.4. La "mesure" de l'intelligence. La mesure de l'intelligence par les tests mentaux illustre tout spécialement l'application implicite de la conceptualisation relativisée et du principe de complémentarité*. Jusqu'aux travaux inaugurés par F. Galton et A. Binet, l'intelligence était définie de façon assez vague, comme une "faculté de comprendre" selon la définition de Littré; un individu intelligent était de même un individu capable de concevoir et de comprendre. Nous pouvons seulement supposer qu'implicitement, l'intelligence traduisait la compréhension de problèmes très différents les uns des autres et qu'elle qualifiait un individu par confrontation avec les capacités d'autres individus. Peu à peu, l'intelligence est devenue "ce que mesure les tests", selon l'affirmation même d'A. Binet. C'est un noyau commun qui se dégage lorsque les résultats à des épreuves aussi nombreuses et différentes que possibles, sont confrontés entre eux:


- c'est la corrélation très forte entre les résultats à la somme d'une moitié de nombreuses épreuves différentes avec la somme des résultats à l'autre moitié qui spécifie l'intelligence et justifie le terme. Cette corrélation est beaucoup plus élevée (.97 dans le test de Weschler pour adulte) que la meilleure corrélation de fidélité obtenue en confrontant les résultats aux deux moitiés d'une épreuve unique (.90 pour le même test). Ainsi, une nouvelle définition de l'intelligence apparaît, distincte de la conception initiale. Elle obéit totalement au principe de complémentarité* puisqu'elle se dégage progressivement de la comparaison entre des résultats entre des approches aussi distinctes que possible les unes des autres.


- aussi bien la notion d'intelligence en général que la caractérisation de l'efficience d'un individu, sont des "objets" de connaissance qui sont totalement construits, se dégagent peu à peu des résultats expérimentaux et n'ont pas d'existence préalable à ces résultats.


- c'est encore la confrontation des résultats qui a permis de définir une intelligence générale centrée sur une capacité de raisonnement, un facteur verbal traduisant probablement la qualité de fonctionnement des aires cérébrales de perception auditive, un facteur visuo-spatial traduisant de même l'efficience de l'analyse perceptive visuelle.


2.5.4.5. La conceptualisation relativisée de l'enfant. Il faut encore remarquer que la conceptualisation transférée* traduit au plus haut niveau, ce que fait obligatoirement l'enfant au cours de son développement cognitif. Le mot présenté par le discours de l'adulte doit trouver sa place dans le système cognitif de l'enfant, justement différent et plus élémentaire que celui de l'adulte. C'est par étapes successives que le mot acquerra chez l'enfant, le sens qu'il a chez l'adulte. Ainsi dans le concept de règles morales de l'enfant de quatre ans, le mot "paresseux" ne peut porter qu'un sens péjoratif sans précision puisque le sens de l'intention n'est pas acquis: paresseux est alors synonyme de "méchant". Par la suite, "paresseux" est rattaché à l'activité scolaire et comme l'intention n'est toujours pas perçue, "paresseux" est défini comme "celui qui ne sait pas lire". C'est un peu plus tard qu'apparaît la définition "ne veut pas lire", puis ensuite "ne veut rien faire". Les tests de Binet-Simon montrent que la distinction paresseux/oisif qui définit vraiment ces deux termes n'apparaît qu'à l'adolescence. Ainsi se manifestent pleinement la nécessité et le mode d'action de la dégénérescence du discours : comme pour toute stratégie, le mot doit d'abord être effectivement utilisé avec une valeur très approximative avant d'acquérir une signification plus précise.


En définitive, si la pensée de la mécanique quantique a pu paraitre confuse, cela est d–e à ce qu'elle ne pouvait être intégrée dans une approche de réalisme de natures. En revanche, il est manifeste qu'il n'y a pas de contradiction entre la pensée quantique et le discours second que nous avons tenté de décrire. La mécanique quantique a obligé à une prise de conscience sur le sens de la connaissance, qui tendait à se préciser en dehors d'elle et notamment dans l'approche constructiviste: l'objectivité ne doit pas être déduite mais construite peu à peu, l'objet ne doit pas être découvert mais défini par une succession de résultats au contact de l'environnement. Le gain d'objectivité traduit la capacité d'intégrer l'objet de connaissance dans un système cognitif cohérent qui dépasse la connaissance de ce seul objet.


Sur le plan proprement dit du discours, il faut évidemment que celui-ci ne soit pas premier mais "relativisé" vis à vis d'une activité cognitive qui découpe et recombine les données selon un mode qui lui est propre. C'est justement le "découpage" spontané effectué par les systèmes perceptifs constitutionnels qui crée l'illusion du réalisme de natures. On comprend alors le point de vue de Korzybski affirmant que l'identité de combinaison structurelle est le seul point qui puisse réunir une description de l'environnement, une approche perceptive et une traduction verbale. La connaissance apprise prend peu à peu son véritable caractère qui est d'être purement opératoire, tout en se rapportant primitivement au découpage perceptif et se transmettant au travers de métaphores perceptives ou de signes perceptifs arbitraires. La représentation des expériences les plus complexes peut certes se faire totalement par un formalisme mathématique ésotérique, il est néanmoins souhaitable de dépasser ce formalisme; cela ne peut se faire que par un discours compréhensible par tous. Ce discours ne peut être identique aux résultats d'expérience que sur le plan opératoire mais il doit inclure par nécessité pour être compris, un "tout se passe comme si" métaphorique.


Un tel emploi du disours conduit inéluctablement à la dégénérescence de la traduction conceptuelle: il est indispensable que les concepts soient incomplŠtement déterminés et plastiques pour se prˆter à tous les transferts de signification :

- le concept et le mot qui le désigne doivent associer un noyau défini pour amorcer une communication et une partie modifiable pour permettre une variété et une évolution dans la signification.

- un concept ne peut correspondre qu'à une facette d'un phénomène et donc des concepts distincts sont indispensables pour optimiser la description d'un phénomène.

- la plasticité des mots ou le principe de dégénérescence permettent seuls aux mêmes mots de décrire un appareillage expérimental traditionnel et des objets purement statistiques, progressivement dégagés par l'accumulation et la confrontation de résultats expérimentaux.


2.5.5. La valeur créatrice du Discours, le Faux, le Vrai et le Possible. La dégénérescence explique la valeur créatrice du discours, valeur créatrice qui n'est pas obligée mais qui est habituelle. Si nous imaginons deux nombres suffisamment grands pour être inhabituels et que nous les rapprochons de part et d'autre du signe "+", nous ne créons pas de sens nouveau. Chaque nombre conserve pleinement la valeur qu'il avait isolément. Lorsque le discours manipule des "objets" mathématiques incomplètement définis, l'effet de création est déjà beaucoup plus marqué. Il en est ainsi lorsqu'un nombre "i" est supposé tel que "i" au carré est égal à moins 1. Il en est de même lorsque Hamilton imagine une multiplication non commutative. L'histoire des mathématiques montre que de telles créations, considérées initialement comme des curiosités, se sont révélées extrêmement utiles par la suite.


La situation est cependant tout autre avec les concepts concrets ou les concepts abstraits qui en sont dérivés. Le discours permet des rapprochement qui ne peuvent s'effectuer dans la réalité des objets désignés. Dès lors, le discours est créateur de significations qui lui sont propres. Mais inversement, les rapprochements du discours ne sont créateurs qu'en raison de la dégénérescence des concepts. Si les concepts n'étaient pas dégénérés, leur rapprochement n'apporterait pas de sens nouveau dans la phrase et le dialogue n'ouvrirait pas à une rétro-action sur le sens réel du message adressé.


Si nous faisons une comparaison entre le discours dans son aspect global et la logique, nous pouvons constater que la logique retrouve et précise des significations existantes, plus qu'elle ne crée de significations nouvelles; le discours en revanche est réellement créateur de sens chaque fois qu'il rapproche deux significations antérieurement indépendantes, chez un même individu ou deux interlocuteurs. Du fait de la dégénérescence, le discours rapproche des concepts concrets ou abstraits nécessairement porteurs d'indétermination. Le rapprochement de concepts ou de propositions partiellement indéterminés diminue l'indétermination, a un effet néguentropique* et est donc authentiquement créateur. Un discours poursuivi est ainsi réellement source de connaissances lorsqu'il "révèle" une notion, même si elle paraît après coup avoir été incluse dans les prémisses, mais seulement sous une forme latente. On ne saurait nier la valeur fondamentale du déroulement du discours dans la mise en place ou l'application d'une théorie cognitive. Comme la logique dont il est la traduction, le discours est un guide dans la complexité des systèmes cognitifs.


Initialement, le discours créateur peut être considéré comme imaginaire. Il décrit un monde à la fois nouveau et sans réalité. L'introduction secondaire d'un contrôle conduit à préciser la valeur de cette création, conduisant à déclarer le discours faux ou vrai.

- le contrôle est d'abord celui de la logique et de la cohérence* interne. Il permet de passer de l'imaginaire au possible ou logiquement cohérent. La logique est régulatrice et non créatrice.

- le contrôle est ensuite expérimental en organisant secondairement un réel en conformité avec l'imaginaire. Si le résultat escompté n'est pas obtenu, il devient possible de dire que l'imaginaire du discours ne correspondait pas à la réalité et qu'il est faux. Si au contraire, le résultat escompté est obtenu, le discours ne peut être affirmé absolument "vrai" mais du moins, il est authentiquement créateur, ayant permis une meilleure description de la réalité.


Toutes ces notions essentielles pour une théorie de la communication s'appliquent également à l'intérieur d'un même discours et dans la confrontation entre les discours de deux interlocuteurs. L'imaginaire d'un individu s'enrichit au contact de l'imaginaire d'un autre individu, introduisant des points de vues nouveaux et réalisant une création. Mais de plus, la confrontation des points de vues communs et différents entre interlocuteurs fait apparaître un effet régulateur bien supérieur à ce dont est capable un individu limité à sa propre appréciation.


2.5.6. Discours, stratégie et pensée complexe. F. Jacob souligne l'envahissement du discours scientifique par la notion de hasard, au cours du XIXème siècle. La thermodynamique statistique et l'explication de la variation génétique sont deux exemples probants. Mais il y a deux façons de concevoir le hasard. On pourrait y voir l'action authentique d'un démiurge qui "jouerait aux dés"; l'invocation d'une variable cachée pour expliquer l'indétermination quantique relève d'un tel point de vue. L'autre conception est beaucoup plus modeste, le mot de hasard recouvrant tout simplement notre ignorance, notre incapacité à expliquer les fluctuations microscopiques au sein d'un phénomène macroscopiquement défini. Le concept de hasard devrait être synonyme de "je ne sais pas" ou "je ne peux pas savoir". Le concept de hasard est alors transposé, ne qualifiant plus l'environnement mais notre connaissance de cet environnement. Il nous semble que cette seconde conception est seule raisonnable. Aujourd'hui, c'est la complexité qui est à la mode et nous sommes personnellement tenté d'établir la même distinction entre deux points de vue, et le même choix que pour le hasard.


2.5.6.1. La définition de la complexité. Nous avons eu la curiosité de retracer l'évolution récente de la notion de complexité. Selon le Littré, est complexe, ce qui est multiple; est compliqué, ce qui a eu des éléments surajoutés et par extension, ce qui est difficile à comprendre. Shannon ne spécifie pas véritablement la complexité. En 1968, A. Molès (132) la définit comme une quantité d'information interne: le nombre de questions à réponse oui/non posées adéquatement qui définiraient les relations respectives des éléments sans ambigu‹té; par ailleurs, l'auteur oppose une complexité structurelle et une complexité fonctionnelle. En 1976, le Webster souligne une extension de sens comparable à ce qu'indiquait Littré pour la complication : est complexe, ce qui est fait de nombreuses parties mais les interactions nombreuses entre ces parties entraînent des difficultés de compréhension. Complexe est relié à des "synonymes" au sens quelque peu différent :

- compliqué, qui rejoint la double définition de Littré,

- intriqué, ce qui est difficile à comprendre en raison d'interconnections difficiles à évaluer,

- embrouillé, très difficile ou impossible à comprendre.


Il nous semble qu'au point de départ des usages actuels, il y a la définition d'Ashby en 1958 qui insiste pour définir la complexité sur l'hétérogénéité des parties et la richesse des interactions entre ces parties. Paradoxalement, Ashby réunit ce que Linschitz avait dissocié cinq ans plus tôt en opposant une complexité structurale liée au nombre des éléments différents et une complexité fonctionnelle traduisant la richesse et la diversité des interrelations entre ces éléments. Il est de fait qu'a priori, la complexité fonctionnelle doit croître avec la complexité structurale. Nous pensons que sur ce double schéma est venu se greffer l'idée que la nature même des interrelations intervenaient et que la complexité s'accroissait lorsque les liaisons évoluaient en se compliquant (au sens original du terme) dans le temps. Un système complexe devient alors un système fortement hétérogène, présentant un réseau d'interrelations internes entre élément, à la fois très riche et variable en fonction du temps, avec de nombreux effets récursifs, ce qui rend très difficile une description.


2.5.6.2. Le discours complexe. Pas plus que pour le hasard, il n'y a de sens à placer la complexité au cœur des phénomènes étudiés. C'est en effet le sujet qui décide de l'étendue du champ d'un problème et du niveau de précision souhaité. Toute étude d'un événement peut être élargie ou approfondie à un niveau o— la complexité et l'appel au hasard s'imposent. La complexité dans l'environnement est tellement omniprésente qu'elle devient triviale. C'est donc au cœur du discours explicatif qu'il faut situer l'intérêt du concept de complexité comme celui du hasard. Il faut donc transposer la notion de complexité au système particulier que constitue le discours.


Le réalisme philosophique et l'adhésion complète à la logique bivalente ont donné durant longtemps l'illusion qu'il pouvait y avoir des discours "clairs", c'est à dire des discours ne comportant ni indéterminations, ni points en suspens, ni contradictions, ni même "indécidabilité". De ce fait, les défauts du discours étaient obligatoirement rapportés à la maladresse ou à l'ignorance de l'orateur. En fait, si les opérations de la logique bivalente sont effectivement "claires", du fait même du tiers exclu, les concepts sur lesquels portent ces opérations ne peuvent apparaître eux mêmes "clairs" qu'à la condition de croire en un réalisme radical. Si le réalisme, et plus spécialement le réalisme de natures est contesté, il devient manifeste que les concepts sont partiellement indéterminés et ne traduisent pas exactement le réel. Tout approfondissement du contenu du discours fera alors apparaître indéterminations, indécidabilités et contradictions. C'est le discours clair, la description simple du fait qui deviennent des illusions ou le résultat de profondes sophistications. G. Bachelard dit dans "Le Nouvel Esprit scientifique" qu'on ne peut bien élaborer le simple qu'après une étude approfondie du complexe. Nous nous permettons de penser qu'il n'y a pas grand sens à appliquer cet aphorisme au réel mais qu'il vaut pleinement pour le discours.


A notre avis, la profonde particularité, mais aussi l'intérêt considérable de la pensée complexe, est tout simplement de reconnaître l'impossibilité d'un discours "clair" à traduire le réel. En effet, l'ouverture du discours à la complexité est en elle-même élémentaire : elle consiste à dénommer par une étiquette signifiante un algorithme signifié qui traduit une complexité sans pour autant parvenir à l'analyser. C'est notamment l'appel au mot "hasard" pour introduire l'inexplicable dans le discours. Mais les concepts ainsi formés se heurtent entre eux au sein du discours qui les contient, sans possibilité de compromis ou d'organisation stable. Il apparaît donc au sein du discours une complexité de deuxième ordre qui marque les contradictions, les indéterminations, les indécidabilités dans les relations entre concepts.


En ce sens, et c'est la grande force du discours, tout devient discible et peut être véhiculé par le discours. Mais le risque considérable, de nature réaliste, est que les algorithmes ainsi construits soient réifiés. On commence par utiliser le terme d'infini pour exprimer qu'il est toujours possible d'ajouter 1 à un nombre aussi grand soit-il, de prolonger une ligne aussi longue soit-elle; inversement de diviser en deux tout point, toute quantité aussi petite soit-elle. Puis, une fois le concept d'infini créé, on accorde une réalité à l'infini, ce qui est évidemment un non sens.


Ainsi le temps le plus important et le plus intéressant de la pensée complexe est celui de la prise de conscience des démarches effectuées pour construire le discours complexe, ce qui revient en premier lieu à un rejet systématique de tout réalisme de natures. La pensée complexe est d'abord celle qui reconnaît et intègre la contradiction irréductible, qui accepte qu'un concept intègre quelque chose d'inconcevable ou résume purement et simplement une indétermination ou une contradiction, qui définit un indécidable à côté du connu et de l'ignoré. Au total, les notions mêmes de discours premier et de discours complexe sont antinomiques puisque le propre du discours complexe est d'utiliser des concepts provisoires créés dans le seul but de reproduire une incomplétude foncière et de tenter de la réduire, faisant alors disparaître les concepts devenus inutiles.


La pensée complexe ainsi définie ne se conçoit donc pas dans une approche réaliste. Elle devient en revanche un élément de progrès essentiel dans une perspective utilitaire et constructiviste, ayant construit une dégénérescence dans un premier temps, et s'efforçant de réduire cette dégénérescence par la suite.

- elle permet la "mise entre parenthèse" de données inconcevables ou indécidables pour supprimer temporairement des problèmes insolubles et poursuivre malgré tout un raisonnement cohérent,

- elle permet, en les nommant, de rapprocher les contradictions, les indéterminations, créant la dialectique ago-antagoniste chère à Elie Bernard-Weil (018) ou la bisociation* de Koestler. Elle détermine ainsi des problèmes nouveaux, des questions nouvelles, ce qui est la condition première d'une solution ultérieure.


2.5.6.3. Pensée complexe et stratégies. On peut remarquer qu'une pensée complexe ainsi définie est apparue bien avant l'époque actuelle. Le terme d'infini utilisé par les grecs est, nous l'avons vu, un exemple manifeste de pensée complexe, où cependant la prise de conscience de la démarche complexe n'était pas totale ( mais on peut se demander si elle l'est bien chez Cantor). En fait, la pensée complexe reproduit exactement les caractères de la stratégie tels que nous les avons définis (X-C). Par définition, la stratégie assure une présentation comportementale simplifiée en renonçant aux explorations tactiques approfondies, ce qui revient à accepter l'indéfini, l'incertitude, l'imprécision. Or nous l'avons vu, le mode stratégique est le mode privilégié de fonctionnement mental. Encore fallait-il en prendre conscience car la reconnaissance des imperfections d'une stratégie optimise considérablement son emploi.


2.5.7. Les Résistances dites inconscientes. Les mécanismes sous-jacents aux résistances dites inconscientes sont ceux là mêmes qui expliquent le discours complexe, mais seulement lorsque la complexité est récusée. L'incomplétude de la plupart des discours, la dégénérescence omniprésente, explique qu'en l'absence de contrôle expérimental, il y a une genèse obligatoire de résistances dites inconscientes (XI-B) qui s'extériorisent au cours du dialogue. Chaque élément du discours faisant une référence implicite à tout le système cognitif d'un individu, la poursuite d'un dialogue fait obligatoirement apparaître des désaccords qu'aucun des interlocuteurs ne peut expliquer logiquement. Cela parce chacun de ces interlocuteurs a comblé à sa façon et implicitement, sans en prendre conscience, tous les points laissés en suspens dans la structure du discours. Il devient impossible à l'orateur de justifier pleinement ses opinions. La tentation est alors grande pour chaque interlocuteur d'attribuer à son vis à vis, des motifs occultes de distorsion.


En fait, la structure même du discours, son indétermination expliquent que les désaccords traduisant les apparentes résistances inconscientes, ne sont qu'un aspect de la subjectivité obligatoire du discours. L'adhésion à une théorie "métaphysique" au sens de K. Popper conduit facilement, et de façon très souvent abusive, à évoquer des résistances inconscientes chez l'interlocuteur en cas de désaccord avec cette théorie. On serait alors en droit de s'interroger sur celui des deux interlocuteurs qui présente en fait les résistances inconscientes. En pratique, il est capital de voir dans les résistances dites inconscientes, une illustration du fait qu'il est possible de construire plusieurs discours cohérents et contradictoires, et qui apparaissent également possibles vis à vis d'une même situation. La contradiction des résistances inconscientes rejoint ainsi le principe de complémentarité* de N. Bohr.


2.6. Discours, Rationalité restreinte* et Subjectivité.

Un discours premier, faisant appel à des concepts pleinement définis et parfaitement structuré sur le plan de la logique formelle devrait transcrire correctement un événement et constituer le moyen idéal de transmission d'un message entre deux individus. Or la pratique montre bien que le discours n'est pas capable d'assurer un tel transfert d'informations, cela pour de multiples raisons qui permettent de situer le discours à sa véritable place.


2.6.1. Les conséquences de la Rationalité restreinte. Elles sont multiples, expliquant les différences foncières entre un discours défini théoriquement et le discours réel. L'essentiel de ces différences réside dans l'appel obligatoire aux heuristiques dégénérées plutôt qu'aux tactiques arborescentes totalement contrôlées. Dès que le discours est un tant soit peu complexe, la vue conjointe de toutes les opérations logiques est impossible et l'approche séquentielle est obligatoire. Or, dans une approche séquentielle, il est souvent très difficile de maintenir une relation opératoire contraignante entre les première s et les dernières opérations logiques évoquées. Mais surtout, l'indétermination partielle des concepts a des conséquences d'autant plus prononcées que les propositions se suivent; c'est le mécanisme du chaos déterministe*. Si les lois logiques sont totalement déterminées, les mots auxquels s'appliquent ces lois sont en partie indéterminés et les liaisons sémantiques sont obligatoirement dégénérées. De ce fait, le principe du tiers exclu s'applique en général difficilement et souvent pas du tout. Une dimension essentielle de validité interne s'émousse donc considérablement. Le discours vécu ne peut avoir la cohérence d'un discours défini idéalement.


C'est encore la rationalité restreinte qui explique cette limitation intrinsèque de la réflexion sur le discours qui ne permet pas, comme y insistent N. Bohr aussi bien que H. Simon, de simultanément réfléchir sur le sens d'un mot et insérer ce mot dans une phrase, ce qui ouvre obligatoirement la porte à une indétermination dans l'utilisation du mot. Le même processus se retrouve dans l'utilisation des heuristiques. C'est la rationalité restreinte qui impose la condensation d'une stratégie derrière une étiquette pour en permettre la mobilisation aisée et il en résulte deux conséquences essentielles :


- dans le temps présent, il est impossible de manier la stratégie dans son étiquette et de faire simultanément l'analyse de son contenu et de sa validité : "It is best not to swap horses while crossing the river (Lincoln)."


- la condensation apprise d'une stratégie par apprentissage s'accompagne, pour des raisons d'économie, d'un oubli de la plupart des circonstances qui ont présidé à l'élaboration de son contenu. La validation de la stratégie risque alors de devenir impossible.


2.6.2. La Subjectivité du Discours. La rationalité restreinte est une raison qui s'ajoute à l'indétermination obligatoire du concept pour expliquer que l'indécidabilité logique est obligatoire dès que l'analyse est conduite un peu loin. Aucun discours, si ce n'est le discours purement logico-mathématique, ne peut être parfaitement relié à des critères de validation; et encore, le discours logico-mathématique ne peut-il se justifier pleinement par lui-même. Il est exceptionnel que l'auteur d'un discours ait conduit jusqu'aux limites possibles, l'analyse du contenu de son discours, mais même s'il l'avait fait, une indétermination persisterait et le discours serait seulement une traduction possible des événements, associée à une probabilité de vraisemblance.


La même démarche incomplète caractérise l'auditeur. Mais dans un cas comme dans l'autre, et par définition, les indéterminations ne sont pas choisies logiquement. Tout discours suppose donc l'attribution subjective de valeurs à un grand nombre d'indéterminations. D'une façon générale, nous avons vu (XI-A) qu'aucune démarche cognitive et donc qu'aucun discours n'échappent aux décisions subjectives qui peuvent en biaiser le sens. Un individu peut même délibérément "glisser" sur les exigences d'une rationalité optimale dans son discours, ou même introduire délibérément une irrationalité. L'attribution subjective entraîne nécessairement des biais et plusieurs conséquences en découlent :


- alors même que le discours est sémantiquement déterminé, sa signification peut être différente pour deux interlocuteurs, notamment l'auteur du discours et ceux qui le reçoivent. Le message transmis est alors obligatoirement déformé. Paradoxalement, cette déformation est d'autant plus lourde de conséquences qu'une forte structuration logique conduit les interlocuteurs à croire que le sens est totalement défini. Ces interlocuteurs peuvent alors mutuellement s'accuser d'irrationalité ou de résistances inconscientes dans les conséquences différentes tirées d'un même discours.


- l'attribution subjective de valeurs aux indéterminations est fortement marquée par les particularités socio-affective des interlocuteurs. La confiance ou l'autorité jouent ainsi un rôle très important. Il est très courant d'insister sur l'intuition féminine, sans grandes données expérimentales d'ailleurs. Il reste vrai que la confiance conduit à accepter a priori d'un interlocuteur, des affirmations isolées qui ne reposent pas sur une démonstration. Une agressivité critique conduit à l'inverse à faire très souvent appel à la déduction pour tenter de démonter une affirmation du vis à vis.


- l'introduction obligatoire de la subjectivité dans le discours appauvrit tout spécialement l'implication formelle. Cela peut expliquer le recours spontané fréquent à des formes moins structurées de discours, moins marquées d'implication, mais beaucoup plus prégnantes dans la relation. L'appel aux analogies et aux métaphores s'expliquent ainsi aisément, même si théoriquement la description ainsi faite pourrait être considérée comme moins exacte ou davantage biaisée; ce faisant, l'indétermination est accrue.


Il n'y a qu'un véritable remède à ces imperfections du discours, proche du principe de complémentarité*: seule l'introduction d'une multiplicité de points de vue sur un même sujet, révélant des concordances, peut atténuer les indéterminations. Mais du même coup, apparaît une dimension holographique du discours, soulignant qu'une proposition isolée ne peut avoir toute la portée qu'elle acquiert dans un ensemble de propositions.


2.7. Vérité et Cohérence.

Ces réflexions sur le sens du discours montrent combien il est vain de penser que la pratique du discours puisse conduire à la moindre "vérité" et cette conclusion doit toujours être présente pour comprendre l'intérêt réel du discours. Nous avons précisé à de nombreuses reprises que la validation interne de la pensée repose sur la cohérence* interne et externe. C'est le propre de la méthode expérimentale que d'introduire une cohérence* externe en soulignant l'accord qui peut exister entre le contenu du discours et l'environnement. Mais il faut également remarquer que le discours est le moyen le plus commode de confronter des faits indépendants dans le temps et l'espace pour souligner qu'ils peuvent être expliqués de façon conjointe et valoriser une hypothèse. En ce sens, le discours est irremplaçable et se situe au cœur de toute démarche cognitive.


Il existe manifestement un rapport étroit entre l'opposition vérité/cohérence* et l'opposition substance/relation. C'est l'abandon de la notion de substance qui entraîne ipso facto l'abandon de toute référence absolue qui permettrait de définir une vérité. Inversement, il est évident qu'un système de significations réduites à des relations, est immédiatement ouvert à une confrontation de cohérence* qui est également un processus relationnel.


En définitive, le discours doit être considéré comme une conduite subjective, indissociable de son auteur à l'émission, et de son interlocuteur à la réception. C'est en reconnaissant cette relativité du discours qu'il est possible d'en optimiser l'usage. Si l'abandon du discours premier condamne toute démonstration de vérité, il est possible de trouver bien des qualités fonctionnelles à un discours traduisant à la demande, des démarches cognitives qui ne s'ancrent pas sur un sens absolu des concepts. En ce sens, l'étude de l'ontogenèse du discours, soulignant à quel point tout discours se rattache à une création par l'orateur, est essentielle.


3. L'Ontogenèse du Discours.

Nous avons fait porté principalement l'analyse critique du réalisme sur une étude diachronique de la succession des générations (I-1). Les réflexions de Korzybski en revanche portent davantage sur le discours achevé. Il faut encore préciser l'ontogenèse individuelle du discours pour mieux apprécier les relations qui existent entre le discours, le sujet et la connaissance.


Les principes qui régissent l'embryologie permettent d'affirmer que le système nerveux central ne peut édifier de concepts durant la vie foetale. Comme il n'y a pas non plus de place pour les concepts dans l'œuf initial, le cerveau à la naissance est nécessairement vide de toutes données conceptuelles. En tant que telles, n'existent alors constitutionnellement ni grammaire, ni logique. Cela n'exclut nullement des prédispositions constitutionnelles favorisant l'élaboration des compétences nécessaires au discours.


Il y a manifestement chez l'homme, une prédisposition constitutionnelle au langage qui est de type phonétique. En témoigne notamment le fait qu'il a été possible de faire acquérir aux singes anthropoïdes, un langage visuel assez riche alors que toutes les tentatives d'apprentissage phonétique ont été des échecs. Mais il est essentiel de considérer que ces prédispositions constitutionnelles du cerveau humain portent uniquement sur des mécanismes d'émission et surtout de perception acoustiques, à défaut de toute donnée sémantique ou syntaxique.


3.1. Les Prédispositions constitutionnelles au Discours.

Certaines sont immédiatement apparentes, d'autres ne se manifestent qu'après des apprentissages antérieurs. Par ailleurs, l'analyse des compétences perceptives est la plus importantes, la compétence motrice suivant de façon quasi-automatique l'assimilation perceptive.


3.1.1. Les capacités acoustiques spécifiques. Les structures cérébrales privilégient, avant tout apprentissage, les traits qui spécifient le mieux le langage humain :

- les rapports entre plusieurs sons purs de fréquences différentes sont immédiatement analysés si bien que des voyelles émises à des hauteurs différentes pourront assez facilement être perçues comme identiques. Par ailleurs, une écoute de 20 millisecondes suffit à différencier le son "i" et le son "a" dans les phonèmes "bi" et "ba" chez le très jeune nourrisson.


- les contrastes qui marquent les transitions dans les sons ou les bruits sont perçus de façon privilégiée et facilement identifiés. Ainsi le temps d'installation d'un son voyellique ou voisement est perçu avec une précision qui dépasse de très loin ce que pourrait faire une analyse consciente. Deux consonnes comme le "b" et le "p" qui se différencient principalement sinon exclusivement par les délais de voisement sont différenciés dès la naissance. D'autres mécanismes existent qui permettent de différencier "ba" et "ga" qui ont un délai de voisement comparable.


Ces divers mécanismes favorisent évidemment considérablement la pratique des phonèmes propres à la langue maternelle. Ces phonèmes une fois acquis, la structure des aires perceptives auditives favorise manifestement la formation de schèmes auditifs par articulation de deux ou plusieurs phonèmes. De plus, ces schèmes sont facilement mobilisables et peuvent à leur tour s'articuler entre eux. Ainsi se trouvent établies les conditions cérébrales qui favorisent considérablement l'élaboration de tous les aspects phonétiques du langage.


3.1.2. Les Prédispositions syntaxiques et logiques. Il n'est pas certain du tout qu'il soit nécessaire de considérer d'autres dimensions de la prédisposition cérébrale au langage:

- la thèse du constructivisme conduit à affirmer l'absence de toute représentation mentale à la naissance, de tout ce qui pourrait être le support des aspects de signifiés d'un concept, donc de tout contenu sémantique. Il a été fait à juste raison à Freud, le reproche de concevoir la présence d'une réalité originaire de relations familiales du fantasme originaire du meurtre du père dans l'inconscient infantile. En fait, il n'y a place ni dans une hypothétique hérédité des caractères acquis, ni dans l'œuf, ni dans le développement embryologique pour une représentation mentale, qui traduit à la base du moins, une rencontre avec un environnement. Seule la thèse de Laplanche et Pontalis, d'une épigenèse post-natale des fantasmes originaires, pourrait être défendue(I-1).


L'existence d'un environnement auditif chez le foetus avant la naissance ne modifie évidemment en rien ces données. Les significations qui pourraient en résulter ne pourraient porter que sur des aspects auditifs, en circuits fermés, ce qui ne pourrait aller très loin dans une élaboration sémantique.


La question est plus complexe et plus discutée en ce qui concerne les aspects syntaxiques et logiques. En fait, on peut légitimement s'interroger sur ce que signifierait des règles syntaxiques innées qui précéderaient l'existence et la conception de mots. Une compétence constitutionnelle pour le maniement opératoire logique pourrait être plus sérieusement discuté. Mais, cette prédisposition ne saurait alors se limiter au langage. Si on envisage alors une constitution cérébrale permettant des activités opératoires, cela se réduit à une capacité de mise en relations quelconque et la réponse, évidemment positive, devient un véritable truisme. Si on envisage une prise de conscience de la nécessité opératoire, on voit mal comment cette prise de conscience ne relèverait pas d'une implication formelle traduite en langage ou en métalangage. Cette discussion, telle par exemple que la conduit P. Maddy (123) nous paraît d'un intérêt limité. Le point essentiel est qu'il est tout à fait possible de concevoir une logique et une implication formelles qui se construisent sur une reconnaissance des causalités non verbales et sur les premiers aspects d'articulation dans le discours.


3.2. La Communication mélodique ou prosodique.

Il est possible que le foetus mémorise une mélodie. Il est beaucoup plus certain que le nourrisson de quelques semaines reconnaît la mélodie que traduit la voix expressive de sa mère. Mais on ne peut parler de communication car dans l'espèce humaine, les émissions acoustiques du nourrisson n'ont guère de valeur de communication. En revanche, on sait depuis tous les travaux inaugurés par les recherches princeps de P. Eimas (059,060) que les six premiers mois de la vie extra-utérine sont marqués par des progrès considérables dans la mise en place de pré-requis du discours.


A la naissance, il faut parler de compétences acoustiques innées car l'analyse du langage humain ne diffère pas des analyses d'autres mélodies. Par ailleurs, les capacités discriminatoires acoustiques du très jeune nourrisson sont tout à fait comparables à celles d'un chinchilla adulte. Il en est tout autrement à six mois d'âge post-natal où le nourrisson a acquis une compétence de discrimination des phonèmes prononcés dans son entourage (140). Le même phonème, prononcé à des hauteurs différentes, avec des intonations différentes est reconnu pour lui-même. Parallèlement, les compétences de discrimination des phonèmes non entendus s'amenuisent. Cette évolution permet le début d'une communication phonétique. Les enregistrements des productions vocales des nourrissons de six ou sept mois, d'une part lorsqu'ils sont en présence de leurs parents, d'autre part lorsqu'ils se croient seuls révèlent des différences frappantes (021). Globalement, on peut en conclure que le nourrisson s'efforce d'imiter les voix parentales. L'enregistrement d'un babil de nourrissons tunisiens de sept ou huit mois a permis de préciser si les parents parlaient français ou arabe. Toutes ces compétences se précisent régulièrement jusqu'à quinze ou dix-huit mois.


Ainsi, et le fait est essentiel, le nourrisson construit avant le discours sémantique, un système performant d'émissions et d'assimilations de phonèmes. Il établit une correspondance entre phonèmes entendus et phonèmes émis, et se sert de ces acquisitions pour amorcer une communication sociale. Les significations sémantiques sont donc accordées dans un second temps à un système phonétique largement pratiqué. C'est une réflexion sur la pratique phonétique effective de soi et des autres qui ouvre au constat qu'un groupement phonématique singulier peut être mis en correspondance avec une donnée perceptivo-motrice.


3.3. Le Langage descriptif du Comportement perceptivo-moteur.


Il faut se garder d'accorder des compétences sémantiques aux enfants de moins de quinze mois. Le nombre de mots effectivement maîtrisés ne dépasse pas trois ou quatre au test de Gesell et les nourrissons comprennent en général le discours à partir de l'intonation et de la situation globale. Le risque d'erreur, passé 18 mois, est inverse. La compréhension sémantique étant très supérieure à l'expression, on risque de sous-estimer les capacités discriminatoires authentiques du nourrisson de vingt mois. Le nombre de mots reconnus s'accroît très vite et le jeune enfant de vingt quatre mois a une capacité de communication sémantique bien établie.


Le langage du jeune enfant n'est pas le langage subjectif que pensait Piaget mais il n'en est pas loin. Ce langage est réduit à la description des schèmes perceptivo-moteurs que l'enfant a construit par ailleurs. Compte-tenu des mécanismes perceptifs constitutionnels beaucoup plus importants que ne le pensait Piaget, les schèmes sont également beaucoup plus élaborés. Mais le point essentiel est que le langage n'a pas de valeur sémantique propre. Les mots sont de simples étiquettes désignant des schèmes construits indépendamment du langage. En définitive, l'accession au langage créateur de sens est très retardée, préparée par deux longues périodes d'exercice , la première de pratique phonétique et la seconde, de désignation.


Cependant, aussi rudimentaire que soit le discours descriptif, il comporte néanmoins un élément d'induction au sens de Stuart Mill : l'équivalence entre une forme auditive et un objet, vécue pour quelques termes seulement, est généralisée a priori aux objets non encore rencontrés. C'est l'application particulière de la "loi d'apprentissage" que L. Apostel (003) place au cœur des théories de J. Piaget : " Tout schème tend à s'assimiler tout objet et tout schème tend à s'accommoder à tout objet". L'induction est donc spontanément au cœur de toute démarche cognitive, permettant l'apparition d'organisations nouvelles qui peuvent aller au delà de ce qui a été effectivement vécu.


3.4. Le Discours intuitif et analogique.

C'est très progressivement que le discours, initialement purement descriptif, devient créateur de sens. Piaget a qualifié d'intuition l'acceptation comme "vraie" d'une relation entre deux données qui doit s'imposer par elle-même et est indépendante de toute démonstration; par définition, l'intuition ne s'intègre pas dans un graphe de relations et ne peut être rattachée à aucune autre relation. Par rapport au sens traditionnel, Piaget atténue la notion d'évidence et privilégie la situation d'isolement par rapport à d'autres données cognitives. Même dans ses aspects les plus élémentaires, le discours comporte de telles relations isolées, ne serait-ce que celle qui relie le signifiant phonétique au signifié perceptivo-moteur. Mais une étape ultérieure apparaît lorsque l'enfant de trois-quatre ans assimile directement sous forme d'intuitions, les relations que lui propose le discours de son entourage.


L'intuition présente un certain nombre de propriétés sur lesquelles il est fondamental d'insister :

- c'est l'accumulation des intuitions qui prépare l'accession à la déduction et à la logique. L'enfant découvre secondairement des points d'articulation entre intuitions distinctes et crée des graphes élémentaires, initialement incomplets qui peuvent être enrichis secondairement.

- l'intuition expose tout spécialement aux différences d'interprétation car, habituellement dégénérée et isolée d'autres relations, elle expose à une multiplication d'interprétations. Les bons mots des enfants illustrent bien ce fait. Ces bons mots traduisent le retour vers l'adulte d'une affirmation isolée à laquelle l'enfant a donné un sens différent de celui que lui accorde l'adulte.


Une autre façon élémentaire de créer une signification par le discours est l'analogie. Elle consiste à rapprocher sur le plan de la signification, deux données en partie semblables au niveau de l'usage ou de la perception. " Le camion, c'est une voiture mais plus grand ", "le fauteuil c'est comme une chaise". L'analogie a deux propriétés :

- comme l'intuition, elle précède et prépare la déduction

- elle est très prégnante car elle demeure fortement rattachée à un vécu perceptivo-moteur.


Les analogies peuvent être descriptives ou créatrices de sens. Dans le premier cas, elles traduisent une communauté d'usage antérieurement vécue. Dans le second cas, c'est le discours qui établit pour la première fois une communauté de sens qui n'a pas été vécue antérieurement. Le discours analogique étend ainsi par lui-même l'expérience vécue.


A l'analogie, il faut rattacher la métaphore qui consiste, selon l'expression d'Aristote, à donner à une chose, un nom qui appartient à quelque chose d'autre. En fait la métaphore consiste simplement à négliger de prononcer un "comme" implicite. Chez l'enfant, c'est une insuffisance de connaissance grammaticale qui est responsable. Au contraire, la suppression du "comme" est le plus souvent volontaire chez l'adulte pour accentuer la prégnance de l'analogie.


3.5. L'Intuition et l'Analogie articulées.

Le discours de l'enfant ne comporte pas de constructions complexes. Les intuitions et les analogies sont donc isolées et traduisent en quelque sorte la conclusion d'un discours très bref. Mais potentiellement, et J. Piaget l'a souligné, ces relations simples peuvent s'articuler entre elles. Cela constitue une évolution extrêmement importante dans les capacités du discours à créer des significations nouvelles.

- l'articulation entre intuitions ou analogies peut dessiner des graphes extrêmement complexes qui peuvent joindre de proche en proche des données très éloignées dans le vécu. Or, nous l'avons vu, c'est essentiellement la bisociation* ou encore le rapprochement symbiotique qui est créateur de sens et de données cognitives dépassant l'expérience concrète.

- ce sont les graphes incomplets de l'intuition articulée qui permettent par compléments successifs puis extrapolation, de construire le graphe complet qui permet la déduction et marque le passage à la logique vécue.


3.6. La formation du lexique individuel.

L'enfant de moins de dix-huit mois n'a pratiquement pas de vocabulaire. Vers vingt mois, il s'ouvre très rapidement à la compréhension de plusieurs dizaines de mots. A 18 ans, nous dit G. Miller, il peut accorder un sens à quelque quatre-vingt mille formes verbales différentes. L'observation correspond à la théorie de l'autonomie et conduit à affirmer que l'enfant a construit lui-même son lexique, au contact de l'environnement social :


- dans un premier temps, l'enfant emprunte un signifiant à son entourage parce que les circonstances le permettent et l'exigent. Elles l'exigent parce que l'enfant souhaite spontanément enrichir sa description intérieure de l'environnement et sa communication avec autrui. A chaque fois qu'il ne pourra correctement développer un discours intérieur ou extérieur avec le lexique dont il dispose, il sera tenté d'enrichir ce lexique.

Elles le permettent parce que le contexte rendait possible de relier le signifiant à un signifié personnel, avec un minimum de concordance entre l'usage personnel et l'usage collectif.

En empruntant un signifiant à l'environnement social, l'enfant lui adjoint un signifié qui, à la fois lui est propre et à la fois présente un minimum de correspondance avec le sens collectif.


- dans un second temps, la confrontation du dialogue permet à l'enfant de corriger le signifié subjectif qu'il reliait au signifiant, pour se rapprocher du signifié collectif. Cette transformation progressive, en faisant progresser la similitude entre le lexique individuel et le lexique collectif, ouvre l'enfant à la capacité d'incorporer de nouveaux couples signifiant/signifié.


Dans une conception de l'autonomie, ce mécanisme est le seul qui puisse expliquer la création du lexique individuel. La dégénérescence des concepts apparaît alors comme un phénomène essentiellement positif, indispensable au développement du vocabulaire.


3.7. L'accession à la Logique.

Il est essentiel pour comprendre l'importance du discours logique comme ses dangers, de bien percevoir que le processus logique est initialement un aboutissant pragmatique de l'activité cognitive. La pratique de l'intuition articulée conduit l'enfant de sept-huit ans à compléter les graphes de relations qu'il a pu établir en les vivant, par des relations semblables qu'il n'a pas encore vécu. C'est un processus d'induction qui généralise l'intuition articulée et qui aboutit à la déduction.


Fondamentalement, la logique est vécue avant d'être réfléchie et primitivement, elle traduit une organisation commode des connaissances acquises, comportant seulement la part d'induction propre à l'application de tout schème. Cette logique vécue qui s'ignore, comporte deux volets différents qui se conjuguent pour structurer le discours :

- des signifiants apparaissent qui définissent des classes d'équivalence sans support perceptif. Le mot "fruit" par exemple, même uniquement utilisé dans son sens concret, doit s'appliquer à la groseille comme à l'ananas. On comprend alors que l'enfant de six-sept ans à qui il est demandé en quoi une prune et une pêche se ressemblent, ne sait indiquer que des similitudes perceptives, "rondes toutes les deux", "se mangent toutes les deux", alors qu'un an ou deux ans plus tard, la réponse "ce sont des fruits toutes les deux" s'imposera.


- les opérations logiques peuvent s'effectuer même si elles n'ont pas de signification perceptive, mais justement en s'appuyant sur des concepts non perceptifs. Le test de Columbia propose des planches de trois à cinq dessins avec la consigne de trouver l'intrus. Les quarante première s planches opposent un dessin à plusieurs autres strictement identiques. La réussite est systématique vers quatre ans. Les 15 planches suivantes comportent deux paires de dessins identiques, isolant un cinquième; la réussite est systématique vers cinq ans et demi. On constate en revanche à cet âge, un échec systématique à toutes les planches qui proposent une classification conceptuelle très simple mais non perceptive : une petite fille au milieu de quatre animaux différents, une pomme de terre au milieu de quatre fruits différents, un chapeau au milieu de quatre chaussures, chaussettes ou autres bottes. Les mots "animal" ou "fruit" aident sans doute à la résolution des deux première s planches mais ne sont sans doute pas indispensables comme le souligne la troisième planche.


Ce dernier exemple est essentiel pour montrer les relations exactes qui existent entre opérations logiques et concepts : le concept aide au raisonnement mais n'est pas indispensable. Le fait apparaît particulièrement évident chez le sourd de naissance : rejoignant les analyses de P. Oléron ou de H. Furth, nous avons pu constater à de multiples reprises le contraste existant chez le sourd, entre une pauvreté conceptuelle marquée et une capacité opératoire tout à fait satisfaisante chez le sourd. Nous avons même pu examiner un adulte, sourd de naissance dont la richesse de vocabulaire ne dépassait pas celle d'un enfant de cinq ans et qui se situait dans les deux pour cent les meilleurs de la population de son âge, pour un test de logique pure sur un matériel non verbal.


Mais au total, il est manifeste que le mode logique de structuration du discours, par concepts non perceptifs et/ou opérations, traduit un progrès capital dans la connaissance. Ceux-là mêmes et ils sont aujourd'hui très nombreux, qui mettent en cause la logique traditionnelle dans ses excès, ne prennent pas toujours conscience que leur critique est obligatoirement menée elle-même comme un discours logique de tiers exclu.


3.8. La Logique Formelle.

Dans une perspective ontogénétique, la logique formelle est une prise de conscience d'une logique vécue. Dans un premier temps, les processus logiques sont inclus dans les systèmes cognitifs dont ils sont en quelque sorte une caractéristique. C'est la multiplication des systèmes cognitifs organisés logiquement qui conduit à une prise de conscience, elle-même source de généralisation. Cette généralisation inductive risque de conduire à appliquer les règles de la logique formelle dans des conditions où elles ne devraient pas s'appliquer mais inversement, elle crée une dimension nouvelle de l'activité mentale.


La prise de conscience des opérations logiques en favorisent l'emploi. Elle introduit seule l'implication logique qui vient compléter une implication qui demeurait concrète et directement dépendante de l'expérience vécue. L'implication logique permet de régler l'imaginaire. Elle est donc anticipatrice, donc constitutive et pas seulement constatative. Son intérêt est de ce fait, considérable.


- elle donne leur véritable sens aux opérations mathématiques, et en permet la généralisation, bien au delà de la manipulation des nombres. En ce sens du reste, comme le souligne R. Apéry, seules les mathématiques constructivistes, affirmant la nécessité de définir autant que faire ce peut, tous les objets mathématiques, sont cohérentes. Ce n'est pas le cas des mathématiques réalistes qui affirment l'existence en soi des objets mathématiques et risquent d'introduire des objets dégénérés, ce qui supprime toute rigueur. Ce n'est pas le cas non plus des mathématiques formalistes dont les tenants pensent à tort pouvoir assurer la validité formelle indépendamment de l'activité du mathématicien.


- l'implication logique permet de sélectionner les hypothèses les plus intéressantes en vue de la vérification expérimentale. Une hypothèse ne peut trouver dans le seul raisonnement une preuve de sa validité mais une hypothèse dont la validité formelle interne a été vérifiée, a beaucoup plus de chance d'être confirmée par l'expérience qu'un imaginaire non contrôlé.


- l'implication logique constitue en fait le seul moyen de contrôler la cohérence* interne de l'imaginaire. La logique formelle introduit donc un "logiquement possible" à côté du vrai et du faux. Ce possible est vraisemblable jusqu'à plus ample informé et il a effectivement plus de chance d'être utile qu'une proposition dégagée de toute contrainte logique. Ainsi se définit un mode de pensée qui ouvre à l'imaginaire cohérent et permet l'anticipation. L'esprit se dégage de l'environnement effectivement rencontré pour édifier les réponses adaptatives optimales avant même que les situations qui les exigent soient rencontrées. La logique formelle est donc source d'autonomie et de liberté.


Mais la puissance même de la logique formelle explique les dangers auxquels elle expose. Ces dangers résident avant tout dans une mauvaise utilisation. Cette mauvaise utilisation ne repose pas principalement dans les fautes de logique mais dans les conclusions abusives qui peuvent suivre la mise en place des opérations formelles. L'abus nous paraît venir de la valeur trop déterminée accordée aux significations dont la dégénérescence est ignorée, plutôt qu'à la pratique logique par elle-même. Le danger même de la logique ouvre à nos yeux, un stade complémentaire dans l'édification des modes de pensée.


3.9. La Réflexion sur la Logique Formelle.

Piaget présente la logique formelle comme le stade obligatoirement terminal de l'évolution mentale. Il nous semble que cette position est difficile à justifier et cela du fait de la nature dégénérée des significations. Il est vrai que l'implication formelle est un stade ultime, mais il nous semble pouvoir définir un stade ultérieur de réflexion sur les limites de validité de l'implication formelle. Cette réflexion, dont l'absence explique les méfaits des attitudes scolastique et de toute idéologie, enrichit l'utilisation même de la logique, et par là, l'usage du discours.


On pourrait trouver un argument dans le fait même que la pratique de la logique formelle a permis d'en apprécier la relativité :

- l'aboutissement obligatoire à l'indécidabilité lorsqu'un système logique demeure limité à lui-même,

- la possibilité de définir d'autres logiques que la logique du tiers exclu, en raison notamment des risques d'erreurs associés à la notion de tiers exclu.


Mais il nous semble que l'essentiel de la réflexion ne doit pas porter sur les opérations logiques mais sur les significations. Les opérations logiques sont des modes de relation au sein d'un graphe et autant descriptives que contraignantes. Lorsqu'elles s'appliquent à des concepts mathématiques totalement définis dans le cadre du champ opératoire, elles conduisent effectivement à des certitudes. Il en est de même si elles manipulent des "points" réduits à l'existence comme "p" ou "q". Mais dans la pratique, les règles logiques portent sur des significations dégénérées et la situation change du tout au tout.


3.9.1. La Réflexion sur le Type logique. Russell a résolu le syllogisme d'Epimonide de Crète par la théorie des types qui est une réflexion sur les opérations logiques. Il a précisé ainsi une règle logique nouvelle qui interdit d'utiliser dans une même proposition, un terme et l'ensemble qui inclut ce terme. Il aurait pu tout aussi bien établir sa réflexion sur la signification du mot "menteur" : dès lors qu'un menteur n'est pas un individu qui n'exprime que des contre-vérités, mais quelqu'un qui associe des données qu'il croit vrai à des données qu'il pense fausses, le syllogisme perd immédiatement toute sa substance. Il nous paraît plus essentiel de souligner généralement les conséquences de la dégénérescence des significations plutôt que d'adjoindre des contraintes qui sont incapables d'effacer la relativité de la logique.


3.9.2. La Réflexion sur le Tiers exclu. Certains systémiciens, notamment J.L. Lemoigne, font du principe du tiers exclu, une des causes essentielles des raisonnement erronés. Il nous semble, là encore, que la question doit être traitée au niveau des significations. Dans son principe, la logique bivalente traduit la construction d'un graphe évoqué à partir d'un nombre limité de relations vérifiées, et complété par extrapolation sans qu'aient été vérifiées la véracité ou la fausseté de toutes les liaisons.


- de ce fait, rien n'autorise à considérer comme vraies, des liaisons qui n'ont pas été explorées. La dégénérescence des significations permet même d'affirmer a priori que certaines relations du graphe se révéleront fausses à l'usage.


- cela ne nous paraît pas une raison suffisante pour condamner une logique du tiers exclu. Si on tient compte des exigences de la rationalité restreinte*, la logique bivalente constitue une heuristique, une stratégie qui présente obligatoirement les avantages et les inconvénients de toute stratégie. Elle est particulièrement adaptée au fonctionnement cérébral du fait de la rationalité restreinte* et elle est obligatoirement en partie indéterminée. La logique du tiers exclu prend du reste sa pleine valeur et devient moins risquée lorsqu'elle est pratiquée dans le cadre du principe de réfutabilité* de K. Popper.


Le tiers exclu n'est donc condamnable dans son principe que lorsqu'il est utilisé pour exprimer des "certitudes" ou dans l'inférence validée a priori. Il est au contraire fort utile lorsqu'il est un moyen commode de formuler des hypothèses qui exigent certes une validation externe ultérieure mais qui ont une bonne probabilité de se révéler utiles. Il n'est pas certain dans ces conditions, que les logiques polyvalentes soient beaucoup plus intéressantes sur un plan utilitaire. L'essentiel est de retenir l'indétermination partielle obligatoire de toutes les significations non mathématiques que peut manipuler une logique, ce qui entache le résultat de toute opération logique aussi exacte qu'elle soit par elle-même.


En définitive, une réflexion sur la logique formelle achève, peut-être provisoirement ? le développement ontogénétique des modes de penser. Paradoxalement, ce stade ultime est un constat de relativité. L'évolution positive du jugement définit en quelque sorte, des règles d'usage de la logique formelle, renforçant une implication incontournable sur le plan d'une validité interne, mais justifiant l'appel nécessaire à la validité externe de la méthode expérimentale.

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B) L'Origine du Sens.

Depuis Aristote, le discours apparaît avec raison comme supporté par un double système :

- un ensemble de significations, traduites par des concepts auxquels les stoïciens ont ensuite légitimement accordé un double aspect de signifiant et de signifié,

- des règles syntaxiques et logiques assurant une articulation entre les significations.

Cependant, les règles syntaxiques sont plus ou moins contingentes et se réduisent à des conventions pour lever plus facilement les ambiguïtés et les équivoques. La logique, quelle qu'elle soit, est réductible à une combinaison d'un nombre limité d'opérations topologiques élémentaires qui traduisent les liens existants ou hypothétiques entre significations. Ces opérations de la logique ne sont pas propres au discours mais sont de portée universelle; le sens du sens est donc en fin de compte au cœur de l'analyse du discours.


Or parallèlement, de nombreux auteurs ont insisté avec raison sur le fait que l'ordinateur se contente d'effectuer des opérations sur des symboles, sans pour autant prendre en compte le sens du symbole et s'interrogeant même sur l'utilité des significations. Est-il certain alors que la situation de l'homme pensant soit différente de celle de l'ordinateur ? D'où provient le sens des mots dans la connaissance humaine et y a-t-il davantage de sens dans la réflexion humaine que dans le fonctionnement de l'ordinateur ? Ce sont évidemment là des points essentiels pour apprécier la valeur du discours. Cela d'autant plus que pour le biologiste ou le neuro-physiologiste, le discours traduit un ensemble d'activités neurologiques où l'originalité réside dans les objets manipulés que sont les significations, et non dans les opérations portant sur les significations.


1. La Solution du Réalisme.

Sous une forme ou sous une autre, le réalisme postule un ensemble de significations premières, qui ont une valeur "objective", indépendamment des organismes qui les manipulent. Les significations secondes sont "dérivées" des significations premières par la logique. Mais nous avons vu tous les arguments qui peuvent être opposés au réalisme :

- l'abandon du discours premier nous a paru s'imposer et cela semble entraîner un abandon de significations premières conceptuelles, qu'il s'agisse de "mots" ou de "formes".

- l'abandon de la substance par la théorie atomique est un abandon de la qualification reposant sur des différences de substances, ce qui est la base même du réalisme de natures.

- la mécanique quantique conduit à réfuter toute référence spatiale ou temporelle "objective", ce dont le réalisme de natures se passe fort mal.

- il est habituel de retrouver une "histoire" à l'origine de toute "gestalt", dans des processus d'abstraction qui enrichissent la part opératoire et réduisent du même coup la valeur significative des éléments dans les totalités que traduisent ces gestalts.


2. La relativité des significations premières.

Dans ces conditions, on pourrait même se demander si la notion de signification conserve effectivement un intérêt . Il est en tous cas évident que la description physique très élaborée ne fait plus appel aux significations, du moins aux significations première s. Tout ce qui est en deçà des particules subatomiques est relation pure. De nombreuses particules subatomiques ne traduisent rien d'autre qu'une relation. Les particules plus concrètes seront sans doute réduites un jour. En un mot, toute signification est réductible à une relation entre éléments premiers par rapport à elle, dans une quête sans fin vers une réduction plus poussée.


Inversement, si nous observons le fonctionnement cérébral tel qu'il apparaît chez le très jeune nourrisson, nous pouvons constater qu'il existe des significations première s et que ces significations sont indispensables au comportement. Deux remarques s'imposent qui peuvent résoudre un paradoxe apparent :

- les significations premières qui marquent le comportement du nourrisson sont vécues et non représentées, non assimilées en tant que telles, non dissociées du comportement global ce qui est pourtant essentiel pour parler de significations. Les significations première s existent bien, mais en tant que telles seulement chez l'observateur de comportement du nouveau-né.

- les significations première s sont extrêmement réduites en nombre et en importance dans l'espèce humaine, par rapport aux significations apprises.


En définitive, il faut bien reconnaître l'existence de significations premières, mais initialement purement vécues, et sans valeur sémantique. Ces significations premières sont indispensables aux premiers comportements mais elles subissent très vite des transformations qui font que les significations apprises s'éloignent de plus en plus des significations première s avec le développement ontogénétique et la connaissance. C'est donc avec des réserves immédiates qu'il faut accepter la réalité et l'obligation des significations premières qui sont en fait fondues dans les stratégies constitutionnelles. Il ne serait donc pas complètement faux d'affirmer que l'organisme humain doit construire totalement son système de représentation des significations. Les stratégies constitutionnelles sont initialement purement vécues et ne deviennent représentées que dans un second temps, après une mise en pratique du premier temps. On peut faire remarquer du reste, en correction des descriptions piagétiennes, que l'importance des stratégies constitutionnelles conduit à parler d'intelligence perceptivo-motrice plutôt que sensori-motrice, et à situer les débuts de l'intelligence vécue à la naissance plutôt qu'à six mois.


3. La Création du Sens nouveau par la rencontre et la symbiose*.

Physiquement ou objectivement, ontologiquement pourrait-on presque dire, une signification ne peut être que le reflet détaché et mobilisable d'une relation acquise et durable entre éléments.


1) les conditions de la signification naissent avec la relation nouvelle. La signification n'existait pas antérieurement à la relation car même si celle-ci est physiquement obligatoire, elle n'est pas prédestinée, au moins pour l'observateur. Cependant une relation peut reproduire une relation identique, entre éléments semblables, existant auparavant. En ce sens seulement, la signification d'une relation peut précéder cette relation, notamment chez un observateur.


2) la relation vécue ne devient cependant source de signification pour le sujet qui l'a vécue, qu'en étant découverte ou reproduite par lui. La signification ne vaut qu'après l'action, lorsque le sujet mobilise dans sa propre activité, le reflet détaché d'une relation antérieurement vécue. En ce sens, l'introspection intuitive de Paul Varéry rejoint les analyses des théories modernes de probabilité. Un découpage du continuum d'espace-temps est un préalable à toute signification. Cependant, si ce découpage est nécessaire, il n'est pas suffisant. Il faut encore que l'élément découpé soit sorti de son contexte dans l'espace et le temps, pour en faire une totalité mobilisable. "Est sensation tout événement de conscience en tant qu'on peut le détacher et le discerner de toute correspondance, de toute transformation, de toute accommodation." Cette description est évidemment très proche du schème perceptif mobilisable (indépendant et permanent) de Piaget.


Au niveau de la connaissance, la signification est donc la prise de conscience et donc l'isolement (XI-A), l'assimilation dans l'activité interne, du reflet des relations vécues:

- relation entre deux éléments propres à l'organisme

- relation entre deux éléments de l'environnement

- relation entre l'organisme et l'environnement.


La pratique des stratégies constitutionnelles conduit, par abstraction réfléchissante* sur l'échec partiel, à de multiples évolutions qui sont plus des corrections de sens que des significations réellement nouvelles :

- la correction des stratégies provoque la construction d'une image de l'environnement et une image du moi.

- ces stratégies corrigées deviennent mobilisables dans l'activité intérieure, les unes vis à vis des autres et prennent le caractère du schème piagétien.

- ces schèmes ou stratégies corrigées peuvent être "étiquetées", sous forme sémantique. C'est la naissance ou renaissance du symbole et donc des significations mobilisables, que ce symbole soit motivé ou non, métaphorique ou sémantique. Ainsi apparaît le premier aspect du symbole, traduisant un lien contraignant entre un signifié et un signifiant plus aisé à mobiliser.


Par signification nouvelle, on peut entendre l'assimilation nouvelle d'une relation pré-existante. Ainsi, un même symbole peut "renaître" chez tous les individus au cours de l'épigenèse (I-1). Mais il faut également considérer les significations innovantes, soit dans l'activité mentale, soit dans l'environnement extérieur. Ces significations sont toujours liées à la pérennisation d'une relation entre deux systèmes antérieurement indépendants :

- on parlera plutôt de bisociation* au sens d'A. Koestler en cas de rapprochement d'idées,

- on parlera de symbiose* en cas de rapprochement d'organismes concrets.


Deux remarques complémentaires peuvent être faites :

- W. Heisenberg a localisé, à tort à notre avis, dans la préhistoire de l'humanité, cette formation initiale des concepts (083). Il importe peu dans une analyse systémique du discours que les naissances conceptuelles aient eu lieu une seule fois dans la préhistoire ou qu'elles soient reprises durant chaque développement ontogénétique. Comme le souligne Piaget, seule l'analyse historique et l'observation directe du nourrisson peuvent apporter des arguments probants en faveur de l'une ou l'autre de deux thèses qui se rejoignent finalement dans leurs conclusions sur un langage authentiquement construit.


- la succession des étapes qui marquent les transformations ponctuelles et successives des significations n'est pas markovienne, ou pourrait-on dire, n'est pas puissamment markovienne. Trois ou quatre étapes successives peuvent paraître reliées entre elles mais des étapes plus éloignées deviennent totalement indépendantes, sans que puisse être saisie leur filiation. Il y a alors une véritable émergence de significations nouvelles qui se détachent totalement des significations première s initiales, bien que ce soit la manipulation de ces significations première s qui explique en fin de compte la genèse des significations nouvelles. Il y a alors le grand risque, caractéristique du réalisme, de voir attribuer aux significations apprises, les particularités de significations premières et de réifier ces significations.


4. L'évolution du Perceptif à l'Opératoire.

Le contenu et la nature des significations est donc un des points qui porte le plus à discussion sur le plan de l'épistémologie et même de la métaphysique. La pratique de l'intelligence artificielle qui manipule des significations sans se soucier de leur contenu a sans doute conduit à simplifier la question en conduisant à condamner plus facilement des significations stables dans le temps. Cependant, la question de l'origine des significations ne peut se limiter aux évolutions constatées chez le jeune enfant. L'analyse des développements ontogénétiques et culturels semble bien conduire à faire de toute signification, le résultat d'une activité mentale d'abstraction réfléchissante* sur l'action au contact de l'environnement. Si ce premier point est admis, un second point qui est peut être encore plus essentiel, devrait s'imposer : les première s significations, les plus fondamentales décrivent simplement des états d'interface alors que les significations ultérieures prennent un aspect de plus en plus opératoire au point de se détacher finalement de toute référence perceptive.


Si le point de vue constructiviste est accepté, les première s significations accessibles au jeune enfant sont obligatoirement extraites des stratégies constitutionnelles, de leur mise en pratique face à l'environnement. Elles sont donc de nature perceptive, perceptivo-motrice, ou motrice, étant entendu que sur plan des significations, la dimension perceptive est bien plus importante que la dimension motrice. L'évolution ultérieure est marquée par un détachement progressif vis à vis du perceptif subjectif, un renforcement parallèle des opérations correctrices mais le résultat obtenu demeure celui d'un monde perçu. En revanche, les significations les plus évoluées, notamment celles de la mécanique quantique mais pas seulement ces significations, sont marquées par l'abandon croissant de la signification perceptive et le passage final au graphe opératoire pur, au formalisme mathématique. Il se crée même un véritable divorce qui explique notamment notre incapacité à faire entrer les données de la mécanique quantique dans notre représentation perceptive, obligatoirement et spécifiquement euclidienne.


Apparaît alors le second rôle du symbole, qui est celui d'une étiquette n'appelant plus un algorithme complexe mais recouvrant un être d'identité sans qualité, un point, dont le seul intérêt est de servir de support à une opération logico-mathématique, qui est seule significative. Le quark n'est rien d'autre que le condensé des expériences qui le mettent en évidence, simultanément un fait et la connaissance de ce fait. Ces expériences sont elles-mêmes caractérisées avant tout comme des processus opératoires. Le langage, indispensable pour organiser et diffuser la connaissance, devient obligatoirement métaphorique.


Ce passage du perceptif à l'opératoire pur nous paraît absolument essentiel :

- il s'accompagne d'une évolution parallèle des liens entre significations, partant d'une causalité extérieure constatée, allant à l'implication concrète et aboutissant à l'implication logique. C'est cette évolution qui marque la différence, entre le déroulement physique d'un événement, sa représentation sous forme perceptivo-motrice, puis finalement son déroulement sous une forme essentiellement opératoire. Mais il existe une relation extrêmement étroite entre l'évolution des causalités et celle des significations car c'est la découverte des causalités apparentes, traduite en implications, qui enrichit progressivement les significations perceptives en éléments opératoires. L'opération introduite traduit une correction de l'impression perceptive.

- la succession des étapes qui vont du perceptif à l'opératoire n'est pas plus markovienne que celles qui marquent les première s évolutions de signification. Quelques étapes successives peuvent paraître reliées entre elles mais des étapes plus éloignées deviennent totalement indépendantes, sans que puisse être saisie leur filiation. Il y a alors une véritable émergence des significations opératoires qui se détachent totalement des significations perceptives initiales, bien que ce soit la manipulation des significations perceptives qui explique en fin de compte la genèse des significations opératoires. Le risque de déviance réaliste est considérable.


- l'organisation perceptive impose à tout humain un découpage assemblage du continuum environnemental qui est identique pour tous. Ce sont en revanche les particularités des expériences individuelles qui règlent les évolutions ultérieures de signification. Les différences inter-individuelles peuvent être atténuées par la référence sociale, mais celle-ci n'est pas forcément bien contrôlée et en fonction du vécu social propre à un groupe humain, des divergences apparaissent normalement entre groupes sociaux. Ainsi naissent et perdurent toutes les différences culturelles.


- en l'absence d'un vécu de l'organisme, les significations ne seraient que perceptives et n'existeraient même pas en tant que telles. C'est une réflexion sur l'interaction de l'organisme avec l'environnement qui isole et transforme des façons d'exister en significations et qui fait évoluer les significations perceptives première s. On peut remarquer que ces significations perceptives, seules significations première s, traduisent, elles aussi, uniquement une relation. La "couleur" n'est ni un rayonnement physique d'une longueur d'onde donnée, ni un mécanisme inné du cerveau mais la traduction de l'activité assimilatrice de ce mécanisme au contact du rayonnement.


- les significations ne peuvent comporter que des éléments perceptifs et des éléments opératoires, tous deux présents habituellement en proportion variable. Les seconds viennent s'associer aux premiers pour les corriger, à partir d'une réflexion sur le résultat des réponses adaptatives à l'environnement. Il n'existe pas d'autres sources aux significations et il serait illusoire de rechercher ces sources. Le sens est réductible, soit à une combinaison d'opérations, soit aux données d'interface traduisant de façon constitutionnelle l'interaction d'un organisme avec son environnement.


a) les significations perceptives sont totalement réductibles à des façons d'exister* des structures d'interface constitutionnelles, et renvoient donc totalement à l'organisation constitutionnelle humaine.


b) les significations opératoires ne sont rien d'autre qu'une combinaison originale d'actions logico-mathématiques et sont donc totalement réductibles à un algorithme de programme d'ordinateur. Cependant, le fonctionnement mental ne peut se suffire de manipulations opératoires, d'où le recours obligatoire au principe de correspondance* de N. Bohr.


c) soit pour cette dernière raison, soit parce que le formalisme est insuffisamment développé notamment chez l'enfant, la plupart des significations associent en fait des éléments perceptifs et des éléments opératoires.


En définitive, il nous semble que nous ne pouvons mieux faire, pour préciser notre propos, que décrire un processus qui devrait permettre la même genèse de significations à un ordinateur pourvu d'un bon programme de système expert et d'une rétro-action en fonction de sa propre activité au contact du réel :


- les significations perceptives, à la complication près, ne sont rien d'autre que les ports d'interface d'entrée d'un ordinateur, ports qui peuvent être associés aux détecteurs physiques les plus variés. Le contenu de ces ports est sémantique ou symbolique pour l'utilisateur de l'ordinateur mais pas pour l'ordinateur lui-même qui ne dissocie pas ces données d'entrée du déroulement global de son activité.


- le système expert a pour l'utilisateur, le sens de règles première s de relation entre symboles. Ces mêmes règles sont pour l'ordinateur des règles de relation entre configurations d'interface.


- une "réflexion" sur le résultat effectif de l'application des règles première s en face de situations concrètes, permet d'introduire des corrections opératoires sur le sens véritable des symboles (ou données de ports d'interface) chargés d'exprimer le réel. Il peut en résulter de simples corrections des règles d'inférence si celles-ci étaient mauvaises, mais il peut se dégager des analyses plus complexes, tenant compte par exemple de la simultanéité ou successions de données d'interface distinctes. Des significations secondes vont apparaître, plus riches en éléments opératoires, traduisant le vécu de l'ordinateur au contact de l'environnement.


- par étapes successives, ces significations secondes donnent elles-mêmes naissance à des significations, de plus en plus riches sur le plan opératoire, de plus en plus détachées des données de ports d'interface ou des symboles introduits initialement par le système expert. Lorsque les significations sont devenues totalement opératoires, elles sont totalement propres aux interactions de l'ordinateur avec son environnement. Ces significations n'ont rien à envier aux idées platoniciennes, aux formes d'Aristote ou de la Gestalttheorie. Par ailleurs, elles sont localisables, mobilisables, isolables par rapport au comportement et elles ont donc bien acquis tous les caractères de significations.


Ainsi, pour l'ordinateur, comme pour l'organisme humain, toute signification est subjective, réductible à l'influence conjointe de la constitution initiale et de l'histoire personnelle ultérieure, au contact et en interaction avec l'environnement. Ainsi devrait être conservé un seul conceptualisme constructiviste. Ce dérivé du conceptualisme d'Abélard postule que les significations existent uniquement dans le cerveau qui les pense puisqu'elles sont réductibles à des façons d'exister* du cerveau. Mais elles existent seulement potentiellement dans le cerveau à la naissance et elles doivent être actualisées; cela ne peut se faire qu'à partir des interactions avec l'environnement. En revanche, il faut rejeter à la fois tous les nominalismes niant les significations et tous les réalismes leur accordant une valeur en dehors de l'organisme qui les manipulent.

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CONCLUSION : Grandeur et Servitude du Discours.


Le fait de récuser le réalisme platonicien ne conduit donc pas nécessairement à dévaloriser le discours comme fondement de la connaissance mais condamne un discours premier ou un discours qui prétendrait constituer une transcription directe du réel. Dépouillé d'une référence a priori qui, logiquement, ne pourrait être que supranaturelle, le discours devrait apparaître comme un ensemble de mécanismes pouvant traiter les données d'interface et constituant un véritable système autonome. Un tel discours demeure pourvu de lois internes qui lui fournissent une cohérence* propre. Il est ouvert à la création dans la mesure où le rapprochement des concepts est innovant par lui-même. Le sens du discours n'est pas pré-établi mais il traduit la forme d'équilibre qui supprime les contradictions entre les différents composants. Ce sens est toujours recommencé car l'introduction de n'importe quelle donnée extérieure nouvelle suffit à rompre un équilibre précaire; ainsi le principe de réfutabilité* de K. Popper s'applique-t-il au discours. Cette constitution du discours explique son juste rôle sur le plan cognitif, indispensable à l'organisation et à la transmission des connaissances mais exposant perpétuellement à des déviations cognitives.


1. Les dangers récursifs du Discours.

Si le discours est très positif par de nombreux côtés, il est facilement source d'erreurs graves. La conduite du discours peut être très facilement biaisée et aboutir à des effets franchement néfastes. Le risque de biais vient principalement du fait que le rédacteur d'un discours pense qu'il manipule des certitudes "objectives" alors qu'il doit attribuer subjectivement, implicitement ou explicitement, des valeurs déterminées à un certain nombre de variables, avant même de commencer à parler; cela est indispensable pour pallier les indéterminations de la dégénérescence. Cette attribution a valeur d'hypothèse et peut être considérée comme telle par l'orateur. Mais la poursuite d'un discours continuellement cohérent par rapport à lui-même, peut finir à elle seule par constituer pour le rédacteur une confirmation apparente des hypothèses initiales qui deviennent pour lui des certitudes. C'est le chaos déterministe* créateur. Cette déformation est fréquente dans le discours de Freud qui a toujours refusé les protocoles expérimentaux régulateur et a néanmoins accumulé les "certitudes". Tout se passe comme s'il avait commencé par dire sur un point précis "Il se pourrait que..." et qu'après plusieurs années, il avait considéré l'hypothèse comme confirmée sans que rien d'autre n'ait été pris en compte que la prolongation cohérente du discours vis à vis de lui-même, l'approbation des disciples et quelques anecdotes pouvant accepter de très nombreuses interprétations. La déviation de Lacan vis à vis de l'approche psychanalytique traditionnelle accentue encore le mécanisme et replie totalement le discours sur une cohérence* interne, l'immunisant contre toute contradiction possible mais le stérilisant du même coup.


Le simple fait de poursuivre le discours à ses conclusions ultimes en considérant les concepts comme totalement déterminés atteint plus rapidement les mêmes conséquences désastreuses. Le biais initial étant obligatoire, il s'accentue par le simple déroulement du discours et il aboutit inévitablement à des absurdités. Discuter comme paraît-il cela s'est fait, du sens ontologique des pronoms personnels qui s'opposent dans la phrase "Je me suis blessé" en est une bien triste illustration des résultats d'une analyse du discours conduite jusqu'à l'absurde.


Le processus est d'autant plus dangereux que le rédacteur n'a pas toujours conscience d'intégrer des précisions subjectives obligatoirement source de biais. Aussi les attitudes subjectives qui ne rompent pas la cohérence* interne mais qui biaisent facilement les significations cognitives sont-elles nombreuses :


a) c'est le cas lorsque les références concrètes sont limitées à des expériences invoquées, en général anecdotiques, qui supportent isolément un si grand nombre d'explication que l'une au moins est conforme à n'importe quel discours. Les conséquences sont pratiquement les mêmes et pour les mêmes raisons lorsque le rédacteur du discours se limite à interpréter des données rétrospectives et évite les applications prospectives. On retrouve là les mécanismes des théories métaphysiques décrites par K. Popper.


b) c'est le cas lorsque sans y prendre garde, le rédacteur part de la théorie globale pour définir les concepts élémentaires qui ont valeur d'axiomes. Hertz a fait remarquer que le discours newtonien était cohérent parce que les concepts de temps, d'espace et de masse y étaient définis à partir du discours lui-même.


c) c'est encore le cas lorsque le rédacteur délimite délibérément son champ d'investigation et coupe toute communication autorisant une appréciation de la cohérence* externe. A Freud qui envisageait que les progrès de la biologie puissent faire s'effondrer son discours "comme un château de cartes", Lacan répondit trente ans plus tard en distinguant l'instinct sexuel biologique et l'instinct sexuel régissant l'activité mentale, supprimant toute ingérence de la biologie dans son discours.


Toutes ces données soulignent combien le discours une fois élaboré peut devenir autonome entre les mains de son rédacteur et tourner sur lui-même en donnant une illusion de création cognitive. Ce que K. G”del a souligné pour un système cognitif quelconque vaut pour le discours qui ne peut prouver sa validité par sa cohérence* interne. De même, il devient évident qu'il n'y a pas de "psychanalyse" possible du discours. Aucun "technicien" extérieur ne peut espérer relever toutes les indéterminations, tous les biais qui ont marqué un discours et de ce fait, lui accorder un sens unique et contraignant.


2. Les bénéfices et les dangers du Discours dans son expression externe.

Il résulte de ces données que l'enrichissement cognitif par le discours, est très positif, indispensable bien que risqué, dans une construction qui va de l'expérience concrète et de son enregistrement perceptif jusqu'à l'élaboration des abstractions de différents niveaux. Mais une telle mise en forme discursive n'a pas de valeur immédiate de transmission de connaissance. Elle correspond au "langage subjectif" dont Piaget avait initialement surestimé l'importance chez le petit enfant mais qui caractérise partiellement tout discours. Le bénéfice du discours comme les facteurs de biais sont considérablement majorés lorsque l'abstraction construite par un individu est transmise à un autre individu qui n'a pas les connaissances du premier.


Surtout dans notre société actuelle, le discours est le moyen privilégié pour transmettre à un individu des connaissances apprises qui vont au delà de ses propres expériences. Sans le discours, l'individu ne pourrait pratiquement pas bénéficier d'une culture. Mais inversement, cette acquisition indirecte de connaissance par un tiers ne peut se faire sans risque de graves déformations. Lorsqu'un discours qui traduit une activité mentale originale est transmis à un interlocuteur, ni les concepts ni les étiquettes qui les désignent n'ont obligatoirement une signification immédiate et identique pour cet interlocuteur. Il peut pressentir un contenu cognitif mais ne peut le définir comme l'orateur puisqu'il n'a pas effectué lui-même les démarches d'abstraction. L'auditeur est donc contraint d'intégrer le message verbal présenté, dans son propre système cognitif, avec les risques d'erreur que cela présente. La transmission du message est donc obligatoirement imparfaite et les déviations du contenu cognitif du discours, que nous avons analysées plus haut, prennent alors toute leur signification. C'est le prix que nous devons payer obligatoirement si nous voulons profiter des connaissances du patrimoine socio-culturel, que nous n'avons pas construites nous-mêmes et que nous avons directement assimilées par le discours. Comme le souligne Korzybski, les défauts attribués aux systèmes cognitifs sont bien souvent liés à un mauvais usage du discours et nous serions tentés d'ajouter que ce mauvais usage est avant tout celui d'un discours centré exclusivement sur sa seule et propre cohérence, un discours dont on refuserait les indéterminations qu'il contient nécessairement.


Pour une large part, la psychanalyse et la psychothérapie psychanalytique se sont développées sur le constat que le contenu d'un discours pouvait être différent de ce qu'il paraissait. L'explication donnée en a été une mauvaise transmission d'information interne à l'individu, faisant notamment appel à la notion de censure. En revanche, l'information elle-même était considérée comme définie, totalement régie par un certain nombre d'archétypes. Cela donnait le droit au thérapeute connaissant ces archétypes et leurs règles de transmission, de corriger les effets de la censure.


Nous pensons que la dégénérescence qui caractérise obligatoirement le discours intérieur et la communication discursive explique plus simplement les biais d'information constatés par les psychanalystes. A moins d'y prendre particulièrement garde, toute communication entre individus est imparfaite et source de biais. Au cours des échanges discursifs, chaque interlocuteur croit alors noter des incohérences dans le discours de l'autre qu'il ne pense pouvoir expliquer que par la mauvaise volonté, la réticence consciente ou inconsciente. Freud a rendu la monnaie de sa pièce à l'Eglise catholique du XVIème siècle qui giflait un juif tous les samedis saints en affirmant que le refus du catholicisme ne pouvait provenir que de la bêtise ou la malignité.


L'appel à la dégénérescence nous parait une explication plus cohérente et conduit à envisager une psychothérapie selon un processus qui n'est pas très éloigné de la cure psychanalytique, si ce n'est qu'aucun des interlocuteurs ne dispose d'une vérité. La dégénérescence conduit, nous l'avons vu, à accorder implicitement et arbitrairement une valeur à de nombreuses variables qui n'ont pu être précisées empiriquement. L'oubli peut marquer très facilement l'origine de ces attributions, tout en en conservant le résultat; c'est le cas des intuitions. Par ailleurs, l'orateur ne pense pas à avoir à expliciter une variable car il pense son interlocuteur en accord avec lui sur ce plan. Il y a peu de raison que l'interlocuteur ait fixé de la même façon ces variables et il y a donc là une source fondamentale de dégénérescence dans la transmission du message puisque le contenu explicite du message ne contient pas le contexte cognitif complet. Un échange verbal rapide ne peut suffire à exprimer un message et son contexte. Le vrai remède est double :


- il consiste à considérer que la transmission d'un message est toujours parcellaire, qu'il y a un écart systématique entre ce qu'a voulu exprimé un orateur et ce qu'a compris l'interlocuteur.


- dès lors, chacun peut comprendre l'intérêt d'un dialogue véritable et prolongé, cherchant à faire préciser par des retours s'il a bien compris ce que voulait dire son interlocuteur et s'il a été bien compris. Il faut encore que chaque variable "cachée" soit mise à jour et discutée. Alors seulement, les interlocuteurs pourront mesurer les véritables dimensions de leur désaccord, et bien souvent constater le caractère factice de ce désaccord.


- mais plus encore, comme nous le verrons (annexe B), la psychothérapie doit conduire à travers le dialogue, à substituer une nouvelle référence au discours, en proposant un découpage/assemblage différent de celui qu'avait construit le patient, sans que la "vérité" foncière de l'un des systèmes de référence mis en présence soit affirmée.


En définitive, nous pensons que le discours est un élément fondamental du comportement, aussi bien en activité intériorisée qu'en expression verbale. Mais l'attitude spontanément réaliste des interlocuteurs, la dégénérescence interne et dans la transmission du discours entraînent très facilement des biais d'information. Une conception correcte du discours, second et dégénéré, ainsi que la pratique du dialogue approfondi doivent permettre de tirer pleinement parti du discours tout en en évitant les pièges. Défini dans ce cadre, le concept est seulement un temps d'arrêt dans le déroulement de l'activité mentale, un point de départ et une conclusion, un noeud dans un graphe de relations. Il est un aboutissant puisque toute signification est une création active, cristallisant un vécu nouveau en même temps qu'incorporant des significations préalablement établies. Toute signification une fois créée et étiquetée par un mot devient mobilisable pour être intégrer dans les articulations du discours et en ce sens, la signification est l'objet préalable indispensable au déroulement du discours. Le discours ainsi conçu est relatif et provisoire :

- relatif car il a été généré par un découpage/assemblage particulier du continuum d'environnement qui ne peut ni a priori, ni a posteriori après validation, être considéré comme le seul découpage/assemblage correct et efficace, fixer le seul "regard" cohérent,

- provisoire, car l'utilisation des concepts établis conduit à un progrès de connaissance qui démontre un jour ou l'autre l'inadéquation partielle de ces concepts.


Pris comme un processus en évolution constante et qui se remet perpétuellement en question, le discours est la clef du progrès cognitif; il cristallise l'abstraction réfléchissante passée, organise l'abstraction réfléchissante présente. Inversement, figé sur des références immuables, le discours ne peut déboucher que sur des exercices scholastiques dont le Moyen Age n'a eu malheureusement nulle exclusivité.


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